L’édition scientifique au prisme des enjeux territoriaux
Résumé
Cette communication s’intéresse au positionnement des régions sur les plans scientifique et du développement des technologies du numérique, et sa traduction auprès des secteurs professionnels comme l’édition d’ouvrages scientifiques. Nous cherchons à comprendre dans quelle mesure le numérique peut susciter des attentes voire des promesses notamment au niveau politique, qui vont se heurter aux logiques et attentes propres à l’édition de sciences. Ce travail de recherche relève à la fois de l’industrialisation de la culture, de la communication scientifique articulées à la territorialisation des politiques publiques. Il s’appuie sur une série d’entretiens semi-directifs auprès d’éditeurs d’ouvrages scientifiques et des acteurs politiques de la région Rhône-Alpes. Les premiers résultats indiquent que, bien que les différentes catégories d’acteurs semblent avoir des stratégies communes, les moyens mobilisés et les objectifs sous-jacents diffèrent et ne permettent pas une rencontre des acteurs.
Mots clés
Edition scientifique, communication scientifique, numérique, région, territoire.
In English
Title
Scientific publishing through the prism of territorial issues
Abstract
This communication focuses on regions’ position concerning science and the development of digital technologies, and its consequences on scientific books publishing. We aim to understand how digital technology can provoke expectations or promises from politicians, and how these expectations and promises meet with scientific publishing’s own logic and expectations. We used theories such as cultural industries, science communication and public policy’s territorialization. Our work is based on semi-structured interviews with scientific books publishers and politicians from Rhône-Alpes. First results indicate that despite the seemingly resemblance in terms of strategy, politicians and scientific books publishers require means and objectives different from one another, which did not allow their meeting.
Keywords
Scientific publishing, science communication, digital technology, region, territory.
En Español
Título
La edición científica a través del prisma de las cuestiones territoriales
Resumen
Esta comunicación se interesa por el posicionamiento de las regiones sobre los planes científicos y del desarrollo de las tecnologías del numérico, y su traducción para los sectores profesionales como la edición de obras científicas. Pretendemos entender en qué medida el numérico puede suscitar expectativas o incluso promesas, en particular al nivel político, quiénes van a encontrarse con las lógicas y las expectativas consustanciales a la edición de ciencias. Esta investigación compiete a la vez a la industria cultural y a la comunicación científica articuladas a la territorialización de las políticas públicas. Se basa en una serie de conversaciones semidirectivas a destinacion de editores de obras científicos y actores políticos de la región Ródano-Alpes. Los primeros resultados indican que, aunque las distintas categorías de protagonistas parecen tener estrategias comunes, los medios convocados y los objetivos subyacentes difieren y no permiten un encuentro de los actores.
Palabras clave
Edición científica, comunicación científica, tecnologías del numérico, región, territorio.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Laviec Édith, «L’édition scientifique au prisme des enjeux territoriaux», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°17/3A, 2016, p.157 à 165, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2016/supplement-a/11-ledition-scientifique-prisme-enjeux-territoriaux/
Introduction
Le travail de recherche présenté dans cette communication est réalisé dans le cadre d’une thèse sur les enjeux territoriaux de la communication scientifique. Il porte plus spécifiquement sur les enjeux que présente l’édition scientifique numérique au niveau territorial.
Notre étude se situe donc au croisement entre les questions liées à l’industrialisation de la culture, la communication scientifique, et les questions liées à la territorialisation.
Ce travail prend en compte d’une part l’édition d’ouvrages scientifiques, que nous appréhendons comme des ouvrages spécialisés produits par des acteurs issus du monde de la recherche. Toutes les disciplines sont prises en compte ; donc à la fois ce qui relève des « sciences formelles » et des sciences humaines et sociales. L’ensemble des supports est également retenu, afin de concevoir l’édition comme procédant d’une « activité globale », située à la fois sur le support papier et le support numérique.
