Analyse des activités info-communicationnelles territoriales : le déploiement de dispositifs sociotechniques au service du modèle de « gouvernance ouverte »
Résumé
L’expression de « gouvernance ouverte » s’est imposée dans les discours sociaux comme un modèle collaboratif et transparent inspiré du mouvement open source. Nos travaux observent que les institutions territoriales s’appuient sur ce modèle dans l’évolution de leur mode de gestion. Fortement imprégnées par un finalisme technologique, ces structures dans un mouvement hétérogène déploient des dispositifs numériques qui visent à concrétiser un idéal d’intelligence collective. L’analyse de la plateforme Influents permettra d’étudier la configuration sociotechnique du dispositif et de conduire une analyse fine des usages et représentations qu’elle développe.
Mots clés
Participation, collaboration, gouvernance ouverte, communication.
In English
Title
Analysis of territorial communicational activities: the use of technical devices in order to promote the model of « open government »
Abstract
The term of « open government » has been definite in the media as a collaborative and transparent model inspired by the open source movement. Our paper observes that territorial institutions use that model to make a transformation of their management. These structures in a disordered movement use digital tools to achieve the objective of collective intelligence. The analysis of the platform « Influents » will study the socio-technical configuration of the device and conduct a detailed analysis of uses and representations that it raises.
Keywords
Participation, collaboration, open government, communication.
En Español
Título
Análisis de las actividades comunicacionales territoriales: el uso de dispositivos técnicos fin de para promover el modelo de « gobierno abierto »
Resumen
El término « gobierno abierto » se ha desarrollado en el discurso social como un modelo colaborativo y transparente. Nuestro trabajo observa que las instituciones territoriales dependen de ese modelo para operar una transformación de su gestión. Estas estructuras desplegar dispositivos digitales tienen como objetivo alcanzar un ideal de la inteligencia colectiva. Análisis de la plataforma Influents estudiará la configuración socio-técnica del dispositivo y llevar a cabo un análisis detallado de los usos y las representaciones que se desarrolla.
Palabras clave
Participación, colaboración, gobierno abierto, comunicación.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Akrab Hakim, «Analyse des activités info-communicationnelles territoriales : le déploiement de dispositifs sociotechniques au service du modèle de « gouvernance ouverte »», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°17/3A, 2016, p.21 à 36, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2016/supplement-a/01-analyse-activites-info-communicationnelles-territoriales-deploiement-de-dispositifs-sociotechniques-service-modele-de-gouvernance-ouverte/
Introduction
La « feuille de route numérique » définie par le CIMAP (Comité interministériel pour la modernisation de l’action publique) en avril 2013 présente l’ouverture des données publiques comme le levier de la transformation de l’action publique locale. En introduction du document, Axelle Lemaire, secrétaire d’État chargée du numérique, confirme la volonté d’orchestrer une « réinvention » de la décision publique par le recours à l’innovation technique : « La transparence de l’action publique, la gouvernance ouverte à la participation citoyenne, le développement des activités économiques, la réinvention des services publics par le numérique sont des valeurs essentielles à promouvoir en France ». L’expression de « gouvernance ouverte » fait ainsi sa première apparition dans un document officiel français. Toutefois, si elle renvoie à une hétérogénéité d’expérimentations à l’échelle territoriale, cette notion tend à réactiver les idéaux de participation, de collaboration et de consensus. Ce travail a pour objectif de démontrer que le mouvement en cours s’inscrit dans un projet de renouvellement des modes de gouvernance territoriaux sur le modèle de « gouvernance ouverte ».
L’évolution des pratiques sociales a amené de profonds changements dans les modes de « faire société » à l’échelle territoriale. Les institutions sont ainsi contraintes d’adapter leur mode de gestion à un nouvel impératif de transparence imposé par la médiatisation des relations sociales. Les dispositifs numériques empruntent ainsi un large éventail d’applications, de services et de contenus éditoriaux que les territoires exploitent dans leurs stratégies de développement économique et social. Les métropoles se sont saisies de cet enjeu en créant des services dédiés à l’expérimentation de dispositifs techniques s’inspirant de l’idéologie open source. Les pôles ou services innovation numérique sont un exemple de cellules développant une activité transversale qui articule programmation informatique, design de services et édition de contenus. Les liens étroits qu’elles entretiennent avec les secteurs associatif et économique leur permettent d’exercer la fonction d’incubateur en matière d’innovation sociale et technique. Par conséquent, une question centrale se pose : quels cadrages des pratiques et enjeux sociaux recouvre la définition d’une relation médiatisée avec les acteurs territoriaux ? L’objectif est d’analyser les formes info-communicationnelles et techniques qui caractérisent le modèle de gouvernance ouverte. Ainsi, notre réflexion adopte une série de questionnements inspirés de ceux soulevés dans le volume 7 de la revue Tic et Société intitulé « Formes et enjeux de la collaboration numérique ».
- Dans quelle mesure les relations de coopération médiatisées par les dispositifs numériques s’avèrent-elles aussi comprendre des enjeux de visibilité et de domination ?
- Peuvent-elles contribuer à favoriser l’émergence d’un nouvel ordonnancement des rapports sociaux ?
- Quels sont les enjeux, notamment en termes de pouvoir ou de contrôle, associés au modèle de gouvernance ouverte ?
