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La question de l’immigration comme enjeu de communication publique et politique

15 Mar, 2016

Résumé

Cet article s’intéresse à l’action publique et à la communication de l’Etat à partir de l’analyse d’un cas conventionnellement nommé « violences urbaines » ayant lieu dans le quartier de la Villeneuve à Grenoble en 2010. Il s’agit de mettre en évidence la manière dont le chef de l’Etat, Nicolas Sarkozy (2007-2012), participe de la définition de ces actes de violence en tant que problème lié à l’immigration. Son positionnement est en relation avec l’histoire politique du pays. Notre analyse prend en compte le contexte de construction du quartier de la Villeneuve par la municipalité socialiste, pendant les années soixante-dix, comme symbole de la mixité sociale. L’histoire de ce quartier est un objet révélateur de la manière dont la définition d’un « problème immigré » s’inscrit dans un mouvement de localisation de la politique de l’immigration. L’article s’appuie sur certains éléments du travail de recherche effectué dans le cadre de notre thèse de doctorat.

Mots clés

Immigration, communication publique, « violences urbaines », Villeneuve.

In English

Title

The immigration issue as a public and political communication matter

Abstract

This article focuses on public action and communication of the State through the analysis of a case conventionally named « urban violence » taking place in the neighborhood of Villeneuve in Grenoble in 2010. This is to show how the head of state, Nicolas Sarkozy (2007-2012), participates in the definition of these acts of violence as a problem related to immigration. His positioning is related to the country’s political history. Our analysis takes into account the context of construction the Villeneuve neighborhood by the socialist municipality, during the sixties, as a symbol of social diversity. The history of this area reveals how the definition of « immigrant problem » is to do with the localization of the immigration policy. The article is based on a survey conducted during the preparation of a doctoral thesis.

 

Keywords

Immigration, public communication, « urban violence », Villeneuve.

En Español

Título

La cuestión de la inmigración como desafío de comunicación pública y política

Resumen

El presente artículo se interesa en la acción pública y en la comunicación que desarrolla el Estado, tomando como referencia un estudio de un caso llamado convencionalmente « violencias urbanas » que tuvieron lugar en el barrio de Villeneuve en Grenoble el año 2010. Se trata de mostrar de qué manera el jefe de Estado, Nicolas Sarkozy (2007-2012), participa en la definición de estos actos de violencia como un problema relacionado con la inmigración. Su posicionamiento se relaciona con la historia política del país. Nuestro análisis tiene en cuenta el contexto de la construcción del barrio de Villeneuve por la municipalidad socialista, durante los años sesenta, como un símbolo de la diversidad social. La historia de esta zona revela cómo la definición del « problema de la inmigración » tiene que ver con la localización de la política de inmigración. El artículo se apoya en una encuesta realizada durante la elaboración de una tesis doctoral.

Palabras clave

Inmigración, comunicación pública, « violencias urbanas », Villeneuve.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

de Souza Saes Paula, «La question de l’immigration comme enjeu de communication publique et politique», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°16/1, , p.73 à 87, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2015/varia/05-question-de-limmigration-enjeu-de-communication-publique-politique/

Introduction

L’article, issu d’une thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication (de Souza Paes, 2014) propose une analyse des logiques d’acteurs qui participent à la mise en visibilité de la thématique de l’immigration. Il s’agit de traiter l’examen des conceptions politiques dans la mise en forme de la « question immigrée » à partir de l’analyse des incidents survenus dans le quartier prioritaire de la politique de la ville à Grenoble en 2010. En juillet de cette année-là, un groupe d’habitants de la Villeneuve, quartier prioritaire de la politique de la Ville, à Grenoble, avait incendié des voitures et échangé des tirs avec la police, après la mort d’un jeune homme, Karim Boudouda, descendant d’immigrés(1) et habitant du quartier. Celui-ci avait été abattu par la police, après avoir commis un vol au casino d’Uriage (commune proche de Grenoble).A la suite de ces incidents, le président de la République, Nicolas Sarkozy (2007-2012), associe directement le flux migratoire vers la France aux actes de violence. Le positionnement du chef de l’Etat est d’autant plus frappant que dans sa campagne présidentielle en 2007, l’immigration avait été présentée comme une question d’intérêt général. De plus, Grenoble est une ville réputée cosmopolite et le quartier de la Villeneuve le symbole de la mixité sociale (Joly, 1995).

L’accent est mis sur les explications et les justifications mobilisées publiquement qui déterminent les contours du « problème immigré » dans un cas de « crise », comme les incidents dans le quartier grenoblois en 2010, mais surtout à long terme, à partir des années quatre-vingt. C’est à partir notamment de cette période que nous observons la localisation de la politique de l’immigration, quand des actes de violence commis par des « jeunes immigrés » dans la banlieue lyonnaise font apparaître un « problème » nouveau, ce qui est nommé les « violences urbaines » (Sedel, 2007). Ceci est accompagné par des mutations dont la décentralisation politique, au début des années quatre-vingt, et l’élaboration des missions locales visant les « jeunes immigrés » habitants des quartiers d’habitat social.

L’analysecherche donc à appréhender, dans le long terme, la constitution de l’immigration en tant que « problème public ». Ce terme est défini, en référence à Erik Neveu (1999), comme la constitutiond’un fait social en tant qu’enjeu de débat public faisant l’objet d’intervention étatique. Ainsi un problème public n’est pas « naturellement » public. Si nous acceptons que les problèmes publics se construisent comme tels, nous pouvons nous interroger sur le « problème immigré » :comment a-t-il été défini comme un « problème » ?Quels individus sont-ils concernés ?Quelles explications sont-elles mobilisées ?

L’hypothèse qui guide cet article est que l’émergence progressive du sujet « immigration » en tant que problème lié à des modes de vie révèle la mise en œuvre de stratégies par l’Etat dans les territoires. Ces pratiques révèlent l’imposition d’une définition, politiquement orientée, du « problème immigré » par l’État qui contribue à la constitution d’un consensus sur les aspects d’un « problème immigré ».

