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Technologies numériques d’information et de communication et rationalisations organisationnelles : les « compétences numériques » face à la modélisation

18 Mar, 2016

Résumé

Cet article étudie le lien entre dispositifs numériques d’information et de communication et transformations sociales contemporaines en s’appuyant sur une recherche conduite au sein d’une grande entreprise internationale de services cherchant à identifier les « compétences numériques » nécessaires à son activité dans un contexte de développement général des TNIC. Nous revenons dans une première partie sur la notion de modélisation organisationnelle dans les démarches gestionnaires contemporaines en présentant les grandes lignes du modèle de « l’organisation processus », puis le mettrons en perspective avec la question des compétences numériques, dont certains aspects entrent en tension avec l’idée même de modélisation. Nous analyserons ensuite comment les compétences numériques semblent être de nature davantage communicationnelle que technique. Leur modélisation adopte une forme plus souple, centrée sur les interactions professionnelles et la capacité à intérioriser des normes comportementales permettant de pallier aux limites des procédures formellement définies.

Mots clés

Rationalisations organisationnelles, compétences numériques, gestion de la relation client, interactions au travail, médiations organisationnelles.

In English

Title

Digital technologies Information-communication in organizational rationalizations: « digital skills » and modeling process

Abstract

This article examines the link between digital information and communication and contemporary social transformations. This work is grounded on a research conducted within a large international service company working on the identification of « digital skills »; in a context of overall development of TNIC. We return in the first part on the notion of organizational modeling in contemporary approaches managers outlining the model of « organizational process » and will put in perspective with the issue of « digital skills », which come into tension with the idea of modeling. We then analyze how the « digital skills » seem to be more communicative than technical. Their model takes a more flexible form, focusing on professional interaction and the ability to internalize behavioral norms to overcome the boundaries of formally defined procedures.

Keywords

Organizational rationalizations, digital skills, consumer relationship management, workplace interactions, organizational mediations.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Bouillon Jean-Luc, «Technologies numériques d’information et de communication et rationalisations organisationnelles : les « compétences numériques » face à la modélisation», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°16/1, , p.89 à 103, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2015/varia/06-technologies-numeriques-dinformation-de-communication-rationalisations-organisationnelles-competences-numeriques-face-a-modelisation/

Introduction

La mise en visibilité du lien entre dispositifs numériques d’information et de communication et transformations sociales contemporaines implique de penser les objets techniques relevant de la catégorie mouvante des Technologies Numériques d’Information et de Communication (TNIC) dans leur environnement socio-économique et politique, en prenant en compte leurs dimensions matérielles, sociales et symboliques, d’ailleurs étroitement imbriquées. Il est ainsi nécessaire de déconstruire le « dispositif » (Foucault, 1977) afin de saisir l’articulation des différents éléments qui le constituent, leur dynamique d’émergence et de déploiement : une telle démarche implique évidemment de focaliser l’analyse sur un aspect susceptible d’être appréhendé empiriquement tout en contribuant à rendre lisible un phénomène global peu saisissable.

Nous questionnons dans cet article le développement des TNIC dans le champ organisationnel, en le mettant en relation avec les dynamiques de rationalisation gestionnaire contemporaines. Dans ce mouvement général, l’attention est particulièrement portée sur certains aspects du travail de modélisation qui sous-tend et accompagne le développement des TNIC. Appréhendée comme forme d’écriture construisant l’équipement numérique de l’activité par sa transcription, sa décomposition en activités, en tâches, en opérations élémentaires devant être réalisées dans différentes situations, la modélisation ordonne l’activité collective dans les deux sens du terme, la mise en ordre et la prescription. De nombreux travaux ont déjà abordé la question de la mise en algorithme de séquences interactionnelles dans l’organisation (Licoppe, 2007) ou celle du développement d’une gouvernementalité algorithmique (Cardon, 2013 ; Rouvroy, Berns, 2013). Mais des velléités de modélisation se manifestent également dans des aspects de l’activité qui n’étaient pas vraiment concernés jusqu’ici. Certaines organisations s’intéressent ainsi à l’identification et à la formalisation des compétences générales nécessaires pour travailler avec des TNIC dans un environnement fortement numérisé : qualifiées de « compétences numériques », les capacités concernées ne sont pas simplement techniques, mais également de nature sociale et comportementale. Elles portent par exemple sur la capacité à travailler collectivement avec des outils numériques, à gérer les effets de la connexion permanente en termes de dispersion professionnelle (Datchary, 2011) ou les conflits entre temporalités professionnelles et extra-professionnelles (Datchary, Gaglio, 2014). Elles concernent également l’aptitude individuelle et collective à adapter des prescriptions et des procédures pour répondre aux besoins d’un client, à imaginer des solutions répondant à un contexte professionnel spécifique et inédit, tout en intégrant les grands principes de l’organisation. Quel que soit le champ où elle s’applique, la modélisation cristallise un état des rapports sociaux et constitue le reflet de logiques sociales et économiques plus générales. Elle représente le moyen de la diffusion de ces dernières dans différents contextes organisationnels et au cœur du travail, jouant ainsi un rôle important dans le processus de rationalisation gestionnaire contemporain (Boussard, 2007, Bouillon 2011).

Cet article s’appuie sur une recherche conduite au sein d’une entreprise internationale (près de 160000 salariés dans le monde) du secteur des télécommunications, à la fois présente sur le marché des particuliers et sur celui des entreprises. Confrontée à une concurrence croissante et à la nécessité de préparer son évolution à moyen terme dans un environnement particulièrement peu prévisible, cette entreprise est amenée à définir de nouveaux modes d’organisation afin de préserver sa compétitivité. Ces derniers reposent sur le renforcement de la place des outils numériques déjà largement présents dans l’ensemble des activités, ce mouvement de « digitalisation » selon la terminologie interne s’accompagnant nécessairement d’une transformation profonde des activités de travail dans l’ensemble des métiers. C’est dans ce contexte que la direction générale s’est engagée dans la définition d’une stratégie numérique, impliquant l’identification de « compétences numériques ». Cette notion managériale constitue une boîte noire, faisant référence à l’ensemble des compétences nécessaires pour travailler individuellement et collectivement avec des outils numériques. Elle se présente tout à la fois comme un mot d’ordre, l’impératif du développement des compétences numériques étant constamment réaffirmé en interne, et comme une solution universelle à l’ensemble des problèmes auxquels l’entreprise doit faire face : le développement des compétences numériques est présenté comme le moyen de faire face aux défis stratégiques, industriels et commerciaux des prochaines années.

