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Les plateformes numériques des chaînes de télévision : du fantasme technologique à la réalité des pratiques des jeunes

15 Mai, 2016

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Kredens Elodie, Loïcq Marlène, « Les plateformes numériques des chaînes de télévision : du fantasme technologique à la réalité des pratiques des jeunes« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°17/3A, , p.167 à 178, consulté le jeudi 18 avril 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2016/supplement-a/12-plateformes-numeriques-chaines-de-television-fantasme-technologique-a-realite-pratiques-jeunes/

Introduction

L’histoire sociale des médias révèle une place importante et en tension, des peurs et des fantasmes liés aux progrès technologiques. Sans faire exception, l’arrivée d’internet a généré de l’enthousiasme, de la crainte, du scepticisme ainsi que Patrice Flichy a pu l’observer à l’occasion d’une réflexion sur l’imaginaire d’internet (2001). Comme il le souligne, mythes, utopies ou idéologies sont autant de constructions et de projections qui accompagnent les discours produits sur la technologie d’internet. L’industrie de la télévision est particulièrement concernée par le développement d’internet, qui constitue un moment clé de ses transformations récentes.

En effet, en jouant la carte du numérique, de la dématérialisation des contenus, de l’intermédiation et du multi-écrans, la télévision veut entrer dans l’ère de la modernité médiatique. Internet décrète un nouvel âge de la télévision, car après la « néo-télévision » particulièrement marquée par l’engagement des téléspectateurs à témoigner, la « post-télévision » a permis d’intégrer la participation de ceux-ci, alors considérés comme des usagers, à ses programmes (Eco, 1985 ; Casetti, Odin 1990 ; Macé 1993 ; Missika, 2006). En lien avec le développement rapide des technologies numériques et de leur particularité d’instantanéité, producteurs et consommateurs de télévision ont participé, peut-être indépendamment, à sa mutation. Certains décrètent ainsi aujourd’hui l’ère de la « techno-télévision » (Bourdaa, 2009, p.401). Plus nomade, interactive et personnelle, elle se proposerait alors de créer une nouvelle expérience télévisuelle. Un rapport du CSA (2013) sur les enrichissements de contenus interactifs pouvant être apportés par les nouvelles technologies (commentaires, recommandations, jeux, votes, pilotage de programmes, réseaux sociaux) regroupe toutes ces modalités sous le nom de « télévision sociale ». Cette « nouvelle » télévision serait alors caractérisée par une transformation du rapport du consommateur aux contenus avec la possibilité d’une rétroaction beaucoup plus effective. Comme le soulignait Guy Lochard (2012, p.92), « nous basculons d’un modèle de télévision centralisé, asymétrique, linéaire et vertical vers un modèle bidirectionnel, pluriel et collaboratif. Celui-ci aboutirait donc dans sa forme la plus achevée à une forme d’horizontalisation et à une possible réversibilité des rôles entre émetteurs et récepteurs, diffuseurs et consommateurs de « contenus » ».

Mais l’expérience et la participation des téléspectateurs ne se décrètent pas par le dispositif, aussi innovant soit-il. La sociologie des usages (Jouët, 2000) rapporte ainsi nombre de détournements, d’appropriations et parfois de refus face à des usages prescrits. Il semble alors hasardeux de n’envisager les mutations de la télévision qu’à partir des discours visionnaires ou centrés sur les possibilités techniques offertes aux téléspectateurs. D’autant que du côté des chaines, ces discours sont sous-tendus par des objectifs de marketing comme la promotion d’un programme avant sa diffusion, la conservation et l’agrégation des audiences pendant le passage à l’antenne et enfin, la fidélisation du public (Ibid. CSA). Une distance critique semble nécessaire pour saisir les changements induits du côté des pratiques.

Fort de ces constats, nous avons voulu, dans cette contribution, mettre en regard les promesses et les imaginaires sur la révolution de la télévision, et les réalités des pratiques venant relativiser au final quelques idées préconçues sur l’évolution de la télévision. Les discours modernistes tenus sur les procédés novateurs de la télévision contemporaine méritent d’être confrontés à la réalité de leur utilisation par le public.