Notre méthode d’enquête se concentre sur la plateforme de participation citoyenne Influents adoptée par les acteurs territoriaux du territoire nantais. L’analyse du dispositif repose sur le déploiement de trois outils méthodologiques : tout d’abord l’application d’une grille d’analyse dont l’objectif est d’en étudier la configuration sociotechnique, les usages, représentations et normes prescrites par les concepteurs ; ensuite, l’observation participante du réseau durant une période de deux mois dans le but de développer une connaissance de la culture communautaire de ce serious game ; enfin, deux entretiens semi-directifs conduits avec le concepteur de la plateforme Influents et le chargé de mission du projet « Nantes 2030 ».
Le projet de concertation citoyenne « Nantes 2030 » développé par la métropole de Nantes servira de contexte d’analyse de notre étude. Une fois cette description réalisée, l’étude de la configuration sociotechnique de la plateforme Influents apportera un éclairage sur l’émergence d’une « communauté en réseau ». Elle soulèvera que l’expérimentation des dispositifs collaboratifs contribue à l’affirmation d’une collaboration créative tournée vers la conception d’événements et de projets. Ce mode de collaboration intégré au modèle de gouvernance ouverte favorise ainsi la constitution d’alliances inédites et temporaires entre acteurs locaux.
La « gouvernance ouverte » : l’emprise technique sur l’évolution de la gestion territoriale
Dans ses travaux sur les réseaux sociaux, Fabien Granjon critique la transposition de logiques « connectives » à des organisations collectives en précisant que leurs initiateurs, souvent soumis à des enjeux économiques et politiques, négligent la complexité des interactions entre ces espaces d’actions (Granjon, 2012, p. 24). Le questionnement principal de cette partie porte sur la transposition d’un modèle issu des communautés numériques à des territoires. Quelles pratiques et acteurs ont favorisé son ancrage dans l’activité territoriale ? La plateforme Influents est incluse au programme « Nantes 2030 » reposant sur une démarche prospective autour des services de la métropole. Ce projet initié en 2010 invite les acteurs territoriaux à poursuivre une concertation autour de l’innovation sociale et technique. Dans cette logique, la « gouvernance ouverte » intègre la participation citoyenne comme un instrument de la gestion territoriale. Paradoxalement, ce modèle contribue à l’expérimentation de dispositifs en portant un regard réflexif sur la participation. Ainsi, l’autonomie et la collaboration se définissent comme les principales caractéristiques d’un nouveau « design de la participation » à l’échelle territoriale.
Le modèle de gouvernance ouverte érigé en modèle social
Les termes de « gouvernement » et de « gouvernance » ont la même étymologie ; ils renvoient à l’action de diriger, le gouvernail du navire étant à l’origine de la métaphore. Toutefois, dans l’exercice du pouvoir une nuance distingue ces deux termes. Yves Sintomer et Loïc Blondiaux différencient la notion de « gouvernement », rigide et autoritaire de la « gouvernance » définie comme un processus souple et impliquant une pluralité d’acteurs. Selon leur analyse quatre critères majeurs définissent la notion de gouvernance.
« Il y aurait gouvernance dès lors que différents acteurs publics seraient engagés dans une action ; qu’il y aurait un partenariat public/privé ; que les politiques publiques seraient guidées par une approche pragmatique et expérimentale, plutôt que tournées vers l’application de décisions prises par les instances hiérarchiques compétentes ; et qu’enfin, le processus de décision passerait par des voies plus informelles qu’autrefois, en partie découplées des institutions classiques » (Sintomer, Blondiaux, 2009, p. 32).
Le modèle de gouvernance ouverte appliqué aux territoires reprend ces critères en conférant à la technique, l’objectif de structurer les procédures d’échanges entre les acteurs. Dans ce cadre, la participation citoyenne est perçue comme un instrument de gouvernance. Notre entretien avec le chargé de mission du projet « Nantes 2030 » confirme cette conception.
« Le récent élargissement du territoire métropolitain (24 communes) nous a poussé à revoir la question de l’intégration des acteurs et de la participation dans une approche d’animation territoriale. Les débats dans la sphère publique autour de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, du projet urbain Île de Nantes ou du pôle d’affaires EuroNantes servent aussi à expérimenter des nouvelles procédures en phase avec les évolutions sociales du territoire. La plateforme Influents en est un exemple, les concepteurs ont reçu notre soutien tout en restant autonomes dans leur démarche. » (Entretien réalisé le 15 octobre 2015)
Cette représentation de la participation incluse dans un projet de développement territorial est critiquée par le géographe et politiste Jean-Pierre Gaudin. Selon son analyse, le pléonasme de « démocratie participative » constitue un habillage né du « croisement de conceptions scientifiques et d’innovations gestionnaires qui accompagnent la gouvernance territoriale » (Gaudin, 2002, p. 52). Loïc Blondiaux soutient que « la démocratie participative s’apparente à une série d’exercices de communication dans lesquels l’enjeu réel est bien plus de signifier l’intention de faire participer que de faire participer réellement » (Blondiaux, 2009, p. 64). Les observations suivantes confirment la difficulté à définir des cadres d’action stables partagés par les différents acteurs de l’action territoriale. Yves Sintomer dans son ouvrage La démocratie impossible va dans cette direction et insiste sur l’incapacité des institutions à innover dans la gestion des dispositifs participatifs.
