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De l’accessibilité à la programmation événementielle : les nouvelles stratégies des acteurs de la mise à disposition dans les domaines cinématographique et audiovisuel

29/03/2016

Résumé

La dernière décennie a été marquée par un élargissement des modalités de distribution des contenus cinématographiques et télévisuels des prescripteurs traditionnels au principe de mise à disposition (VOD, TVR, SVOD). Or, contre toute attente, ce dernier s’accompagne de nouvelles logiques de programmation. Celles-ci organisent l’offre de plus en plus par le recours à l’outil marketing de l’événementialisation. Nous nous proposons ici d’analyser des usages inédits des événementiels : Festival-Direct-to (S)V0D, les sorties Day & date, l’Avant-première TV, la prescription orientée des sites VOD, etc. Ils s’inscrivent dans un processus de ré-intermédiation de la programmation en proposant de nouvelles formes d’éditorialisation illustrant la ré-articulation des modèles socioéconomiques à l’ère numérique.

Mots clés

Programmation, événement, ré-intermédiation, éditorialisation, VOD.

In English

Title

From Accessibility to Event Programming: the New Strategies of the Availability’s Actors in the Cinematographic and Audiovisual Area

Abstract

An enlargement of the distribution’s forms of film and television contents of the traditional prescribers to the principle of availability (VOD, TVR, SVOD) was observed during the last decade. Against all odds, that principle seems to be accompanied by new forms of programming logics, which increasingly organizes the offer by using an “eventialization” marketing tool. We propose here to analyze new uses of events: Festival Direct-to-(S) V0D, Day & Date, preview TV, prescription-oriented VOD sites, etc. They are part of a re-intermediation process of programming by proposing new forms of editorial work illustrating the re-articulation of socio-economic models in the digital age.

Keywords

Programming, event, re-intermediation, editorial work, VOD.

En Español

Título

Desde la accesibilidad a la programación de eventos: las nuevas estrategias de los actores de la disponibilidad

Resumen

La última década estuvo marcada por un ensanchamiento de las modalidades de la distribución de contenidos de cine y de televisión de los prescriptores tradicionales para principio de disponibilidad (VOD, TVR, SVOD). Pero a pesar de todo, parece que ir acompañado de nuevas formas de lógica de programación, la organización de la oferta cada vez más por el uso de la herramienta de marketing de eventos. Nos proponemos aquí analizar nuevos usos de evento: Festival Direct-a- (S) V0D, Día y Fecha salidas, vista previa de televisión, sitios orientados recetados VOD, etc. Forman parte de un proceso de re-intermediación de la programación mediante la propuesta de nuevas formas de editorialización que ilustran la rearticulación de los modelos socio-económicos en la era digital.

Palabras clave

Programación, evento, re-intermediación, editorialisación, VOD.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Cailler Bruno, Taillibert Christel, «De l’accessibilité à la programmation événementielle : les nouvelles stratégies des acteurs de la mise à disposition dans les domaines cinématographique et audiovisuel», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°17/3A, , p.49 à 59, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2016/supplement-a/03-de-laccessibilite-a-programmation-evenementielle-nouvelles-strategies-acteurs-de-mise-a-disposition-domaines-cinematographique-audiovisuel/

Introduction – Entre programmation et mise à disposition : logiques croisées

Depuis que se sont harmonisées les pratiques de consommation de l’image animée en salles au début du XXe siècle, la notion de programmation a toujours accompagné l’histoire de l’exploitation cinématographique. Celle-ci implique l’intervention d’un programmateur, le directeur de l’établissement cinématographique, qui fait ici office de prescripteur, qui décide qu’en tel lieu et à tel moment seront projetés des films choisis. Son travail est par ailleurs conditionné par l’intervention d’un autre niveau de prescription, celui des choix et du calendrier de la distribution. Cette notion a dès lors continué de marquer le développement des relations entre le spectateur et l’œuvre, que ce soit dans les milieux caractérisant le non-commercial (ciné-clubs, cinémathèques, festivals, etc.) comme dans le cadre de l’avènement de la télévision, où plus que jamais la notion de programmation devient prégnante dans les stratégies économiques comme dans les pratiques de consommation.

