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40 ans de recherche en Information – Communication – Acquis et questionnements

22 Mar, 2016

In English

Title

40 Years Studies in Information and Communication Science Gains and Issues

En Español

Título

40 años de investigación en Comunicación – Avances y cuestionamientos

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Miège Bernard, «40 ans de recherche en Information – Communication – Acquis et questionnements», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°16/1, , p.105 à 113, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2015/varia/07-40-ans-de-recherche-information-communication-acquis-questionnements/

Introduction

Revenir sur 40 années de recherche en Information – Communication peut sembler hors d’atteinte d’un seul universitaire, tant les productions scientifiques ont crû à travers le monde depuis le début du siècle et tant les travaux se sont diversifiés. Un tel bilan serait sans doute à la portée des principales associations mondiales de chercheurs, mais celles-ci n’ont guère les moyens de l’engager car elles restent marquées par leur histoire et sont insuffisamment représentatives tant sur un plan géographique que du point de vue des thématiques qu’elles couvrent. Et encore faut-il ajouter que les regroupements régionaux demeurent d’une efficacité inégale dans l’activation de la réflexion commune sur l’Information – Communication ; il n’est guère qu’en Amérique latine que l’on s’est donné les moyens organisationnels et intellectuels pour suivre réellement l’avancée des recherches et en diffuser les principaux résultats. Pourtant, les travaux circulent de plus en plus, les occasions d’échanges entre les chercheurs sont nombreuses et de nature diverse, et le nombre des publications a incontestablement augmenté et elles sont bien plus accessibles.

Établir un bilan, ou plutôt fournir des pistes pour y parvenir, demande de toujours situer ses recherches dans un environnement qui les dépasse et puisse les questionner. De fait, depuis un peu plus de quarante ans je suis mêlé de près à ce qui nous intéresse aujourd’hui, j’ai voyagé et échangé, et mes publications ont circulé ; mais, je me sens toujours extérieur au centre de la production scientifique mondiale, à savoir l’espace linguistico-culturel anglo-américain, et plus particulièrement les États-Unis. Les raisons de cette extériorité apparaîtront en conclusion.

Le constat de traits marquants qui sont autant des acquis que des sources de questionnements

Les principales caractéristiques de la recherche en Information – Communication me semblent se présenter selon les six directions suivantes.

Une recherche plus autonome

Tout au long des dernières décennies, s’est progressivement mais nettement affirmée la production d’une recherche portant spécifiquement sur les questions de médias, de médiatisation, et d’information (dans ses différentes dimensions). Le fait est désormais acquis, un peu partout, alors que ce qui prévalait à partir du milieu du siècle précédent, c’était surtout l’application de quelques grands paradigmes ou théories générales conduisant à un traitement assez surplombant de tous les développements de l’Information – Communication, aussi bien à partir de la conception fonctionnaliste des médias de masse, que du structuralisme, ou de la cybernétique, voire de théories linguistiques et différemment avec les approches microsociologiques sur le rôle de la communication dans la construction du social.

Ces grands paradigmes, quelle que soit la pertinence des critiques qui leur ont été adressées, restent toujours agissants, notamment dans des milieux professionnels, ou continuent de s’exprimer sous des formes renouvelées. Ces grands paradigmes ont été en quelque sorte déqualifiés par les travaux ayant pour objectif de suivre de façon fine les stratégies des acteurs de la communication et leurs contributions dans les sociétés et les organisations. Mais ces mêmes travaux de recherche, effectivement désormais autonomes par rapport aux conceptions antérieures trop généralisantes, souffrent encore d’un manque de repères reconnus universellement quant à leur objet propre : non seulement selon les continents et les pays, la dénomination qu’ils se donnent et les modalités selon lesquelles ils se présentent, varient (études de médias ? communication moderne ? information et communication ? etc.), mais les réflexions proprement épistémologiques sur leur objet (s’agit-il d’un champ ? d’une perspective transversale ? d’un secteur ?) sont en fait aujourd’hui en retrait par rapport à leurs apports à la connaissance. Il y a à cela des raisons qui apparaîtront plus clairement ci-après et qui tiennent à la complexité des procès tant cognitifs qu’institutionnels de formation des disciplines, et à la concurrence forte entre disciplines en place et disciplines nouvelles, une complexité qui est évidemment difficile à interpréter à l’échelon international.