« Le modèle participatif s’est vu reprocher une imagination institutionnelle limitée qui se bornait à ajouter des espèces de conseils locaux à la démocratie représentative classique. Ce modèle s’est vu également reprocher une conception peu élaborée et spontanéiste de la participation et le fait de ne pas avoir véritablement thématisé le lien potentiel entre participation, espace public et délibération. » (Sintomer, 1999, p. 78).
En effet, le déploiement de dispositifs techniques illustre l’adoption d’une vision performative de la participation ayant évacué l’enjeu délibératif au profit de la co-production et de la collaboration. Au sein de la métropole de Nantes, la supplantation ou la superposition des dispositifs participatifs numériques aux traditionnelles consultations publiques révèle la conduite d’une nouvelle politique. Selon le concepteur de la plateforme Influents, des dynamiques sociales fortes ont imposé aux institutions territoriales ce changement.
« En matière d’expérimentation numérique, le Grand Ouest connaît une effervescence particulière depuis ces cinq dernières années. Saint-Brieuc et Rennes ont ouvert la voie dans l’ouverture des données publiques en créant un modèle de coopération entre développeurs informatiques, associations militantes et institutions territoriales. À Nantes, la maire Johanna Rolland a engagé la ville et la métropole dans une nouvelle conception de la participation citoyenne. Par exemple, les réunions publiques ont été remplacées par des « promenades urbaines » qui rassemblent et attirent un nouveau public. Le grand débat sur la Loire a rassemblé plus de dix-mille personnes sur les réseaux sociaux, le site demainmaville a recensé plus des trois milles contributions. Par ailleurs, la transparence informationnelle permise par les outils numériques a contribué à générer un regain de confiance chez les acteurs. L’effet de croyance et la sincérité dans la conduite de ces actions ont un impact fort sur le résultat. » (Entretien réalisé le 15 octobre 2015)
L’appropriation des technologies exerce ainsi un rôle décisif dans le passage d’une conception normative de la participation concentrée sur l’encadrement des échanges, à une conception rationnelle davantage tournée vers le soutien à l’action.
En outre, la gouvernance ouverte contribue à la « mise en technologie de la participation » à travers des architectures techniques qui à la fois cadrent les usages et laisse une liberté d’organisation à la communauté d’utilisateurs. Albert Meijer dans ses travaux sur la participation relève cette spécificité.
« La gouvernance ouverte est non seulement une question d’ouverture en termes d’information, mais aussi d’ouverture sur le plan interactif, productif et technique. » (Meijer, 2012, p. 24)
Toutefois, d’autres chercheurs comme Michael Hardt et Antonio Negri vont plus loin dans leur ouvrage Multitudes et n’hésitent pas à utiliser l’expression de « démocratie open source ».
« On peut donc voir la démocratie de la multitude comme une société open source, c’est-à-dire une société dont le code source est révélé, permettant à tous de collaborer à la résolution de ses problèmes et de créer des programmes sociaux plus performants. » (Hardt, Negri, 2004, p. 134)
Les théories de « l’intelligence collective » ont en commun d’insister sur le rôle central des experts et techniciens dans la diffusion de ce nouvel idéal collaboratif. Dans le cas de la plateforme Influents, le designer de services Bastien Kespern souligne que la technique peut exercer le rôle « d’accélérateur » sans toutefois s’imposer face à des pratiques ancrées socialement.
« Dans une étude réalisée sur la participation des jeunes du territoire nantais nous avons observé deux tendances fortes : un manque d’engagement collectif et le fait que ces jeunes sous-estimaient le « poids » qu’ils pouvaient exercer dans la vie politique. Suite à cette étude, la conception d’Influents est née d’une provocation : peut-on envisager la démocratie comme un jeu ? Dès lors, le concept de serious game est venu naturellement cependant la volonté première est de créer un hub regroupant les acteurs de Loire-Atlantique. L’outil a ainsi pour objectif de favoriser l’action citoyenne sur le territoire et non de créer un nouvel espace de participation. Notre ambition se résume à l’objectif simple d’accompagnement de l’action citoyenne. Les médias locaux et des acteurs politiques ont présenté Influents sous un angle beaucoup plus technophile. » (Entretien réalisé le 15 octobre)
Patrice Flichy note cette que valorisation stimule l’imaginaire social de la technique qui en soi n’est « ni une production rhétorique qui n’embraye jamais sur la réalité, ni une prévision » (Flichy, 2001, p. 7). Par conséquent, dans l’observation des dispositifs sociotechniques, il convient de tenir à distance ce « tissu discursif » produit essentiellement par les « représentations journalistiques et la littérature de vulgarisation » pour s’en tenir aux pratiques réelles des acteurs (Rebillard, 2007, p. 34).