L’édition d’ouvrages scientifiques, qui forme un paysage hétérogène par les disciplines concernées et les statuts des maisons d’édition (relevant de fonds privés ou publics), s’inscrit dans des enjeux à la fois internationaux tels l’industrialisation de la filière dans un contexte de concurrence internationale, et des enjeux locaux, notamment une insertion dans le paysage universitaire qui s’autonomise (constitution de communautés d’universités et établissements – Comue –, création de pôles de compétitivité).
D’autre part, sont incluses dans le terrain de cette recherche les collectivités locales, et plus particulièrement les régions, qui montent en puissance et tentent de s’inscrire dans une dynamique concurrentielle aux niveaux national et international (Negrier et Teillet, 2008). Ce développement concurrentiel des régions comprend également une dimension scientifique et technique, comme, par exemple, la constitution de communautés académiques de recherche, les Arcs (anciens clusters de recherche), mis en place par la Région Rhône-Alpes.
Nous pouvons penser que les deux catégories d’acteurs concernés (acteurs des politiques publiques territoriales et éditeurs) ont de nombreuses raisons de se retrouver sur des stratégies communes car elles ont des objectifs a priori similaires : faire face à laconcurrence dans un cadre d’autonomisation et contribuer à la diffusion des connaissances scientifiques, notamment dans le contexte du développement de ce qui est désigné par ces acteurs comme étant « le numérique ». Nous souhaitons étudier pourquoi et dans quelle mesure les acteurs de l’action publique de la Région, à travers leur positionnement sur la valorisation des résultats de la recherche et le développement des technologies numériques, s’emparent des questions liées à l’édition de sciences.
En effet, ce « numérique » évoqué par tous suscite des attentes et des promesses (notamment de la part des acteurs politiques), alors que les structures éditoriales scientifiques ont leurs propres logiques et attentes ; l’intérêt est donc de voir comment ces logiques se rencontrent (ou se heurtent).
Nous émettons dans ce cadre l’hypothèse suivante : malgré une volonté partagée des différents acteurs, s’exprimant dans leurs attentes communes autour du numérique, ceux-ci ne parviennent pas à mettre en œuvre des actions véritablement communes du fait, à la base, d’une absence d’accord sur ce que contient précisément la notion de numérique, et donc ce qu’elle doit entraîner autant dans les actions que dans les réflexions. Cela s’explique par le fait que ces acteurs sont soumis à différents enjeux, à différents niveaux (local, national, international). Ainsi le « développement du numérique » s’inscrit dans leurs propres logiques et enjeux préexistants qui, même s’ils peuvent paraître communs sur certains aspects (par exemple, la diffusion des connaissances scientifiques), répondent en grande partie à des objectifs distincts, et à une mise en œuvre à travers des moyens différents.
Pour vérifier notre hypothèse, nous avons mené quatorze entretiens semi-directifs, aussi bien auprès d’éditeurs d’ouvrages scientifiques que d’acteurs politiques dans la région Rhône-Alpes. Nous avons retenu cette région pour notre étude en raison de son positionnement fort sur les plans scientifique et culturel. Nous avons donc rencontré des responsables et secrétaires d’édition appartenant à des structures à financement privé (SARL, coopérative par exemple) et public (maisons d’édition universitaires), publiant des ouvrages et parfois des revues, majoritairement en sciences humaines et sociales. Nous nous sommes également entretenus avec des agents publics au sein de la région Rhône-Alpes, aussi bien dans les services dédiés à la culture qu’à la recherche et l’innovation, ainsi qu’avec un des salariés de l’Agence Rhône-Alpes pour le livre et la documentation (Arald).
Au cours de nos entretiens, nous avons cherché à comprendre pourquoi les éditeurs développent une activité numérique (de quelle manière, avec quels moyens), quelles sont leurs stratégies ou objectifs visés, et enfin quelles sont leurs représentations du territoire et leur inscription dans celui-ci. Nous avons également souhaité comprendre le positionnement des acteurs politiques concernant la « communication scientifique », plus particulièrement avec l’émergence de nouveaux formats d’édition d’ouvrages.