De ce fait, il s’agit ici de confronter les pratiques télévisuelles des jeunes sur internet avec les dispositifs participatifs mis en place sur les sites web de chaînes de télévision et d’essayer de saisir leur posture de spectateur. Nous optons pour une définition de la participation comme une forme d’implication couplée à de l’action. Le téléspectateur s’érige pleinement en acteur dans cette acception. Il y a participation dès lors que le téléspectateur n’est plus dans une simple consommation, qu’il devient un émetteur et que l’écran qu’il utilise cesse d’être un simple récepteur pour devenir une interface. Quant à l’interactivité, il s’agit d’une forme aboutie de participation. Il en existe deux sortes : l’interactivité fonctionnelle (agir sur le système) permettant à l’utilisateur d’avoir du pouvoir sur le contenu ; et l’interactivité relationnelle (interagir) impliquant un mode d’échange entre les usagers, la machine n’étant alors qu’un véhicule. Le destinataire n’agit pas sur le contenu mais à propos du contenu, et les outils utilisés sont des outils de communication (téléphonie, tchat, vidéo-conférence…).

Nous présenterons dans un premier temps les résultats d’une large enquête sur les pratiques télévisuelles des jeunes à l’ère du numérique en nous focalisant sur leurs usages des dispositifs participatifs. Il s’agit de l’enquête « JNT : Jeunes Numérique et Télévision » menée au cours du premier trimestre 2014. Après des entretiens individuels exploratoires, un questionnaire a été soumis avec le concours de SphinxOnline en présence des chercheures. Ainsi, 2 540 jeunes de 12 à 25 ans ont été interrogés dans sept établissements scolaires ou universitaires, en Rhône-Alpes et dans le Nord-Pas-de-Calais, ces deux régions finançant l’étude. À la suite du questionnaire, des entretiens semi-directifs ont été conduits auprès de 36 volontaires issus de l’échantillon quantitatif.

Dans un second temps, nous analyserons les interfaces des sites web de deux chaînes plébiscitées par ces jeunes, W9 et NRJ12. Cette rencontre des problématiques d’usages articulées entre études des pratiques et analyse des dispositifs est une approche intégrée indispensable pour penser les pratiques médiatiques des jeunes aujourd’hui et jauger la dimension renouvelée de la télévision à l’ère du numérique. Nous verrons comment l’offre et la demande, la production et la réception, la promesse et l’usage sont intimement imbriqués dans les phénomènes complexes des pratiques audiovisuelles en régime numérique.

Du côté des pratiques : une participation relative des publics

Généralement les jeunes sont des acteurs majeurs dans la diffusion des nouvelles technologies. Sylvie Octobre (2014 p.71) les considère d’ailleurs comme des « moteurs de diffusion des nouvelles formes de culture, notamment technologiques, puisqu’ils sont toujours les mieux équipés et les plus utilisateurs des nouveautés successives. » En étant par ailleurs plutôt consommateurs de télévision dans l’ensemble (Insee, enquête emploi du temps), on s’attendrait ainsi à ce qu’ils s’emparent des nouveaux dispositifs participatifs des chaînes. Pourtant, nous allons voir que la réalité des pratiques nuance cette représentation.

Une faible consommation des nouveaux dispositifs numériques et participatifs

Les sites internet des chaînes de télévision répondent à plusieurs enjeux. S’ils permettent aux chaînes d’exister en tant que telles dans la nébuleuse du web et d’établir leur territoire, ils se présentent surtout comme « un moyen d’affirmer ou de réaffirmer une identité », permettant ainsi d’établir un lien privilégié avec les téléspectateurs, un « esprit club » comme le nomme Virginie Spies (2002, p.5). Dans la pratique, les jeunes de notre panel ne sont pas très sensibles à l’offre complémentaire des chaînes proposées sur internet. Tout d’abord, la consultation des sites web officiels des chaînes concerne 28% de l’ensemble des 2 540 jeunes enquêtés. Elle est particulièrement présente au collège puis décline avec l’âge, ce qui correspond au phénomène de délaissement progressif de la télévision déjà pointé dans d’autres études (Pasquier 2005 ; Octobre 2010). Ensuite, lorsque l’on interroge plus spécifiquement les usages que les jeunes ont de ces sites, on s’aperçoit qu’ils sont avant tout consultés dans des visées de consommation, plutôt que de participation.