La collaboration et l’autonomie comme nouveau « design » de la participation
La plateforme a été créée par deux designers de services et un développeur informatique diplômés de l’École de Design de Nantes. Durant une année l’équipe a conçu le dispositif en séparant la partie « vidéoludique et narrative » de la création technique déléguée au développeur. Cette collaboration a débouché sur la construction d’un dispositif hybride dont la démarche est décrite selon ces termes :
« Influents se situe au croisement des genres, piochant dans les réseaux sociaux, le jeu de rôle et le coaching : Réseau social, en proposant de mettre en relation des porteurs d’événements avec des citoyens, Jeu de rôle, en apportant à l’expérience cette petite dimension ludique qui fait tout son charme, Coaching, en vous accompagnant dans la construction de votre influence. » (site internet Influents)
Figure 1. Page d’un compte utilisateur Influents
Ainsi, une version bêta d’Influents a été lancée en février 2013 dans un contexte local de concertation autour de la participation citoyenne. Le dispositif a reçu le soutien de la métropole à travers la présentation de la plateforme dans le cadre de « Nantes 2030 ». La participation à ce projet a permis d’initier une coopération avec « Démocratie Ouverte ». L’association a apporté un soutien technique et financier aux projets promouvant la gouvernance ouverte. Elle a assisté les concepteurs d’Influents dans la définition de la politique de confidentialité du réseau. Cette dernière repose sur trois axes : une libre réutilisation des données en respect du droit de paternité, la protection des données de tout usage commercial et à terme l’ouverture technique du dispositif en open source. L’ouverture des codes sources du dispositif permettrait ainsi aux développeurs informatiques (amateurs ou non) d’intervenir au niveau technique afin de créer de nouvelles fonctionnalités. Ce choix explique le refus d’intégrer Influents aux dispositifs délibératifs de la métropole. La volonté de préserver l’autonomie de la plateforme a été plusieurs fois affirmée par l’initiateur du projet.
« La collaboration et le partage d’informations s’inscrivent dans un projet de promotion de l’intelligence collective. Nous avons tout de suite compris qu’un partenariat ou une délégation de la plateforme dénaturerait complètement notre démarche. La protection des données personnelles et les informations diffusées sur le réseau soulèvent des questions éthiques importantes et sur lesquelles nous n’avions aucune garantie. » (Entretien réalisé le 15 octobre 2015)
La notion d’« intelligence collective » se rattache à l’idéologie du mouvement open source. Son ancrage théorique demeure incertain et elle donne lieu à de multiples définitions selon le contexte d’analyse et la discipline. Dans un travail de confrontation des différentes conceptions Arlette Bouzon et Laurent Mourillon retiennent que l’intelligence collective est au final « considérée comme une propriété émergente du collectif dont le fonctionnement dépend du réseau de connexions entre acteurs pour construire collectivement un sens à la situation » (Bouzon, Mourillon, 2011, p.56). Dans sa proposition Olivia Rousset-Belin introduit l’objectif de performance souvent délégué à la technique « l’intelligence collective renvoie à la capacité des individus à s’auto-organiser afin d’atteindre, dans l’action et collectivement, une performance d’un niveau supérieur » (Rousset-Belin, 2012, p.87). En outre, la plateforme a contribué à sensibiliser les acteurs locaux au « design de la participation ». Cette expression renvoie aux modalités suivant lesquelles :
« les technologies organisent des relations entre acteurs politiques (citoyens, décideurs, représentants de la société civile, etc.) et cadrent leurs pratiques de participation (mobilisations, consultations, délibérations, votes, etc.), contribuant ainsi à rendre opérationnelles certaines conceptions de la démocratie et de la citoyenneté ». (Badouard, 2014, p.56)
La construction de la figure de l’« habitant actif » ou du « bon citoyen » et donc des vertus éducatrices de ces dispositifs a longtemps prévalu sur la conduite de délibérations. En réaction aux « systèmes fermés », les dispositifs participatifs inspirés du mouvement open source favorisent la création d’une autorité distribuée qui assigne facilement un rôle aux participants. Sur Influents la configuration sociotechnique de l’outil est présentée comme modulable selon l’évolution des usages des utilisateurs.
La définition d’une méthode d’analyse des dispositifs sociotechniques territoriaux
Ce volet s’appuie sur la méthode employée par Josiane Jouët et Coralie Le Caroff dans l’analyse ethnographique des plateformes participatives sur le web. Les deux chercheuses proposent « une observation artisanale sur le net en s’inspirant de la longue tradition de recherche en ethnographie » (Jouët, Le Caroff, 2013, p. 154). Elles précisent la nécessaire réduction du nombre d’outils analysés et la définition d’une grille d’analyse sociotechnique. Dans le cadre de la plateforme Influents trois directions d’analyse ont été privilégiées : le cadre sociotechnique défini par les concepteurs et le caractère hybride du dispositif ; l’exploitation de données de fréquentation dans le but d’affiner la connaissance des usages et des utilisateurs ; la culture communautaire du réseau et les modes de collaboration développés.
La définition de l’expression « dispositifs sociotechniques » permet de mieux cerner les objectifs de ce travail de recherche. Bernard Miège souligne que les dispositifs techniques comportent la spécificité d’articuler « une complémentarité et une stabilité entre les éléments composant le dispositif, une articulation entre des outils et des contenus, et des usages bien spécifiés, in situ et à distance, sinon de façon ubiquitaire » (Miège, 2007, p. 48). Cette définition insiste sur l’hétérogénéité des dispositifs et rejoint ainsi la définition originelle proposée par Michel Foucault. Elle souligne la complexité des liens entre la configuration technique des dispositifs et le développement des usages. Le terme « sociotechnique » met en lumière que ces objets procèdent à une double médiation :
« La médiation est en effet à la fois technique car l’outil utilisé structure la pratique, mais la médiation est aussi sociale car les mobiles, les formes d’usage et le sens accordé à la pratique se ressourcent dans le corps social » (Jouët, 2000, p. 518).