La réflexion se structure en trois étapes. Dans la première étape, à travers l’exemple de la construction du quartier de la Villeneuve à Grenoble par la municipalité socialiste, dans les années soixante-dix, nous démontrons que la politique de l’immigration se localise progressivement avec la décentralisation politique en France. L’objectif est de relier la constitution d’un « problème » lié à l’immigration et les actions élaborées pour le résoudre aux stratégies de communication visant à afficher la transparence et la « proximité » de l’action publique. A ce propos, nous utilisons des numéros du magazine d’information municipale Les Nouvelles de Grenoble de la période de 1999 à 2013 – qui comprend le mandat du maire socialiste Michel Destot (1995-2014) – consacrés à la ville de Grenoble et au quartier de la Villeneuve, ce qui permet d’observer comment la communication territoriale se rend visible au niveau local. L’un des registres de la communication publique est la visibilité des institutions publiques (Ollivier-Yaniv Caroline, 2006). Nous mobilisons encore des entretiens avec des élus locaux. Les entretiens offrent l’opportunité de confronter les déclarations des professionnels sur l’action politique locale aux autres matériaux.

Dans la deuxième étape, nous proposons d’examiner la manière dont le président de la République Nicolas Sarkozy (2007-2012) renforce la mise en visibilité de l’immigration en tant que problème. En 2007, le président, qui appartenait au parti politique de droite, UMP (Union pour un Mouvement Populaire), a fait de l’immigration son thème prioritaire de campagne présidentielle. Nous mobilisons des articles de presse (2) et des communiqués de presse parus pendant la période où Nicolas Sarkozy était ministre de l’Intérieur (2002-2004/2005-2007), puisque l’élaboration et l’affirmation du thème prioritaire de sa campagne présidentielle s’inscrivent sur le long terme.

La troisième étape examine le cas de « crise » lors des incidents à la Villeneuve, à Grenoble en juillet 2010. Notre objectif est de relier le traitement public de cette « crise » au projet politique du président Nicolas Sarkozy. Pour examiner les incidents, nous avons réalisé une analyse de contenu des communiqués de presse du ministère de l’Intérieur publiés entre juillet 2010 et juillet 2011 et des articles de presse (Le Monde, Le Figaro, Libération, Le Dauphiné Libéré, Le Nouvel Observateur) sur une année (juillet 2010-juillet 2011).

Pouvoirs publics, communication et immigration : constitution d’un « problème immigré »

L’article se consacre à l’action publique et la communication de l’Etat à partir de l’étude de cas des incidents à la Villeneuve à Grenoble. L’article porte donc sur les actions de communication publique dans la mise en évidence du sujet « immigration », tout en déconstruisant la vision normative qui les traverse. Comme le rappelle Ollivier-Yaniv (2000), à la fin des années soixante, des actions de communication se sont développées prenant de l’importance au sein des organisations publiques. Directement liée au service de l’appareil de l’Etat, la communication publique s’est développée avec le souci de diffuser et expliquer les activités des pouvoirs publics auprès des citoyens. Elle est présentée comme une volonté d’ouverture visant à contribuer au débat démocratique et au fonctionnement de la sphère publique (Caroline Ollivier-Yaniv, 2006). Mais aussi comme une volonté de proximité avec les individus puisque cette dynamique s’inscrit dans le processus de décentralisation, mis en œuvre depuis les années quatre-vingt, et dans la montée en puissance des pouvoirs locaux encouragée par l’Etat (Tétu, 1995). Dans ce cadre Bernard Miège (1997) souligne l’émergence d’un phénomène contemporain qui se traduit par la place de la communication publique et de la communication des collectivités territoriales et la diffusion d’informations sur les questions tenues comme d’intérêt général. Le projet politique socialiste de construction du quartier de la Villeneuve à Grenoble, dans les années soixante-dix, est un exemple de ce mouvement et symbolise l’affirmation de l’autonomie du pouvoir local. Cette dynamique s’accompagne d’actions dans le domaine de la communication, comme le projet de diffusion de programmes de télévision locaux dans les quartiers d’habitat social (Beaud, 1984). Désormais, l’État et les municipalités sont engagés dans le développement de ces quartiers.

L’enjeu, ici, est de comprendre comment cet engagement se met en place à travers l’analyse des incidents à Grenoble en 2010 : s’agit-il d’une stratégie d’affirmation de l’État dans les territoires, comme c’est le cas de la question de sécurité routière (Pailliart ; Poncin ; Strappazon, 2008) ? Comment les incidents à la Villeneuve ont-ils été traités par la municipalité ? La communication de la collectivité territoriale grenobloise s’oppose à celle de l’Etat ?

L’objectif est de prolonger des problématiques des recherches portant sur l’action publique et la communication de l’Etat (Ollivier-Yaniv, 2009 ; Comby, 2009 ; Marchetti, 2008) qui soulignent le rôle de l’Etat dans la mise en visibilité des thématiques et dans la régulation de la sphère publique. Nous mobilisons également les recherches d’Yves de la Haye (1984) sur la communication publique et son évolution. Il souligne que les pouvoirs publics (au niveau national et local), en voulant se rapprocher des citoyens, déploient des actions de communication qui consistent à promouvoir la participation citoyenne comme une participation démocratique de proximité mais, qu’« au lieu de développer le débat démocratique, [la communication publique] tend à en prendre la place ou à maintenir la dépossession » (p.142). L’article démontre que l’immigration est présentée par les pouvoirs publics comme l’une des questions d’intérêt général qui préoccuperaient la société française. Toutefois, il s’agit d’actions de communication politiquement orientées, comme nous allons le développer maintenant.

