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Lagardère, un groupe sous influence des acteurs financiers

30 Mai, 2016

Résumé

L’article s’attache à examiner l’évolution de la financiarisation de Lagardère, groupe multimédia diversifié à fort positionnement international.

Il met l’accent sur l’analyse de l’évolution de ses tactiques industrielles et financières, de ses structures managériales et de ses activités, au regard des politiques publiques de libéralisation de la circulation des capitaux et des soutiens des pouvoirs politiques successifs dont il a bénéficié.

Il examine les modifications successives dans la structure du capital de Lagardère (notamment le poids des acteurs financiers non résidents, devenus actionnaires majoritaires), puis les liens entre la financiarisation et la politique de développement du groupe (avec la recherche d’activités à fort potentiel de développement et une politique de dividendes exceptionnels), mettant au jour les liens entre économie et politique industrielle.

Il observe les grandes tendances à l’œuvre dans le conglomérat et les compare également aux tactiques de ses concurrents.

Enfin, les spécificités de Lagardère sont confrontées aux théories issues des travaux des chercheurs du champ des industries culturelles et de la communication.

Mots clés

Lagardère, industrie culturelle, modèle socio-économique, contenu numérique, financiarisation, convergence, concentration

In English

Title

Lagardère, a group Under the Influence of Financial Actors

Abstract

The article attempts to examine the evolution of the financialization of Lagardère, a versatile media group with strong international positioning.

It focuses on the analysis of the evolution of its industrial and financial tactics, their managerial structures and activities, in terms of public policy liberalization of the movement of capital and supports the successive political powers he benefited.

It examines the successive changes in the capital structure of Lagardère (especially the weight of non-resident financial players have become majority shareholders), and the links between financialization and the group’s development policy (with research activities with high potential development and a policy of special dividends), revealing the links between economics and industrial policy.

He noted the major trends at work in the conglomerate and also compares the tactics of competitors.
Finally, the specifics of Lagardère face the theories from the work of researchers of the cultural industries and communication field.

Keywords

Lagardère, cultural industries, socio-economic model, digital content, financialization, convergence, concentration

En Español

Título

Lagardère, a grupo bajo la influencia de los agentes financieros

Resumen

El artículo trata de examinar la evolución de la financiarización de Lagardère, grupo de medios diversificados que es también muy fuerte a nivel internacional.

Se centra en el análisis de la evolución de sus tácticas industriales y financieras, de sus estructuras y actividades de gestión, con relación a la liberalización de la política pública de los movimientos de capitales y al apoyo del que ha disfrutado de manera continuada por parte de los poderes públicos.

Examina los cambios sucesivos en la estructura de capital de Lagardère (especialmente el peso de los actores financieros no residentes que se han convertido en accionistas mayoritarios), y los vínculos entre la financiarización y la política de desarrollo del grupo (con actividades de investigación con alto potencial de desarrollo y mediante una política de dividendos especiales), que revela los vínculos entre la economía y la política industrial.

Considera las principales tendencias en marcha en ese conglomerado y también las compara a las tácticas de sus competidores.
Por último, se confrontan las características específicas de Lagardère a las teorías surgidas del trabajo de los investigadores de las industrias culturales y de la comunicación.

Palabras clave

Lagardère, los industrias culturales, los modelos socioeconómicos, contenido digital, financiarización, la convergencia, la concentración

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Diard Michel, «Lagardère, un groupe sous influence des acteurs financiers», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°17/1, , p.17 à 21, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2016/varia/02-lagardere-groupe-influence-acteurs-financiers/

Introduction

L’observation des mutations profondes en cours dans les industries culturelles amène à s’interroger sur le mouvement corrélatif de libéralisation des marchés financiers, engagé dans les années 1960 – 1970 aux Etats-Unis. La recherche de la valorisation des capitaux dans des activités nouvelles a entrainé une redistribution des cartes entre producteurs de contenus et groupes industriels étrangers aux activités culturelles.

En France, le septennat du président Giscard d’Estaing a favorisé une politique de rapprochement des acteurs des industries culturelles avec des groupes de l’industrie de la communication (Hachette et Matra), en amplifiant la libéralisation des mouvements de capitaux. Son successeur, le président Mitterrand, mettra fin aux monopoles publics de l’audiovisuel et des télécommunications.

Les concentrations favorisées par cette politique ont vu l’émergence de groupes à contrôle managérial, supplantant les entreprises du capitalisme familial. De nouveaux acteurs financiers sont apparus, d’énormes fonds d’investissement non résidents imposant de nouvelles normes de rentabilité.

Fabricants de matériels, tel Apple, ou de logiciels, tel Microsoft, fournisseurs d’accès à Internet, tel Google, opérateurs de télécommunications, tel Orange, en contrôlant les terminaux d’accès aux produits culturels dématérialisés ont, à leur tour, bousculé les industriels de l’information et de la culture, contraints de s’adapter au nouvel environnement.

Le groupe Lagardère est emblématique des industries culturelles en France. Peut-on rattacher ses mutations aux mutations en cours dans les industries de la culture et de la communication ? De quel poids ont pesé les acteurs financiers dans ses choix stratégiques ? Ses stratégies financières ont-elles été déterminantes ? A-t-il pris les bonnes décisions en cédant de nombreux actifs dans la presse écrite et dans la distribution ? Ses investissements dans le commerce de détail en zones de transport, dans la production audiovisuelle, dans le marketing sportif et le divertissement sont-ils adaptés aux mutations des industries culturelles ou s’agit-il d’opportunités pour dégager de la valeur pour l’actionnaire ?

Jean-Luc Lagardère, après l’échec de la tentative d’articulation des contenants et des contenus (rapprochement de Matra et d’Hachette), et le fiasco de sa chaine de télévision généraliste (La Cinq, déclarée en faillite en 1991, un an après son rachat à Robert Hersant), a accompagné les mutations en cours dans le capitalisme. Dès 1992, en effet, il a adopté un statut de société en commandite par actions (SCA), optant ainsi pour un contrôle managérial du groupe, censé le préserver de pressions trop fortes sur ses choix stratégiques après l’entrée de nouveaux actionnaires non résidents dans son capital.