De ce fait, le modèle de gouvernance ouverte se manifeste dans les institutions publiques par l’imposition de normes techniques, d’usages et de représentations qui se renouvellent dans les activités territoriales.
Le jeu et la socialisation au service de la construction d’une communauté en réseau
Le dispositif Influents, toujours en ligne sous une version « bêta », présente une nette démarcation entre trois grandes fonctionnalités : une gestion du compte joueur inspirée des serious games, un suivi de l’information partagée sur le modèle des réseaux sociaux et un moteur de recherche comme outil de veille informationnelle. Les fonctionnalités relevées convergent toutes vers l’accès ou la diffusion de contenus informatifs au service d’une activité participative. Le tableau ci-dessous souligne que ces fonctionnalités décrivent une « structuration bipolaire » du dispositif car elles façonnent aussi bien des usages « silencieux » de réception des contenus informationnels qu’une production et une interaction entre utilisateurs. La « gratification symbolique » qui constitue un enjeu central du web participatif (Proulx, 2009, p. 23) est représentée par la dimension vidéoludique. La reconnaissance et l’autorité des utilisateurs se construisent par l’acquisition d’un niveau en fonction d’un seuil de points. Le niveau de départ et le déblocage de compétences dans six thématiques (administration, culture, développement durable, économie, solidarité, transports) sont évalués lors de l’inscription à la suite d’un questionnaire. Le compte joueur est ainsi associé à un processus immersif afin de garantir l’appropriation d’usages. Dans le cadre d‘Influents l’enjeu de construction d’une communauté est articulé à l’intensité des échanges et des traces laissées sur le réseau. L’observation du designer confirme l’objectif de « fédérer sur une même plateforme plusieurs outils que l’on pouvait retrouver auparavant sur des sites spécialisés » (entretien réalisé le 15 octobre 2015). La « gamification » et le réseau social permettent la production d’un flux d’activités quasi continu qui s’avère essentiel pour la socialisation et la construction d’une communauté.
Compte joueur |
Profil |
Moteur de recherche |
|
Accès/Gestion |
Niveau / Points |
Information diffusée |
Tri par mots clés |
Collaboration |
Compétences des contacts |
Inviter à un événement sur le territoire |
Tri par types d’acteurs |
Actions |
Entrer en contact avec les utilisateurs au niveau du territoire |
Créer un événement sur le territoire |
Disposer d’une base de données informationnelle |
Figure 2. Tableau d’identification des fonctionnalités de la plateforme
Par ailleurs, selon Dominique Cardon le développement des réseaux sociaux et du « Web 2.0 » ont favorisé la constitution de « communautés faibles » (Cardon, 2008, p. 17) autour de collaborations temporaires et non suivies. En misant sur un ancrage territorial, Influents a pour objectif la construction d’une communauté autour d’usages stabilisés. Un exemple particulier confirme l’émergence d’une communauté d’utilisateurs dont l’activité s’inscrit en prolongement des débats de la sphère publique. Le détournement de la plateforme par des militants d’extrême droite au cours des premiers mois de son lancement constitue un exemple de « régulation collective » caractéristique des communautés en ligne. Entre janvier et février, vingt-deux militants se sont inscrits sur le réseau qui leur servait de lieu d’échanges informationnels et de dénonciation politique. Durant le mois de février 2013, la diffusion de 24 messages à caractère diffamatoire ont été enregistrés sur Influents (données fournies par le webmaster d’Influents). En réaction à ce phénomène, certains membres actifs du réseau ont piratés et verrouillés les comptes de ces utilisateurs. La violation des conditions d’utilisation a été sanctionnée sans une intervention du comité éditorial. L’absence d’un modérateur ou d’un gestionnaire de communauté fait appel à la vigilance participative des utilisateurs. De cette manière, sur le modèle des communautés collaboratives, les concepteurs délèguent aux utilisateurs la responsabilité de définir des règles qui influent sur les « conditions d’utilisation » du réseau. Les usages développés sur les dispositifs participatifs s’assimilent donc à une « co-production » entre le cadre sociotechnique élaboré par les concepteurs (stratégie) et les tactiques des utilisateurs.
En outre, l’émergence d’une hiérarchie entre utilisateurs indique que les frontières techniques entre logique de gamification (compte joueur) et de socialisation (profil) ne sont pas effectives dans les usages et représentations des acteurs du réseau. Faussement présentées comme « anti-hiérarchique », les communautés en réseau élaborent leurs propres systèmes symboliques de reconnaissance. L’observation participante du réseau permit d’identifier plusieurs critères combinés qui hiérarchisent l’autorité des membres sur Influents : l’ancienneté reliée à la date d’inscription, le niveau acquis et une expertise technique dans les secteurs publics (économie, transports, environnement). Le modèle de serious game crée donc des rapports de force entre participants en contradiction avec l’idéal d’horizontalité du web collaboratif. Dans l’analyse des enjeux de domination au sein des communautés en ligne Mathieu O’Neil souligne qu’elles développent une « domination légitime » incarnée par un groupe d’individus tout en permettant l’émergence d’une multitude de responsables investis d’une puissance autonome (O’Neil, 2014, p. 72). Par conséquent, l’application de règles établies par les utilisateurs favorise la construction d’une communauté en réseau telle que la définit Serge Proulx :
« La notion de communauté virtuelle renvoie à des formes sociales fondées davantage sur la communauté d’intérêt que sur le voisinage géographique, la notion de communauté en réseau traduit l’appropriation citoyenne des réseaux interactifs au profit du développement de la démocratie locale » (Proulx, 2000, p. 113).