Les différentes mutations technologiques qui ont contribué à élargir la distribution à différents supports physiques ou dématérialisés sont venues ouvrir progressivement la porte, pour les acteurs de la diffusion cinématographique et audiovisuelle, à de nouvelles modalités d’exploitation des fonds, par le biais d’une logique de mise à disposition progressive, orchestrée en France par la chronologie des médias. Les deux grandes étapes de cette nouvelle phase sont, en premier lieu, l’édition de vidéos matérialisées, qui a constitué une première expérience de mise à disposition de films, sans contraintes matérielles liées à une grille de programmes, introduisant donc une logique toute différente dans la gestion des catalogues de droits pour les ayants droit, comme dans la façon de consommer les films pour les spectateurs, qui deviennent alors des visionneurs. En second lieu, le développement d’Internet a offert de multiples possibilités de développement de la présente logique, avec l’exploitation de la vidéo dématérialisée sur des plateformes de Vidéo à la Demande (VàD) et de télévision de rattrapage (TVR), selon différentes modalités économiques : paiement à l’acte (VàD transactionnelle), publicité, sur abonnement (SVàD).

Or, dans un phénomène de recombinaison industrielle, ces deux logiques distinctes tendent à fusionner au niveau des stratégies des opérateurs. Tout d’abord, des logiques élargies de mise à disposition sont introduites dans les stratégies des prescripteurs traditionnels : nous entendons par là, la valorisation des catalogues et des droits acquis de distribution sous toutes les formes physiques ou dématérialisées de la consultation, en dehors de la programmation calendaire et diffusée. C’est le principe même de la télévision de rattrapage, mais c’est aussi ce qui explique qu’un certain nombre de distributeurs (ou la plupart des diffuseurs avec leurs propres stocks) aient progressivement décliné leur activité vers l’édition DVD dans un premier temps, puis la VàD dans un second temps (Carlotta offre, dans le secteur cinéphilique, un exemple intéressant de ce phénomène). Plus surprenant, dans un deuxième élan, de nouvelles logiques de programmation tendent à poindre dans les stratégies des différents opérateurs travaillant dans le secteur de la mise à disposition.

C’est autour de ce second point que s’articulera la problématique du présent article : comment, prenant acte du besoin de prescription inhérent à la diffusion culturelle, des logiques de programmation s’introduisent progressivement dans les stratégies marketing des opérateurs œuvrant dans le secteur de la mise à disposition des produits cinématographiques et audiovisuels ? Pour ce faire, nous avons adopté une approche privilégiant l’histoire socioéconomique des industries de contenus. Nous avons observé l’usage des outils de marketing promotionnel et l’environnement de manipulation de sites de mise à disposition de contenus cinématographiques et télévisuels disponibles en France. La programmation a déjà pu subir une tension, qui en a prolongé le sens, avec le passage du modèle éditorial au modèle de flot à travers l’élargissement des grilles et le principe de la multidiffusion, puis avec l’avènement des modèles du compteur et de club privé (bouquets de chaînes). Il s’agira ici d’envisager, dans une filière intégrée de l’image en constitution, ce que les ponts et les résistances, les coexistences et les hybridations (Moeglin, 2007, p. 156) qui les unissent aussi désormais au modèle du courtage informationnel (Bouquillion, Miège, Moeglin, 2011, p. 156) font à la programmation. Notre principale hypothèse de travail consistera ainsi à développer l’idée selon laquelle la réorganisation d’une logique de programmation utilise le levier de l’« événementialisation » de l’offre. Ce constat n’est pas étonnant au regard de l’usage répété et constant, dans l’histoire de l’exploitation de l’image animée à des fins lucratives, de l’événementiel comme outil marketing privilégié à travers l’organisation de soirées de gala et avant-premières organisées dès l’époque muette, mais aussi à travers la mise en place de calendriers promotionnels jouant sur le suspense pour « créer de l’événement » autour de la sortie des films (stratégie de dévoilement progressif des éléments du film, par le biais de l’affichage, qui se perfectionnera ensuite autour de la conception de teasers, précédant la sortie du trailer, etc.).