Ainsi, la première activité déclarée est celle du rattrapage, puis celle de la recherche d’informations. Ce n’est donc qu’en bas de liste qu’apparaissent des activités plus interactionnelles avec l’écriture de commentaires ou de tweets, le tchat avec d’autres membres ou encore la participation à des forums.

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Base : échantillon total

Ces chiffres montrent bien qu’une logique de consommation prédomine. Lorsque l’on observe par ailleurs plus attentivement les éléments en lien avec l’interaction, on constate en fait qu’ils sont plus de l’ordre de l’affichage du goût (« liker » un programme par exemple), que d’un réel engagement participatif (écriture de commentaires, blogs, etc.). En fait, les interactions se passent essentiellement sur les réseaux sociaux numérique (RSN), au sein de dispositifs extérieurs aux chaînes comme Twitter ou Facebook même si ces derniers sont intégrés sous la forme de liens ou utilisés officiellement avec des comptes de chaînes. À nouveau, en regardant de plus près les pratiques, nous constatons que les RSN sont davantage mobilisés à partir de profils personnels et essentiellement dans le cadre amical. Pour le dire autrement, les pages de chaînes ou d’émissions sont assez peu suivies et les interactions se font assez peu entre des membres du public qui ne se connaissent pas. Ainsi, dans notre panel, 17% disent avoir déjà « liké » ou été « fans » d’une page Facebook d’une chaîne, 15% d’un programme TV, et seulement 8% sont followers Twitter d’une émission TV (alors même que Twitter est le RSN par excellence de la télévision). Sur l’ensemble des jeunes interrogés possédant un compte Twitter, plus de 69% déclarent n’avoir jamais « twitté » pendant une émission. L’ensemble des pratiques de notre échantillon nous éloigne quelque peu de la fameuse « culture de la participation » dont on affuble les jeunes générations.

Du reste, l’enquête « JNT » n’est pas la seule à montrer que le visionnage de programmes télévisés n’est pas forcément couplé à des pratiques participatives. En interrogeant des téléspectatrices d’émissions de relooking diffusées sur M6, Nelly Quemener (2015) constate que les sites de Nouveau look ou de Belle toute nue sont peu fréquentés, que les pages Facebook sont complètement désertées et que la participation aux conversations en live-tweet est ignorée. Ces résultats corroborent les conclusions mises en avant dans l’enquête du CSA sur la télévision sociale (2013). Avec le cas de l’émission Danse avec les Stars diffusée sur TF1, il apparaît clairement que l’audience sur les réseaux sociaux reste très limitée par rapport au nombre des téléspectateurs restant dans une posture classique de visionnage.

L’interaction n’est pas la télévision

Fort des constats précédemment exposés, il semble qu’il faille pour les expliquer, considérer les dispositifs participatifs sous l’angle de la posture de spectateur qu’ils impliquent et donc d’aborder la question de l’engagement dans la pratique télévisuelle. Se rendre volontairement sur une plateforme de chaîne sur internet, utiliser un hashtag officiel pour twitter, voter par le biais d’applications, revient à s’investir dans une pratique (physique et symbolique) bien plus engageante que le visionnage de la télévision. C’est alors envisager autrement la légitimité de la pratique télévisée. En effet, l’engagement dans les pratiques médiatiques diffère d’un média à l’autre et la télévision, dans les discours recueillis en entretiens, semble bénéficier d’un « droit à la passivité ». Dans l’enquête, il apparaît que l’implication supposée par les services numériques n’est ni vraiment mise en œuvre, ni forcément souhaitée lorsqu’il s’agit des pratiques télévisuelles. Les jeunes revendiquent leur désir de laisser la télévision choisir pour eux, proposer, offrir et ne rien demander en retour, ce qui montre ainsi le maintien, voire la prééminence des pratiques traditionnelles de consommation de ce média, nous y reviendrons plus tard. Enfin, nous avons constaté que les programmes appelant à une interaction (votes par exemple), sont pour l’essentiel des divertissements de type « télé-réalité ». Or ce genre particulier souffre d’une forte « illégitimité culturelle » (Kredens, 2008) qui n’encourage pas l’implication et la mise en visibilité du téléspectateur alors que d’autres genres, comme les séries, sont particulièrement propices à ce type de participation car ils relèvent davantage d’une logique de fans (Bourdaa, 2009). Le degré d’engagement tient également au temps passé à regarder la télévision. Dans notre panel, on observe que plus les jeunes la consomment, plus ils sont enclins à participer aux dispositifs qu’elle offre en complément.