Sans cesse mises en avant dans les discours, les compétences numériques sont toutefois très mal, voire pas du tout définies. Le présent article s’appuie sur la première phase d’une étude portant sur l’identification de leur nature, des représentations dont elles font l’objet dans différents métiers et champs d’activité de l’entreprise et des conditions de leur développement(1). Nous nous intéressons particulièrement aux compétences numériques impliquées dans les activités de relation clients avec le grand public, appelées à être profondément transformées, telles qu’elles sont appréhendées par le haut management. Dans cette première phase, onze entretiens semi-directifs ont été conduits au printemps et au début de l’été 2015 avec de hauts dirigeants (directions commerciales et direction des ressources humaines de l’ensemble du groupe) amenés à coordonner le déploiement de la stratégie numérique et des compétences associées au-delà des mots d’ordres initiaux. Les questions posées ont porté sur leur analyse de la transformation des métiers en lien avec la numérisation, sur leur perception et leur connaissance de la stratégie du groupe en la matière, ainsi que sur les enjeux et pistes d’actions qu’ils entrevoyaient. Parallèlement, une analyse approfondie des documents internes relatifs à la stratégie et aux compétences numériques a été effectuée.

Nous analysons ainsi la façon dont l’entreprise se saisit de la question des compétences numériques et cherche à les intégrer dans sa gestion, comment elle construit sa pensée d’un dispositif gestionnaire encore mal défini, avant même que celui-ci ne soit déployé. Ceci explique que nous ne mettions pas ici en relation les outils et méthodes de gestion avec leurs effets et les usages dont ils font l’objet sur un plan plus local. Une seconde phase, dont il ne sera pas question ici, porte sur la perception et la mise en œuvre de ces compétences dans différents niveaux opérationnels. L’objectif est d’éclairer les modalités de définition d’une démarche gestionnaire à partir d’orientations stratégiques générales, de mettre à jour les orientations sur lesquelles elle repose : la modélisation en pratique repose sur des modèles de pensée.

Nous reviendrons tout d’abord sur la notion de modélisation organisationnelle dans les démarches gestionnaires contemporaines en présentant les grandes lignes du modèle aujourd’hui dominant de « l’organisation-processus », puis le mettrons en perspective avec la question des compétences numériques, dont les aspects les plus informels, situés au cœur des situations de travail (et en particulier des tâches associées à la gestion de la relation clients) entrent en tension avec l’idée même de modélisation. Nous analyserons ensuite comment les compétences numériques semblent être appréhendées dans une perspective davantage communicationnelle que technique par ceux qui devront coordonner leur développement. Leur modélisation adopte une forme plus souple, centrée sur les interactions professionnelles et sur la capacité à intérioriser des normes comportementales permettant de pallier aux limites des procédures formellement définies. Elle s’accompagne d’une production narrative, visant à recadrer symboliquement l’organisation, à la décrire « telle qu’elle devrait être » et à légitimer les transformations en cours. L’enjeu est en fait de modéliser les médiations organisationnelles, c’est-à-dire la manière dont les différents acteurs impliqués sont mis en relation à l’aide de dispositifs socio-techniques et dont leurs interactions sont médiatisées numériquement.

Rationalisations organisationnelles, TNIC et « compétences numériques »

Analyser la réflexion sur les compétences numériques dans le cadre du déploiement des TNIC dans l’entreprise étudiée implique tout d’abord de faire un point sur l’approche managériale et le type de rationalisation dans lequel s’inscrivent ces éléments. Il est en effet indispensable de replacer le dispositif socio-technique en émergence dans les logiques socio-économiques qui l’expliquent et le guident.

Modélisation et mise en processus de l’organisation : éléments de contexte et de définition.

Définie de manière générale comme un point de vue pris sur le réel (Le Moigne, 1994), la modélisation occupe une place centrale dans le développement de dispositifs d’information et de communication numérique. Elle constitue l’une des expressions concrètes et observables du mouvement général de rationalisation gestionnaire des organisations que l’on peut observer depuis les origines du capitalisme industriel, et qui adopta historiquement différentes modalités, qui se sont combinées plus qu’elles ne se sont succédées. Si le modèle taylorien est loin d’avoir disparu, il a été complété et prolongé par celui de l’organisation-processus, dominant depuis les années 1990 dans l’agencement des organisations, au point de devenir un idéal-type des techniques gestionnaires (Bouillon, 2013). Ce dernier correspond à une représentation de l’organisation centrée sur des flux continus d’activités allant d’un prestataire vers un destinataire, client, usager ou bénéficiaire ; et non plus sur une succession d’états discrets (des stocks, des tâches…), séparés les uns des autres comme dans les organisations fonctionnelles traditionnelles. Il englobe les techniques, outils et méthodes supposés permettre de parvenir à cet objectif. Inspiré du fonctionnement adopté par les industries dites « de process » telles que la chimie ou la sidérurgie et par la logique de flux tendus, le modèle de l’organisation-processus s’est généralisé au cours des années 1990 dans le prolongement de la vague managériale du Business Process Reenginering (ou « reconfiguration organisationnelle » ; Hammer, Champy, 1993). Il trouve également des ancrages dans le développement du Total Quality Management au cours des années 1990 et dans les normes d’assurance-qualité ISO 9000 qui lui sont liées. L’aboutissement actuel du modèle de l’organisation processus est constitué par le Business Process Management (Gestion des Processus Métiers), qui se trouve au cœur des best practices et des méthodes managériales associées depuis le début des années 2000 (Bouillon, Maas, 2009). L’extension du modèle de l’organisation-processus transcende les secteurs, les métiers et les types d’organisation. Les entreprises privées marchandes évidemment, mais aussi les associations, les administrations et les structures tournées vers la prestation de services publics d’intérêt général, manifestent des tendances à l’isomorphisme (DiMaggio, Powell, 1983) et sont aujourd’hui bâties autour de logiques de processus.