Avec la création d’EADS en 2000 et la volonté des États, allemand et français notamment, de contrôler un secteur sensible, le pacte d’actionnaires entre les alliés industriels de Matra, Daimler-Benz et General Electric Company, est dissous. Les deux partenaires de Lagardère se retirent du noyau dur constitué avec les investisseurs institutionnels français (BNP-Paribas, Crédit Lyonnais, Société Générale et GAN), ouvrant le capital aux investisseurs étrangers. Les fonds d’investissement anglo-américains modifient l’actionnariat du groupe et deviennent largement majoritaires. Le fonds souverain du Qatar entre à son tour dans le capital en 2006 (6,09 %) et devient même le premier actionnaire du groupe (plus de 13 % en 2013), devant le holding de Lagardère, 9,30 %. Aujourd’hui, les fonds non résidents contrôlent 67,75 % du capital.

La nouvelle répartition du capital vient rappeler régulièrement aux dirigeants les exigences de rentabilité d’un groupe coté en bourse. De nombreuses activités historiques sont abandonnées, d’autres créées ou renforcées, modifiant largement le visage du groupe.

Nos questionnements à propos des mutations de Lagardère vont reposer sur l’examen de l’évolution d’un groupe aux activités disparates, indépendantes les unes des autres, et, de ce fait, faciles à séparer de l’ensemble pour réaliser un coup financier sous la pression des actionnaires.

Premièrement, les modifications de sa gouvernance et de sa politique financière (distribution de dividendes selon les normes du marché et endettement) apportent des éclairages sur ses réelles marges de manœuvre dans un contexte de financiarisation de toutes les activités économiques.

Deuxièmement, les réorganisations répétées des différentes branches du groupe sont la marque des tensions entre stratégies industrielles et stratégies financières. Dans quelle mesure ses discours sur sa volonté de s’impliquer totalement dans « l’ère numérique » sont-ils suivis des effets attendus ? Les accords avec les industriels de la communication comme Google, Apple et Amazon sont symptomatiques de ses faiblesses organisationnelles et le signe d’une insuffisance de savoir-faire pour appréhender les mutations en cours dans les industries culturelles à l’ère numérique.

Troisièmement, Lagardère a abandonné des pans entiers de ses activités historiques pour se développer dans d’autres secteurs d’activités ayant peu de rapport avec les industries culturelles. Le choix assumé de devenir un fournisseur de contenus culturels, une Brand Factory, choix qui alimente encore les discours des dirigeants, est-il cohérent avec ce glissement vers d’autres activités ?

Sous la pression des acteurs financiers, le groupe est devenu un conglomérat trop diversifié et fragile. Ses résultats ne lui donnent pas les marges de manœuvre suffisantes pour s’affranchir de la tutelle des acteurs financiers et imposer ainsi une stratégie industrielle sur le long terme.

Changement de modèle économique : un choc culturel

Le changement de modèle économique de Lagardère s’inscrit dans un mouvement mondial : « Dans la dernière période on a assisté à d’importants déplacements de capitaux en direction d’un vaste secteur de la communication, et particulièrement au sein de ce dernier vers les industries de contenu. Comment expliquer des déplacements en capitaux, sinon par les perspectives ouvertes par la convergence ? » (Miège, 2007).

Transformation capitalistique

Les effets de la financiarisation vont être rapides dans le groupe. Si les acteurs financiers le suivent dans ses stratégies industrielles jusqu’en 2003 (rachat de la filière édition de Vivendi, Vivendi Universal Publishing, VUP), ce sera au prix de la simplification de son organigramme et de ses activités. Lagardère est contraint d’abandonner ses dernières activités issues de Matra pour se concentrer sur les médias. Lagardère est appelé à orienter son projet industriel vers de nouvelles activités supposées avoir un fort potentiel de développement.

Les capitaux propres du groupe étant insuffisants, Lagardère a recours à l’endettement conduisant les banques à multiplier leurs exigences.

Lagardère doit alors céder des actifs déclarés non stratégiques. Depuis 2006 les investissements du groupe n’ont représenté que 48 % de ses résultats cumulés ; son chiffre d’affaires a lourdement chuté de 13 milliards d’euros en 2000 à 7,2 milliards en 2015. De 2005 à 2014, le groupe a cependant distribué plus de 3,8 milliards de dividendes. Au classement du magazine Fortune, il occupait la 396e place au classement mondial des entreprises selon le chiffre d’affaires en 2006, mais il disparaît des 500 premières entreprises en 2012.

Les transformations financières de Lagardère (modification de la structure actionnariale et recours à l’endettement) ont-elles conduit à une stabilisation du groupe tant industrielle que financière ou à une dégradation des conditions d’exploitation, qui, jointes à la nécessité de dégager de la valeur pour l’actionnaire, obligent à des changements de cap industriel, voire au renoncement à un projet industriel cohérent ?

Evolution du modèle de gestion

En effet, en faisant entrer édition, presse et distribution dans un capitalisme financier dominé par les fonds d’investissement, Lagardère les soumet à des règles auxquelles elles étaient peu habituées. Ces trois branches bénéficiaires ont apporté pendant plusieurs années le cash-flow nécessaire à une politique de concentration ambitieuse (Voir tableau 1). Désormais, ces trois branches sont invitées à dégager encore plus de marges dans un environnement en mutation : la crise économique de 2008, le recul de la publicité et, surtout, le recul de la vente de la presse magazine remettent en cause les équilibres du groupe.

Bénéfice en millions d’Euros

2000

2006

2010

2014

2015

Livre

36

232

198

Presse magazine

121

56

79

Distribution

42

117

102

Tableau 1 : Bénéfice en millions d’Euros des branches bénéficiaires

Les cadres sont soumis aux contrôles de gestion permanents et au reporting ; la publication périodique des rapports et bilans analytiques des activités étant de plus en plus une exigence des acteurs financiers pour mesurer les effets des stratégies de l’entreprise et, surtout, ses résultats ; par exemple, les start-up comme Doctissimo, leguide.com et billetreduc.com ont dû fournir un bilan financier mensuel au groupe, que leur structure artisanale ne maîtrisait pas.