Les questions abordées par les chercheurs en Information – Communication sont actuellement de celles qui concentrent des enjeux majeurs, tant économiques que politiques ou technologiques. Elles ont donné lieu successivement à divers « grands projets » mondiaux à l’initiative, en particulier, de grandes organisations internationales : Autoroutes de l’Information, Société de l’Information, Diversité des Expressions Culturelles, Industries Créatives, etc. On s’explique ainsi que ces projets aient régulièrement interféré avec l’agenda des recherches, et surtout qu’il ait été nécessaire, à chaque fois, de nettement distinguer leurs analyses et propositions, des questionnements scientifiques.

Une recherche attentive aux innovations et mutations

À l’exception de l’histoire et de quelques autres disciplines, surtout en sciences humaines et sociales, on ne trouve guère de discipline qui ne soit sensible à la modernité et aux techniques nouvelles ainsi qu’aux pratiques émergentes. Les aides à la recherche favorisent d’ailleurs cette inclination assez partagée, dans le but principal de mettre en œuvre des programmes de développement technologique puis des mesures de soutien à de nouvelles productions. Et généralement ce sont surtout les jeunes chercheurs, mais pas seulement eux, qui partagent cette orientation de la recherche et se tournent volontiers vers le futur. Mais dès lors, le risque est grand, d’abord de se projeter dans l’avenir, et ensuite de fonder la recherche uniquement sur une vision prospective-anticipatrice où l’utopie se distingue mal de l’observation des stratégies des acteurs sociaux. Engagée dès la fin des années soixante-dix dans un mouvement accéléré d’innovation technologique (i.e. toute une série d’innovations de produits participant d’une innovation plus radicale et que l’on résume sous le terme simplificateur de numérique), l’Information – Communication était à coup sûr un terrain favorable pour que le déterminisme technologique se déploie, en tout cas pour que s’y exprime assez majoritairement une approche peu lucide sur les rapports qui se nouent entre développement technique et développement social-culturel. Bien des chercheurs n’ont pas eu le souci de positionner avec clairvoyance les innovations proprement techniques, les mutations de pratiques et de stratégies des acteurs, et les changements de toutes natures qu’ils observaient ou qui étaient simplement annoncés ; la question de la formation des usages des (nombreux) outils techniques successifs est un exemple de cette façon – critiquable – de procéder. Cette question a été le plus souvent déconnectée de l’ensemble de la chaîne de production de la valeur et de ses stades successifs : création-conception, fabrication, distribution, etc., ce qui aboutit à surestimer le rôle des consommateurs-usagers et notamment des premiers d’entre eux dans la formation des usages.

Dans une période (non encore achevée) particulièrement faste du point de vue de la création de Tic (techniques de l’information et de la communication) et de nouveaux médias, les chercheurs en Information – Communication étaient tout à fait fondés à suivre de près ce mouvement quasiment mondial, mais non pas pour le décrire ou pour tenter d’en anticiper le cours, ni pour chercher des arguments allant dans le sens de la formation de nouveaux marchés (c’est le rôle des spécialistes du marketing), mais pour le rattacher par exemple à quelques grandes « logiques sociales de la communication » connues : médiatisation des instances de médiation, individualisation et forte différenciation des pratiques informationnelles et culturelles, industrialisation. Ceci aurait eu l’avantage de positionner les nouvelles pratiques par rapport à l’histoire des médias et des médiations. Sans aucun doute, une partie des chercheurs s’est trouvée trop directement en accord avec les thèses « futuristes » de quelques penseurs ou essayistes de la nouvelle communication et de facto en synergie avec les éléments promotionnels des outils tels que diffusés par les constructeurs.