L’utilisation que nous ferons du concept de programmation s’appuie sur les différents travaux menés dans le domaine des industries culturelles, en particulier, au niveau des modèles d’affaires, ceux de Pierre-Jean Benghozi et Thomas Paris, qui lient intimement la notion de programmation à celle de prescription, en avançant le fait que « L’offre, dès lors qu’elle implique une intermédiation avec le consommateur, se structure autour de pôles de prescription, dont la valeur réside dans la capacité à offrir une variété et une exclusivité » (Benghozi, 2003, p. 225). Ils distinguaient par ailleurs, au sein du périmètre de la « mise à disposition » qui retient notre attention, le paradigme Push de l’offre unique (TV à péage, TV gratuite, pay per view) et de l’offre multiple (Bouquet) et le paradigme Pull et son offre atemporelle (VOD). La programmation numérique est par ailleurs largement discutée au travers de la question de l’évolution de l’intermédiation et de son éventuelle désintermédiation/ré-intermédiation. Jean-Louis Missika y voit avec la post-télévision une démédiation (Missika, 2006, p. 39), en tant que perte par les diffuseurs de leur pouvoir d’intermédiaire entre les producteurs de contenus-événements et les téléspectateurs. C’est exactement à ce point qu’intervient notre réflexion, liée aux moyens expérimentés par les acteurs de la mise à disposition pour réinventer les modalités d’une ré-intermédiation.

Les observations dont rend compte le présent article s’appuient sur un travail d’analyse des choix opérés par différents acteurs dans la conception de leurs interfaces de mise à disposition de produits cinématographiques et audiovisuels sur Internet. Un corpus de sites les plus représentatifs, commerciaux ou cinéphiles, intégrés ou indépendants, a servi de terrain d’étude à cette recherche, dans sa phase exploratoire.
Notre propos s’articulera autour de deux parties successives, qui aborderont les deux facettes complémentaires de ce phénomène. Dans un premier temps, nous interrogerons la façon dont des formes de programmation événementialisée sont introduites dans les pratiques promotionnelles des opérateurs traditionnels de la mise à disposition sur la base d’un nouvel appariement marketing fortement influencé par la captation de l’attention, puis dans un second temps, nous nous pencherons sur l’utilisation d’Internet comme espace renouvelé de prescription.

La programmation événementielle au service de la promotion des opérateurs de la mise à disposition : le nouvel agenda marketing

Les opérateurs de la mise à disposition de produits cinématographiques et audiovisuels souffrent par définition d’une difficulté à promouvoir leur activité, globalement centrée sur l’exploitation d’un fonds global qui ne permet pas de faire ressortir, dans une campagne spécifique, des produits porteurs. Ainsi leurs campagnes promotionnelles adoptent-elles deux stratégies : une communication sur la marque, classique et qui en ce sens ne nous intéresse pas ici, et une communication centrée sur l’entrée de nouveaux titres dans le catalogue, promue au titre d’événement.

Nous centrerons ici notre réflexion autour de deux types de pratiques. Les premières liées à la création d’événements « classiques », en tant que formules marketing éprouvées, et les secondes autour de la réintroduction de la notion d’événementiel dans les outils de communication mobilisés lors de la sortie de films, tous supports confondus, à travers un jeu lié aux interférences entre les multiples fenêtres d’exposition utilisées.

Les événementiels en présentiel classiques

La création d’événements en présentiel, reposant sur la programmation dans un lieu et une durée spécifique d’un événement précis, fait partie de ces stratégies promotionnelles mises en œuvre par les opérateurs qui nous intéressent ici, et en particulier des éditeurs de vidéo matérialisée ou dématérialisée. L’expression Festival-Direct-to-(S)VOD ou Festival-Direct-to-DVD est aujourd’hui utilisée, selon la stratégie mise en œuvre, pour désigner ces techniques marketing innovantes consistant à s’appuyer sur les festivals pour promouvoir la sortie d’un film en DVD ou en VàD. Il s’agit en substance de miser sur une projection événementielle en festival pour soutenir la campagne promotionnelle accompagnant la sortie d’un film en VOD, en SVOD ou en DVD, en particulier bien sûr pour les films qui ne bénéficient pas d’une sortie en salles. Pour ces films-là, comme le suggère Jon Reiss, « la sortie en festival EST la sortie en salle » (Reiss, http://www.thinkoutsidetheboxoffice.com, 2010), et partant de ce principe, cet événementiel est mis à profit dans la communication au même titre qu’une sortie en salle. La société pionnière, au niveau mondial, dans cette stratégie est IFC Films, une société de distribution étasunienne basée à New York et spécialisée dans la distribution de films indépendants et de documentaires. Elle expérimente dès 2006 la mise en place d’« IFC Festival Direct », fondé sur le principe d’une diffusion en festival concomitante avec la sortie en salle, utilisée comme plateforme promotionnelle (1).

D’autres événementiels sont proposés, selon les mêmes logiques marketing. Ainsi, les éditions vidéo liées à la captation de spectacles musicaux ou comiques, sont fréquemment accompagnées de soirées promotionnelles centrées sur l’artiste à l’honneur, dans des contextes variés, mais toujours centrés autour de ce principe promotionnel(2).