Malgré les nouvelles contraintes de gestion des branches, les capitaux propres du groupe sont en fort recul et les investissements ne sont rendus possibles que grâce à l’endettement, alors que les acteurs financiers ne sont plus prêts à suivre aveuglément.

L’endettement du groupe Lagardère a toujours été conséquent en raison de la multiplication de ses emprunts obligataires. La dette a atteint 2,5 milliards d’euros en 2000, pour un chiffre d’affaires d’un peu plus de 12 milliards ; en revanche, en 2015, si l’endettement est de 1,55 milliard, le chiffre d’affaires n’est plus que de 7,2 milliards.

Les investisseurs ont l’œil sur un indicateur comptable de rentabilité, le ROE (Return on Equity, rapport du résultat net aux capitaux propres) : « Les entreprises sont censées se plier à la norme uniforme d’un taux de ROE de 15 %. Ce chiffre qui correspond à une véritable convention servant de critère d’évaluation de l’efficacité du management a été progressivement imposé par les investisseurs institutionnels, et constitue le plus souvent un exercice imposé aux entreprises cotées désireuses de bénéficier de leur investissement, quels que soient les secteurs d’activité considérés. » (Lantenois et Coriat, 2011).

Les deux économistes relèvent que « pour les firmes françaises, le seuil de 15 % a été franchi en 2007, avec un ROE médian de 17 % » ; en revanche le ROE de Lagardère, lui, se dégrade, tombant de 12,1 % au cours de la période de 1999 à 2001 à 6,5 % en 2013, selon le document de référence annuel du groupe.

Distribution des dividendes

Les dirigeants de Lagardère vont être amenés à prendre des mesures pour rassurer les investisseurs, en premier lieu, une distribution de dividendes supérieure au résultat net du groupe. Si, en 2006, le montant des dividendes, 160,4 millions d’euros, représentait 55,1 % du résultat net, en 2009 avec 165,1 millions distribués, le pourcentage est de 120,7 % ; en 2010 et 2011, 165,7 millions sont distribués aux actionnaires alors que le résultat net du groupe est négatif.

Lagardère va également distribuer des dividendes exceptionnels à la suite de cessions d’actifs. En 2005, le dividende exceptionnel est le double du dividende sur résultat grâce à la vente des actions T-Online reçues en échange de la cession de Club-Internet à Deutsche Telekom en 200.

Après la vente des actions détenues par Lagardère dans EADS et le groupe Amaury, les actionnaires reçoivent ainsi 57 % du montant des cessions. Enfin, en 2014, le groupe distribue un nouveau dividende exceptionnel consécutif à la vente des actions détenues dans Canal Plus. Les actionnaires sont les principaux bénéficiaires des cessions d’actifs.

Les dividendes exceptionnels ne sont pas le reflet de la bonne santé du groupe Lagardère ; ils résultent du poids des investisseurs et de la nécessité de répondre à la norme du système financier mondial, au détriment des investissements.

Les investisseurs ont également les yeux rivés sur le cours de l’action. Les résultats de Lagardère ont entrainé une chute du cours et les cessions d’actifs ont amputé sa capitalisation boursière au point de devenir l’une des plus faibles du CAC 40. En conséquence Lagardère sort du CAC 40 le 20 septembre 2010 et est rétrogradé dans l’indice Euronext. « Sortir du CAC 40 n’est jamais une très bonne chose en terme d’image. Cela donne moins de visibilité aux investisseurs et d’un point de vue marketing, il est toujours mieux de figurer au sein de l’indice vedette » (L’Expansion, 6 septembre 2010).

Changements de dirigeants

Les dirigeants du groupe Lagardère ont alors multiplié les mesures destinées à retourner la tendance : modification de l’organigramme, changements répétés de dirigeants, réduction de la masse salariale par un plan de départs volontaires, suppression d’activités jugées non rentables, accélération de la migration des contenus vers le numérique et développement de nouveaux modes de valorisation, notamment le commerce de détail en zones de transport (en remplacement de la distribution de la presse) et gestion des droits dans le sport et le divertissement.

La gouvernance de Lagardère a été profondément modifiée concomitamment à la financiarisation et à l’accession d’Arnaud Lagardère à la présidence du groupe en 2003 après le décès de son père. Il n’a pas hésité à se séparer de certains dirigeants historiques pour faire appel à une génération censée maîtriser les nouvelles technologies et capable de hâter la migration du groupe vers le numérique.

Le cas le plus emblématique fut celui de Gérald de Roquemaurel, le dernier descendant direct de Louis Hachette, président-directeur général du pôle presse (Hachette Filipacchi Média), membre du comité exécutif et stratégique de Lagardère SCA et, par ailleurs, gérant des NMPP et président de la Fédération internationale de la presse périodique (FIPP). Il représentait la génération de l’écrit et des magazines, celle qui a construit le groupe de presse magazine, lui-même y ayant passé trente-cinq ans : « Mon opposition professionnelle avec Arnaud Lagardère est autant une opposition de points de vue qu’un différend générationnel. Je continue à penser que les journaux ‘’papier’’ doivent garder leur place sur le marché, parallèlement au développement de l’univers numérique. Peut-être ne le pense-t-il pas. » (Le Nouvel Economiste du 1er au 7 mars 2007). Arnaud Lagardère aura alors les mains libres pour se désengager de la presse écrite dont les profits sont insuffisants pour des actionnaires.

Leader mondial de la presse magazine avec plus de 250 titres diffusés dans plus d’une quarantaine de pays, Lagardère abandonne ainsi une stratégie industrielle qui lui avait permis de devenir un groupe international.