Un processus désigne « un ensemble d’activités reliées entre elles par des flux d’informations (ou de matière porteuse d’information : le flux des produits dans l’usine est un flux de matière, mais cette matière est porteuse d’informations) significatifs, et qui se combinent pour fournir un produit matériel ou immatériel important et bien défini » (Lorino, 1995, p.55). L’approche processus repose sur une formalisation systématique du fonctionnement organisationnel en termes de flux d’entrée et de sortie ; les processus désignant ainsi un ensemble d’activités articulées les unes avec les autres, permettant de passer des inputs (la demande d’un client, d’un usager ou d’un bénéficiaire) aux outputs (le produit ou le service fourni à son destinataire). Dans ce cadre, le destinataire constitue l’origine et la finalité du processus. Un processus organisationnel implique ainsi un flux d’informations, qui permet d’articuler des flux matériels et des flux d’activités au sein de l’organisation.

Une organisation-processus ne peut être envisagée sans une croyance en la possibilité d’une circulation optimale de l’information : celle-ci porte les inputs correspondant aux demandes, ainsi que leurs traitements successifs. Plus exactement, c’est la transmission matérielle des signaux déclenchant les différentes étapes qui est importante, et qui se voit matérialisée par des documents, informatisés ou non. Les méthodes de modélisation associées aux processus-métiers s’appuient au départ sur une modélisation de l’existant organisationnel donnant lieu à une analyse et à un diagnostic des forces et des faiblesses du système sous forme de cartographie des processus, qui constituera le fondement de la conception du nouveau système d’activité et d’information, se déclinant dans une organisation projetée, rationnellement définie en fonction des finalités poursuivies. De ce point de vue et malgré leurs différences, on ne peut que noter une importante proximité entre le Modèle Conceptuel de Traitement (MCT) élaboré dans le cadre de la méthode d’analyse et de conception de systèmes d’informations MERISE (Méthode d’Etude et de Réalisation Informatique pour les Systèmes d’Entreprise) au cours des années 1970, la méthode OSSAD (Office Support Systems Analysis and Design) des années 1990, ainsi que le langage de modélisation UML (Unified Modeling Language) et plus largement les méthodes de conception « orientées objet » des années 2000. Dans tous les cas, l’objectif est d’articuler modélisation informatique et organisationnelle, en reliant informations, réalisation des activités et coordination de ces dernières. On retrouve à chaque fois différents points de vue et différents niveaux d’analyse de l’organisation, du plus général centré sur l’étude des finalités et des fonctions ; au plus local, répondant à des questions du type « qui fait quoi, quand, où et comment ».

La modélisation des processus d’activité s’opère dans une relation directe avec la modélisation des processus informatiques, dans la mesure où les processus intègrent à la fois à des activités et les informations relatives à ces dernières. La logique de traitement de l’information influence, voire détermine d’ailleurs largement celle des activités, l’organisation physique, matérielle et sociale devant devenir aussi « fluide » et « agile » que la circulation des informations qui accompagnent les flux d’activité. Le problème posé est ainsi celui d’une articulation entre « métiers » et « système d’information », dans le but de « se mettre à la portée des gens du métier, en les dotant outils accessibles à l’ergonomie adaptée, préhensibles par les experts métier » (Debauche, Mégard, 2004, p.11). Il s’agit en d’autres termes de conférer aux systèmes d’information les capacités d’articuler la réalisation collective des activités, relevant des « processus collaboratifs » ou des « processus humains » ; avec les processus informatiques liés au traitement de l’information, définis comme « process ». La traduction pratique de l’articulation entre « processus » et « process » se retrouve dans l’intégration des systèmes d’information que l’on connaît depuis près de deux décennies avec l’essor des Progiciels de Gestion Intégrés.

La démarche modélisatrice comporte tout d’abord une dimension descriptive, impliquant d’expliciter un fonctionnement organisationnel existant considéré comme insatisfaisant, puis dans un second temps, de proposer le déploiement d’un système jugé plus efficace. Ce dernier constitue un objectif à atteindre. La description analytique associée à la modélisation porte donc à la fois sur le présent et le futur, sur la situation présente et la situation désirée, sur l’opposition entre ce qui est et ce qui devrait être, ainsi que sur le décalage entre les deux et les modalités de passage de l’un à l’autre. Modéliser revient donc à écrire et décrire un ensemble socio-technique sous la forme de représentations textuelles et le plus souvent graphiques afin de l’objectiver et se donner des moyens d’agir, par simulation puis par changement effectif du fonctionnement organisationnel. Cette dimension descriptive est indissociablement liée à une dimension prescriptive. Modéliser, c’est en effet suivre les principes d’un modèle défini de manière générale – en l’occurrence l’organisation-processus – et l’adapter aux spécificités d’une organisation en élaborant des règles de contrôle qui s’appliqueront localement au sein de cette dernière, ce qui revient à produire un modèle de portée plus réduite qui guidera l’activité individuelle et collective, aura la capacité de faire agir ceux qui y seront soumis. Cette force agentive semble d’ailleurs largement portée par les textes organisationnels (Cooren, Fairhurst, 2009, Taylor, Van Every, 2000) dans lesquels s’inscrivent les modèles. On retrouve ici des principes fonctionnalistes largement présents dans les techniques gestionnaires et dans les démarches d’audit. Le déploiement des démarches modélisatrices s’inscrit dans un mouvement permanent et continu de rationalisation du fonctionnement organisationnel, dont il s’agit de renforcer la rationalité au sens gestionnaire du terme. Cette dernière correspond d’une part à une volonté optimisatrice proche de la rationalité en finalité webérienne, consistant à renforcer l’efficacité économique de l’organisation, à améliorer sa rentabilité, sa compétitivité dans un environnement concurrentiel, à réduire les différents coûts liés à son activité, à limiter l’incertitude qu’elle génère et à la rendre plus prévisible. Mais cette rationalité comporte également une dimension conventionnelle, dans la mesure où elle s’exprime en termes de conformité au modèle gestionnaire dominant. La rationalité gestionnaire correspond en d’autres termes au respect des principes de l’organisation-processus tels qu’ils sont reconnus dans la communauté gestionnaire à un moment donné, et à une affirmation performative du caractère « rationnel » du modèle (Boussard, 2007). Ces principes sont d’ailleurs à la base de la construction d’indicateurs qui mesurent l’efficacité économique d’une organisation : leur non application est considérée de fait comme un « manque de performance », indépendamment de tout calcul d’optimisation.