Une recherche axée sur les travaux de terrain et les actions situées

La progression est, à cet égard, notable. Ce n’est pas nécessairement un choix fait consciemment par les différentes communautés scientifiques ou par les équipes de recherche, mais en réalité toute une série d’éléments ont concouru à ce résultat : l’ouverture de postes pour des enseignants-chercheurs nouveaux et donc plus jeunes ; la nécessité pour les doctorants et jeunes docteurs de montrer expressément leurs compétences et de se faire connaître ; la disponibilité de contrats et d’aides de recherche, plus facilement ouverts pour des travaux en relation avec les mutations et les demandes des milieux professionnels ; l’organisation de collectifs de recherche ; la multiplication des séminaires, journées d’études et colloques de recherche ; le développement des revues spécialisées fonctionnant pour la grande majorité d’entre elles comme des revues scientifiques (avec des comités de lecture, etc.) ; l’internationalisation régulière de l’activité scientifique. Tous ces éléments se retrouvent dans d’autres disciplines, à cette différence près cependant que dans une discipline nouvelle, intervenant et enquêtant sur des questions d’actualité ou relativement valorisées, il y avait comme une obligation de se distinguer des discours sociaux et de produire des résultats pris en compte autant dans les carrières universitaires (la conviction des universitaires rattachés aux disciplines en place était loin d’être acquise, à quoi s’ajoutait une concurrence pour les moyens) que dans les relations avec des professions assez soupçonneuses (c’est le cas des professionnels des médias) ou peu convaincues par avance de l’intérêt d’une recherche autre que technologique (c’est le cas des professionnels de l’informatique). Sans recherche probante et progressivement considérée comme légitime par la communauté universitaire, aucune reconnaissance n’était envisageable à terme, et la voie retenue par une majorité, à savoir le développement de travaux mêlant recueil de données empiriques par le biais d’enquêtes et élaboration théorique, s’est avérée la plus judicieuse.

Il ne s’agit que d’une tendance, dominante, mais qui est à mettre en relation avec la pluralité des situations nationales. De plus elle n’est d’aucune façon une garantie contre les risques bien réels de parcellarisation et de dispersion. Ce mode de fonctionnement, s’il a présenté des avantages certains pour l’avancée des connaissances, a aussi favorisé la constitution de micro-spécialités, ce qui présente des inconvénients, notamment la limitation des confrontations et la non-participation à des élaborations plus générales.

Une recherche où l’interdisciplinarité progresse mais non sans difficultés

L’interdisciplinarité a d’abord été une caractéristique des programmes de formation universitaire, mais là aussi selon des modalités et des périmètres variables : ainsi la conjonction entre la science de l’information et les sciences de la communication n’est pas généralisée ; selon la tradition anglo-saxonne, la bibliothéconomie est toujours une discipline à part ; par ailleurs dans les universités anglo-américaines et bien d’autres, la communication des organisations est rattachée aux sciences de gestion ; quant à la réalisation audiovisuelle et multimédia, elle est souvent un monopole des Ecoles d’art et de design, ce qui n’est pas le cas en France. Dans les universités américaines (différemment au Nord et au Sud), espagnoles, allemandes, italiennes, on observe bien d’autres spécificités, qui se sont généralement dégagées à des moments historiques identifiables ; par exemple aux Etats-Unis, les départements de communication ont souvent pour fonction de dispenser des enseignements que l’on qualifie ailleurs d’humanités (modernes et maintenant numériques) et en Amérique latine ces mêmes enseignements ont été créés pour prendre une place occupée ailleurs par la sociologie. On remarque également que les dénominations des disciplines ne sont pas unifiées et ne sont pas appelées à l’être. Mais cela n’empêche pas de formuler ce constat essentiel : à partir des années soixante-dix (et antérieurement dans certaines universités américaines) se sont développées dans des universités des formations nouvelles, en partie professionnalisées, avec les activités de recherche associées, en matière d’information et de communication ; l’arrivée à maturité des Tic à partir des années quatre-vingt-dix leur ont donné une impulsion certaine, de sorte qu’aujourd’hui la carte de ces regroupements disciplinaires ou interdisciplinaires est quasiment mondialisée. Malgré les tentatives et les méconnaissances toujours résurgentes, les sciences humaines et sociales de l’information et de la communication (c’est bien de cela dont il est question) n’ont pas été fondues et absorbées dans les sciences et technologies, parfois dénommées STIC). Elles sont progressivement devenues une discipline et sont reconnues comme telles, même si elles conservent les traces de leur origine inter- ou pluri- disciplinaire.