Les stratégies de communication dans le rapport entre immigration et espace urbain

Progressivement les immigrés venus travailler en France, notamment à partir de la fin du XIXème siècle, font l’objet des débats sur les problèmes qu’ils posent à la société française, comme la violence et le chômage.C’est à partir notamment des années quatre-vingt, que le problème lié à l’immigration se traduit par l’association entre des « jeunes »(notamment jeunes immigrés ou descendants d’immigrés) et des actes de violence en banlieue (Sedel, 2007). En 1981,des actes de violence ont eu lieu dans le quartier des Minguettes situé sur la commune de Vénissieux, au sud de la ville de Lyon. Pendant l’été de cette année-là, les jeunes habitants de ce quartier – à forte concentration de population émigrée – ont provoqué des incidents assez violents comme des incendies de voitures et des lancements de projectiles et de cocktails Molotov contre la police, rappelle Patrick Champagne (1991, pp. 67).En fait, dès la fin des années soixante-dix, des inquiétudes à propos des banlieues françaises faisaient déjà l’objet de débats politiques. Ce mouvement prend sens dans les années soixante-dix à partir de l’implantation d’une politique d’immigration de plus en plus rigoureuse (Weil, 2005). Toutefois, c’est à partir des incidents en 1981 que l’attention, autant de la part des responsables politiques que des journalistes, se focalise sur ces jeunes, issus de familles immigrées et souvent en situation d’échec scolaire ou au chômage.

Le gouvernement de François Mitterrand (1981-1995), tout au long des années quatre-vingt, prend des mesures pour résoudre ce problème de « malaise en banlieue ». Il lance ainsi plusieurs dispositifs (Lafarge, 2002) comme par exemple une commission pour le développement social des quartiers en 1981 présidé par Hubert Doubedout. Les actes de violence sont présentés publiquement comme un problème lié aux difficultés de cohabitation entre les habitants des quartiers d’habitat social (Dubedout, 1983). L’investissement de l’État culmine avec la création du ministère de la Ville en 1990. Avant la création de celui-ci d’autres incidents ont eu lieu en banlieue française, après les incidents aux Minguettes comme, par exemple, à Vaulx-en-Velin à la fin de 1990, Argenteuil, Sartrouville, et Mantes-la-Jolie en 1991 … (Collovald, 2001), renforçant l’engagement de l’État dans la définition du problème de l’immigration et dans la politique de la ville. En ce sens, nous observons l’imposition d’une définition du « problème immigré » et, par voie de conséquence, la constitution d’un consensus sur son existence.

La définition de ce « problème » est à mettre en relation avec la localisation de la politique de l’immigration. Le lien entre la localisation de cette politique et la montée du pouvoir local se traduit par la mise en œuvre au début des années quatre-vingt des lois de décentralisation. L’émergence d’un pouvoir local autonome se manifeste dans des aménagements urbains comme la construction des quartiers d’habitat social. La municipalité socialiste de Grenoble est, à ce titre, un exemple majeur puisqu’elle s’est fortement investie, à partir des années soixante, dans des projets urbains valorisant l’action municipale dans la gestion des territoires vis-à-vis de l’Etat, en favorisant la « mixité sociale »(Joly,1995, pp. 10). Hubert Dubedout a été maire de Grenoble de 1965 à 1983 (durant trois mandats), période marquée par des transformations dans l’espace urbain grenoblois.

Le projet de construction de la Villeneuve indique la volonté de la municipalité d’inventer un « nouveau » mode de vie en périphérie. Le nom même du quartier illustre l’idée du projet : une nouvelle ville. La municipalité voulait d’abord favoriser le « brassage social » évitant ainsi la ségrégation sociale résultant de la politique de construction et d’attribution des logements (Joly, 1995). Pour briser les ségrégations sociales, les caractéristiques personnelles des candidats au logement à la Villeneuve étaient répertoriées de telle sorte que les français voisinent avec les immigrés, les ouvriers, les cadres (Beaud, 1984). Elle voulait également favoriser la vie collective insistant sur la qualité des équipements collectifs nécessaires à la vie quotidienne des habitants. La municipalité affirmait ainsi l’enjeu urbain des problèmes publics, et une  distinction vis à vis des réalisations jusqu’alors effectuées. La municipalité de l’époque met fortement l’accent sur la nécessité de créer des liens entre les habitants.

Le pouvoir local apparaît comme un interlocuteur idéal pour faciliter la vie dans la ville autant par la mise en œuvre d’équipements que par la mise en relations des groupes sociaux (Joly ; Parent, 1988). Le quartier symbolise l’affirmation de l’autonomie du pouvoir local et du projet politique socialiste mis en place par le maire socialiste Hubert Dubedout. C’est au pouvoir local de se charger de la mise à disposition d’équipements et de l’insertion des immigrés qui sont les « nouveaux » habitants de la ville. Perçu comme un problème de cohabitation entre les habitants, le sujet « immigration » est alors traité comme un « problème » de sociabilité. La municipalité voit dans les équipements collectifs la possibilité de promouvoir une « vraie » sociabilité urbaine (Joly, 1979). Le cadrage local de « l’immigration » s’inscrit ainsi dans la promesse que ces équipements pourront changer les rapports sociaux entre les habitants des quartiers d’habitat social.

C’est dans ce cadre que des expérimentations de systèmes de communication vont avoir lieu au niveau local, comme la télédistribution, à partir des années soixante-dix. L’expérience grenobloise s’inscrit dans l’initiative lancée, en 1973, par le gouvernement français autorisant sept villes à entreprendre la diffusion de programmes de télévision locaux (Pailliart, 1993). Le réseau de câble diffusait quatorze chaînes de télévision dont une était utilisée pour diffuser les émissions de télévision produites sur la Villeneuve elle-même par ses habitants (Rabaté, 1988). L’initiative était surtout de régler les « problèmes » associés aux grands ensembles par le biais d’animations, d’événements culturels et aussi de la télévision locale. Cette innovation reposait donc sur la promesse d’intégration envisagée lors de la construction de la Villeneuve. A ce propos, Paul Beaud (1984) souligne les stratégies « de séduction » de l’État qui fait émerger un sentiment de participation citoyenne chez les habitants des quartiers d’habitat social à travers la création de la télévision « participative » locale, dans les années soixante-dix. En donnant des moyens d’expression notamment à ceux qui sont « exclus » comme les immigrés, l’initiative étatique tente de convaincre les habitants de leur liberté dans la prise de parole et de la « transparence » de l’action publique. Elle signale les empreintes des méthodes du marketing dans la communication publique. Le recours à ces méthodes dans la sphère politique consiste, alors, à ne pas seulement « vendre des équipements culturels, sociaux ou pédagogiques » (Beaud, p.224). Elle fait l’objet de stratégies de la part des responsables politiques dans la mise en œuvre de moyens techniques visant revigorer la vie sociale. En ce sens, les stratégies de communication peuvent être considérées comme des « puissants « activeurs » des changements sociaux et culturels » (Miège, 1997, p.121).