Le « travail de modélisation » et son extension aux compétences numériques

Le déploiement d’une organisation-processus repose sur une très forte modélisation, consistant en la production d’une représentation simplifiée en termes de processus-métiers d’une réalité socio-technique et économique complexe. Nous qualifions de « travail de modélisation » l’ensemble des tâches conduisant à la mise en œuvre de la modélisation des processus-métiers et de leur équipement informatique. Ces dernières ne se résument pas à des opérations techniques, mais s’inscrivent dans des rapports sociaux de nature salariale ou marchande, les « modélisateurs » étant contractuellement liés à l’organisation qui fait appel à leurs services comme salariés ou prestataires de services. Elles requièrent en premier lieu la mise en œuvre d’outils et de méthodes parfois très formalisées, liées à des activités de conception et d’ingénierie permettant leur adaptation à un contexte organisationnel spécifique.

La modélisation formelle des processus-métiers dont les grandes lignes ont été présentées ci-dessus est évidemment présente dans l’entreprise constituant le terrain sur lequel s’appuie cet article, mais elle est jugée insuffisamment efficace et demande à être accompagnée par une amélioration de la capacité des salariés à faire face aux aléas qu’ils rencontrent dans les situations d’activité quotidiennes. En filigrane, cette question se retrouve d’ailleurs omniprésente dans la réflexion engagée sur les compétences numériques. Nous nous sommes particulièrement intéressés à la manière dont l’évolution des activités dédiées à la relation clients est pensée dans le cadre de la présente réorganisation : l’ensemble des échanges se déroulant entre les salariés du groupe et leurs clients est concerné, que ces derniers se déroulent en boutique et en centre d’appels, en vue de commercialisation de produits et de services ou de la résolution de problèmes. Deux enjeux occupent actuellement une place centrale. Le premier est constitué par le renforcement de l’autonomie des clients, qui doivent d’une certaine manière être davantage « mis au travail » (Dujarier, 2008) afin de réaliser eux-mêmes le maximum d’opérations. Cette externalisation des tâches prend appui sur les transformations déjà engagées des pratiques numériques de la clientèle grand public, qui s’informe massivement en ligne sur les offres commerciales de l’entreprise et les modalités d’utilisation des produits. Elle est susceptible de permettre des économies, en dégageant les salariés d’activités faiblement productives pour leur permettre de se concentrer sur des cas plus complexes, ou à plus forte valeur ajoutée. Le second enjeu est constitué par une intégration et une harmonisation des différents outils informatiques déployés, dont la diversité et la dispersion est jugée contre-productive. Depuis de nombreuses années, ces relations ont été mises en processus et équipées numériquement dans de multiples outils de CRM (Custumer Relationship Management), mais les bases de données sont nombreuses (jusqu’à une dizaine, élaborées à fil du temps) et difficiles à manipuler par des opérateurs qui peuvent être confrontés à de nombreux écrans différents pour l’affichage des données d’un seul et même client. Il s’agit donc d’aller vers une simplification des échanges et un redéploiement des personnels en « front-office » vers des prestations à haute valeur ajoutée, en se concentrant sur la résolution de problèmes, la compréhension du besoin, l’élaboration d’une offre adaptée. Par ailleurs, l’objectif est également de faire en sorte que les situations d’échange entre les clients et l’entreprise soient l’occasion d’apprendre aux clients à utiliser les interfaces numériques à leur disposition, ce qui rejoint le premier enjeu en contribuant à leur autonomisation. Ainsi, la « durée moyenne de traitement des appels » dans les centres d’appels qui constitua longtemps un indicateur d’efficacité ne constitue plus un critère central : il s’agit de prendre « le temps qu’il faut » pour répondre aux clients, dans la mesure où cela peut permettre d’éviter de futurs appels pour des raisons voisines, et où ces mêmes clients, par l’intermédiaire des médias sociaux et des forums, pourront eux-mêmes jouer un rôle d’information, de formation et de conseil auprès d’autrui en lieu et place des agents de l’entreprise.

Dans ce cadre, le travail de modélisation se présente sous deux aspects. Le premier est assez traditionnel et bien balisé. Il rejoint les principes généraux des processus-métiers rappelés ci-dessus. Il s’agit de définir avec une généralité relativement importante la nature et le périmètre des tâches assurées par les opérateurs en charge de la relation clients en boutique ou en ligne, en reprenant les « quatre piliers de la relation clients » habituellement résumés au-travers des verbes « écouter », « analyser », « proposer », « conclure ». Ces mots d’ordre doivent être réinscrits dans des catégories d’activités (comprendre le besoin, opérer un diagnostic du problème rencontré par le client, élaborer une offre commerciale adaptée…) constituant elles-mêmes les différentes étapes du processus-métier « gérer la relation clients », avec une présentation claire des différents inputs et outputs présents à chaque niveau. Un équipement informatique prenant la forme d’un système de CEM (Customer Experience Management) « à 360 » est en cours de déploiement pour accompagner chaque activité liée à la relation client en intégrant les fonctionnalités des différents outils de CRM(2). Cette application doit permettre de collecter, de structurer et de mettre à disposition des personnels en contact avec la clientèle l’ensemble des informations relatives à un client donné, en offrant aussi la possibilité d’accéder directement à « l’écran client ». Elle est appelée à être interconnectée avec l’ensemble des opérations directement effectuées par un client, à partir de son compte ou de son profil utilisateur.