Nous pouvons aussi citer un autre cas particulier, celui de l’édition vidéo de films du patrimoine, pour laquelle le recours à un marketing événementiel a pour objectif de promouvoir la sortie de films qui ne relèvent pas de l’actualité récente, mais le plus souvent d’une restauration. Leur lancement donne lieu à plusieurs types de « programmations » : des expositions, des émissions radiophoniques, des premières dans des salles prestigieuses (l’Auditorium du Louvre, celui du Musée d’Orsay, etc.) ou de nouveau dans des festivals de cinéma, ce qui nous ramène à la toute première stratégie ici mentionnée. La très forte médiatisation de la sortie de l’Homme de Rio au festival de Cannes 2014, dans le cadre de Cannes Classics, mais menée par TF1 Droits audiovisuels, est un exemple significatif de ces nouvelles stratégies. Cannes Classics ne cache d’ailleurs pas, depuis sa création en 2004, la dimension clairement promotionnelle de son activité, puisque cette section se propose de « mettre le prestige du Festival au service du cinéma retrouvé, des copies restaurées et des ressorties en salles ou en DVD des grandes œuvres du passé » [Site Festival international du film]. La création du festival Lumière à Lyon, tout entier dévolu à l’idée « d’événementialiser le cinéma de patrimoine » (Ferenczi, telerama.fr, 2013), constitue un moment charnière dans l’épanouissement de ces nouvelles stratégies de programmation événementielle.

Les événementiels multi-supports

D’autres stratégies marketing innovantes sont identifiables, liées cette fois à la transformation en « événement » de sorties concomitantes sur différentes fenêtres de diffusion. Ces expériences s’insèrent au cœur de débats et réflexions souvent très houleux, liés au contournement des calendriers propres à la chronologie des médias considérée comme trop régulatrice en la matière. Ces stratégies, dites de Day & Date, concernent les sorties simultanées ou rapprochées de films sur de multiples fenêtres d’exploitation et, par extension, tous les nouveaux modes de distribution de films qui combinent plusieurs fenêtres d’exploitation. Sortir un film, simultanément ou quasi simultanément, sur plusieurs supports donne ainsi la possibilité de réaliser une communication spécifique. Ce sont bien sûr les distributeurs indépendants, et donc les films fragiles, qui sont le plus sensibles aux atouts que représentent ces nouvelles pratiques, qui en dehors des aspects purement promotionnels, présentent d’autres avantages : elles offrent une réponse en termes d’accessibilité aux films, hors piratage, en particulier pour les spectateurs dits « empêchés », pour des questions géographiques, familiales ou professionnelles ; elles tendent à favoriser la diversité culturelle, en offrant un public élargi à des films mal exposés en salles, par le biais d’une communication différente, d’outils marketing innovants, portés par les communautés cinéphiliques actives sur les plateformes de VàD ; elles permettent enfin de soutenir les distributeurs indépendants, en limitant, par le biais de la mutualisation et d’une meilleure segmentation des publics visés, les coûts de communication inhérents à la sortie des films (voir dossier de presse).

Historiquement, en France, les premières expérimentations de ce principe sont liées à l’exploitation de films produits par et pour la télévision, mais dont les diffusions télévisuelles furent envisagées comme des avant-premières promotionnelles en vue de leur sortie quasi simultanée dans les salles de cinéma – technique que l’on désigne aujourd’hui sous l’expression Avant-première TV. On se souvient ainsi, en France toujours, de la sortie du film suédois Sarabande d’Ingmar Bergman, diffusé sur ARTE le 14 décembre 2004, la veille de sa sortie en salles, ou encore du film franco-belge La Journée de la jupe de Jean-Paul Lilienfield, de nouveau diffusé sur ARTE le 20 mars 2009, cinq jours avant sa sortie en salles. L’expérience est élargie à d’autres supports avec le documentaire Home de Yann Arthus-Bertrand, dont la sortie mondiale est orchestrée le 5 juin 2009 sur tous les médias : il est proposé gratuitement sur le site YouTube (en six langues), est l’objet d’une projection en plein air sur l’esplanade du Champ de Mars à Paris dans le cadre de la journée mondiale de l’environnement, et est diffusé sur France 2 ce même jour.