Par ailleurs, cela pose également la question de l’accès à d’autres écrans que le classique poste de télévision (nécessaires pour jouer le jeu de l’interaction). Le faible recours aux dispositifs participatifs télévisés ne s’explique pourtant pas par le manque d’équipement des jeunes en seconds écrans dont ils sont particulièrement bien équipés. Ce « suréquipement » n’est d’ailleurs pas surprenant car les études montrent bien que les foyers abritant des jeunes sont mieux équipés que la moyenne (Insee, 2013). Diverses enquêtes et sondages sur les pratiques médiatiques (Donnat 2009 ; Octobre 2010) s’entendent toutes pour annoncer une migration des jeunes vers d’autres écrans, d’autres contenus, d’autres pratiques culturelles. Cependant la télévision occupe toujours une place importante dans les loisirs des jeunes et continue d’être un « marqueur » des loisirs de la jeunesse (Octobre, 2010). Si l’on creuse la piste des écrans, il apparait dans notre échantillon, que les jeunes plébiscitent encore très largement le poste. Même si l’accès à la télévision a été multiplié avec les services numériques divers (les sites des chaînes mais aussi les « box », applications pour smartphones, etc.), c’est toujours sur ce même « petit écran » que la grande majorité des jeunes interrogés déclarent consommer les contenus. En se focalisant ainsi sur les écrans utilisés par les jeunes quotidiennement ou presque, on s’aperçoit que le poste de télévision est pour l’instant l’écran incontournable. D’ailleurs, s’ils ne devaient en garder qu’un pour visionner leurs programmes, plus des 2/3 ne garderaient que le poste.

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Base : collège 4ème et 3ème, lycée et supérieur

Le maintien d’une posture classique de visionnage

Nous constatons en fait que les pratiques télévisuelles restent assez classiques, avec une consommation sur le petit écran, dans le flux, plutôt en famille ou entre amis. Toutefois, au-delà de ces permanences, certaines mutations voient tout de même le jour, avec notamment l’usage croissant de la télévision de rattrapage (première raison de navigation sur les sites des chaînes). Par ailleurs, l’enquête révèle des consommations importantes de contenus télévisuels sur d’autres sites (YouTube en premier rang) qui montrent l’importance de la migration des contenus et des phénomènes de convergences. Cependant, il est essentiel de souligner que dès lors que ces contenus sont consommés hors des circuits contrôlés par l’industrie télévisuelle, les jeunes n’en cherchent plus l’origine. Aussi fortement que « la télévision » est associée au petit écran, « internet » est associé à l’ordinateur, dans la plus grande confusion des sources. Ainsi, chez certains des plus jeunes de notre panel, regarder des contenus télévisuels sur internet, quand bien même ils sont visionnés depuis les plateformes des chaînes elles-mêmes, ne s’apparente plus à regarder la télévision.

Forcée de constater la concurrence accrue des industries du numérique, la télévision exporte ses contenus sur internet et offre de nouveaux dispositifs pour accompagner la migration des jeunes sur d’autres écrans. On peut alors se demander jusqu’à quel point la présence et le développement de ces dispositifs pourrait induire un changement de statut du téléspectateur, plus ou moins indépendamment de son désir de garder des relations « traditionnelles » avec les médias de masse.

Nous allons à présent analyser les dispositifs web de deux chaînes plébiscitées par les jeunes de notre enquête.