Le second aspect du travail de modélisation est beaucoup moins bien balisé, car il concerne une zone d’ombre habituelle des processus métiers, correspondant à la réalisation effective des tâches lorsque celles-ci échappent à la possibilité d’une définition formelle. C’est le cas de la gestion de la relation clients « enrichie » dont il est question ici : comment fait-on, en effet, pour « écouter » un client, « analyser » et « comprendre » son besoin et éventuellement sa demande, « conclure » une vente ou lui proposer une solution ? Comment procède-t-on pour tirer profit des informations mises à disposition par l’omniprésente application informatique ? Dans quelle mesure, enfin, peut-on déroger à règles et aux procédures – et donc se placer en porte-à-faux par rapport à l’organisation – si la capacité de répondre au client et la satisfaction de ce dernier est en jeu ? Les réponses à ces questions se construisent au fil de chaque situation d’activité, elles sont largement contingentes, non déterminées et non prévisibles. Il est à ce niveau impossible de se reposer exclusivement sur des modes opératoires préalablement définis, ces derniers ne pouvant prendre en compte l’infinie variété des configurations du social. Les acteurs en présence n’ont d’autre choix que d’élaborer en situation les connaissances nécessaires à leur action, de manière individuelle et collective, dans la relation avec le client, en s’appuyant sur leur expérience et leur appréciation. On retrouvera ici la dialectique reliant « règles de contrôle » et « régulations autonomes » dans la théorie de la régulation sociale (Reynaud, 1988), les règles autonomes élaborées localement en situation pour faire face aux multiples incertitudes de l’activité pouvant contribuer à la production de l’organisation elle-même (de Terssac, 2003).

De fait, la direction de l’entreprise étudiée reconnaît la nécessité de sortir d’une logique très standardisée de la relation clients, de « relâcher les contraintes » et de « responsabiliser » chaque acteur en contact avec les clients. Pour autant, il est délicat de confier ces ajustements au hasard des relations professionnelles et des situations d’activité. Leur importance pour le fonctionnement organisationnel nécessite d’en construire une maîtrise gestionnaire, à dire de les faire entrer, d’une manière ou d’une autre, dans la logique de l’organisation-processus. Le système cherche ainsi à intégrer sa propre capacité d’adaptation, voire la possibilité de contourner les règles qui définissent son fonctionnement : les applications collaboratives, complémentaires des outils de gestion de l’information, participent de cet objectif depuis plusieurs années, tout en mettant en évidence les paradoxes organisationnels liés à la délicate articulation entre technologies numériques tournées vers la gestion de l’information et technologies numériques associées à l’accompagnement de la coopération (Bazet, de Terssac, 2007 ; Bouillon, 2011, 2013). L’accroissement de la formalisation, du respect des règles et des procédures, de la segmentation des activités sous couvert d’une plus grande transversalité, entre en tension avec les injonctions à la collaboration, à la créativité, à la capacité à déroger ponctuellement à ces mêmes règles entrent difficilement en harmonie, en tous cas pas de manière systématique. La mise en processus vise à faire en sorte que l’on ne puisse pas faire autrement que d’agir selon les règles organisationnelles, mais aussi, lorsque cela s’avère radicalement impossible, à intégrer, équiper et contrôler le contournement de ces dernières. De tels ajustements sont considérés comme pouvant difficilement être laissés à la libre interprétation des salariés du fait de leur importance stratégique.

C’est en référence à cet impératif qu’est mobilisée la notion de compétences numériques, tant dans la stratégie numérique générale que dans son interprétation par les hauts dirigeants rencontrés dans le cadre de la première forme de l’étude. Certes, les contours des compétences numériques sont flous et nébuleux, dans la mesure où ces dernières regroupent l’ensemble des capacités nécessaires pour travailler individuellement et collectivement avec des technologies numériques d’information et de la communication, dans le domaine de la relation clients et dans de très nombreuses autres activités. Personne n’est vraiment capable avec précision de définir en quoi elles consistent, mais l’ensemble des acteurs interrogés se retrouvent pour considérer qu’elles recouvrent la capacité de ceux qui les détiennent à déroger aux normes et aux procédures qui s’imposent à eux, à les adapter, tout en demeurant dans le champ de ces dernières. Les salariés « compétents numériquement » doivent savoir utiliser les outils informatiques de leur métier, appliquer les règles scrupuleusement mais avec souplesse, tout en étant capable de juger de la latitude dont ils bénéficient par rapport à l’organisation.

Les dimensions communicationnelles des compétences numériques

Les compétences numériques semblent largement appréhendées comme des compétences communicationnelles et comportementales normatives, liées à la construction d’un sens et d’un monde communs dans les situations de travail et à l’élaboration de représentations partagées. Leur modélisation s’inscrit dans une volonté de rationaliser l’organisation, sur le plan de ses régulations sociales situées, et de ses ajustements quotidiens.

Interactions professionnelles situées et récits organisationnels

C’est le manque de visibilité sur la partie la plus informelle des savoirs, savoir-faire et pratiques professionnelles nécessaires pour exploiter pleinement les TNIC dans ses différentes activités qui a conduit l’entreprise observée à lancer une étude pour identifier la nature de ces compétences numériques et réfléchir aux modalités de leur mise en œuvre et de leur transmission. Il s’agit en d’autres termes de comprendre comment ces compétences d’ajustement sont susceptibles de s’articuler à la rationalisation par les processus et par les TNIC, pour assurer une mise en œuvre efficiente de cette dernière. Plusieurs des cadres dirigeants rencontrés insistent même sur la nécessité de réfléchir à la possibilité de traduire ces compétences en référentiels de savoirs et de savoir-faire permettant de définir précisément les postes de travail associés aux tâches, activités et processus structurant l’organisation, mais aussi d’évaluer les besoins en termes de ressources humaines, les capacités des salariés et les profils des personnes recrutées, les formations à concevoir et mettre en œuvre. Le travail de modélisation relatif à ces compétences numériques comporte donc une large dimension exploratoire. C’est d’ailleurs parce qu’il était nécessaire de procéder à des analyses poussées de ce contexte sans préjuger d’une solution à priori que l’entreprise n’a pas fait appel à un cabinet de conseil en organisation ou en ressources humaines traditionnel. Il n’existe en effet pas de modèle préexistant sur lequel s’appuyer pour définir les contours des compétences numériques : cette notion managériale, prise comme allant de soi, doit en priorité faire l’objet d’un travail de déconstruction et de questionnement scientifique. Nous avons entrepris cette démarche d’ouverture de la boîte noire, afin de mieux comprendre « de quoi les compétences numériques étaient le nom », ce que recouvrait ce terme pour les différents acteurs, à quelles conceptions de l’organisation et de son évolution il renvoyait et enfin quelles tensions, quelles contradictions, quels paradoxes il reflétait.