Cette définition est précieuse car elle insiste sur l’inscription spatiale des actions participatives. Elle interroge la nature des collaborations et leur organisation afin de vérifier si cette plateforme exerce sa mission de « facilitateur d’interactions démocratiques ».
Figure 3. Schéma de présentation des objectifs de la plateforme
Le schéma ci-dessus renvoie à une vision systémique de la participation qui crée une interdépendance entre acteurs d’un point de vue informationnel. Elle exclut la dimension stratégique des échanges sociaux. Néanmoins, la plateforme servirait de back office concentrant des informations sur les utilisateurs et leurs échanges. Au cours des élections municipales, Johanna Rolland candidate et future maire de Nantes s’est appuyée sur Influents afin d’exploiter les données produites sur le réseau et entrer en relation avec des collectifs d’habitants. La participation à des manifestations organisées à partir de la plateforme a contribué à développer un « réseau de militants ». L’intégration à la communauté en réseau passe dès lors par une présence dans les manifestations citoyennes organisées sur le territoire. Dans le cadre d’Influents, la notion de communauté en réseau ne se limite pas l’adhésion à une culture communautaire ou à des normes info-communicationnelles, elle se matérialise par une projection concrète sur le territoire.
L’identification de catégories d’utilisateurs et de modes de contributions
L’analyse des contributions et des inscriptions repose sur l’exploitation des données fournies par le concepteur de la plateforme. Sous forme de données brutes (jeu de données) leur mise en forme offre la possibilité de comparer la fluctuation des inscriptions et des contributions. L’évolution des inscriptions sur Influents révèle deux pics situés à des périodes distinctes : la première correspond aux deux mois de lancement de la plateforme durant les débats sur le projet de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, et la deuxième est relative aux élections municipales de 2014. Les courbes des inscriptions et des contributions sont étroitement articulées, elles révèlent le prolongement des débats locaux sur la plateforme. Notre analyse des modes de contribution s’appuie sur cette période afin de soulever l’étroite imbrication entre les stratégies connectives déployées sur les réseaux numériques et l’action territoriale des acteurs. L’objectif vise à souligner que les réseaux sociaux locaux favorisent la constitution de collaborations temporaires et inédites. Par conséquent, la plateforme Influents participerait à une diversification des liens sociaux dans l’espace local.
Figure 4. Représentation de l’évolution des inscriptions et contributions sur la plateforme.
Dans ses travaux sur les dispositifs techniques, Pierre Vachon analyse la réussite de certaines expérimentations :
« Elles n’impliquent aucune concentration de pouvoir ; elles relient des acteurs, c’est-à-dire des personnes qui ont la capacité et la volonté de prendre les initiatives, les renforcent les uns les autres et créent entre eux une complicité qui les poussent à agir ensemble » (Vachon, 1996, p. 295).
L’activité sur la plateforme soulève que les liens sociaux développés sont d’ordre « pragmatico-relationnel » (Vidal, Papilloud, 2012, p. 290). La mise en relation s’inscrit dans une stratégie d’accès à l’information ou d’intégration à une action de participation citoyenne. De ce fait, la logique collaborative renferme des enjeux stratégiques tout en élargissant le maillage des acteurs autour de la thématique participative. Par exemple, la conduite du projet des « Ateliers de la gouvernance » sur la plateforme s’est organisée sur le modèle du crowdsourcing avec des participations temporaires et hétérogènes telles que l’apport d’un expert dans le domaine juridique ou la contribution des utilisateurs à un sondage. Au total trente-quatre « Influenceurs » ont coopéré à la concrétisation d’ateliers portant sur la formation des publics à la gouvernance ouverte. Le Conseil de développement de Loire-Atlantique, la start-up Tuttivox et plusieurs conseils de quartier nantais (Dervallières-Zola-Nantes Sud) ont organisé ces trois ateliers de débats sur le territoire. Ainsi, plusieurs strates collaboratives peuvent être observées sur la plateforme, elles-mêmes reliées à des logiques d’usages privilégiant la socialisation par le jeu ou la sollicitation directe à la collaboration.
En outre, le suivi de la plateforme durant la période janvier-mars 2014 permit d’identifier les types d’utilisateurs inscrits et leurs activités dominantes. La méthode déployée repose sur le recours à un logiciel de surveillance et de veille des sites (Wysigot). Il permet l’enregistrement des modifications de contenus web (suivi des profils utilisateurs) ainsi que leurs archivages. Le traitement des données quantitatives récoltées a servi à mettre en lumière la corrélation entre le profil des utilisateurs et les usages sur la plateforme. Le graphe ci-dessous décrit cinq types d’utilisateurs recensés et les usages dominants développés sur la période janvier-mars 2014. L’identification de sept types de contributions révèle quels usages sont privilégiés par chaque catégorie d’utilisateurs. Par exemple, les militants associatifs et habitants sont les principaux promoteurs de la logique collaborative à travers une forte implication dans l’aide en ligne et la participation aux événements. Les techniciens produisent majoritairement des contributions ciblées dans la logique de gamification.