Le groupe estimant ne pas avoir les compétences nécessaires à son passage au numérique va rechercher des compétences à l’extérieur du groupe. Il recrute par exemple Didier Quillot comme président de Lagardère Active. Ingénieur en électronique et diplômé de l’Institut d’administration des entreprises de Paris, il a fait carrière chez Thomson CSF, puis dans le groupe Canal Plus et, enfin, à France Télécom (président directeur général d’Orange France en 2001). Il apparaît alors comme l’homme de la situation, mais quitte le groupe cinq ans après, sur un bilan très mitigé. Les changements permanents de managers ont profondément déstabilisé Lagardère. Au cours de la journée d’étude Economie du journalisme organisée à la MSH de Paris-Nord le 4 juillet 2008, Vincent Giret, directeur éditorial multimédia de Lagardère Active, devait avouer : « Pour un groupe comme Lagardère Active, c’était totalement nouveau d’avoir un dirigeant qui venait du téléphone pour prendre en charge une branche médias. Honnêtement, il y avait un choc de cultures évident, et ce choc des cultures persiste. »

Les mutations au sein du groupe Lagardère se lisent aussi dans l’évolution de la composition de son conseil de surveillance, qui, dans une société en commandite, est un organe indépendant. Il a néanmoins toujours fait l’objet de minutieux dosages en fonction des intérêts du groupe ou des modifications de sa stratégie.

Compte tenu de sa politique financière, les banques traditionnelles du groupe, BNP et Crédit Lyonnais, sont très présentes jusqu’en 2000 avec l’assureur GAN. L’entrée des fonds d’investissement dans le capital est marquée par deux changements significatifs :

  • l’intronisation de « grands patrons » comme Bernard Arnault (LVMH) qui cèdera son fauteuil à son fils Antoine en 2012, Henri Proglio (Veolia), François Roussely (EDF), ou encore Yves Guillemot, le président et fondateur d’Ubisoft (élu en 2014) ;
  • l’entrée de personnalités américaines présentant un double visage, politique et financier. Ce fut d’abord Evan Galbraith, ancien ambassadeur des États-Unis en France de 1981 à 1985 sous la présidence de Ronald Reagan, qui avait été banquier chez Morgan Stanley. Il sera remplacé en 2002 par un autre ex – ambassadeur des États-Unis à Paris, Felix G. Rohatyn, président des comités de surveillance de conseil international de Lehman Brothers. Enfin, Rohatyn sera remplacé par Susan Tolson, ex-senior vice-présidente de The Capital Group Companies, l’un des trois plus grands organismes de gestion de fonds de pension au monde. Susan Tolson était spécialisée dans les secteurs des médias et du divertissement. Lagardère tente ainsi de rassurer ses actionnaires non résidents et d’affirmer son tropisme étatsunien.

Le poids des acteurs financiers dans la gestion du groupe

Les transformations financières ont des conséquences industrielles pour les branches historiques, livre et presse, du groupe Lagardère, notamment la réduction du périmètre d’activités dans la presse écrite et sa distribution.

Les acteurs financiers placent Lagardère devant une contradiction qui met en lumière l’opposition entre stratégies de court terme et de long terme. L’abandon progressif de toutes les activités industrielles de Matra, répondait à l’exigence de recentrage du groupe sur les médias. Lagardère s’était plié à ces exigences en prétendant donner « au groupe une image plus claire, donc plus forte et mieux ciblée, de le doter de meilleurs moyens d’étoffer sa surface financière » (Document de référence, 2000). En réalité, il doit séduire les marchés financiers dans le but de pouvoir souscrire des emprunts obligataires sans « covenants(1) trop rigoureux » (Ibidem).

Les acteurs financiers imposent des mesures draconiennes pour maintenir des ratios compatibles avec les normes du marché pour la souscription d’emprunts obligataires.

Changements de positionnement dans la presse magazine

En 2007, le groupe met en place un « plan d’amélioration de la performance » de trois ans comprenant plusieurs volets : des cessions d’actifs dits non stratégiques (notamment le pôle de presse quotidienne régionale), l’arrêt des titres déficitaires de la presse magazine et le passage à un mode de licence pour les titres à l’étranger, enfin un plan de réduction d’emplois de 10 % des effectifs.

Premier éditeur mondial de magazines, le groupe subit la crise du lectorat dans ses deux filières historiques, le livre et surtout la presse magazine dont l’érosion ne lui permet plus de dégager des marges suffisantes de profit et d’investissements. Il subit également la crise du marché publicitaire. Il arrête donc la publication de 12 titres en 2007, puis il vend 102 magazines édités dans 15 pays (hors France) au groupe américain Hearst, passant d’un mode d’exploitation directe à un mode de licence. Cette cession ampute le chiffre d’affaires de Lagardère Active de 381 millions d’euros, soit 21 %.Enfin, il cède 10 nouveaux titres en 2014, dont un seul était déficitaire (Be, présenté quelques mois plus tôt par Didier Quillot comme le premier magazine féminin multimédia). En moins de dix ans, Lagardère aura vendu ou fermé 230 titres de presse magazine, conservant ce qu’il a appelé ses marques fortes, c’est-à-dire les titres présentés comme des modèles types de magazines multi-supports et des modèles de développement à la forte rentabilité (Elle, Paris Match) ou considérés comme des organes d’influence (Le Journal du Dimanche).

Lagardère fait de Elle un véritable laboratoire de son développement malgré l’échec de la chaîne ElleTV, candidate à la TNT gratuite en 2012 et non retenue par le CSA. Il crée alors ElleVidéos, possédant son propre studio, déclinant les thématiques du magazine et l’actualité de sa rédaction ; l’ensemble des produits étant adaptés à tous les écrans, y compris ceux des écrans mobiles (iPhone et iPad). Il a également créé Le DailyElle, accessible sur tous les supports, destiné à séduire une lectrice jeune plus attirée par le numérique que par l’imprimé. Enfin, il a ouvert une boutique en ligne Elle Shop, accordant des licences à des entreprises qui gèrent l’ensemble de la chaine commerciale (de la fabrication de produits jusqu’à la vente) et qui paient une redevance sur le produit des ventes.