Ainsi, nous allons voir à travers la présentation des premiers éléments tirés de nos entretiens qu’il y a des divergences entre ces catégories d’acteurs et que la conciliation entre les attentes, les logiques des uns et des autres est difficile, tant au niveau des moyens que des objectifs sous-jacents.
Moyens mis en œuvre pour une communication numérique des sciences : premiers éléments divergents
Développement d’une offre d’ouvrages numériques en édition scientifique
Les moyens en matière d’édition scientifique sont mis en œuvre dans un contexte qu’il est nécessaire d’expliciter : d’une part l’industrialisation de la filière, qui subit une accélération depuis les années 2000, et se traduit notamment par la rationalisation des processus et une standardisation de certaines parties de la production (Rouet, 2006). D’autre part, bien que le secteur de l’édition de sciences représente une spécificité car il répond aussi à une mission de diffusion des connaissances, il est soumis à une logique de rentabilité toujours plus prégnante.
Par ailleurs, comme nous l’avons mentionné en introduction, ce secteur de l’édition couvre des disciplines et des structures juridiques différentes. A cette diversité des cas de figure, s’ajoute le fait que les annuaires disponibles (Livres Hebdo, Arald, Association des éditeurs de l’enseignement supérieur et de la recherche -Aedres-), ne facilitent pas le recensement de ces acteurs. Par exemple, l’Aedres ne prend pas en compte la totalité des éditeurs que nous envisageons puisque son annuaire ne répertorie que ses adhérents, ce qui exclut au moins les maisons d’édition de statut privé. Les annuaires proposés par Livres Hebdo et l’Arald quant à eux, ne font pas de distinction entre des maisons éditant des ouvrages de professionnels, d’« experts », par exemple, et des maisons proposant des ouvrages produits par des auteurs issus du monde de la recherche. À défaut de dresser ici une typologie exhaustive, précisons qu’au sein de la région Rhône-Alpes sont implantées des maisons d’édition scientifiques institutionnelles, dépendant d’établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel (EPCSCP, c’est-à-dire notamment universités et Comue, grands établissements, écoles normales supérieures) et des maisons d’édition privées de taille et de forme juridique variables (SA, SARL, coopérative par exemple).
Nous décelons plusieurs évolutions liées au développement de l’édition d’ouvrages numériques. En premier lieu, se dessine une transformation de la filière : plus particulièrement, parmi l’apparition de nouveaux acteurs, certains sont plus liés aux techniques du numérique et proposent des services de numérisation des ouvrages ou d’édition numérique (publication des ouvrages aux formats pdf et e-pub). Ceci rejoint le phénomène décrit notamment par Christian Robin en 2011 selon lequel les évolutions, plus spécifiquement celles liées au développement de technologies numériques (numérisation du processus de production du livre, commercialisation d’ouvrages au format numérique), voient l’entrée de nouveaux acteurs dans la sphère éditoriale (Robin, 2011, p. 20 et 39 ; Benhamou & Guillon, 2010, p. 12). Or, si les éditeurs rencontrés ont fait appel à certains de ces acteurs pour la numérisation rétrospective d’anciens titres dans un cadre très précis (réponse à un appel à projet du Centre National pour le Livre), aucun ne sous-traite l’édition d’ouvrages numériques en externe pour les nouvelles parutions.
En second lieu, face aux évolutions techniques dans le processus éditorial (partie prépresse), les éditeurs font le choix de former leur personnel (et non d’embaucher du personnel spécifique). Nous avons remarqué en cela une spécificité au niveau des maisons d’édition universitaires : il s’agit d’un dispositif de formation que proposent les presses universitaires de Caen en direction des autres maisons d’édition universitaires portant sur la mise en place de la « chaîne TEI-XML » (chaîne de production d’ouvrages numériques). Nous pouvons supposer, dans le cadre de cette formation, une tendance à l’harmonisation des pratiques de production, voire à une standardisation du processus éditorial entre les différentes structures universitaires. Notons également qu’une autorité symbolique se construit autour de cette formation, ce qui représente un enjeu fort pour les acteurs qui la dispensent (ici, l’université de Caen Basse-Normandie, via ses presses universitaires).