Cette posture de l’action municipale en relation à la Villeneuve sert toujours de référence au maire de la ville au moment des incidents dans ce quartier, Michel Destot (élu en 1995, réélu en 2001 et 2008), qui appartient lui aussi au Parti Socialiste (PS). Lors de notre analyse du magazine d’information municipale, Les Nouvelles de Grenoble, nous observons que la municipalité met en valeur la « banlieue » comme le lieu de développement des projets culturels qui favorisent la cohésion sociale, comme par exemple, le lancement d’une série télévisée appelée « Ville9, la série » en 2011 avec l’objectif de raconter le quotidien des habitants(3) (Les Nouvelles de Grenoble, avril-mai 2011) ou la création d’un café associatif dans le quartier qui propose des activités pour les enfants, ou encore des événements festifs (théâtre, lancement des feux d’artifice) qui ont lieu en décembre à Noël (« Noel à la Villeneuve, ce sera le 22 décembre ! », Les Nouvelles de Grenoble, décembre 2011-janvier 2012).

C’est dans ce sens que l’élue adjointe du secteur 6 et à la jeunesse rappelle le potentiel de la série télévisée « Ville9, la série » dans la promotion du dialogue entre les citoyens et les élus :

« Comme je suis en plus adjointe à la jeunesse et que mon objectif c’est aussi d’intéresser les jeunes au quartier, au renouvellement du quartier et à des projets qui nous permettent de renouer le dialogue avec eux, une série télé c’est un peu l’idéal ». (Elue adjointe au secteur 6 et à la jeunesse, Entretien du 13 mai 2011)

Ainsi elle voit dans ce projet, qui est associé au projet de renouvellement urbain, la possibilité d’engager les jeunes dans la vie du quartier. Le quartier est désigné comme un lieu de rencontre en raison des équipements mis en place, mais aussi un lieu de diversité culturelle, du vivre ensemble, d’échanges sur les modes de vie…Pour la municipalité, ces manifestations culturelles sont essentielles pour le mode de vie urbain, comme l’affirme le directeur de cabinet du maire de Grenoble :

« Cette série a effectivement permis de faire se rencontrer des gens qui sont des mamies de 80 ans qui sont arrivées là par hasard et des gamins de 15 ans qui sont nés dans le quartier, qui sont d’origine magrébines généralement, qui n’ont pas forcément de perspectives d’avenir évidentes. Ces gens-là ont partagé le même projet. On a organisé à la fin du mois dernier une fête pour le début de l’été, régulièrement il y en a aussi qui sont organisées par les habitants du quartier, il faut trouver des moments, c’est super important dans une ville. Voilà, qu’on se rencontre ». (Directeur de cabinet du maire de Grenoble, Entretien du 6 mars 2012)

La municipalité met moins en avant la dimension politique que la dimension sociétale des projets développés à la Villeneuve. L’accent est mis sur les richesses du quartier en termes culturels et sur la « sociabilité urbaine ».
Progressivement, la question de l’immigration est définie par les pouvoirs publics comme un « problème » lié à la cohabitation entre les individus. Le « local » (notamment les quartiers d’habitat social) apparaît comme le lieu « idéal » pour résoudre ce « problème ». Le projet politique de construction de la Villeneuve – et son renouvellement – met en lumière la montée du pouvoir local et la participation des habitants dans la prise des décisions publiques afin de favoriser la mise en débat dans les territoires. La référence à la démocratie athénienne et le rôle historique de la cité sont donc une évidence (Finley, (1976), 2003). Toutefois, nous abordons maintenant la manière dont les pouvoirs publics minorent les dimensions qui font débat sur la question de l’immigration pour afficher une représentation consensuelle des aspects du « problème immigré ».

L’immigration présentée comme un thème prioritaire sous la présidence de Nicolas Sarkozy

Avant d’être élu à la présidence de la République en 2007, en tant que ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy – qui appartient au parti politique de droite, UMP (union pour un mouvement populaire) – met en évidence les enjeux prioritaires pour le pays. Tout en critiquant l’échec des politiques précédentes, il propose une « nouvelle » politique de l’immigration (Sarkozy Nicolas « Je ne peux laisser passer », Libération, le 5 août 2005). L’intérêt porté à la politique de l’immigration par Nicolas Sarkozy remonte au début des années 2000 quand il était ministre de l’Intérieur (2002-2007). Il considère la thématique « immigration » comme un enjeu très important pour les Français. « L’immigration est l’une des questions de société où la confiance de nos compatriotes dans l’Etat s’est le plus effondrée », affirme-t-il en 2003 lors du vote du projet de loi relatif à la maîtrise et au séjour des étrangers en France, à l’Assemblée Nationale (URL : http:// www.interieur.gov.fr, consulté le 10 décembre 2012). Dans les années suivantes, l’importance de la prise en charge de l’enjeu « immigration » est renforcée. Il est présenté par Nicolas Sarkozy comme un « enjeu décisif des années à venir », comme une difficulté : « parmi tous les dossiers difficiles que le gouvernement issu des élections d’avril-mai 2002 a hérités de « la gauche plurielle », celui de l’immigration était sans aucun doute l’un des plus profondément en friche», ou encore comme une priorité : « la généralisation des visas biométriques, la reconduite à la frontière des migrants en situation illégale, la fermeté à l’égard des pays d’origine des flux illégaux, constituent aujourd’hui des priorités absolues du gouvernement »(Sarkozy Nicolas « Je ne peux laisser passer », Libération, le 5 août 2005). Il propose ainsi une « nouvelle » politique de l’immigration mais une politique qui ne se veut pas partisane : elle est présentée comme une préoccupation autant du lectorat de « gauche » que de « droite ». « C’est aux Français que je m’adresse en proposant une nouvelle politique de l’immigration : les Français, de droite comme de gauche, ont très bien compris, eux, quels sont les enjeux de ce grand dossier » (Sarkozy Nicolas « Je ne peux laisser passer », Libération, le 5 août 2005).