Du côté des dispositifs : les chaînes télévisées dans une logique d’offre de contenus plutôt que de participation

L’extension des chaînes télévisées par le biais du web, de plateformes dédiées au replay et des réseaux sociaux est une stratégie qui a été mise en place depuis plusieurs années (Leveneur, 2013). Les chaînes peuvent ainsi jouer pleinement la carte du multi-écrans et investir un territoire sur lequel les téléspectateurs, et en particulier les plus jeunes, se rendent toujours plus (Insee, Ipsos 2012 et 2014). Le transfert des chaînes télévisées sur le web permet alors une tentative de re-captation de l’audience sur un autre territoire mais également une mise à disposition de procédés participatifs et connectés. Nous avons donc décidé d’entrer dans le détail des offres et de nous attarder sur deux chaînes en particulier.

Etude de cas des plateformes web de W9 et d’NRJ12

Interrogés sur leurs chaînes de prédilection, les jeunes de notre échantillon déclarent leur attachement à W9 et NRJ12, des chaînes qui possèdent effectivement des moyennes d’âge de téléspectateurs parmi les plus basses(1). Pourtant, même si ces chaînes sont fortement appréciées, elles font l’objet de critiques en entretiens. Les dispositifs offerts en dehors du flux télévisuels sont jugés artificiels et à faible valeur ajoutée.

En se rendant sur W9.fr et NRJ12.fr, l’objectif est de commencer par dresser un état des lieux des différents contenus et des activités proposés dans le but de cerner les stratégies numériques mises en œuvre, et de confronter l’offre au discours plutôt négatif des jeunes interrogés. Plusieurs catégories apparaissent et permettent d’établir une classification(2).

1) Tout d’abord apparaissent clairement des espaces dédiés au replay donnant l’accès à l’intégralité ou à des extraits de certains programmes déjà diffusés. La logique à l’œuvre s’apparente à une forme de « duplication » du média télévisuel classique sur le web par réitération.

2) Des espaces sont consacrés au flux télévisuel : il s’agit de faire état de la grille des programmes du poste de télévision et d’évoquer les émissions en cours mais également à venir. Dans cette logique, le web fait figure de support de publicité et devient un média de « promotion » du poste classique de télévision.

3) On note également la présence d’espaces réservés à certains programmes où l’on peut glaner des informations supplémentaires (sur les animateurs, les candidats, les règles du jeu, etc.) ou encore consulter des photos. On pourrait qualifier cette logique « d’informationnelle ».

4) Enfin, le web offre aux internautes des dispositifs de participation reconfigurant l’expérience du téléspectateur en lui donnant la possibilité de s’impliquer davantage voire d’interagir. C’est cette dernière catégorie qui nous intéresse tout particulièrement au regard des évolutions engendrées dans le rapport télévision/spectateurs.

Au final, après une répartition des espaces proposés par les sites de NRJ12 et W9 selon les quatre catégories que nous venons de distinguer, on observe que la logique de consommation l’emporte très nettement sur la participation. En d’autres termes, NRJ12 et W9 ont peu investi les dispositifs participatifs et promeuvent en tout premier lieu les programmes et avant tout leur visionnage (que ce soit en direct ou en différé).

Site internet NRJ 12
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Site internet W9
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Si l’on se focalise sur le dispositif « Connect » mis en place par W9, on mesure à quel point la dimension participative n’est pas encore à l’honneur. « Connect » permet de réaliser des quizz, de répondre à des sondages, d’obtenir des bonus pendant la diffusion en direct et en replay de programmes, qu’ils soient visionnés sur ordinateur, tablette ou téléphone mobile.
Au moment de l’analyse, le 14 avril 2015, sur 53 programmes disponibles sur la plateforme W9.fr, trois ont couplé le dispositif, et un seul l’utilise de manière significative. C’est l’émission Un dîner presque parfait qui invite les téléspectateurs à répondre à huit questions sur la durée d’une heure. Il s’agit de donner son avis sur les invités, le déroulement du dîner, ses propres habitudes en matière de cuisine. Les votes n’ont strictement aucune incidence sur le programme sinon de situer le téléspectateur participant par rapport aux autres votants.