Le phénomène s’intensifie au tournant des années 2010, avec une série d’expérimentations liées à l’extension de ce principe non plus seulement à la télévision, mais à la VàD : les Avant-premières VOD. La valse est ouverte avec la sortie très médiatisée de Film Socialisme de Jean-Luc Godard, disponible pendant deux jours – les 17 et 18 mai 2010 – en VàD sur le site FilmoTV, avant sa sortie en salles le 19 mai et en même temps que les projections du film dans le cadre de la section « Un certain regard » du Festival de Cannes (site Les inrocks).

Le principe de l’Avant-première VOD s’étend ensuite rapidement à d’autres formules fondées sur les mêmes stratégies : l’Ultra-VOD, qui repose sur la sortie d’un film exclusivement en VàD quelques jours ou quelques semaines en amont de son exploitation en salles – le film continuant d’être disponible en VàD une fois le film sorti en salles -, ou plus largement le Day-and-date (ou Day-to-date), liée à la sortie simultanée – ou très rapprochée – d’un film sur multi-supports. La société de distribution étasunienne IFC Films a de nouveau expérimenté très tôt ces pratiques, sous l’expression de First Take, avec la sortie simultanée en salles et en VàD de films tels que C.S.A. : The Confederate States of America (Kevin Willmott, 2004), American Gun (Aric Avelino, 2005), Russian Dolls (Cédric Klapisch, 2005), etc.

Dans le cadre global du soutien apporté à la diversité culturelle, et donc en l’occurrence aux distributeurs indépendants, porteurs de films fragiles à la distribution en salles incertaine, plusieurs expérimentations sont menées au niveau européen. Avec le soutien financier du programme Media, dans le cadre de l’appel à projets « Circulation des films à l’ère du numérique », l’ARP (Société civile des Auteurs-Réalisateurs-Producteurs, d’obédience française) coordonne en particulierle programme expérimental Spide Day & Date, qui mobilise 21 structures européennes du secteur cinématographique.

Dans le développement de ces expériences, les stratégies très classiques depuis longtemps utilisées dans le lancement des films, et plaçant la notion d’événement au cœur du modèle communicationnel, sont aujourd’hui repensées au gré des besoins induits par les nouvelles technologies et une « programmation multimodale » (Cailler, 2011, p. 133). La place privilégiée accordée à la notion d’Avant-première est révélatrice de ce phénomène, que l’on retrouve d’ailleurs tel quel dans la politique de certaines télévisions de rattrapage – évoquons le positionnement de Disney Channel-Avant-première permettant, comme l’annonce Numericable, de découvrir « le meilleur des programmes Disney Channel une semaine avant tout le monde » (Site Numericable).

Au-delà de la polarisation des contenus entre « contenus grand public » et « contenus de niche » (Bouquillion, 2008, p. 271), nous faisons le constat d’une une polarisation des usages des outils déjà mentionnée. D’un côté, ces outils servent plutôt à renforcer la fidélisation, la mesure et la persistance des goûts dans une démarche de cobranding, de marketing relationnel et d’affirmation de la marque ; de l’autre côté, ils accompagnent aussi la découverte et constitution des goûts. Des stratégies de distinction et de différenciation se prolongent dans la réinscription de l’animation opposée au matraquage publicitaire et à la « saturation de la relation aux publics » (Cailler, Lacroix-Masoni, 2014, p. 29).

La programmation événementielle au service de la prescription des acteurs de la mise à disposition : une nouvelle offre marketing

La seconde grande logique concerne les tendances globales relevant, chez les acteurs de la mise à disposition, d’un travail de prescription sur Internet. Ce dernier semble lié à une lecture programmatique, a priori antinomique avec le fondement de ces nouveaux services.

Nous aborderons cette tendance selon deux points de vue successifs, en focalisant notre analyse sur la façon dont elle est maniée par les acteurs de la VàD, tout d’abord pour les grands groupes, majoritaires et commerciaux, puis par les acteurs dont le travail relève davantage d’une logique cinéphile.