L’urgence annoncée dans le traitement de cette question est encore plus visible lors d’une conférence de presse en 2006 sur l’immigration où Nicolas Sarkozy présente les résultats de la politique d’immigration depuis 2002. (Conférence de presse sur l’immigration, 11 décembre 2006, sur :  http://www.interieur.gouv.fr/Archives/Archives-ministre-de-l-interieur/Archives-de-Nicolas-Sarkozy-2005-2007/Interventions/11.12.2006-Conference-de-presse-sur-l-immigration). Ce jour-là, il fait remarquer « l’inquiétude » croissantedes citoyens « face aux carences de l’Etat dans la maîtrise de l’immigration ». Nicolas Sarkozy présente l’immigration comme une « menace » aux citoyens français car ce sujet est associé à des questions comme l’insécurité, le chômage et les différences culturelles entre ces derniers et les immigrés.

Tout indique ainsi que même si le sujet « immigration » est présenté comme émanant de l’intérêt général, il fait l’objet d’une intention politique. Comme l’affirment les chercheurs Bernard Delforce et Jacques Noyer (1999), la notion d’intérêt général présente un caractère normatif en raison de son apparente neutralité : les individus sont d’accord pour dire que les décisions politiques sont en principe fondées sur l’intérêt de tous. Or, sur l’immigration, l’intérêt de toute la société fait l’objet de stratégies qui consistent à faire reconnaître l’intérêt de ce sujet.

Nous faisons référence à des stratégies qui élaborent et imposent dans la sphère publique une version d’un « problème » de préférence à d’autres. Présentée comme non partisane, la politique de l’immigration proposée par Nicolas Sarkozy dissimule en réalité un contenu proprement politique lié à son parti politique (UMP) traditionnellement de droite. En ce sens, il est possible de reprendre ici l’affirmation du philosophe Michel Foucault sur le rapport entre discours et pouvoir : « le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes ou le système de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer » (Foucault, 1971, p. 12). Ces observations sur l’importance donnée au thème « immigration » se renforcent avec la création du nouveau ministère de l’Immigration.

L’annonce de la création d’un ministère de l’Immigration comme un ministère « absolument indispensable à la France » (« L’immigration, un « thème d’action » pour Sarkozy », Le Nouvel observateur.fr, le 5 mars 2007) s’inscrit dans la continuité de l’annonce de la « nouvelle » politique d’immigration. Après les campagnes présidentielles, en mai 2007, le Ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’identité Nationale et du co-développement a été créé. Il avait pour vocation de rassembler l’ensemble des services qui s’occupaient auparavant de l’immigration, comme par exemple la délivrance des visas, l’acquisition de la nationalité française, la reconduite à la frontière, traiter les demandes d’asile… Ces services relèvent de quatre ministères : l’Intérieur, la Justice, le Travail et les Affaires étrangères.

Le ministère de l’immigration n’a eu cependant que quelques années d’existence. Il a été supprimé en 2010. Désormais, la politique de l’immigration est reléguée au ministère de l’Intérieur. Certes, la création du ministère repose sur une action innovante : centraliser dans un seul ministère des services différents. Mais, l’accent mis sur l’intégration de la population étrangère dans les quartiers fait apparaître les objectifs des missions locales, que nous avons déjà abordées. L’enjeu urbain est donc toujours présent dans la manière dont le sujet « immigration » est perçue. Par ailleurs, il est encore plus prononcé car la politique de l’immigration et d’intégration n’a jamais été autant mise en cause. Comme déjà souligné, Nicolas Sarkozy parle du sujet « immigration » en tant qu’échec car c’est un thème qui, selon lui, est considéré par les Français comme une menace pour leur sécurité, un sujet qui relève du manque de confiance des citoyens dans l’État, ou encore de l’absence d’une politique.

Ainsi, dans les propos que nous venons de citer, l’Etat se présente comme un acteur qui s’investit dans des initiatives visant à favoriser le débat dans les territoires. Ce positionnement peut, cependant, être nuancé lors du traitement public d’un cas de « violence urbaine ». Les incidents à la Villeneuve de Grenoble en 2010 est un exemple significatif que nous allons traiter maintenant.

Le cas des « violences urbaines » à Grenoble

Dans la nuit du 16 juillet 2010, après le vol du casino d’Uriage (Isère), une course-poursuite et des échanges de tirs avec la police, Karim Boudouda était abattu à la Villeneuve où il habitait. Agé de 27 ans, d’origine magrébine, il est mort devant son immeuble. Dans les jours qui ont suivi sa mort, des habitants du quartier ont incendié des voitures et des poubelles, ont jeté des cailloux contre les policiers et les gendarmes qui cernaient le quartier. Il y a eu également des tirs d’armes à feux contre les forces de l’ordre. Pendant des mois, ce quartier fait l’objet d’un suivi médiatique, ce qui donne lieu à de nombreuses déclarations et propositions de la part des responsables politiques, portant sur les « violences urbaines » en France, la politique de l’immigration, la politique de la ville, le modèle d’intégration français… Au centre des déclarations des responsables politiques sur ces événements, se trouvent principalement les questions de sécurité et l’engagement de l’État à rassembler les différents acteurs (le maire, les associations, les forces de l’ordre, les unions de quartier de la Villeneuve), dans la prévention et surtout dans le combat contre la délinquance (Sécurité à Grenoble, Communiqué de presse du ministère de l’Intérieur, le 4 août 2010). L’accent est mis sur la valorisation de l’action étatique, un «  Etat policé », « État technologique et performant» (Marchetti, 2008, pp. 126) qui veut assurer la sécurité aux citoyens en envoyant des policiers et des gendarmes supplémentaires dans un délai court, en mobilisant des équipements modernes comme un hélicoptère ou encore en créant un nouveau dispositif : le GIR (Groupe d’Intervention Régional).