Exemples de questions posées dans le dispositif Connect de W9
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L’interactivité est alors exclusivement relationnelle, dans sa dimension la plus rudimentaire puisqu’aucun dialogue direct n’est possible. Le principe de convergence se retrouve alors essentiellement en affichage avec une promesse de multiplication des services qui n’est pas vraiment tenue.

Bilan et facteurs d’explication du déploiement limité de la télévision participative

Au final, noter que le phénomène de convergence est avant tout un masque à une simple migration de contenus n’est pas tellement surprenant. C’est l’audience qui assure aux chaînes leurs revenus et au fond, leur cœur d’activité repose avant toute chose sur la consommation des programmes. Conséquemment, transférer ces mêmes programmes sur des sites contrôlés par les chaines permet de conserver le public jeune tout en allant sur son territoire numérique. Comme le notent Etienne Pereny et Etienne-Armand Amato (2011, p.32) « revendiquée par les sites Web des chaînes TV, l’éditorialisation – sélection, présentation et organisation de contenus audiovisuels – oriente l’internaute et le préserve du seul recours aux moteurs de recherche » et du recours à d’autres plateformes d’agrégation de contenus comme YouTube ou Dailymotion pourrait-on rajouter.

En fin de compte NRJ12.fr et W9.fr adoptent pour le moment une logique plurimédia plutôt que cross-média : la télévision se transfère sur le net avec ses contenus plutôt que de proposer des dispositifs véritablement complémentaires sur le web. L’offre de participation est ainsi pauvre d’un point de vue quantitatif mais on peut également se questionner sur les portées pratique et symbolique des interactions contemporaines proposées.

Avant l’arrivée d’internet et du numérique, les procédés participatifs proposés par la néo-télévision ne s’apparentaient qu’à des « simulacres » selon les termes de Francesco Casetti et Roger Odin (1990, p.26) : consultations à choix limités, jeux à questions volontairement orientées, aujourd’hui transformés en sondages aux rares choix de modalités, le pouce levé du « j’aime » d’un Facebook activé depuis une plateforme en ligne, ou encore des jeux associés à un programme dont les questions ne nécessitent pas ou peu de connaissances. Reste que l’« enjeu de ces interactions […] dérisoire » dont « le seul résultat […] est d’amener le téléspectateur à rester devant la télévision ».

Les interactions sont alors peut être modernisées mais en aucun cas créées. Ainsi, les votes en ligne sur Twitter ou bien par le biais d’applications de certaines chaînes de télévision sont les formes actualisées des votes par courrier, téléphone et plus récemment par SMS. De la même manière, les commentaires laissés sur les plateformes ou les RSN avaient pour ancêtres le courrier des lecteurs ou les fanclubs. On ne peut toutefois nier que les RSN permettent une visibilité et un partage sans commune mesure, de même qu’une activité synchrone avec la diffusion des programmes. Ainsi, pendant le visionnage en direct, le « Livetweet » de l’application « Connect » de W9.fr permet d’afficher en temps réel des réactions des Tweetos. En offrant aux téléspectateurs d’autres espaces que la simple « fenêtre » de diffusion, les dispositifs des RSN reliés aux chaînes TV permettent aux téléspectateurs de s’extraire du seul visionnage et de diversifier leurs activités. En suivant les commentaires sur Twitter, en consultant la page Facebook d’un programme, en collectant des informations sur les participants, le téléspectateur ne se maintient plus uniquement devant l’écran de télévision comme le regrettaient Casetti et Odin. Mais aucun dispositif recensé sur W9.fr et NRJ12.fr au moment de l’analyse ne correspond vraiment à une logique d’interactivité telle qu’annoncée dans les discours des acteurs de l’innovation. L’interactivité ne se joue pas avec les programmes mais avec d’autres interlocuteurs à propos des programmes : les autres téléspectateurs, les participants d’émissions (surtout de télé-réalité par l’entremise de leurs propres comptes sur les RSN), les animateurs, la chaîne elle-même. En fait l’interactivité se joue ailleurs que dans le giron de la télévision et les dispositifs utilisés ne sont pas le fait des innovations télévisuelles, elles « existent » ailleurs sur le net et renvoient à d’autres industries.