Elle est au cœur de la nouvelle orientation de la branche Lagardère Active ; mais l’éditorial est de plus en plus soumis aux impératifs publicitaires et à la recherche de nouvelles sources de valorisation. Ce virage a entrainé l’éviction de la directrice de la rédaction du magazine, Valérie Toranian, remplacée par Constance Benqué, présidente de la régie Lagardère Publicité en 2014. Le changement est lourd de signification.

Des doutes subsistent sur cette stratégie de Lagardère, se séparant de titres à la forte notoriété et encore rentables comme Psychologies Magazine, en France, ou Woman’s Day, aux Etats-Unis. Ces abandons relèvent de décisions financières à effet immédiat permettant de réduire le ratio de la dette du groupe (1,737 milliard en 2011) de 44,1 % à 42 %, rassurant les banques et les actionnaires sur le risque financier de Lagardère ; en effet, en 2011, les banques n’avaient accordé l’autorisation d’un crédit syndiqué de 1,645 milliard qu’à la condition de la réduction de la dette.

Tentative de diversification dans le numérique

La branche Lagardère Active, si elle donne la priorité au développement de ses marques fortes sur les supports numériques, fait des acquisitions pour accroître sa présence sur des sites spécialisés dans les services : comparateur de prix (LeGuide.com), billetterie de spectacles (billetreduc.com), santé (Doctissimo, Mondocteur) et information (Newsweb). Il imite en cela le groupe allemand Axel Springer.

Lagardère a surtout racheté des compétences qu’il n’avait pas dans le numérique. Mais il a payé le prix fort : il a investi près de 300 millions d’euros dans les sites mentionnés ci-dessus, sans que les résultats ne soient à la hauteur des espérances puisqu’il a dû les déprécier de 234 millions d’euros en 2012. Thierry Funck-Brentano reconnaît : « On s’est pas mal planté dans les acquisitions que nous avons faites ces dernières années dans l’environnement de Lagardère Active, y compris dans le e-commerce. » (Entretien du 30 septembre 2013). Prenant conscience des faiblesses de son développement numérique, le groupe Lagardère conclut un « partenariat stratégique » le 7 octobre 2015 avec Google visant, selon les termes du communiqué commun, « à assurer la promotion et l’accessibilité des contenus riches et variés du groupe Lagardère Active via des plateformes technologiques de Google ».

Les dispositions financières de l’accord n’ont pas été dévoilées, mais n’est-ce pas Google qui tirera le plus profit des contenus fournis par Lagardère ? Carlo d’Asaro Biondo, président de Google pour l’Europe a en effet déclaré : « Nous sommes heureux de conclure ce partenariat stratégique avec Lagardère Active pour l’accompagner dans sa transformation numérique, tout en offrant à nos utilisateurs un plus grand accès via des formats innovants aux contenus riches et variés proposés par le groupe. Nos équipes se réjouissent de cette collaboration avec l’un des leaders historiques de la production, de l’édition et de la distribution de contenus en France ».

Après ces changements de stratégie, Thierry Funck-Brentano, cogérant, témoigne des interrogations du groupe : « Comment, à partir de nos activités présentes, est-on capable de préserver et faire grandir le groupe grâce à de nouveaux développements et à un nouveau modèle économique ? » (Entretien du 30 septembre 2013).

Péripéties autour du livre (diffusion, édition)

Les activités de Lagardère Publishing (ou Hachette Livre) ont été, elles, préservées, leur profitabilité restant élevée : elles deviennent même les principales pourvoyeuses des bénéfices du groupe. Après le rachat de Vivendi Universal Publishing, leur chiffre d’affaires pèse de plus en plus lourd dans le groupe, passant de 10,7 % en 2004 à 29 % en 2013 ; mais, surtout, le livre devient déterminant dans le résultat opérationnel, passant de 29 % en 2004 à 68 % en 2013.

Lagardère découvre cependant la fragilisation des acteurs de contenus dans leurs relations avec les industriels de la communication de façon spectaculaire en mai 2014. Les livres de sa filiale américaine, Hachette Book Group, sont distribués avec des retards inhabituels par Amazon à la suite d’un conflit sur le prix de vente du livre électronique ; Hachette militant pour un prix du livre unique et Amazon souhaitant multiplier ses ventes du livre électronique (et ses tablettes) par un prix attractif, moins élevé que celui du livre papier.

« La part d’Amazon dans le chiffre d’affaires numérique du groupe pousse à la conclusion suivante : ‘’Les éditeurs sont maintenant aux prises avec des acteurs technologiques géants qui disposent d’un pouvoir de négociation considérable, mais, surtout, qui ont une logique économique différente des détaillants traditionnels’’ (…) ‘’Les éditeurs ont besoin de poids et de muscles afin de garder le contrôle sur les relations avec les auteurs, la tarification et la distribution’’, assure Hachette. Pour ce faire, et face à la concurrence, Hachette est ouvertement à la recherche de nouveaux best-sellers, avec des achats de droits internationaux et, surtout, va poursuivre ses investissements dans des structures porteuses, afin de grossir sur le territoire américain. » (ActuaLitté, 12 juin 2014).

Auparavant, Lagardère avait tenté de se mettre à l’abri d’un tel aléa en signant des accords de numérisation avec Google, puis en soutenant la concurrence entre Amazon, Apple ou Kobo ; mais le groupe a été rattrapé par le poids pris par Amazon dans la diffusion de ses livres (60 % aux Etats-Unis et 78 % au Royaume-Uni en 2013).

La stratégie de développement aux États-Unis allait connaître un coup d’arrêt en 2014 ; Hachette Book Group s’était porté acquéreur du sixième éditeur généraliste, Perseus Books (neuf maisons d’édition, 700 nouveautés par an et un catalogue de 6000 titres et un important savoir-faire dans le développement numérique). L’échec de la transaction avait porté sur le rachat de la filiale de distribution de Perseus par un tiers, Ingram, Hachette ne souhaitant pas la reprendre.