Ainsi, la finalité numérique (le fait de produire un ouvrage aussi sous format numérique) est intégrée dans le processus de création. Les maisons d’édition rencontrées créent majoritairement un ouvrage papier et une version pdf et/ou epub et/ou HTML similaires.
Enfin, les modes de diffusion des versions numériques des ouvrages choisis par les structures interrogées sont très différents et pas encore stabilisés pour tous : il peut s’agir d’une diffusion directe (sur leur site), ou via un diffuseur (qui peut être le même que pour les ouvrages papier, ou non). Les choix de commercialisation varient également, et ne rejoignent pas toujours les outputs définis par Françoise Benhamou et Olivia Guillon (Benhamou & Guillon, 2010, p.13) : la vente est à prix identique, ou inférieur pour l’ouvrage numérique (par rapport à la version papier) ; certains éditeurs optent quant à eux pour une mise à disposition gratuite de la version numérique.
Ces évolutions liées au développement d’une offre d’ouvrages en version numérique ne se substituent pas aux évolutions passées et aux situations actuelles, mais s’y ajoutent, et viennent interférer dans les prérogatives des éditeurs – par exemple, l’importance de respecter le rythme de publication par an, ou de trouver un modèle économique pour une catégorie d’édition dite « en crise » (Barluet, 2004).
Nous avons constaté pour certaines maisons une inscription dans le territoire local à travers la constitution du pôle éditorial Grenoble Alpes. Il s’agit d’une structure rattachée à la future Comue Université Grenoble Alpes, rassemblant un ensemble de maisons d’édition de statut privé et public publiant des ouvrages scientifiques : Éditions de l’université Savoie Mont Blanc, Ellug, Grenoble Sciences, Pug. Trois axes d’orientation articulent ce pôle, dont un est dédié au développement de l’édition numérique. Ce rassemblement semble porté par le souhait de mutualiser les moyens (financiers, « bonnes pratiques ») et d’être plus « visible ». Une volonté identique s’exprime au niveau de la future Comue Université de Lyon.
Cependant les logiques de fonctionnement des éditeurs ne semblent pas territorialisées : par exemple, les maisons d’édition répondent le plus souvent à des appels à projets nationaux ; elles ont des partenaires situés hors du territoire. De plus, les modes de fonctionnement de chacune d’elles ne sont pas harmonisés donc nous pouvons supposer que cela engendre une difficulté de penser de manière commune (au niveau des Comue, et également au niveau de la région).
Il nous semble que les différences de logiques et modes de fonctionnement se traduisent dans la manière d’aborder « l’édition numérique » : les activités liées à l’édition et la commercialisation d’ouvrages numériques, ne font pas l’objet d’un consensus, bien que des projets émergent, qui tentent de les unifier sur un même territoire.
L’action publique régionale en faveur de l’édition numérique et de la communication des sciences
L’action publique régionale se développe depuis les années 1980 dans un contexte de décentralisation et de structuration des politiques publiques du livre. La Région, qui n’a pas de compétence culturelle clairement définie à l’origine, se saisit peu à peu des questions liées au livre et à la lecture (Cartellier, 2014).
Dans ce cadre, l’édition scientifique est un cas particulier : il s’agit à la fois d’un livre (en tant que produit culturel) et d’un vecteur de connaissances, donc de diffusion et de visibilité de la recherche. Ainsi, différents acteurs au niveau régional entrent en compte : la direction régionale des affaires culturelles (Drac) ; les structures régionales pour le livre (SRL), et dans le cas de la région Rhône-Alpes il s’agit de l’Arald ; la direction de la culture (notamment à travers le volet « culture et numérique », en lien avec l’Arald) et la direction de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation et formations sanitaires et sociales.
D’une manière générale, la Région met en œuvre une aide en amont de la chaîne de production (aide à l’édition, au catalogue) mais il n’y a pas vraiment d’aide ciblant l’édition scientifique de par ses particularités, celle-ci étant un secteur à la marge du reste de l’édition en tant que produit culturel et s’inscrivant dans des logiques différentes.