Pour les acteurs majoritaires de l’offre en VàD, la logique de prescription s’apparente avant tout à une orientation de la consommation vers les produits porteurs, selon le principe des têtes de gondole longtemps usitées dans le domaine marchand en présentiel. Plusieurs pratiques se distinguent dans le but d’orienter la consommation. Il s’agit tout d’abord de mettre en avant les nouveautés : des films récents et ce, afin de mieux le vendre au consommateur. Entre 150 et 300 titres sont retenus, selon les opérateurs, au titre de « nouveautés ». Ensuite, les têtes de gondoles proprement dites, qui sont en fait une sous-partie au sein des nouveautés, sont sélectionnées en fonction de critères strictement économiques (les films qui se vendent le mieux) et de critères plus subjectifs liés aux stratégies menées par les opérateurs (les films dont on pense qu’ils se vendront le mieux). Il est ensuite question de valoriser les derniers ajouts sur le site. La nouveauté se décline ici au niveau de l’activité du site et non plus du strict calendrier des sorties cinématographiques. Mentionnons aussi l’organisation de sections spécifiques pour les films en direct-to-Vod (3) et e-cinéma(4), considérés comme une plus-value, en termes d’exclusivité, pour la plateforme. Intervient de même une sélection par le prix, reprenant le principe de la « promotion » usité dans le commerce traditionnel.

Parallèlement à ces premiers critères, une sélection plus subjective, qui s’annonce comme qualitative et non purement commerciale contrairement aux autres modes de prescription, valorise les « coups de cœur » d’une équipe éditoriale enfin incarnée. En contrepoint, les choix et les expériences d’une une communauté d’usagers servent de base à un travail de prescription : à travers des rubriques mettant en exergue les « meilleures ventes », le critère de « popularité » étant proposé comme un élément décisif dans le choix de consommation.

Nous retrouvons donc ici des pratiques extrêmement communes d’un point de vue commercial, et qui répondent à une volonté de la part de ces prestataires d’organiser une prescription orientée à l’intention des usagers, se calquant essentiellement sur les critères des sorties en salles (marketing démesuré autour de quelques films en première exclusivité, médiatisation de leur popularité, etc.). Cette prescription orientée est intéressante dans la mesure où elle guide l’usager dans ses choix de consommation, traçant les lignes d’une logique programmatique dans un site dont la raison d’être est avant tout la mise à disposition d’un vaste catalogue de droits audiovisuels.

D’autres logiques prescriptives, plus intéressantes, émergent parallèlement sur la Toile, essentiellement portées par les acteurs plus cinéphiles que les précédents. Celles-ci reposent davantage sur une programmation au sens traditionnel du terme, pratiquée par les salles d’exploitation et les acteurs de la diffusion non commerciale (ciné-clubs, festivals, etc.), ou un diffuseur hors-norme comme ARTE. La programmation adopte plusieurs visages que nous abordons successivement.

Portée par la plateforme MUBI, le principe d’une programmation quotidienne renouvelle totalement le principe de la SVOD : chaque jour, un film est proposé au visionnement des adhérents, et reste disponible en ligne pendant 30 jours avant de laisser la place à d’autres titres. Il y a donc en permanence 30 titres seulement accessibles sur la plateforme. Les critères de choix des films reposent sur des principes éminemment cinéphiliques. MUBI précise que ces films sont « choisis avec soin », et qu’il s’agit « des meilleurs films cultes, classiques et indépendants, récompensés par les plus grands festivals » (Site MUBI). Le site indique d’ailleurs être animé par une « équipe de cinéphiles », programmant les « films qu’elle adore » (Site MUBI), assumant donc totalement la subjectivité de ses choix. La notion de programmation est donc ici déterminante, et il est très intéressant de constater que MUBI se présente comme un « cinéma en ligne » (Site MUBI), s’identifiant donc davantage à une salle d’exploitation, choisissant les films à l’affiche et organisant une rotation régulière des films proposés, qu’à une plateforme de VàD proprement dite.

Parmi les autres stratégies de programmation réalisées dans le domaine de la VàD, nous relevons des liens forts entretenus avec le concept de festival, et ceci selon deux modalités. La première consiste pour les plateformes VàD à établir des partenariats avec des festivals en présentiel afin de proposer à une communauté élargie de bénéficier de la programmation dudit festival. MUBI a ainsi passé des accords avec de nombreux festivals parmi les plus grands à travers le monde(5), afin d’organiser des programmations exceptionnelles en résonance avec ces grands événements cinéphiliques. Universciné, plateforme de VàD français dédiée au « cinéma indépendant », travaille dans cette direction, programmant par exemple, en 2015, 19 films en compétition au festival Cinéma du Réel (Paris, 19-29 mars 2015) pendant toute la durée du festival et pendant le mois qui suit directement la manifestation. La version belge de la plateforme, Univerciné.be, propose le même service, à travers par exemple un partenariat avec le Brussels International Fantastic Film Festival (7-19 avril 2015) dont la programmation était disponible selon le même calendrier sur ladite plateforme de VàD (Site universcine.be).Cette tendance s’observe enfin sur des plateformes moins classiques, à l’image de Vimeo on Demand, dont le fonds est avant tout constitué de films amateurs, et qui annonce pour 2015 la mise à disposition sur son site de la collection de films du Toronto International Film Festival (Lechevalier, 2014).