Le rachat de Perseus, objectif ambitieux et prioritaire pour Lagardère pour se rapprocher des chiffres d’affaires des groupes comme Penguin Random House, a fini par se concrétiser en mars 2016, mais la limites des niveaux d’investissements de Lagardère avait été mise en évidence ; quelques années plus tôt, le groupe aurait été en capacité de racheter l’ensemble des activités de Perseus, quitte à revendre la filiale de distribution plus tard.

Si Hachette a été préservé, c’est surtout parce que la branche a su devancer les évolutions du marché du livre et préserver ses marges. Elle a multiplié les acquisitions importantes au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, mais aussi en Espagne et en Amérique latine, puis dans les pays émergents (notamment en Asie) et anticipé la progression constante de la littérature jeunesse et des livres pratiques illustrés, dédiés aux loisirs et aux voyages. Ces livres dégagent des marges importantes, compte tenu de leur fort tirage.

Hachette a fait, par exemple, une entrée remarquée dans la bande dessinée en rachetant les Editions Albert René, créées en 1979 par Albert Uderzo et René Goscinny pour l’exploitation des droits de la série des Astérix et des produits dérivés. Après avoir recruté un nouveau scénariste et un nouveau dessinateur, Hachette a relancé la série. Astérix chez les Pictes en 2013 a été tiré à 5 millions d’exemplaires, dans 17 pays et en 23 langues ; Le Papyrus de César a été tiré, lui, en 2015 à 4 millions d’exemplaires et traduit en 20 langues.

Hachette Livre est à la recherche permanente de best-sellers et multiplie l’édition de livres dits à rotation rapide, le Livre de poche et les fascicules, ces produits entre l’édition et le produit de grande consommation, constitué d’un livret et d’un objet de collection.

Si les activités de Lagardère Publishing ont été préservées, chaque maison d’édition conservant son autonomie, on peut constater néanmoins que la fixation d’objectifs élevés et de marges en constante progression, le contrôle de gestion permanent et la création de collections de produits à rotation rapide sont autant de moyens d’influer sur l’éditorial, soumis aux règles des acteurs financiers.

Néanmoins, on peut s’interroger sur la pertinence de la cession à NewsCorp (le groupe de Rupert Murdoch) de la participation de 50 % détenue par Lagardère dans la joint-venture de Harlequin France, même si les marges de ces livres populaires sont en régression.

Lagardère, industriel de la culture et de l’information ou groupe diversifié ?

À la recherche d’un nouveau modèle économique, le groupe s’est vu contraint de changer de stratégie et d’explorer de nouvelles opportunités de développement.

Arnaud Lagardère qui a pris la succession de son père, après son décès, déclare en février 2007 au magazine Challenges : « S’il y a un tournant dans la stratégie de l’entreprise, nous avons commencé à tourner le volant il y a bien longtemps. »

Le rapport d’activité de l’année 2007 définit ainsi le futur horizon du groupe : « Lagardère se présente aujourd’hui sous un nouveau visage : celui d’un grand groupe de communication toujours actif dans les domaines de l’information, de l’éducation, de la culture et du divertissement, mais soucieux d’adapter sa stratégie aux nombreux bouleversements que connaissent les technologies de l’audiovisuel (…) Résolument tourné vers l’avenir, attentif aux exigences d’un marché mondialisé, le groupe prouve ainsi sa capacité à se réinventer pour s‘adapter à l’évolution des nouveaux comportements nés de l’ère numérique et de la mobilité. »

Lagardère est attentif à toutes les évolutions de consommation des produits culturels et informationnels : « Les industriels du contenu (…) veulent trouver des débouchés complémentaires et se positionner sur des moyens de diffusion qui sont supposés devenir très importants, les outils utilisables en mobilité et le Web. Ils veulent ensuite éviter de passer sous les fourches caudines des équipementiers. » (Bouquillion, Combès, 2007)

Le passage d’un modèle de groupe à forte présence dans l’écrit, à un groupe fournisseur de contenus et de services pour les supports numériques, n’a pas répondu totalement aux espoirs des dirigeants ; il faut cependant rassurer les investisseurs. Lagardère n’a pas d’autre choix que de poursuivre la mutation de son modèle économique pour améliorer ses résultats et distribuer des dividendes répondant aux normes du marché. En effet, « à l’heure où les contenus s’insèrent de plus en plus dans les industries de la communication, les redistributions des cartes entre acteurs industriels sont profondes ». (Philippe Bouquillion, 2008)

La production audiovisuelle

Son premier chantier concerne la production audiovisuelle. Constatant que les 16 sociétés acquises depuis une vingtaine d’années ne fournissaient leurs programmes qu’aux chaines françaises, donc à un marché fermé, la stratégie de Lagardère Entertainment s’oriente dans deux directions. D’une part, il s’aventure sur le marché de la production de fictions à vocation internationale s’inspirant du modèle américain ; ce sera la série Borgia. Constatant, là aussi, les lacunes de son savoir-faire, il doit faire appel à un producteur et scénariste américain, Tom Fontana, pour l’écriture du scénario et à des réalisateurs allemand, irlandais et britannique. D’autre part, il tente de réaliser des productions spécifiques pour les terminaux mobiles. Enfin, il va rechercher des acquisitions lui permettant de devenir un fournisseur international. Il fait sa première acquisition hors de France en Espagne en mai 2015 avec la société Grupo Boomerang TV, l’un des leaders en Espagne, également présent en Amérique latine.

Cependant, la production audiovisuelle du groupe Lagardère voit arriver de nouveau concurrents sur le marché, avec les rachats du groupe Newen par TF1, et Zodiak par Banijay, devenu un leader européen.

Les concentrations dans la production se sont accélérées en Europe, faisant monter le prix des rachats. Les opérateurs de télécommunication sont de plus en plus actifs afin de pouvoir proposer aux abonnés de nouveaux services ; ils bénéficient de plusieurs avantages sur Lagardère : les acteurs financiers, estimant le secteur trop dispersé, accordent d’importantes lignes de crédit à un taux bas.