Avec le développement du « numérique » tel qu’il est appréhendé par la Région, nous voyons plusieurs évolutions. Premièrement l’Arald se positionne comme une structure fédératrice, qui collecte des informations et propose des études et des rencontres entre acteurs autour du « numérique ». Cependant pour les aides financières, l’Arald (et la direction de la culture de la Région Rhône-Alpes) ne privilégie pas l’édition scientifique. Deuxièmement la Région se dit présente sur des questions d’innovation, avec des projets qui rassemblent un ensemble d’acteurs de la recherche et du monde socio-économique. Mais elle semble plutôt axer les politiques d’innovation sur d’autres modes de diffusion des connaissances (et non sur l’édition d’ouvrages), comme les serious game, les Mooc, la réalité augmentée. De plus, la Région se positionne sur un soutien plus en amont de la production des connaissances, à travers l’attribution d’allocations doctorales de recherche et le soutien à des manifestations scientifiques au sein des Arc.
Toutefois parmi les projets suivis et soutenus, nous retrouvons le pôle éditorial grenoblois, et une volonté de réunir les éditions scientifiques par Comue, voire de développer une « marque régionale » d’édition scientifique. Cela se traduirait notamment par la création de collections au sein des pôles éditoriaux, qui publieraient des travaux produits par les Arc. Ce projet de collections illustre bien une ambition de régionaliser la recherche, ou du moins d’afficher une production scientifique « de la région », effaçant ainsi les enjeux propres à chaque Comue ou chaque pôle d’édition.
Nous remarquons ici que les instances régionales ne proposent pas forcément des subventions pour l’édition d’ouvrages scientifiques numériques, sauf dans le cas de grands projets d’ensemble (comme le pôle éditorial). Les éditeurs quant à eux intègrent progressivement la production d’ouvrages numériques, qui s’inscrit dans leurs propres logiques, celles-ci n’étant pas forcément territorialisées. Le « numérique » ne renvoie donc pas à la même chose, en termes de moyens mobilisés et mis en œuvre, selon les différents acteurs et leurs propres enjeux. Ces moyens des uns et des autres entrent même difficilement en accord ; cela peut s’expliquer par le fait que les objectifs visés par ces catégories d’acteurs peuvent sembler similaires, mais relèvent de finalités distinctes.
Des objectifs distincts
Pallier la « crise » de l’édition scientifique et diffuser les savoirs
Les éditeurs scientifiques sont la plupart du temps dans une double tension entre la diffusion des savoirs auprès de la communauté scientifique, et les logiques inhérentes à l’industrie de l’édition, notamment la recherche de rentabilité. Chacune de ces tensions induit des enjeux forts, aussi bien pour les éditeurs que pour l’ensemble des acteurs concernés. Par exemple, des questions de visibilité, de notoriété, de légitimité entrent en jeu dans la diffusion des savoirs, conditionnant en partie l’évaluation et le financement des institutions de recherche et d’enseignement supérieur (équipes de recherche, universités, etc.).
Les activités d’édition d’ouvrages numériques mises en place ont alors plusieurs objectifs qui relèvent parfois de l’un ou l’autre de ces aspects en tension, voire concilient les deux, puisqu’il s’agit notamment d’élargir le lectorat (plus de public jeune, un lectorat « amateur éclairé ») ; de passer éventuellement, à terme, sur une impression à la demande, et limiter les coûts liés à l’impression ; de pouvoir proposer des formes de « vente directe » (sans diffuseur et/ou distributeur) et simplifier la vente à l’international ; enfin, de multiplier les sources de visibilité via Internet et la mise à disposition de l’ouvrage en ligne.