La venue du président de la République Nicolas Sarkozy, à Grenoble le 30 juillet 2010 pour installer le nouveau préfet Éric Le Douaron – qui devient alors le responsable de l’ « ordre public » – renforce le positionnement de l’Etat dans la définition du problème en banlieue. Lors d’une conférence de presse, le discours de Nicolas Sarkozy se focalise sur le lien entre l’immigration en France et la violence et l’insécurité rencontrées dans le pays. Le président associe directement les problèmes relatifs aux banlieues françaises au flux migratoire vers le pays :

« Il faut le reconnaître, je me dois de le dire, nous subissons les conséquences de cinquante années d’immigration insuffisamment régulée qui ont abouti à un échec de l’intégration. Nous sommes si fiers de notre système d’intégration. Peut-être faut-il se réveiller ? Pour voir ce qu’il a produit. Il a marché. Il ne marche plus ». (Le discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy, Le Figaro, le 30 juillet 2010, article remis à jour le 31 mars 2014)

Le flux migratoire « non-contrôlé » est interprété comme la cause majeure des problèmes actuels auxquels le pays doit faire face, comme le trafic des drogues et la violence. Ces problèmes sont présentés d’une part comme spécifiques aux « banlieues », d’autre part, comme liés aux immigrés.

De la déclaration de Nicolas Sarkozy ressort le rapport des actes de violence avec l’histoire de l’immigration en France : la constitution d’une population de descendants d’immigrés et leur concentration dans des quartiers d’habitat social situés en périphérie des villes. L’argument du président sur le problème de la délinquance dans le pays repose sur les différences des « bonnes manières » (Elias, 1973, pp.175) entre Français et descendants d’immigrés et contribue à renforcer les distinctions, socialement instituées, entre ces derniers. Loin d’être anodine, la déclaration du Président révèle des manières de penser et d’instituer l’immigration en tant que problème lié à des codes de comportement. « La société n’est que comme s’instituant et instituée », affirme Cornélius Castoriadis (1975, pp. 482). Le processus d’institutionnalisation se manifeste, comme le soulignent Peter Berger et Thomas Luckmann, « chaque fois que des types d’acteurs effectuent une typification réciproque d’actions habituelles » (1966, pp. 112). La « typification » consiste à désigner des formes d’actions selon des rôles socialement attribués aux individus. En ce sens, ce processus est lié à des « procédures de contrôle ». C’est ce que démontre l’attitude mise en œuvre par le président à l’égard des descendants d’immigrés. Il propose une modification du code pénal suggérant la déchéance de la nationalité française aux individus qui commettent une infraction pénale. Il demande que « l’acquisition de la nationalité française par un mineur délinquant au moment de sa majorité ne soit plus automatique » (Installation du préfet de l’Isère, Communiqué de presse du ministère de l’intérieur, 1 août 2010). En France, l’acquisition de la nationalité française par une personne née étrangère (de parents immigrés) peut avoir lieu quand elle devient majeure. Le président propose ainsi la déchéance de la nationalité aux personnes qui commettent des crimes contre les forces de l’ordre.

Le code civil français permet la déchéance de la nationalité française mais dans des cas très précis comme par exemple, le terrorisme et les crimes de guerre. Le chef de l’État propose ainsi l’extension des possibilités de déchéance de la nationalité. Un article supplémentaire au projet de loi « Immigration, Intégration et Nationalité » est élaboré en 2010 (Article additionnel au projet de loi Immigration, Intégration et Nationalité, le 20 septembre 2010, L’Assemblée Nationale, URL : http://www.assemblee-nationale.fr/, consulté le 15 avril 2012). L’amendement portant sur la déchéance de la nationalité signifie que, s’il est adopté, les sanctions devront être ajustées à chaque personne qui a commis un crime contre les forces de l’ordre, ce qui rend plus nette l’opposition entre « Français » et « immigrés ». Avec cette proposition, le président fait référence ainsi à des Français d’origine étrangère, comme c’est le cas du jeune Karim Boudouda, tué à la Villeneuve, qui était fils d’Algériens. Le discours du président porte donc sur des groupes, qui indépendamment de leur nationalité, sont vus comme des immigrés. Tout porte à croire que l’origine des individus représente donc une « menace ». L’Etat joue un rôle essentiel dans la mise en visibilité de ce problème en rendant « évidentes » les différences qui opposent la société française et les immigrés. C’est ainsi que la définition de ce problème manifeste la manière dont le pouvoir public fixe le cadre du problème en renforçant « des signes distinctifs » (Elias, 1975, pp. 212) et des moyens de domination entre les catégories sociales en France. L’opposition, telle qu’elle est présentée, consiste à renforcer la « supériorité » ou le « prestige » des normes de comportement nationales vis-à-vis des comportements des immigrés venus des pays maghrébins.

Ainsi, les « jeunes » d’origine étrangère sont-ils présentés comme les responsables de la « crise » des banlieues. En ce sens, la réaction de l’Etat dans l’élaboration de l’amendement contribue à la « stigmatisation » de l’immigré et des descendants d’immigrés. Un stigmate est un attribut qui est socialement imposé à certains individus, les rendant différent des autres membres de la société : il désigne « un attribut qui jette un discrédit profond » ou une « mauvaise réputation » (Goffman 1975, p.13) à certaines personnes. Par ailleurs, des déclarations généralisées à propos de l’immigration en France et sur la population qui habite dans les zones urbaines sensibles (ZUS) compromettent la compréhension du phénomène migratoire dans le pays. Or, un descendant d’immigré n’habite pas forcément dans les ZUS. La proportion d’immigré dans ces zones est plus importante que celle des descendants d’immigrés. Un descendant d’immigrés ne signifie pas non plus une personne jeune ou mineure car une personne née en France d’au moins un parent immigré reste un descendant d’immigré toute sa vie. De plus, la population des descendants d’immigrés est fondamentalement issue des anciens flux migratoires venant du Portugal, d’Italie et d’Espagne. Environ 65% des descendants sont originaires de l’Europe. Les descendants du Maghreb représentent 23%. En revanche, chez les descendants d’immigrés de 15-24 ans le Maghreb représente 36% des origines (Breem, juillet 2010).