Dans un contexte de concentrations exacerbé, Lagardère Active poursuit un changement radical, imposé par son désengagement de la presse magazine ; le chiffre d’affaires des activités de radio, production audiovisuelle et télévision (47 %) a dépassé celui de la presse écrite (43 %) en 2014, les activités digitales ne dépassant pas, elles, 10 %. D’où la nécessité de se positionner dans la fourniture de productions audiovisuelles internationales pour consolider l’activité.

De la distribution / diffusion de l’imprimé au commerce de détail en zone de transport

La situation des branches historiques de Lagardère est analysée en fonction de leur rentabilité, mais aussi de leur pérennité. La distribution de la presse, héritière des Bibliothèques de gare est une activité historique du groupe ; elle a longtemps alimenté ses profits. En diminuant son portefeuille de magazines, le contrôle de la distribution n’est plus stratégique. Les dirigeants retiennent comme hypothèse dans le document annuel de référence que le marché de la presse écrite sera divisé par deux en volume entre 2010 et 2015 et que de nombreux titres disparaîtront en raison de la chute des ventes de la presse écrite, d’une part, et de la baisse des revenus publicitaires, d’autre part ; les besoins logistiques ne seront donc plus aussi importants et la rentabilité de la branche en sera affectée.

Après s’être désengagé des 49 % de ses parts dans les Nouvelles Messageries de la Presse parisienne, devenues Presstalis en 2011 pour un euro symbolique, il annonce la mise en vente des diverses filiales de distribution, réduisant son exposition à l’activité de presse écrite.

Dans le même temps, il déclare vouloir transformer sa branche Services pour développer la commercialisation d’autres produits que les produits culturels et de presse dans les zones de transport.

La branche Lagardère Services devient Lagardère Travel Retail en 2015. Pour réussir cette mutation, il s’appuie sur son réseau existant de 4000 points de vente dans 25 pays, notamment sous l’enseigne Relay.

Lagardère va rechercher de nouvelles compétences pour hâter la mutation de la branche ; son redéploiement dans un nouvel environnement économique est soumis à des règles drastiques : le groupe ne dégagera pas de lignes de crédit pour financer les nécessaires acquisitions et Lagardère Travel Retail doit trouver des financements soit par le biais de joint-ventures, soit par cession d’actifs. Cependant les objectifs sont élevés ; au cours de l’Investor Day du groupe le 12 juin 2012, il est affirmé que « Lagardère Services Distribution is managed as a Cash Generator » (LS Distribution est managée comme un générateur de trésorerie) et la branche se voit assigner deux missions : « Strong Cash Contribution – Low Capex and High Return on capital » (Contribution à une solide trésorerie – faible flux de trésorerie pour les investissements et taux de retour sur investissement élevé).

Le pari est risqué ; d’une part, l’activité repose sur un système de concessions de surfaces de ventes dans les aéroports et dans les gares, limitées dans le temps et obtenues après des appels d’offres ; d’autre part, l’activité s’internationalise et la branche Lagardère Travel Retail découvre, comme pour la production audiovisuelle, de nouveaux concurrents, comme DFS, filiale du groupe de luxe LVMH ou Autogrill, filiale du groupe Benetton.

Le rachat en août 2015 de Paradies, un groupe présent dans 76 aéroports nord-américains, lui permet d’acquérir l’envergure internationale en s’implantant sur le marché le plus porteur, mais le poids de la branche reste encore modeste. Lagardère Travel Retail tente d’adapter les ventes vers des produits à plus forte marge et à améliorer les accords de concessions et de licences auprès des marques offertes aux passagers.

Le poids de la financiarisation a été à l’origine de cette mutation vers le commerce de détail en zone de transport, mais Lagardère devra encore attendre pour que ses résultats soient à la hauteur de l’activité de distribution d’hier.

Le « bussiness » du sport et du spectacle vivant

Pour créer une quatrième branche positionnée sur le marketing sportif, en 2006, Lagardère a recours à une croissance externe qui s’avère très coûteuse. La « machine à cash » annoncée devient rapidement un gouffre financier.

Arnaud Lagardère, pour expliquer la création de Lagardère Unlimited, avance que « le sport est dans nos gènes comme l’a montré l’investissement du groupe dans le sport automobile avec Matra Sport dès les années 60. Il est étonnant d’ailleurs que ce ne soit pas Jean-Luc Lagardère qui ait lancé ce business ». Il ajoute que « c’est une nouvelle opportunité d’exprimer notre ambition : être réactif, performant, moderne » (Conférence de presse, le 31 mai 2010).

« Les trois branches, livre, médias et services, ont un taux de croissance possible relativement faible, dit Thierry Funck-Brentano, cogérant du groupe au cours d’un entretien le 30 septembre 2013. Nous sommes un groupe coté en bourse, ce qui veut dire que nous sommes analysés chaque jour et 24 heures sur 24 par les analystes financiers. Et, au bout du compte, nous n’avons pas grand-chose à raconter en matière de croissance (…) Le sport est donc un relais de croissance et d’identification du groupe. »

Lagardère multiplie alors les acquisitions : Sportfive, le spécialiste européen de gestion des droits sportifs en 2006 pour 859 millions d’euros, Upsolut, société allemande spécialisée dans l’organisation d’événements et le marketing sportif, et IEC in Sports, gestionnaire de droits d’exploitation d’événements sportifs en Europe, en Amérique du Nord et en Asie en 2007, PR Event, société suédoise spécialisée dans le tennis, World Sport Groupe, basée à Singapour et spécialisée dans le marketing et les droits télévisés en 2008, Best, spécialisée dans la représentation de sportifs et de personnalités aux Etats-Unis, en 2009, Stadia Consulting Group, société française spécialisée dans l’exploitation des stades et des salles multifonctionnelles, en 2011, Sport Gaylord Management, agence américaine, spécialisée dans le golf et le base-ball, en 2012. Au total, Lagardère a investi 1,3 milliard d’euros en huit ans.