Il arrive parfois, chez des éditeurs qui comptent mettre en œuvre une production d’ouvrages numériques (mais qui n’ont pas encore expérimenté l’activité), qu’une vision magnifiée du « numérique » et de ses possibilités, motive leur volonté. En effet, nous avons retrouvé cette vision « presse-bouton » partagée par les donneurs d’ordre qu’avait signalé Christian Robin à propos de la numérisation du processus de production des ouvrages dans les années 1970 (Robin, 2011, p. 20), cette fois auprès d’éditeurs qui souhaitent mettre en place la chaîne TEI-XML, y voyant un moyen de simplifier le processus de production et la « transformation » en formats différents « en un clic ». Cette vision nous paraît conforter l’idée que le « numérique » reste quelquefois un ensemble flou mais porteur d’espoirs et qu’il est donc adaptable aux objectifs de chacun, qu’il s’agisse de maintenir un rythme de production, baisser des coûts techniques et humains, etc.
Les acteurs éditoriaux semblent avoir aussi la vision d’une société de plus en plus aux prises avec ce qu’ils appellent « le numérique » (parfois mentionnée comme « société numérique », « société de l’information »). Leur objectif est d’être en phase avec les tendances actuelles de consommation de cette société telles qu’ils se les représentent (par exemple la lecture sur support numérique). Le « numérique » (et notamment l’édition d’ouvrages numériques) serait donc pour eux à la fois un moyen à mettre en œuvre et un objectif à atteindre, plutôt pour anticiper les évolutions tant du côté des autres éditeurs (d’un point de vue concurrentiel ou non) que du côté des lecteurs, libraires, bibliothécaires.
La région Rhône-Alpes et la « société de la connaissance »
Une première particularité est à souligner concernant les activités de la Région vis-à-vis spécifiquement de l’édition scientifique numérique : les acteurs rencontrés évoluent dans des services distincts au sein de la Région, et ont des objectifs différents. Ces derniers ne sont pas inconciliables, mais il est intéressant de noter que ces services fonctionnent séparément et donc, ne collaborent pas sur des projets liés à la communication numérique des sciences. Ainsi, le positionnement de la direction de la culture s’inscrit plus largement dans des questions liées aux différentes filières de l’industrie culturelle qu’elle soutient (ont été évoqués en particulier le cinéma et la musique enregistrée) ; l’édition scientifique ne rentre que très peu (voire pas du tout) dans ces missions.
Par ailleurs, du côté du service de recherche, innovation et technologie, la Région a une visée plus large que la communication entre chercheurs et la valorisation de la recherche auprès des acteurs du monde socio-économique : elle cherche une diffusion des résultats de la recherche la plus large possible, notamment dans l’optique d’une plus grande participation au débat citoyen. En ce sens, nous pouvons dire que ces objectifs se rapprochent de ceux des éditeurs dans l’aspiration à un élargissement du public.
La volonté des acteurs politiques de la Région est aussi de rassembler les organisations (Universités, centres de recherche, pôles de compétitivité, acteurs socio-économiques et notamment les petites et moyennes entreprises) sur des projets régionaux : la région souhaite se positionner comme un « ensemblier » pour éviter que les différents acteurs ne « sectorisent » leur activité, et pour « stimuler l’innovation ». Nous pouvons supposer qu’à travers cela, la Région cherche aussi à valoriser sa position en tant qu’échelon le plus pertinent, au regard des autres niveaux de collectivité territoriales que sont le département et la ville ou la métropole.
L’objectif annoncé est à la fois une valorisation de la région auprès de ses habitants (personnes physiques et morales : citoyens et entreprises), un rayonnement au niveau national et international qui permettrait d’« attirer des investissements » et de « mettre en place des partenariats avec d’autres régions qui comptent », en Europe et ailleurs. La Région semble souvent tournée vers le monde socio-économique : elle tenterait ainsi de faire le lien entre l’université et les organismes privés rassemblés sur un même territoire. Ce lien nous semble participer du mouvement de professionnalisation des universités et d’une volonté d’inscrire le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche dans le « tissu économique », afin qu’il contribue aux avantages concurrentiels que la Région pourrait mobiliser.