On s’explique ainsi que l’interdisciplinarité en soit venue à marquer en profondeur les recherches et que les enseignants-chercheurs formés dans cette discipline (encore) nouvelle, soient les mieux placés pour traiter avec le plus de pertinence des phénomènes de médiatisation dans les sociétés et dans les organisations. Les autres, qu’ils soient linguistes, politistes, historiens, économistes ou même sociologues restent le plus souvent attachés aux problématiques de leurs disciplines propres quand ils envisagent les phénomènes informationnels et communicationnels. Mais à chaque fois, l’approche interdisciplinaire doit faire la preuve de sa capacité à aborder l’Information – Communication dans ses différentes dimensions, ce qui n’est pas facilement admis, et cela pour deux raisons essentielles : d’une part, méthodologiquement, dans un programme de recherche, la coexistence d’un recours simultané à deux disciplines ou plus, de même que le souci de la prise en compte des différentes dimensions des phénomènes (par exemple de la création et conception, à la production, à la diffusion, à la distribution et à la consommation) sont d’une pratique peu aisée ; d’autre part, en raison même des luttes d’influence et des conflits de pouvoir se déroulant dans la sphère académique et de leur traduction dans la répartition des moyens, les avancées en matière d’interdisciplinarité et d’échanges théoriques se trouvent régulièrement remises en cause par les conceptions mono-disciplinaires ou mono-théoriques de ceux, les derniers venus, qui ont découvert, il y a peu, l’importance sociale de l’Information – Communication dans les sociétés contemporaines.

Une recherche qui peine à se diffuser et à se faire connaître

Il semble paradoxal d’indiquer que les publications scientifiques se sont développées et que dans le même temps la diffusion des connaissances demeure insuffisante. Mais le paradoxe n’est qu’apparent.

D’abord si la progression des connaissances produites est effective, rien n’assure que l’Information – Communication se situe parmi les disciplines connaissant les plus fortes progressions, même si c’est une hypothèse vraisemblable ; les données en effet souvent ne distinguent pas les travaux relevant de l’Information – Communication d’autres disciplines antérieures, ou n’en donnent qu’une mesure partielle ; enfin l’ensemble de la production scientifique, publiée notamment sous la forme d’articles, a connu une forte progression dans la dernière période.

Mais surtout, si à cette progression des connaissances en Information – Communication ne paraît pas correspondre une diffusion suffisante ou satisfaisante, ce n’est pas tant dans les milieux académiques, que plus largement dans les organisations et les milieux professionnels ainsi que dans l’espace public via les médias. Dit autrement : on constate que les médias, dans leur diversité, donnent la préférence à des discours de publicistes ou d’experts, et spécialement à des discours largement techno-déterministes ou prospectifs. Dans ces conditions, il est vraisemblable que les connaissances ont, en ce domaine plus que dans d’autres, plus de mal à être valorisées. D’autres facteurs expliquent ce décalage durable, en particulier le fait que les professionnels des médias se sentent eux-mêmes les dépositaires de ce savoir spécialisé, et la faible perception (ou conscience) de la part des citoyens de la complexité des enjeux sociétaux résidant dans le couple Information – Communication, envisagés en dehors de la presse et des médias radiodiffusés.

Une recherche qui est loin encore d’avoir imposé sa marque aux programmes de formation de l’enseignement supérieur

Si la diffusion des résultats de la recherche auprès des professionnels et plus largement dans la société doit être une préoccupation des chercheurs ainsi que des sociétés scientifiques, il en est de même des programmes de formation d’enseignement supérieur, aussi bien dans les filières professionnalisées que dans les filières généralistes. Or, alors que cela devrait aller de soi, cette diffusion, cette irrigation ou cette « dissémination » est loin d’être acquise, avec il est vrai des variantes fortes. La relation à la recherche s’accentue tout naturellement en fonction des cycles, et elle est plus évidente en 3ème cycle que dans les autres. Elle est plus marquée dans certaines spécialités que dans d’autres : forte en information scientifique et technique (avec souvent des pratiques scientifiques proches de celles en vigueur dans les sciences physiques, mathématiques ou informatiques), elle est faible en information journalistique (où les professionnels, tout à la fois, restent encore fidèles à un modèle d’information relevant de théories juridico-politiques et entendent se porter garants de la formation bien au-delà de la transmission des savoirs faire professionnels) ; enfin, dans les formations à la réalisation audiovisuelle et multimédia proposées par des Ecoles d’art et de design, la recherche reste souvent une préoccupation assez secondaire.

Pour autant que l’on puisse tirer des enseignements généraux, ce qui attire l’attention, ce sont les différenciations selon les pays et régions du monde. Ainsi, contrairement à ce que l’on observe en Amérique et en Europe, où fonctionnent désormais de puissants stimulants à la production scientifique (et où les carrières des universitaires sont de plus en plus sous la dépendance de l’insistante pression du publish or perish), dans un grand pays comme la République populaire de Chine, où a été réorganisé et mis en place un important dispositif de formation supérieure, celui-ci paraît fonctionner sans beaucoup de relations avec la recherche et même avec la réflexion théorique, organisées de façon séparée ; et c’est loin d’être un exemple unique. Quoiqu’il en soit pour d’autres disciplines, pour l’Information – Communication, on se trouve en présence d’une obligation impérieuse : si la recherche est indispensable à leur reconnaissance (et évidemment à l’avancée de la connaissance), corrélativement, il est essentiel que la diffusion des résultats soit renforcée, y compris par le moyen de la formation.