L’utilisation du concept de festival par les plateformes de vidéo à la demande se retrouve dans des initiatives plus audacieuses encore, consistant pour ces acteurs à créer, de toutes pièces, leur propre festival en ligne, afin de promouvoir leur activité de diffusion régulière. L’exemple le plus connu, sur le territoire européen, est le festival Streams, créé par EuroVoD, réseau de plateformes indépendantes de VoD spécialisées dans le cinéma art et essai(6), dont Universciné pour le territoire français (Site universcine.com). L’initiative entend servir la « diffusion d’un cinéma d’auteur indépendant et fragile », mais aussi « la promotion des technologies numériques en tant que vecteur de distribution légitime de films inédits et de qualité » (site ecrannoir.fr). Ce festival programmait sur un mois, lors de son édition 2013 (15 novembre-15 décembre), 16 films inédits hors de leur pays de production, dans neuf pays européens. La manifestation était compétitive, un jury international étant réuni afin de décerner un prix du jury, doublé d’un Prix du public européen remis par les usagers. Comme dans les festivals en présentiel, les films peuvent être visionnés par le biais d’un achat à l’unité, ou à la suite de l’acquisition d’un pass offrant l’accès à l’intégralité du programme (site universcine.com). Portée par des plateformes de VàD aux orientations clairement cinéphiliques, cette initiative totalement calquée sur le dispositif festivalier en présentiel témoigne de la volonté des acteurs de la mise à disposition de créer des interfaces de médiation avec un public sur lequel ils entendent avant tout jouer un rôle d’éducation à l’image. Cette médiation passe avant tout par le recours à une logique de programmation, par laquelle le visionnement est l’objet d’un cheminement balisé, clairement circonscrit, tel un parcours de découverte préconçu par des passeurs de culture, reposant sur des valeurs – artistiques et culturelles.

Evoquons également les « cycles » que proposent à leurs usagers certaines plateformes VàD à travers des approches thématiques offrant un regard transversal sur certaines œuvres du catalogue global. À titre d’exemple, citons le cycle en cours en avril 2015 sur la plateforme suisse LeKino, intitulé « Hommage aux femmes » (site lekino.ch), ou encore les cycles « terrorisme islamique », « mafia italienne » et « enfance en zone de conflit » en cours à la même période sur la plateforme espagnole Filmin (site filmin.es). Cette dernière est aussi à l’origine d’une programmation rappelant la politique de MUBI, par laquelle elle propose le « thème du jour », ouvrant que quelques films rassemblés autour d’un point commun (7). Universciné est aussi friand de ce type de pratiques, proposant de façon concomitante plusieurs cycles thématiques, rassemblant chacun six films sous un thème commun (site universcine.be).

Ainsi, à travers le développement de ces multiples stratégies, les acteurs indépendants proposent différentes pistes de réappropriation de modèles d’événementialisation depuis longtemps éprouvés dans le présentiel, réintroduisant des logiques de programmation au sein même de la mise à disposition. Il est probable que les acteurs intégrés se réapproprient, par la suite, ces stratégies qui font leur preuve en termes de captation et fidélisation du public.

Conclusion

Globalement, ces expériences offrent une réponse à la question posée par la désintermédiation qu’occasionne la délinéarisation des programmes cinématographiques et audiovisuels avec leur mise à disposition sur la Toile. Elles s’appuient sur la réintroduction d’une logique de prescription passant, ici, par une œuvre de programmation calquée sur des techniques très traditionnelles, et par l’affichage d’une interface très fortement éditorialisée. Ce positionnement adopte donc une logique totalement inverse à celle qui prévaut par exemple à des initiatives, telle celle du Centre National de la Cinématographie, dont le catalogue de référencement récemment ouvert sur Internet se veut au contraire totalement neutre et adopte un positionnement strictement informationnel.