Cette finalité telle qu’affirmée par la Région est en définitive plus large que celle évoquée par les éditeurs. En effet, la science et la technique (ainsi que l’innovation parfois incarnée dans un ensemble flou qu’est « le numérique ») serait pour la région un facteur important de développement de tout un ensemble d’éléments, rassemblés en ce que ces acteurs politiques appellent une « société de la connaissance ». Ces acteurs y voient à la fois un moyen de développement économique, une émancipation des populations (par la connaissance, à travers notamment la « formation tout au long de la vie »), mais aussi la possibilité d’accroître leur compétitivité au niveau mondial et de rayonner pour avoir l’opportunité de mettre en place des collaborations avec d’autres régions dans ce même schéma. Ceci semble bien être un point qui révèle l’ampleur des promesses et attentes qui s’incarnent en partie à travers « le numérique », expression restantabordée comme un ensemble indéfini.
Conclusion
Nous voyons que ces différentes catégories d’acteurs (structures éditoriales, acteurs politiques) sur un même territoire (la région), intègrent « le numérique » dans leurs logiques propres. Pour chacun d’eux, il existe un ensemble d’attentes et de promesses liées au numérique semblant similaires et qui permettraient que ces acteurs « se rencontrent », et en particulier que les régions se saisissent des questions liées à l’édition d’ouvrages scientifiques. Cependant nous constatons que les moyens mis en place concernant « le numérique » sont difficilement conciliables et répondent à des objectifs sous-jacents distincts.
En effet, nous remarquons que le terme « numérique » est employé indifféremment par les acteurs, comme un ensemble flou correspondant à une indétermination cognitive certaine mais flexible, et renvoyant ainsi à tout un ensemble d’éléments, différents selon les catégories d’acteurs (et même au sein d’une même catégorie d’acteurs). Par exemple, pour un éditeur, « le numérique » renverrait au format numérique d’un ouvrage édité (epub, pdf), alors que pour un acteur politique régional « le numérique » ferait appel à tout un ensemble de technologies développées et mobilisables pour diffuser la connaissance, et communiquer sur le territoire (le serious game en est un exemple). Ce flou autour d’une expression qui semble pourtant être aussi bien une source d’attentes que le moteur de stratégies, est sûrement l’une des raisons rendant difficile la conciliation entre les objectifs et moyens mis en œuvre par les acteurs éditoriaux et territoriaux.
Malgré cela quelques projets voués en partie à l’édition numérique émergent et rassemblent l’ensemble de ces acteurs (comme le pôle éditorial Grenoble Alpes), liés à la restructuration en cours des universités (création des Comue). Il est pour l’instant compliqué d’anticiper les évolutions de ces projets ; notons toutefois que si « le numérique » n’est toujours pas clairement défini, il risque de rester un obstacle à leur construction. Une étude sur la constitution de ces pôles et leur aménagement au sein des Comue (ainsi qu’un regard avec d’autres régions) permettrait de mieux appréhender les conséquences de ces projets sur les stratégies des acteurs.
Dans cette optique nous voyons que les universités (et les futures Comue), en tant qu’établissements de tutelle de certaines maisons d’édition, ainsi qu’établissements (de plus en plus autonomes et en compétition aux niveaux national et international) formant à la recherche et la diffusion des savoirs, entrent également en jeu dans les relations entre éditeurs et acteurs politiques régionaux, au même titre que les chercheurs, étant à la fois auteurs et lecteurs de cette production scientifique (et pris dans leurs propres enjeux). Nous avons ici fait le choix de nous focaliser sur les relations entre éditeurs et acteurs politiques de la Région, mais il nous paraît pertinent de prendre également ces autres catégories d’acteurs en compte.
Références bibliographiques
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Robin, Christian (2011), Le livre dans l’univers numérique, Paris : La Documentation française.
Rouet, François (2007), Le Livre. Mutations d’une industrie culturelle, Paris : La Documentation française.
Auteur
Édith Laviec
.: Doctorante au Gresec (Université Grenoble Alpes). Prépare actuellement une thèse sur les enjeux territoriaux liés aux nouvelles formes d’édition d’ouvrages scientifiques, pour laquelle elle bénéficie d’une allocation régionale.