La première phase d’enquête conduite au sein de l’entreprise laisse tout d’abord voir que les représentations des compétences numériques concernent peu la maîtrise d’outils numériques. Les compétences techniques requises paraissent en fait très générales dans la plupart des tâches composant la relation clients. Ces dernières sont appelées à s’exercer dans un environnement davantage numérisé, avec de nouvelles applications informatiques plus intégrées (du fait de l’intégration accrue des systèmes d’information auxquels ils sont connectés) pour lesquelles une formation sera nécessaire, mais toujours en utilisant des interfaces classiques proches des navigateurs internet, des outils bureautiques et des équipements informatiques communs, de type ordinateur, smartphone ou tablette, le plus souvent largement utilisés dans la vie quotidienne. Les problèmes de compétence technique se posent seulement pour une fraction de salariés âgés de plus de cinquante ans et étant venus à la relation clients à la suite d’une réorientation professionnelle interne, que nous n’aborderons pas dans cet article. L’acquisition d’une culture technique générale partagée sur les évolutions de ces dernières années est nécessaire (les réseaux sociaux numériques, le big data et ses implications marketing…), mais ne demande pas non plus de prérequis techniques très importants. Ces derniers sont plutôt présents dans des activités de back-office encore mal cernées, comme la gestion de la masse de données générées par les clients (métiers liées au « big data », data scientist par exemple) ou l’animation de communautés en ligne, qui présentent une nouveauté radicale. Dans la gestion de la relation clients, les mutations interviennent davantage dans les modalités d’exercice des activités, davantage à distance, de manière plus participative et plus intégrée, associant le conseil technique et le conseil commercial. Ces deux activités correspondent à des métiers distincts appelés à fusionner progressivement. Beaucoup d’attentes sont fondées sur le nouvel outil de CEM en cours de déploiement, qui devrait favoriser le développement d’une vision globale du client en permettant d’accéder à une vue synthétique d’informations jusque-là dispersées. Mais l’essentiel résidera dans la capacité des salariés en contact avec les clients à interpréter ces informations, à les intégrer dans un échange avec le client et dans un diagnostic, à les enrichir.

La numérisation implique donc une montée en compétences, mais ces dernières sont largement d’ordre communicationnel, ou plus précisément interactionnelles. Interrogés sur la manière dont ils définiraient les compétences numériques, les cadres dirigeants rencontrés citent principalement la capacité à travailler en équipe, à s’insérer dans un collectif professionnel plus « digitalisé ». Les qualités les plus fréquemment citées portent sur des capacités à savoir « être », « écouter » et « échanger », ce qui renvoie à un « savoir-interagir ». L’accent est mis sur l’autonomie et la responsabilisation individuelle au travail, garants de « l’agilité » organisationnelle dans une perspective qui n’est pas sans rappeler les grands mots d’ordre de la gestion des compétences dans la littérature managériales des années 1990. Parallèlement, les compétences interactionnelles attendues passent également par des voies non verbales, centrées sur la mise en œuvre de l’action et l’exemplarité des salariés, qui doivent suffisamment maitriser les outils qu’ils commercialisent et dont ils assurent le service après-vente afin d’opérer des démonstrations et même de prendre la main à distance sur l’interface du client, pour lui expliquer comment procéder. La généralisation en interne de supports et de technologies numériques homogènes participe de cette logique : l’usage des TNIC doit être incontournable et il est appréhendé en tant que tel comme un « vecteur de la transformation numérique de l’organisation ». La vie des « collaborateurs » doit devenir « digitale », le « digital » doit prendre place à tous les niveaux, pour garantir – par sa simple présence évoquée et invoquée – davantage de fluidité. Par ailleurs, les champs de formulaires présents sur les interfaces et destinés à la saisie des informations sont appelés à constituer des formes d’« architextes » (Jeanneret, Souchier, 2005) professionnels qui cadrent et guident l’écriture et l’activité, celle-ci renvoyant aussi à des pratiques scripturales. Travailler en relation clients, c’est interagir, mais aussi lire et écrire dans un contexte formalisé.

Les salariés doivent par ailleurs acquérir un « esprit digital », c’est-à-dire apprendre à écouter et répondre vite, à la fois dans les relations avec les clients et entre collègues. Il s’agirait ainsi de développer des « boucles courtes », par lesquelles un retour rapide vers le client est effectué en réponse à une question, le numérique participant ici d’une accélération du temps présente dans de nombreux autres domaines de la vie sociale (Rosa, 2010). Plusieurs cadres dirigeants interrogés insistent en outre sur la nécessité de déployer auprès des salariés de « formations comportementales » liées à l’acquisition par chacun des « valeurs de la marque » de l’entreprise, un très haut responsable expliquant même qu’ils devaient « être l’entreprise dans leurs comportements ». La capacité d’interagir en situation de travail lorsque les mailles du filet des processus-métiers deviennent plus lâches et l’indétermination plus forte implique donc que les opérateurs aient intériorisé la culture managériale, pour qu’il soit possible de leur faire confiance et de se reposer sur leur autonomie. C’est ainsi que la rationalisation des interactions professionnelles est indissociable d’une production narrative, venant expliciter, légitimer, justifier la démarche modélisatrice, construire sa mise en acceptabilité et la faire exister symboliquement. De nature argumentative, cette démarche consiste à présenter une réalité recadrée, offrant des clés d’interprétation des changements en cours, du nouveau mode d’organisation, du contenu des activités et des tâches, ainsi que des attentes formulées vis-à-vis de chacun. L’accent est le plus souvent placé sur le caractère incontournable des évolutions en cours en raison de contraintes externes (concurrence, compétitivité), de l’impératif de satisfaction du client, et de leur universalité (toutes les organisations de tous les secteurs suivent ce modèle). Avant d’entrer dans les faits, la nouvelle organisation se voit ainsi mise en récit afin de lui reconstruire un sens. Les listes désincarnées et énumérations séquentielles issues du travail de modélisation (Browning 1992 ; Boudès, Browning, 2005) sont complétées par l’écriture d’une histoire. Les évolutions de la relation clients doivent ainsi aboutir à la construction d’une « expérience client », c’est-à-dire d’un mode d’organisation où le client est « autonome, acteur », et où ses interlocuteurs dans l’entreprise jouent principalement un rôle d’accompagnement et de formation. On reconnaîtra dans cette production narrative les fondements pas si nouveaux des politiques de communication interne (d’Almeida, 2013), déclinées dans la palette des outils, supports et médias, numériques ou non.