Les chaînes de télévision elles-mêmes ont conscience de l’ensemble de ces faiblesses. En témoigne ainsi Emmanuel Dupouy responsable marketing dans le groupe M6, déclarant en 2014(3) : « le dispositif « Connect » fait partie des packages commerciaux. C’est un enjeu d’image, on ne recherche pas de ROI(4). Le second écran, smartphone ou tablette, associé à la télévision génère des revenus assez marginaux chez M6 ». Ce responsable marketing explique que pour pleinement proposer des dispositifs participatifs, il faut en réalité le prévoir dès la conception du programme. Or les chaînes de télévision n’ont pas toujours la main sur la production et n’ont peut-être pas réellement décidé d’investir dans des procédés peu générateurs de revenus supplémentaires. Comme le mentionnait d’ailleurs Guy Lochard (2012, p.103) : « Le problème dans les dispositifs de la TV2.0 institutionnelle est qu’ils restent dans la trajectoire la plus rectiligne de la télévision commerciale classique.

Conclusion

L’approche intégrée des pratiques médiatiques des jeunes et de l’analyse des dispositifs numériques des chaînes de télévision NRJ12 et W9 apparaît particulièrement probante pour saisir le rapport entre des usages prévus ou prescrits et des expériences vécues. Cette démarche a fait apparaître une dichotomie intéressante entre des discours et des représentations de la modernité des mutations des industries de la télévision d’un côté et les pratiques des jeunes publics de l’autre. D’abord, il est à noter que malgré les discours modernistes et l’éloge de l’innovation, les chaînes de télévision que nous avons examinées n’ont que peu investi le territoire de la participation. C’est un fantasme de croire que toutes les chaînes de télévision sont entrées dans une ère participative puisqu’en l’occurrence la logique de consommation l’emporte sur celle de l’interactivité. La présence des chaînes de télévision sur internet est portée par le phénomène de convergence numérique qui est d’abord une contrainte de concurrence et induit une tactique avant tout identitaire, comme le confie le responsable marketing M6 précédemment cité. Pour le dire autrement, les sites internet des chaînes de télévision ne sont pas des dispositifs innovants visant à modifier l’expérience télévisuelle mais une stratégie marketing de visibilité et d’image qui s’apparente plus à de la migration de contenus.

Corrélativement, les pratiques (réduites) des dispositifs mis à disposition, se confortent dans une dynamique similaire, à savoir une logique de consommation (visionner des replay) plutôt que dans une logique participative (votes, commentaires, tchat, etc.). Là encore, c’est surement illusoire de penser que par essence, ceux que l’on nomme de manière souvent abusive, les « digital natives », sont férus de nouveaux dispositifs et s’en emparent automatiquement et rapidement. L’offre limitée des chaînes n’est cependant pas la seule cause de la désaffection observée. Comme toute innovation, elle doit emprunter le chemin de la diffusion et les nouvelles pratiques doivent s’intégrer aux pratiques existantes (Rogers, 1995).

Que nous disent finalement ces parfaites symétries entre des dispositifs et des pratiques tous deux peu participatifs ; et les incohérences des discours qui les portent (innovation pour l’un et fort engagement pour l’autre) ? Il est important à ce stade, pour sortir de la tension créée par ces mutations en cours, de prendre en compte la représentation des acteurs impliqués (industries culturelles d’un côté, et usagers/consommateurs de l’autre) car elles sous-tendent les discours et les pratiques et viennent alors se confronter à leurs ambivalences. L’enquête JNT, en explorant les représentations des jeunes concernant la télévision a déjà souligné cet élément en mutation (Kervella, Loicq, 2015) : il existe une vision très « matérialisante » et classique de la télévision comme écran (avec toute l’illégitimité culturelle qu’elle porte) mais en même temps elle semble se dissoudre dès lors que les contenus télévisuels sont consommés sur d’autres écrans. Si la question de la représentation est délicate à traiter, elle nous semble sans nul doute un enjeu majeur pour appréhender les mutations de l’industrie de la télévision car elle renvoie également aux moteurs et freins à la participation active des téléspectateurs à l’expérience nouvelle que le média télévisuel pourrait lui proposer.