Figure 5. Activité sur la plateforme par catégories d’utilisateurs
Les modes de contribution révèlent que les utilisateurs développent une activité différenciée sur la plateforme. Les traces marquent leurs présences sur le réseau et s’inscrivent dans des stratégies de mise en visibilité des acteurs. Ainsi, derrière l’enjeu participatif se cache des attentes en matière de reconnaissance. Ainsi ce dispositif créé également un espace de présentation et de reconnaissance mutuelle tourné vers l’animation territoriale.
L’impulsion d’un nouvel ordonnancement des rapports sociaux
La troisième partie s’appuie sur l’identification des types d’utilisateurs et de contributions pour cibler dans un premier point le renversement des normes qu’opère le développement de nouveaux espaces collaboratifs. L’« usage contributif » (Millette, 2012, p. 140) imposé par ces outils instaure une activité participative et informationnelle qui élimine la représentation d’une autorité affirmée. L’activité sur la plateforme se présente comme « immersive et intégrante » en créant une hiérarchisation axée a priori sur la logique de gamification. L’objectif sera de montrer comment ces dispositifs favorisent l’intégration de pratiques tournées vers la co-production de l’action territoriale. Par ailleurs, la plateforme participe à créer potentiellement des nouvelles alliances territoriales notamment en donnant à de « nouveaux entrants » la possibilité de développer leur activité et acquérir une visibilité.
Le renversement des normes au service d’un idéal collaboratif et communautaire
Les plateformes collaboratives conçues par les collectivités territoriales s’inscrivent majoritairement dans des stratégies de gestion informationnelle plaçant au centre l’institution. L’exemple de la plateforme payante Grand Lyon Data corrobore la création de dispositifs visant la monétisation des informations de la communauté. La logique collaborative à travers ce type de dispositif se limite par une mise à disposition de « données » sans favoriser la mise en relation des acteurs. La figure 5 ci-dessus présente les contributions par type d’utilisateurs. Elle fait ressurgir que la participation au réseau impose un cadre d’usage qui varie selon les motivations et visions de la collaboration. Les rubriques incitant à l’action (créer un événement / participer un événement) enregistrent le plus d’activité. Cet usage dominant sur la plateforme met en lumière le lien entre logiques connectives et territoriales. La plateforme Influents est la première expérience de participation citoyenne qui s’appuie sur la socialisation pour créer de la participation visible au niveau territorial (événements, ateliers, formations).
Les acteurs territoriaux ont également saisi que la délibération n’avait d’intérêt que si elle s’articulait aux processus décisionnels. Le chargé de mission du programme « Nantes 2030 » confirme cette tendance en soulignant que les partenaires associatifs et économiques se concentrent sur un nouveau rôle de « soutien à l’action territoriale » (entretien réalisé le 15 octobre 2015). Sur la plateforme, les institutions territoriales sont recensées en tant qu’utilisatrices au même titre qu’un habitant. Ce principe d’égalité et d’horizontalité caractéristique de l’idéologie open source participe à la représentation de nouveaux modes de faire société à l’échelle territoriale (Pecqueur, 2010, p. 28). À travers le programme « Nantes 2030 » la métropole s’est inspirée du modèle de co-production pour concevoir dans le secteur de l’environnement un mode de gestion axé sur la sollicitation et l’intégration des structures organisées. Dans la continuité de cette conception, Influents incite à la collaboration créative à travers la promotion d’échanges d’ordre « pragmatico-relationnel » (Vidal, Papilloud, 2012, p. 290). Le recensement d’événements créés à partir de la plateforme donne une indication de la capacité des utilisateurs à élaborer en autonomie des actions citoyennes. De plus, les conflits sociaux tels que le projet de l’aéroport et le conflit des « bonnets rouges » ont instauré une méfiance vis-à-vis des dispositifs institutionnels. Le graphe ci-dessous dévoile que l’animation du réseau s’articule autour d’actions d’échanges qui renvoient à la notion de don et de volontariat issus de l’idéologie d’Internet.
Figure 6. Evolution de la participation à des actions territoriales lancées sur la plateforme
L’appropriation par les institutions des modes de collaboration expérimentés par les collectifs d’habitants et associations soulèvent un profond changement. En s’appuyant sur l’imaginaire du web 2.0, ces mêmes acteurs ont élaboré des modes de gestion des relations sociales adaptés aux contraintes de l’action territoriale. Par conséquent, les attributs de « collaboration » ou de « co-production » renferment des modèles de gestion qui se confrontent et s’influencent en vue d’une stabilisation. La gouvernance ouverte contribuerait à une forme de « relégitimation du pouvoir » dans les formes expérimentales qu’elle emprunte (Habermas, 1997, p. 176). Toutefois, le renversement des normes s’exercent dans une soumission des principes délibératifs et démocratiques aux logiques sociotechniques imposées par la médiatisation des relations sociales. De ce fait, nous constatons que ces dispositifs exercent le rôle d’intermédiaire entre les pouvoirs publics et des acteurs qui n’intègrent pas les réseaux traditionnels d’échanges avec l’autorité locale.