Lagardère a mésestimé la difficulté à gérer des sociétés disparates du business sportif, présentes dans des activités cycliques, notamment la gestion des droits des grands événements, ou dans des métiers tels que la gestion et le marketing des droits sportifs, le conseil pour la construction d’enceintes et leur gestion, la commercialisation des droits de retransmission, etc.

Parallèlement, le groupe investit dans le spectacle vivant, créant une filiale, Lagardère Unlimited Live Entertainment (LULE) ; il prend une participation dans le Zénith de Paris, puis rachète Les Folies Bergère, le Casino de Paris puis le Bataclan.

Il expérimente également une application préfigurant ce que pourraient être les possibilités d’exploitation de contenus courts (dans le sport et le divertissement) sur les réseaux sociaux et les terminaux mobiles. Google et Apple se sont associés à l’expérience au cours de la coupe d’Afrique de football en 2013, sans que la question de la monétisation soit abordée et sans que Lagardère n’arrive à devenir un partenaire incontournable.

Les pertes s’accumulant, Arnaud Lagardère est contraint d’annoncer une dépréciation d’actifs de 550 millions d’euros le 7 février 2012.

Le divertissement, au cœur de la stratégie de la branche, est envisagé comme le futur pôle de rentabilité du groupe, Lagardère Unlimited, rebaptisée Lagardère Sports and Entertainment (LSE) en septembre 2015, est néanmoins l’activité la plus fragile. Si une profonde réorganisation de son management a été décidée, actionnaires et acteurs financiers observent attentivement ses résultats pour se prononcer sur la pérennité d’une branche prétendument à fort potentiel de développement.

Lagardère n’est plus à la recherche de synergies entre ses activités culturelles, dont le périmètre se rétrécit. Les acteurs financiers lui ont imposé des cessions d’actifs et, parallèlement, des investissements dans des activités nouvelles destinées à accroître le niveau de rentabilité de leurs capitaux engagés. Les branches n’ont qu’un point commun, l’objectif de dégager des marges plus importantes. Elles fonctionnent dorénavant séparément les unes des autres.

Le livre, les magazines et la distribution ne sont plus appelés à soutenir le développement d’un groupe aux activités solidaires. Mais leur « autonomie » rend possible une vente de l’une ou l’autre, considérée comme un actif à la valeur de cession potentielle élevée.

Conclusion : Lagardère, groupe fragilisé ?

Lagardère se trouve aujourd’hui dans une situation paradoxale, résultat de l’antagonisme des stratégies à long terme du groupe et des stratégies à court terme des acteurs financiers.

Le développement de ses nouvelles activités de production audiovisuelle, de commerce de détail en zones de transports, de marketing sportif et de divertissement, s’il lui offre l’opportunité de découvrir de nouvelles sources de valorisation, est fragile.

La filière de production audiovisuelle, très dispersée jusque là, connaît une vague de concentration en France et en Europe ; Lagardère découvre de nouveaux concurrents qui vont l’obliger à investir pour rester dans la course à la fourniture de contenus pour les chaînes de télévision et pour les terminaux mobiles.

La branche Lagardère Sports and Entertainment est en pleine réorganisation après les piètres résultats des exercices précédents et les interrogations sont encore nombreuses à propos de sa rentabilité.

Seule la branche Lagardère Travel Retail semble aujourd’hui répondre aux attentes des dirigeants ; le rachat du groupe Paradies aux Etats-Unis lui a fait franchir un cap important pour se positionner comme un acteur crédible face à ses concurrents.

Son tropisme étatsunien a néanmoins des limites, à savoir son niveau de financement propre.

La recherche de valeur pour l’actionnaire a conduit par ailleurs Lagardère à investir dans des activités pour lesquelles il n’avait pas nécessairement de compétences ; sa fuite en avant l’a entrainé à commettre des erreurs. Sa diversification, devenue essentielle, l’a fragilisé. Le conflit de la filiale Hachette Book Groupe avec Amazon aux Etats-Unis et le récent accord de « partenariat stratégique de long terme visant à assurer la promotion et l’accessibilité des contenus riches et variés du groupe Lagardère Active via les plateformes technologiques de Google » (7 octobre 2015) viennent administrer la preuve que Lagardère est non seulement sous la pression des acteurs financiers, mais aussi sous la dépendance des industries de la communication.

L’ambition de devenir la Brand Factory de contenus pour les nouveaux terminaux, d’une part, et la défense revendiquée de l’exception culturelle française, d’autre part, sont des échecs au moment où Lagardère découvre également de nouveaux concurrents en France, avec le rapprochement d’Orange avec Bouygues et TF1, la prise de contrôle de Vivendi – Canal Plus par Bolloré et l’appétit grandissant du câblo-opérateur Drahi pour les médias.

Paradoxalement, le conglomérat Lagardère ne s’est pas renforcé en réorientant la branche Distribution et en créant la branche Sports & Entertainment. Au contraire, chaque branche est totalement détachable de l’ensemble et susceptible d’être mise en vente sous la pression des actionnaires non résidents ; on pense notamment à la branche Lagardère Publishing très rentable.

L’analyse du groupe Lagardère pose donc la question de l’évolution et de la financiarisation des industries de la culture dans le champ plus large des industries de la communication. Elle mérite d’être observée en continu, compte tenu des incertitudes sur l’avenir du groupe.

Note

(1) En économie, un covenant bancaire ou clause de sauvegarde est une clause d’un contrat de prêt qui en cas de non-respect des objectifs peut entraîner le remboursement anticipé du prêt. (fr.wikipedia.org, consulté le 30 mai 2016)

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Auteur

Michel Diard

.: Michel Diard est journaliste honoraire, syndicaliste. Il a soutenu sa thèse en sciences de l’information et de la communication sur « Le groupe Lagardère face aux mutations des industries de la culture et de la communication » sous la direction de Philippe Bouquillion.