De plus, dans le discours du chef de l’Etat, le sujet « immigration » apparaît comme le problème le plus important de la Villeneuve laissant au deuxième plan une véritable prise en compte des formes locales d’exclusion et les particularités de ce quartier. En ce sens, la posture de l’État se veut rassurante parce qu’elle englobe l’individu dans un groupe, celui des immigrés. Ce faisant, elle exclut toute la marginalité qui existe en France et les inégalités observées dans le quartier lui-même et dans la ville de Grenoble. Certes, le quartier de la Villeneuve fait partie de la zone urbaine sensible (ZUS) de l’agglomération grenobloise, une zone prioritaire en termes de politique de la ville. Les indicateurs de précarité (le nombre de chômeurs, de familles monoparentales, de bénéficiaires d’une allocation logement) se concentrent dans la partie sud de Grenoble, où se trouve ce quartier. La ZUS (représentée par la Villeneuve et le quartier Village Olympique) est une zone caractérisée par une forte proportion de population étrangère. Elle compte 17 732 habitants dont 15,3% sont étrangers alors que la population grenobloise comprend 158 746 habitants dont 9,3% d’étrangers. (Berthelot Alain, « Précarité dans l’agglomération de Grenoble : pas uniquement dans les zones urbaines sensibles », La Lettre Analyses, n°99, 2008, sur www.insee.fr/rhonealpes). Néanmoins, le quartier est composé d’ensembles résidentiels très hétérogènes : vingt-trois ensembles qui regroupent au total 4 200 logements et 10 700 habitants selon le recensement de 1999(4). En raison de l’hétérogénéité du quartier, il est possible de considérer qu’il existe « des Villeneuves » et non pas « la Villeneuve ». Par ailleurs, Grenoble est une ville où les indicateurs de précarité dépassent ceux des quartiers concernés par la politique de la ville comme l’indique le centre ancien de Grenoble.

Au niveau local, le maire de Grenoble, Michel Destot (PS), met en avant le retrait de l’État dans la politique de la ville. Il se positionne contre les déclarations du président de la République. La venue de Nicolas Sarkozy à Grenoble renforce les critiques de la municipalité grenobloise vis-à-vis de l’action de l’État. Le jour de l’arrivée du Président dans la ville, le maire insiste pour mettre en valeur les caractéristiques du quartier qui est doté d’équipements sociaux. Il s’agit pour Michel Destot, qui est maire depuis 1995 et donc depuis quinze ans, de montrer que le quartier n’a pas été délaissé durant ses trois mandats. Il dénonce la stigmatisation du quartier, de la ville et des habitants par le traitement étatique des événements (« Destot : « Je ne laisserai stigmatiser ni Grenoble ni la Villeneuve » », Le Dauphiné Libéré, le 30 juillet 2010).

Toutefois, l’opposition du maire à l’action de l’État ne se présente pas comme un positionnement politique partisan, d’un maire socialiste face à un gouvernement de droite. Cette posture ne s’affiche pas ouvertement. Elle relève d’une divergence quant à l’implication de l’Etat dans la politique de la ville. Plus le maire met en évidence l’absence d’engagement étatique, plus il valorise les actions locales menées dans les domaines d’intervention de la politique de la ville, comme, par exemple, la rénovation urbaine, la médiation sociale ou la sécurité. Leur opposition repose également sur la politique de l’immigration. Alors que le président propose la déchéance de la nationalité aux personnes d’origine étrangère ayant commis un crime contre les forces de l’ordre (amendement additionnel au projet de loi Immigration, Intégration et Nationalité), la municipalité grenobloise fait apparaître leur « qualité » d’habitant de la ville et l’idéal universaliste français qui se repose sur la notion d’égalité des citoyens. Quand le maire commente les événements, il ne parle pas d’immigrés ou de descendants d’immigré. Le directeur de cabinet du maire explique, dans le passage suivant, l’inexistence des actions locales relevant de l’immigration :

« On ne peut pas segmenter, nous, on ne peut pas dire parce qu’il y a une famille d’origine turque en difficulté qu’il faut qu’on ait une politique par rapport à la famille turque. Il y a des gens en précarité qu’ils soient d’origine sénégalaise, chilienne, peu importe. On mène des actions territorialisées parce qu’on considère qu’il y a un territoire plus stigmatisé, plus en difficulté, que d’autres. Donc il n’y a pas un traitement de la précarité ou de la difficulté sociale liée à l’immigration ou à l’origine ethnique, géographique des personnes mais lié à leur situation sociale. Je crois que la France a la vocation universaliste qui est la sienne, elle a plutôt raison de ne pas vouloir segmenter la population en communauté. Sarkozy a un peu fait ça, je pense que c’est dangereux ». (Directeur de cabinet du maire de Grenoble, Entretien du 6 mars 2012).

En ce sens, le discours du chef de l’Etat relève d’une action de communication visant à gérer une « crise » et contribue à imposer des modes de cadrage de l’immigration. Ces actions, loin d’être considérées comme des initiatives prises dans « l’immédiat », s’inscrivent dans des logiques qui prennent sens dans le long terme. La proposition de l’amendement relatif à la déchéance de la nationalité française a été votée en septembre 2010 par l’Assemblée Nationale. En 2011, le Sénat a rejeté l’amendement. Son élaboration n’est pas pour autant anodine et révèle deux facteurs que nous développons respectivement ici : d’abord des stratégies qui reflètent une volonté politique affirmée de renforcer la fermeté des lois déjà existantes sur les conditions d’entrée et de séjour des immigrés et étrangers. Le discours du président s’inscrit également dans le prolongement d’un positionnement politique restrictif concernant les conditions d’entrée et de séjour dans le pays, qui remonte au début des années 2000. Il ne représente donc pas forcément une rupture vis-à-vis aux politiques antérieures. L’arrivée de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur en 2002 entraîne le vote de nouvelles lois qui favorisent le développement de l’immigration choisie. En effet, depuis 2003, quatre projets de lois sur l’entrée et le séjour des étrangers ont été présentés à l’Assemblée Nationale(5). Ainsi, les décisions politiques prises au moment des événements de la Villeneuve doivent être inscrites dans une période de temps plus large.