Et l’insistance sur trois propositions fondamentales

Comme il était prévisible, je ne m’en suis pas tenu seulement à la formulation de constats. J’ai déjà largement anticipé, à chaque fois, sur des propositions qu’il suffit maintenant de rappeler sous une forme synthétique :

  • le maintien de l’autonomie de la recherche ;
  • un accent raisonné sur les innovations et mutations ;
  • une priorité aux travaux de terrain et aux actions situées ;
  • une perspective interdisciplinaire accentuée ;
  • le renforcement nécessaire de la diffusion et de la dissémination ;
  • l’appui de la formation universitaire sur la recherche.

Il m’est maintenant possible d’insister sur trois autres propositions plus fondamentales.

Une articulation à conforter entre Information et Communication

L’Information – Communication, doit être entendue, non comme une dimension anthropologique per se donc transhistorique mais comme un fait de société majeur, historiquement situé et en voie d’universalisation partielle. Et par ailleurs, qu’elle s’inscrive dans l’histoire des sociétés et qu’elle prenne part à leur gestion, ne saurait en réduire ni l’ampleur ni les effets. La précision est d’importance car certaines théories prétendant en rendre compte plus ou moins complètement, restent inspirées par une vision transhistorique, quasiment à l’échelle du devenir humain. Ceci posé, la plupart des approches contemporaines (et comme déjà signalé les regroupements académiques ainsi que la dénomination des disciplines) ne relient pas les phénomènes informationnels et communicationnels ; ce dont elles traitent se retrouve le plus souvent dans des expressions ou syntagmes tels que communication moderne, communication sociale, communication médiatée, communication médiatisée, communication en réseau, médias sociaux, info-documentation, etc., et parfois sous une forme triviale comme « info-com ». Même l’acronyme Tic, issu des industries des télécommunications, des réseaux et du logiciel, s’est diffusé largement sans une argumentation approfondie des relations entre les phénomènes ; tout au plus, selon une optique très fonctionnaliste, l’inventaire des technologies qui l’accompagnait généralement recensait-il des applications entrant dans l’une, l’autre ou les deux catégories, avec d’ailleurs une vision presqu’exclusivement cybernéticienne de l’information. On s’explique ainsi que des investigations d’ordre bibliométrique rencontraient et rencontrent toujours beaucoup de difficultés à identifier cet objet qui est pourtant au cœur des mutations des sociétés contemporaines, mais dont l’émergence date seulement tout au plus du milieu du siècle dernier.

L’articulation entre Information et Communication demeure donc une proposition mal comprise et donne encore lieu à bien des confusions ; or l’information ne peut pas ne pas être communiquée, car elle est fondamentalement le contenu cognitif des supports et des actions de communication. Dès lors, on comprend mieux combien dans la période actuelle l’articulation entre Information et Communication a eu tendance à se complexifier. Les supports techniques de communication se sont multipliés et avec eux les moyens d’accès de plus en plus individualisés à l’information, de même que les modalités de la production de cette dernière. Mais on doit insister tout autant sur les transformations de l’information, celles-ci ayant d’ailleurs débuté bien avant l’explosion des Tic. Un peu partout l’information de presse, autrement dit une information éditée et validée par l’emploi de techniques rédactionnelles répondant à une déontologie professionnelle forgée durant près de deux siècles, n’a plus le primat qui a été le sien durant presque tout le XXème siècle, même si elle conserve une importance socio-symbolique et politique réelle.

Aujourd’hui pour des chercheurs, c’est un enjeu prioritaire que de relier Information et Communication. Entre autres exemples, on peut citer l’analyse de l’évolution de l’information scientifique et technique qui n’est pas compréhensible si on la maintient dans le cadre réducteur que fournit la bibliothéconomie ou même le marketing des services ; on évoquera l’information de presse ou l’édition du livre qui ne subissent pas seulement les effets de l’avènement du numérique comme on a tendance à le penser mais qui sont appelées à fonctionner (et commencent à fonctionner) selon des modalités organisées principalement par les réseaux socio-numériques et les plates-formes numériques ; et on signalera le rôle décisif de ces mêmes réseaux socio-numériques dans la communication politique ou la communication commerciale. Mais articuler ou relier, cela n’équivaut pas à faire dépendre ou placer sous la dépendance, cela nécessite de rechercher à chaque fois les interactions avec ces outils, dans toute la complexité des rapports entre acteurs sociaux.