Vers de nouvelles alliances territoriales
La conception de dispositifs sur l’initiative d’acteurs autonomes illustre que les dynamiques territoriales se complexifient mais elle soulève aussi la difficulté des pouvoirs territoriaux à définir des dispositifs de médiation qui les encadrent. Des projets techniques tels qu’Influents renferment une promesse qui demeure difficilement tenable à long terme : générer à partir d’outils numériques, de l’activité sociale qui aurait des effets directs sur la démocratie et développement local. Le suivi de l’activité et des inscriptions ont permis de voir le caractère ponctuel des interactions sur le réseau. Cependant, les potentialités interactives de ces dispositifs sont mises au premier plan. Ils se définissent comme des espaces de collaboration où développer des « interactions sécurisés » (Coutant, Stenger, 2012, p. 220). Selon les travaux sur les réseaux sociaux menés par Alexandre Coutant et Thomas Stenger, trois critères principaux définissent cette notion de sécurité des échanges sur les dispositifs participatifs : la fiabilité technique et ergonomique du dispositif qui favorise l’appropriation de sa logique narrative ; l’absence d’exploitation politique et économique de l’information circulante ; l’absence d’une autorité ou d’une modération qui incite à une auto-gestion des utilisateurs.
Ces trois éléments ont contribué à attirer des structures organisées et des habitants soucieux d’accéder à un espace collaboratif libéré d’un contrôle institutionnel. L’exemple du projet des « Ateliers de la gouvernance ouverte » souligne que de nouveaux acteurs locaux (start-up Tuttivox, collectifs d’habitants) profitent des réseaux dont Influents, pour présenter leur activité et solliciter des collaborations. De ce fait, durant la période analysée (janvier 2013-décembre 2014) Influents s’est substitué aux outils institutionnels de mise en relation d’acteurs. Le lancement de ce dispositif dans le département Loire-Atlantique a également retenu l’attention des acteurs et des médias au point que des collectivités territoriales l’ont intégré dans leurs stratégies de communication. Ainsi, le conseil de développement de Loire-Atlantique, la ville de Nantes et la ville de Saint-Nazaire se sont appuyés sur la plateforme pour lancer des appels à participation dans l’organisation de manifestations culturelles et socio-éducatives. En outre, l’appropriation par les acteurs territoriaux de ce dispositif s’assimile à un mouvement « non-encadré » faisant émerger de nouvelles dynamiques de coopération. Si la concrétisation des échanges en projets ou actions dépend de facteurs exogènes reliés aux intentions réelles des membres, cet outil comporte la spécificité de reposer spécifiquement sur cette logique collaborative. L’absence d’une autorité développant une stratégie de contrôle des échanges et de l’accès à l’information permet de libérer les initiatives de collaboration dans une véritable entreprise d’exploitation des ressources territoriales.
Conclusion
L’analyse des formes techniques et infos-communicationnelles des dispositifs sociotechniques territoriaux révèle que les relations sociales numériques s’infiltrent dans les activités territoriales et contribuent à imposer le modèle de gouvernance ouverte. Le cas d’Influents indique que des logiques territoriales opérant à l’échelle meso exercent un rôle décisif dans la structuration des pratiques et les représentations des individus. Les idéaux de collaboration et de transparence du mouvement open source s’inscrivent dans ces logiques puissantes qui font ressurgir des nouveaux modes de gestion de relations sociales. La description détaillée en amont des logiques territoriales éclairerait l’ancrage du modèle de gouvernance ouverte au sein des institutions. Dans le cadre de notre analyse, elle permettrait de mieux contextualiser notre étude et positionner la plateforme dans la myriade de dispositifs territoriaux. Toutefois, la compréhension fine de ce mouvement implique d’approfondir notre méthode. Les types d’utilisateurs et de contributions que nous avons identifiés peuvent être confrontés au recueil des traces de navigation des utilisateurs sur la plateforme. Cette méthode enrichit l’analyse des modes d’appropriation et d’usage. Présentés comme des espaces collaboratifs créateurs de projets, il serait également précieux de vérifier comment les échanges se concrétisent en actions participatives et voir s’ils enrichissent les dynamiques territoriales.
La comparaison avec d’autres dispositifs sociotechniques expérimentés constitue un autre moyen de nous éclairer sur les formes prises par cet impératif collaboratif au niveau des activités infos-communicationnelles. Par ailleurs, les rapports entre acteurs et institutions ne s’analysent pas seulement en termes d’enjeux de domination. L’étude des « processus d’influence » entre acteurs offre une lecture pertinente et originale des rapports sociaux territoriaux (Jeanne-Perrier, 2007, p. 117). Les processus d’influence se vérifient à travers des discours, des pratiques et des échanges, cette notion permet de mettre en lumière comment les savoir-faire, projets et représentations circulent au niveau territorial. Dans cette logique, notre analyse peut répondre clairement à l’hypothèse de rapports d’ordre « pragmatico-relationnel » en lien avec la configuration des dispositifs. Ces deux notions articulées à une méthode d’enquête enrichie peuvent renforcer la compréhension de l’analyse des dispositifs participatifs territoriaux.
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Interview fondateur d’Influents : https://vimeo.com/79668093 [consulté le 15 juin 2015]
Entretien réalisé le designer de service et concepteur d’Influents (le 15 octobre 2015)
Entretien réalisé avec le chargé de mission du programme « Nantes 2030 » (le 15 octobre 2015)
Auteur
Hakim Akrab
.: Hakim Akrab est Docteur en Sciences de l’Information et de la Communication au sein du Groupe de Recherche sur les Enjeux de la Communication. Ses travaux de recherche étudient les stratégies infos-communicationnelles des structures territoriales institutionnelles, associatives et économiques. Les pratiques et dispositifs sociotechniques présentés comme expérimentaux et innovants suscitent particulièrement son intérêt scientifique.