Ainsi, la « réarticulation » des modèles socio-économiques, ou leur post-rationalisation, loin d’aplanir la polarisation des industries de contenus, l’inscrit dans de nouveaux agencements programmatiques, tributaires d’une persistance des habitus socioprofessionnels (animation versus imposition) autant que d’hybridations des dispositifs de mise à disposition. Et si de nouvelles éditorialisations des usages technologiques – toujours basés principalement sur les deux types idéaux de la présentation de l’offre et de l’aide au choix (Benghozi, Paris, 2003, p. 225) – s’imposent et se prolongent sur les nouveaux supports, elles se font à travers l’éditorialisation de pratiques culturelles encore largement à décrire, et qui sont le moteur même de la remédiation (Cailler, 2011, p. 135) et de la ré-intermédiation de la programmation. L’événementialisation catalyse ce processus en réinscrivant la mise à disposition dans « l’hyper-offre » (Benghozi, 2012) et son parcours pluri-médiatique, tout en reconfigurant un rendez-vous « valorisant » et lisible pour tous les publics. Reste à savoir si ceux-ci formeront des communautés suffisamment pérennes et rentables pour valider ces modèles hybrides.

Note

(1) Les premiers films distribués ainsi par IFC Films sont Jar City (Baltasar Kormàkur, 2006), Beautiful Ohio (Chad Lowe, 2006), It’s a Free World (Ken Loach, 2007)…

(2) À titre d’exemples de ce phénomène : la soirée très médiatisée organisée au Grand Rex, à Paris, pour la sortie du DVD et Blue-Ray de This is it (26 février 2010), ou encore la soirée au Divan du Monde dédiée au lancement du DVD du groupe Metallica Through the Never (31 janvier 2014).

(3) Direct-to-VoD : sortie d’un film directement en VOD, sans exploitation en salle.

(4) Concept très récemment exploité, l’e-cinéma n’est en rien différent du Direct-to-VoD, mais est utilisé par les producteurs pour signifier au spectateur qu’il s’agit d’un film de prestige, bénéficiant de moyens de production conséquents. Wild Bunch a lancé cette vogue en France.

(5) Entre autres, les festivals d’Abu Dhabi, Berlin, Cannes, Mar del Plata, … (pour une liste exhaustive, voir https://mubi.com/festivals/)

(6) Filmmit.com (Autriche), Universciné (France), leKino.ch (Suisse), Volta (Irlande), Filmin (Espagne), Good!Movies (Allemagne), Netcinema.bg (Bulgarie).

(7) Le thème du 10 avril 2015 était par exemple « David Lynch, avant et après Twin Peaks ». Site de Filmin, page d’accueil [en ligne] consulté le 10 avril 2015 https://www.filmin.es/

Références bibliographiques

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Benghozi, Pierre-Jean (2012), « Audition de Pierre-Jean Benghozi, Professeur à l’école Polytechnique et Directeur de recherche au CNRS », 3 octobre 2012 [en ligne] : http://www.culture-acte2.fr/topic/0310-audition-de-pierre-jean-benghozi-professeur-a-lecole-polytechnique-et-directeur-de-recherche-au-cnrs/

Bouquillion, Philippe (2008), Les industries de la culture et de la communication Les stratégies du capitalisme, Grenoble : PUG.

Bouquillion, Philippe, Miège, Bernard, Moeglin, Pierre (2013), L’industrialisation des biens symboliques Les industries créatives en regard des industries culturelles, Grenoble : PUG.

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Moeglin, Pierre (2007), « Des modèles socio-économiques en mutation » (p. 151-162), in Bouquillion, Philippe, Combès, Yolande (dir.), Les industries de la culture et de la communication en mutation, Paris : L’Harmattan.

Reiss, Jon (2010), Think Outside the Box Office : The Ultimate Guide to Film Distribution and Marketing for the Digital Era, Hybrid Cinema [en ligne] http://www.thinkoutsidetheboxoffice.com/

Auteurs

Bruno Cailler

.: Bruno Cailler est maître de conférences à l’Université de Nice Sophia-Antipolis. Socio-économiste des médias et des industries culturelles, l’économie de la production des contenus audiovisuels est son champ initial de recherche. L’économie des télévisions locales et participatives, la télévision connectée et sociale, et le transmédia sont ses champs de recherche les plus récents.

Christel Taillibert

.: Christel Taillibert est maître de conférences à l’Université Nice Sophia Antipolis, département Sciences de la communication, où elle dirige le Master 1 information-communication. Elle appartient au laboratoire LIRCES. Ses recherches se développent autour de l’histoire des rapports image / éducation, des festivals de cinéma, des interfaces éducatives sur Internet dans le domaine du cinéma et de l’audiovisuel.