Et pour en revenir à la question délicate de la désignation de cet objet central de nos travaux, voici plus de dix ans, j’avais suggéré qu’il était opportun de s’en tenir désormais au syntagme Information – communication (avec un tiret et non un trait d’union), ce syntagme articulant sous des modalités définissables deux concepts clé, et étant plus représentatif des enjeux théoriques majeurs que les nombreuses expressions, souvent de sens commun, qui entendent le concurrencer. Dix ans après, en France du moins, on observe que cette suggestion est de plus en plus reprise, avant tout dans les milieux académiques, mais que l’emploi du tiret est loin d’être général, la confusion avec le trait d’union perdurant. Cette avancée est loin d’être négligeable, mais il y a encore beaucoup à faire pour qu’elle s’amplifie.

Des enjeux scientifiques primordiaux

L’articulation entre Information et Communication, si elle doit être au centre des préoccupations des chercheurs dans la période actuelle, est une avancée certaine dans la voie d’un approfondissement de l’objet des travaux de recherche engagés ou en voie de l’être. Pour autant, aucun accord suffisamment fondé (sur un plan théorique mais aussi du point de vue de la reconnaissance sociale) n’est encore intervenu sur le fait de savoir si cet objet doit être qualifié de champ social, de secteur (au sens macroéconomique), de paradigme transversal, ou correspond seulement à un ensemble de techniques d’intervention sociale, immatérielles et désormais numériques. L’indécision demeure, mais cette indécision est préférable aux coups de force théoriques auxquels on était habitué précédemment, des coups de force à visée généraliste dont il fallait à chaque fois critiquer les ambitions démesurées ainsi que le peu d’aptitude à orienter les démarches de recherche.

S’il me fallait préciser selon quelles orientations cette articulation entre Information et Communication peut s’ordonnancer, je mettrais en avant les axes suivants (Ce sont ceux qui ont mes préférences … intellectuelles, et donc d’autres peuvent s’y ajouter) :

  • l’inscription dans l’histoire des médiations socio-symboliques et leur médiatisation progressive, dans la mesure où les mutations actuelles, si novatrices semblent-elles, portent la marque d’évolutions pluriséculaires auxquelles les acteurs sociaux prolongent et se conforment toujours plus ou moins ;
  • la confrontation entre les industries de réseaux, de matériels et de contenus (culturels et informationnels), étant donné qu’entre elles il n’est plus guère question de coordination ou de complémentarité (comme cela avait été imprudemment prévu) mais qu’elle influence en profondeur le mouvement d’industrialisation qui se déploie presque sur toute la planète ;
  • les modalités contemporaines de l’espace public, lequel est désormais plus complexe et non limité à un espace de débats en rapport avec la scène politique, se trouve fragmenté, soumis aux pressions des appareils étatiques (notamment par le biais de la communication publique) et présente un caractère plus sociétal, en fonction des engagements ayant aujourd’hui les faveurs des citoyens et des acteurs de la société civile ;
  • le maillage en réseaux des activités et des relations sociales : loin d’avoir suivi les voies envisagées, son apport aux structurations sociales est d’autant plus difficile à appréhender que son essor est rapide et qu’il s’accompagne de stratégies politico- commerciales d’envergure.

Une méthodologie cherchant autant que possible à relier des dimensions différentes

Est-il concevable que des prescriptions d’ordre méthodologique valent pour l’ensemble de l’Information – Communication alors même que les terrains de recherche sont de plus en plus nombreux et fort divers, et que les techniques de recherche, sauf, depuis peu, certaines techniques de recueil de données via le Web, sont le plus souvent reprises à d’autres disciplines ? A cette question, ’il faut donner une réponse résolument positive. En effet, dans les problématiques de recherche, l’accent doit être mis avec de plus en plus d’insistance sur ce que l’on peut désigner comme l’interdimensionnalité, celle-ci visant à relier des dimensions telles que les suivantes :

  • les stratégies des principaux industriels de la communication, autant celles des industries de matériels que des industries de réseaux ;
  • les stratégies des diffuseurs et producteurs ou éditeurs de contenus, et à leur suite les contributions des artistes, intellectuels et spécialistes de l’information à la conception de ces mêmes contenus (phase de conception ou de création) ;
  • les tendances structurantes des pratiques culturelles et informationnelles, et particulièrement l’expansion des consommations marchandes individualisées ;
  • ce que dans les changements observés on peut affecter à des déterminations techniques, et notamment les usages se formant à partir des outils ;
  • et les activités de réception, d’appropriation et de réinterprétation des contenus par leurs destinataires.