Notes

(1) http://www.huffingtonpost.fr/2013/01/14/television-telespectateurs-tf1-m6-canal-plus-audience-age_n_2472000.html

(2) L’ensemble du travail de catégorisation a été effectué sur la période d’un jour, à savoir le 14.04.15. En effet, les sites web des chaînes retenues sont actualisés quotidiennement et ne présentent donc aucune permanence dans les contenus mis à disposition.

(3) http://www.larevuedudigital.com/2014/04/11/m6-les-spectateurs-consultent-leurs-emails-durant-la-publicite/, date de la dernière visite : le 04.06.15

(4) ROI, sigle pour Return On Invest, littéralement « retour sur investissement »

Références bibliographiques

Bourdaa, Mélanie (2009), « L’interactivité télévisuelle, ses modalités et ses enjeux : comparaison de programmes Etats-Unis/France », thèse de doctorat sous la direction d’André Vitalis, Université Bordeaux 3.

Casetti, Francesco et Odin, Roger (1990), « De la paléo à la néo-télévision », Communications, n° 51, p.9-26.

Donnat, Olivier (2009), Les Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique. Enquête 2008, Paris : La Découverte.

Eco, Umberto (1985), La guerre du faux, Paris : Grasset.

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Jouët Josiane (2000) « Retour critique sur la sociologie des usages. » Réseaux, volume 18, n°. p.487-521.

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Kredens, Elodie (2008), « De la télé-réalité, du péché et de la culpabilité… », Quaderni, n°66, Paris : Sapientia, p.89-95.

Leveneur, Laurence (2013), «Marques télévisuelles et réseaux sociaux : vers un renouvellement des stratégies identitaires des chaînes généralistes françaises ? (p.163-176), in Laurichesse, Hélène (dir.), Les stratégies de marque dans l’audiovisuel, Paris : Armand Colin.

Lochard, Guy (2012) « L’appel aux amateurs dans la « TV2.0 », Des discours de représentation aux produits attestés » in Numérique et Transesthétique, Gérard Leblanc et Sylvie Thouard (dir.), Villeneuve d’Asq, Presses Universitaires du Septentrion, Collection « Arts du Spectacle- Images et sons », p.90-106

Macé, Eric (1993), « La télévision du pauvre. Sociologie du « public participant » : une relation « enchantée » à la télévision », Hermès, n° 11-12, p.159-175.

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Rapports

CSA (2013), « Première approche de la télévision sociale », [en ligne] http://www.csa.fr/Etudes-et-publications/Les-etudes/Les-etudes-du-CSA/Premiere-approche-de-la-television-sociale

INSEE, Enquête emploi du temps 2009-2010, [en ligne]
http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1377#encadre1

INSEE, 2013, Enquête Statistiques sur les Ressources et les Conditions de Vie (SRCV), [en ligne] http://www.insee.fr/fr/themes/detail.asp?ref_id=ir-irsocsrcv2013

Auteur

Marlène Loïcq

.: Marlène Loïcq est docteure en sciences de l’information et de la communication, de Université Sorbonne Nouvelle Paris 3, et Ph. D en communication publique, à l’université de Laval, au Québec. Elle est chercheure indépendante – Responsable de recherche sur les Cultures scientifiques, techniques et industrielles, dans le cadre du PIA projet Ecole, Numérique et Industrie (ENI) pour le réseau CANOPÉ. Ses thèmes de recherche sont les pratiques médiatiques et cultures médiatiques des jeunes, l’éducation aux médias, l’interculturalité culturelle et éducative.

Elodie Kredens

.: Elodie Kredens est docteure en sciences de l’information et de la communication. Sa thèse portait sur la réception de la télé-réalité. Ses recherches concernent les processus d’interprétation et d’appropriation des objets médiatiques et les usages des jeunes. Elle participe au projet de recherche soutenu par la région Rhône-Alpes «Jeunes, numérique et télévision», pour établir un état des lieux des pratiques télévisuelles des jeunes.