Ensuite, l’élaboration de l’amendement révèle également des stratégies politiques qui s’inscrivent dans un temps long, celui de l’histoire politique du pays. Pas ouvertement avouée, la venue du Président à Grenoble révèle une intention politique partisane. La venue de Nicolas Sarkozy à Grenoble symbolise ainsi une rivalité entre un gouvernement de droite (UMP) et une municipalité de gauche (PS). La figure d’Hubert Dubedout et son positionnement politique demeurent une référence pour la municipalité de Grenoble. Comme le souligne Yves de la Haye (1984, pp. 89) sur l’évolution des actions de communication développés par l’Etat à partir des années soixante-dix : « on est passé d’une stratégie d’attaque frontale à une stratégie d’encerclement ». Le président Nicolas Sarkozy dissimule son positionnement politique, lié à son parti politique, pour afficher une définition consensuelle du problème.

Ainsi, la communication publique « œuvre parfois à la neutralisation de voix potentiellement concurrentes sur des sujets d’intérêt général et elle vise la régulation des représentations et des comportements des citoyens » (Ollivier-Yaniv, 2006 pp. 111). Les repères historiques présentés permettent donc de comprendre que les actions dans le domaine de la communication, moins que de contribuer au débat public, visent à obtenir l’adhésion des citoyens.

Conclusion

Les actions de communication sur l’immigration apparaissent comme un outil gouvernemental qui contribue à fixer et à imposer le cadre du « problème immigré ». L’immigration est présentée comme une question d’intérêt général, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, un thème qui compte pour la société française. La création d’un nouveau ministère pour traiter ce sujet manifeste un positionnement affirmé de faire de ce thème une priorité et un sujet de débat afin d’établir un dialogue entre l’Etat et les citoyens. C’est ainsi que le chef de l’Etat présente sa conception de la politique de l’immigration comme une politique non-partisane. Toutefois, à travers l’exemple des incidents à la Villeneuve, l’Etat joue un rôle essentiel dans la mise en visibilité du « problème immigré » en déterminant le mode de perception de ce problème-là : il est directement lié à la violence et à l’insécurité. Si la question de l’immigration est un problème public, elle n’est pas cependant un problème politique.

L’analyse des stratégies de communication lors des incidents à la Villeneuve indique que l’immigration est une question imposée par l’Etat dans les territoires. Il s’agit d’un problème lié à des modes de vie et à un savoir-vivre qui manifestent un rapport de distinction sociale entre Français et descendants d’immigrés. De plus, la perception de la municipalité grenobloise de la périphérie contribue au fait que l’immigration ne soit pas une question mise en évidence au plan local. Le positionnement de la municipalité vis-à-vis du quartier s’oriente vers ce qui fait le lien entre les habitants et rend invisible les Français descendant d’immigrés en tant qu’acteur social.

L’histoire de la construction du quartier de la Villeneuve est révélatrice de la manière dont la définition d’un « problème immigré » s’inscrit dans un mouvement de localisation de la politique de l’immigration. Ce mouvement relève des stratégies de l’Etat et opère notamment par l’affichage de normes de modes de vie des Français vis-à-vis des immigrés.

Notes

(1) Le terme « descendant d’immigré » ne fait pas l’objet d’une définition officielle. Nous faisons référence à la définition utilisée par l’Insee : « est descendant d’immigré toute personne née en France ayant au moins un parent immigré ». Breem Yves, « Les descendants d’immigrés », Info migrations, n°15, juillet 2010. Le jeune homme tué par la police, Karim Boudouda, âgé de 27 ans, est fils d’algériens. Il rentre ainsi dans cette définition.

(2) Nous avons constitué un corpus d’articles parus dans la presse entre la période 1985–2010. Ce corpus est constitué par des quotidiens généralistes (Le Monde, Le Figaro, Libération, La Croix, l‘Humanité), et les hebdomadaires également généralistes (Le Nouvel Observateur, l’Express, Télérama, Le Point, Courrier international). Nous avons accédé les archives du quotidien Le Monde et les archives d’articles de presse de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration.

(3) Le tournage de cette série télévisée dite participative, « la Ville9, la série », est officialisé en février 2011 avec un investissement total de 180 000 euros (dont 71 000 investit par la mairie et 60 000 par le département) et le soutien financier de France Télévisions pour une période de deux ans. Pendant ce temps, le collectif « Ville9, la série », responsable pour sa réalisation, a recueilli des histoires auprès de 200 habitants. Selon les réalisateurs, la série vise à raconter le quotidien des habitants comme, par exemple, d’un père de famille modeste qui fréquente les bars et de son fils ainé qui doit veiller sur sa fratrie. Il a été prévu la réalisation de huit épisodes. Jusqu’à présent, il n’est pas encore devenu une série télévisée.

(4) « Habiter et vivre à la Villeneuve, diagnostic », Municipalité de Grenoble, mars 2003.

(5) Publiées sur le site vie publique.fr sur : http://www.vie-publique.fr/actualite/panorama/texte-vote/loi-du-26-novembre-2003-relative-maitrise-immigration-au-sejour-etrangers-france-nationalite.html; http://www.vie-publique.fr/actualite/panorama/texte-vote/loi-du-24-juillet-2006-relative-immigration-integration.html, consulté le 21 novembre 2013.

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Auteur

Paula de Souza Saes

.: Paula de Souza Paes est docteure en sciences de l’information et de la communication et chercheure rattachée au laboratoire Gresec. En novembre 2014, elle a soutenu sa thèse intitulée « Communication publique et pratiques journalistiques au prisme des mutations sociales : la question de l’immigration en France (1980-2010) » sous la direction d’Isabelle Pailliart.