C’est à l’occasion de travaux portant sur les industries culturelles qu’il m’est apparu particulièrement pertinent de relier ces différentes dimensions. Ce postulat méthodologique devrait être étendu à bien d’autres approches car jusqu’à présent, dans l’analyse des phénomènes recueillis, ces dimensions étaient souvent séparées les unes des autres et même, faisaient l’objet de traitements cloisonnés aboutissant chez les spécialistes à des répartitions de compétences : ainsi étudie-t-on les stratégies des groupes médiatiques sans les relier aux tendances marquantes des pratiques culturelles des téléspectateurs ; on s’intéresse aux évolutions de la création artistique ou intellectuelle indépendamment des mutations propres aux outils d’accès aux produits ; ou on fait de la réception des produits ou de la formation des usages, une activité fonctionnant per se, indépendamment des autres dimensions, et surtout sans les mettre en relation avec les stratégies des acteurs dominants comme les producteurs.

Il est certain que cette perspective, si elle s’impose avec force dans le contexte actuel, pose de difficiles problèmes dans la mise au point des stratégies de recherche et implique que les chercheurs puissent disposer de compétences variées et associer des techniques de recherche différentes. Mais ce n’est pas une raison pour l’esquiver.

Conclusion

En quarante années, la recherche en Information – Communication a subi des transformations décisives retracées ici. Elle a crû dans de fortes proportions et s’est beaucoup diversifiée, thématiquement et théoriquement ; pour autant qu’on puisse l’évaluer, la qualité des travaux est beaucoup mieux assurée. Mais ces critères ne suffisent pas pour apprécier les tendances marquantes. En 1975, si la suprématie étasunienne était manifeste (et faisait l’objet d’une critique d’ensemble forte qui devait déboucher sur la revendication d’un NOMIC, nouvel ordre mondial de l’information et de la communication), c’était avant tout parce que les Etats-Unis étaient à l’origine des grands schémas d’interprétation et jouaient un rôle moteur dans la diffusion de l’idéologie libérale et dans la circulation des produits, tant en matière d’information (via les grandes agences de presse) que de culture (via le cinéma et la musique populaires).

Aujourd’hui, dans un contexte économico-politique bien différent, si la suprématie étasunienne perdure, y compris dans la production et la circulation des connaissances, cela provient d’abord de ce que l’hégémonie américaine sur les industries de la communication (et dans une mesure moindre sur les industries culturelles) s’est affirmée et qu’elle est un vecteur puissant de domination, quand bien même les indicateurs économiques globaux seraient moins favorables au capitalisme nord-américain. Et cette domination est soutenue par la circulation de quelques paradigmes puissants, émanant surtout d’experts et d’essayistes ainsi que d’universitaires : les paradigmes de la convergence, de la collaboration (T. O’Reilly, H. Jenkins, J. Rifkin, etc.) et de la création (D. Throsby, T. Cowen, etc.). C’est par rapport à ce mouvement que la recherche et ses potentialités critiques doivent se positionner ; il y a beaucoup à faire dans ce sens.

Auteur

Bernard Miège

.: Bernard Miège est professeur émérite à l’Université Grenoble Alpes. Il est membre fondateur du laboratoire GRESEC, à Grenoble. Le dernier ouvrage qu’il a publié, en avril 2015 a pour titre : Contribution aux avancées de la connaissance en Information – Communication, INA EDITIONS, col. Médias essais. Il prépare actuellement une nouvelle édition amplement refondue de son ouvrage, Les Industries et Culturelles confrontées à l’Ordre de l’Information, à paraître prochainement aux éditions PUG, coll. « Com en Plus ».

Le texte proposé ci-après est la transcription de la conférence invitée inaugurale du XXVIIème congrès de l’AMIC, Asociación Mexicana de Investigadores de la Comunicación, qui s’est tenu à Queretaro, Mexique, le 4 juin 2015.