L’enjeu sous-jacent au développement des compétences numériques semble bien se positionner sur le plan de l’optimisation des interactions sociales et des comportements professionnels qui leur sont associés, dans les lieux et les temporalités de travail et parfois même au-delà (Datchary, Gaglio 2014). Pour cela, il s’agit de penser et d’accompagner la coordination des tâches, mais aussi d’équiper les processus sociaux de partage des connaissances, sources d’innovation. La volonté de limiter l’incertitude liée à l’imprévisibilité des comportements humains, de déployer de « bonnes pratiques » définies de manière normative est ici bien présente, comme dans toutes les démarches de rationalisation gestionnaire qui se sont succédées au fil de l’histoire. La démarche suivie demeure donc fiabiliste, et vise à réduire, comme ce fut le cas par exemple à l’époque taylorienne ou dans les processus-métiers eux-mêmes, l’incertitude liée à l’imprévisibilité des comportements humains, alors même que les organisations ont besoin de capacités à déroger à la règle, à innover, à s’adapter… en particulier dans les activités à forte dimension relationnelle comme les services et la gestion de la relation clients.

Compétences numériques et rationalisation des médiations organisationnelles

L’identification des compétences numériques et leur articulation aux processus-métier de la relation clients s’inscrit dans une démarche gestionnaire associant la mise en œuvre de TNIC et de techniques communicationnelles, associant méthodes de maîtrise de l’interaction verbale et non verbale, et production de récits visant à élaborer un cadre symbolique explicitant, légitimant et justifiant les évolutions en cours afin de les rendre acceptables et signifiantes. La modélisation à l’œuvre n’est pas directement comparable à celle qui préside à la mise en processus de l’organisation et à la conception des logiciels qui viendront l’accompagner, même si elle leur est liée. Elle porte sur la capacité des salariés à gérer les zones d’ombre des processus, c’est-à-dire les situations concrètes et quotidiennes d’activité en relation avec les clients, par définition difficiles à prévoir du fait de l’incertitude qui les caractérise et de leur dimension contingente. Il s’agit d’une modélisation souple, oxymore reflétant la volonté de cadrer – mais pas de manière trop formelle – la manière dont une personne interagit professionnellement, dont elle écoute, comprend ses interlocuteurs, interprète une situation, opère un diagnostic, propose une solution adaptée. Il importe que les salariés soient capables d’adopter des comportements individuels et collectifs compatibles avec « l’esprit » des processus et de la stratégie organisationnelle dont ils sont porteurs, même si ils n’en respectent pas la « lettre ». L’objectif n’est pas de prévoir chaque situation dans une logique d’« algorithmisation » du social, mais d’assurer des réactions adéquates en contexte d’incertitude et de rationalité limitée.

L’ambition de la réflexion sur les compétences numériques est ainsi de gérer – ou plutôt de faire gérer – des moments qui échappent à la formalisation organisationnelle et dépassent les situations prévisibles d’utilisation des TNIC, en intégrant les ajustements informels et les régulations autonomes. Pour cela, il est nécessaire que les salariés soient capables de prolonger la rationalisation là où elle ne peut être complètement conçue à priori. Ils viendront eux-mêmes prolonger et mettre en pratique un modèle gestionnaire dont les principes sont toujours bien présents. La normativité demeure en effet au cœur du changement : elle est présente dans la structuration forte du cadre de l’activité, dans les velléités d’identification, de valorisation et de généralisation de « bonnes pratiques », mais doit aussi être intériorisée par l’adoption de comportements jugés adéquats et par une transformation culturelle et comportementale portant sur les représentations de l’activité, du client, de l’entreprise. Les compétences techniques liées aux technologies numériques se mêlent ainsi étroitement à la compréhension critique du fonctionnement des TNIC et à la capacité de les utiliser dans des situations professionnelles peu définies, ce qui implique une capacité d’adaptation et de créativité ; ces liens étant abordés dans le champ managérial au-travers de la notion de « digital competence »(3) et dans le domaine académique par la voie des questionnements relatifs à la « littératie numérique » (Simonnot, 2009 ; Crozat et al., 2012).

Les moyens permettant de parvenir à cet état futur idéal d’adaptabilité généralisée ne sont pas évoqués par les hauts dirigeants rencontrés, qui demeurent sur le plan de la définition des objectifs à atteindre et évoquent juste le rôle que devra jouer la formation professionnelle aux métiers et aux techniques de vente existantes – les piliers de la relation clients par exemple – ainsi que l’effet de transformation joué par la présence même des TNIC, ces dernières étant vues comme capables d’agir et de faire agir de manière quasi-mystique et immanente. La présence des « bons outils » et de la « bonne organisation » serait constitutive d’un dispositif socio-technique fonctionnant comme un objet intermédiaire structurant l’activité collective, voire un objet-frontière (Trompette, Vinck, 2009) rendant compatible au moins temporairement des mondes sociaux, professionnels et des logiques d’action hétérogènes par l’émergence de symboles inter-métiers (Laureillard, Vinck, 1999 ; Vinck, 2009). Si ces derniers émergent habituellement des processus sociaux de manière non déterminée, il s’agit ici de chercher à fiabiliser ce mouvement et de l’instituer de manière instrumentale, même si les détails ne sont pas évoqués. C’est donc un travail de rationalisation et de modélisation du social peu éloigné de l’ingénierie sociale et communicationnelle mise en évidence il y a près de vingt ans par B. Floris (Floris, 1996, 2000) qui est à l’œuvre, consistant à penser les comportements sociaux et professionnels associés aux TNIC dans les différentes activités et tâches de la gestion de la relation clients.

En d’autres termes, il s’agit de rationaliser les médiations organisationnelles. Cette démarche revient d’une part à tenter de d’organiser les relations entre les acteurs impliqués (salariés, management, clients, prospects…) à différents niveaux de l’activité de gestion de la relation clients en favorisant les interactions, le partage de points de vue, la co-construction de connaissances et de pratiques sociales. Les injonctions managériales au développement de la « transversalité » et d’un mode de fonctionnement « participatif » reflètent cette volonté. D’autre part, l’objectif est également de susciter une meilleure articulation entre les différents niveaux de généralité que constituent l’ici-et-maintenant de l’activité de travail et les objectifs généraux de l’organisation, sur ses marchés et dans son environnement social et institutionnel. En langage managérial, cela revient à accompagner le développement d’une « vision globale » de l’activité de l’organisation et d’un sentiment de responsabilité. Dans les deux cas, l’enjeu est de cadrer et de canaliser les échanges constitutifs de l’action collective afin de renforcer leur cohérence avec le fonctionnement organisationnel attendu.

Le travail de modélisation lié aux compétences numériques participe donc ici d’un travail gestionnaire de rationalisation, lié à la fiabilisation et au balisage du social et des comportements individuels afin de le rendre compatible avec la logique des processus-métiers et avec l’irréductible formalisation incomplète de ces derniers lorsque l’on approche de l’ici-et-maintenant de l’activité. L’idée d’instrumentalisation de la construction du social pose question dans ce cadre, au même titre d’ailleurs que la construction délibérée de l’« agentivité » de la technique à l’œuvre dans la conception des interfaces « architextuelles » des outils informatiques.

Conclusion : « Compétences numériques » et TNIC : par-delà l’apparente nouveauté, la tradition gestionnaire…

Le dispositif gestionnaire tourné vers la prise en compte des compétences numériques pour faire face au développement des TNIC que nous avons étudié emprunte à différents registres de la communication (Bouillon, 2011, 2013). Il porte sur les interactions professionnelles dont il ambitionne d’améliorer l’efficacité (communiquer = interagir), tout en s’appuyant sur la narration, au-travers de la production de discours organisationnels (communiquer = mettre en récit) et sur les médiations, par la mise en œuvre d’outils et de méthodes (TNIC, normes, règles…) destinées à structurer les relations entre les parties prenantes et à les rendre plus cohérentes (communiquer = mettre en relation). Cette démarche prend au cœur des rationalisations organisationnelles contemporaines. Elle constitue ainsi le reflet de logiques sociales et économiques tournées vers l’optimisation de l’activité y compris dans leur dimension relationnelle et sociale, par leur codification et leur mise en justification.

Par-delà les éléments de nouveauté associés, on ne peut que constater la persistance de conceptions très classique de l’organisation et de la communication. Les compétences numériques que l’on discerne en filigrane sont en fait proches du « savoir-être » mis en avant dans les années 1990 (Le Boterf, 1994). La représentation assez instrumentale de la communication comme interaction, que l’on souhaite pouvoir réduire à de bonnes pratiques, demeure présente. Il ‘agit toujours d’objectiver, de contrôler, de maîtriser le fonctionnement organisationnel, ou du moins d’affirmer qu’on le fait. Peu importe ensuite que les rationalisations mises en œuvre ne soient jamais complétement appliquées, que les préconisations auxquelles elles donnent lieu soient contournées. Peu importe également que les outils fassent l’objet d’usages détournés ou d’appropriations imprévues, comme l’ont montré depuis plusieurs décennies de multiples travaux en sociologie des organisations, en sociologie des usages et en sciences de l’information et de la communication. Les dispositifs sont présents, impliquent que les acteurs se positionnent par rapport eux et souvent, en respectent l’esprit à défaut de les suivre à la lettre.

Notes

(1) Cette étude est conduite dans le cadre d’un contrat de recherche entre l’entreprise et un consortium de laboratoires en sciences humaines et sociales (sociologie et sciences de l’information et de la communication). Les chercheurs effectuent un travail d’analyse de la nature des compétences numériques et des enjeux associés en relation avec l’entreprise qui leur ouvre ses portes, mais n’interviennent pas dans la formulation de préconisations ni dans la mise en œuvre du changement.

(2) Les outils de CEM s’inscrivent dans le prolongement des applications de CRM. Ils se caractérisent par une intégration plus forte, prenant en compte l’ensemble des points de contacts d’un client avec l’entreprise et conservant une trace sur le long terme.

(3) Ferrari A. (2012), Digital Competence in Practice: An Analysis of Frameworks. European Commission, Joint Research Centre, Institute for Prospective Technological Studies (http://ftp.jrc.es/EURdoc/JRC68116.pdf). Les digital competences regroupent des capacités en matière de management de l’information, de collaboration, de partage de ressources documentaires, de production de contenus, de posture « éthique et responsable » vis-à-vis des TNIC et de l’activité, ainsi de d’usage des outils numériques.

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Auteur

Jean-Luc Bouillon

.: Jean-Luc Bouillon est Professeur en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université Rennes 2 et directeur-adjoint du PREFICS (EA 4246). Inscrits dans le champ de la communication organisationnelle, ses travaux portent sur les formes contemporaines de rationalisation des organisations dans leurs aspects informationnels et communicationnels et en relation avec les technologies numériques d’information et de communication (TNIC).