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Bilan et perspectives de l’aide de l’état à la presse au Sénégal

8 Sep, 2015

Résumé

Cet article propose une présentation très documentée du sujet des aides à la presse au Sénégal et des enjeux qui y sont liés. Il tente de combler un déficit en ce qui concerne des travaux monographiques sur ce terrain dans une perspective à la fois généalogique et dynamique et constitue un réel apport, concernant un et même des pays (référence au Bénin) qui sont rarement cités à ce propos.

L’intérêt de l’article réside dans sa posture de déconstruction des discours et représentations lénifiantes, tout en suggérant des pistes de réflexion pour repenser le dispositif d’aide à la presse au Sénégal tel qu’il fonctionne depuis 1996.

Mots clés

Sénégal, Processus démocratiques, liberté de presse, contraintes économiques des médias, aide de l’état, bilan, perspectives.

In English

Title

Assessments and foresights on public aids to the press in Senegal

Abstract

This article offers a helpful introduction to the issue of aid to the press in Senegal and other related issues. It attempts to bridge the gap in terms of monographic work conducted on this field with a view to both their continuity and dynamics. As such, it is a real contribution on one country, namely Benin, and even several others, rarely mentioned in suchlike works.

The interest of the article lies in its approach to deconstruct the mollifying discourses and representations, while suggesting new avenues worth exploring to rethink the press aid mechanism in Senegal as it operates since 1996.

Keywords

Senegal, democratic process, press freedom, media economic constraints, state assistance, assessment, perspectives.

En Español

Título

Balance y Perspectivas del Ayuda del Estado, a la Prensa en Senegal

Resumen

Este artículo propone una presentación muy documentada de la temática de las ayudas a la prensa en Senegal y lo que está en juego.  Ante la falta de trabajos monográficos, intenta , desde una perspectiva,  a la vez genealógica  y dinámica, constituir  una aportación de gran interés sobre el asunto en países como Benín raras veces citados al respecto.

El interés del artículo radica en su postura  de deconstrucción de los discursos y las representaciones suavizantes, proponiendo pistas de reflexión para repensar el dispositivo de ayuda a la prensa en Senegal tal como funciona desde 1996.

Palabras clave

Senegal, proceso de democratización, libertad de la prensa, problemas económicos de los  medios de comunicación, ayuda del Estado, balance, perspectivas.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Faye Mor, «Bilan et perspectives de l’aide de l’état à la presse au Sénégal», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°16/1, , p.19 à 27, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2015/varia/02-bilan-perspectives-de-laide-de-letat-a-presse-senegal/

Introduction

De prime abord, il paraît paradoxal de parler d’aide de l’Etat à la presse au regard des principes d’indépendance et d’objectivité auxquels les journalistes déclarent en général adhérer, et qu’une dépendance économique et financière vis-à-vis des pouvoirs publics compromettrait. Erigés en mythes professionnels [Le Bohec, 1998], ces principes constituent, en effet, dans la rhétorique journalistique usuelle, les fondements éthiques et déontologiques de leur métier sans lesquels ils perdraient toute crédibilité aux yeux du public. Nonobstant ce paradoxe, de nombreux Etats dans le monde, dont le Sénégal, ont été amenés, par le vote d’une loi, à instituer un dispositif d’aide à la presse.

Le présent travail se propose d’étudier un tel dispositif au Sénégal pour en cerner les enjeux et effets réels sur le développement du secteur des médias. Il se compose de trois parties. La première expose, à partir d’une approche théorique des systèmes d’aide à la presse, du point de vue de leur définition et des principes généraux les régissant, la problématique et la méthodologie de cette étude. La deuxième partie dresse l’historique de l’aide de l’Etat à la presse au Sénégal en mettant en exergue le contexte politique et le contexte médiatique à l’origine d’un tel dispositif. La troisième partie vise à faire le bilan de cette aide et à dégager des perspectives.

Les systèmes d’aide à la presse : définition et principes généraux

Par définition, l’aide de l’Etat à la presse désigne « tout soutien économique ou financier organisé par la puissance publique et destiné aux entreprises, afin de faciliter la gestion des médias, d’assurer le cas échéant leur survie, au nom du pluralisme des organes et des activités de communication. Les aides peuvent viser plusieurs finalités : « minoration des dépenses liées au fonctionnement des entreprises (réductions ou exonérations fiscales, réduction de tarifs divers) ; substitution en partie au marché défaillant en accordant des subventions sur fonds publics ; participation au capital de certaines entreprises (ainsi, dans les médias du service public) ; financement d’activités connexes aux médias (câble, satellite) ; prise en charge de certaines dépenses de fonctionnement d’entreprises médiatiques ; organisation de certains circuits financiers qui font migrer des fonds d’un média à un autre ; etc. » [Balle et ali., 2006, pp. 13-14].

Généralement, on distingue trois systèmes d’aides : les aides directes, les aides indirectes et les aides mixtes. Les aides directes correspondent à un système d’aides financé par dotations du budget de l’Etat et destiné soit à accorder des subventions permettant aux médias de rembourser certains frais et de développer certaines techniques (multimédia, portage à domicile…), soit à créditer des fonds spéciaux affectés à des catégories de supports définis (presse à faibles ressources publicitaires, radios associatives…) ou des programmes particuliers (œuvres audiovisuelles). Les aides indirectes sont, en ce qui les concerne, des systèmes d’aides privant l’Etat, les collectivités locales ou entreprises publiques des ressources qui résulteraient de l’application du régime de droit commun. Elles entraînent des moins-values du Trésor public et des collectivités publiques en raison de l’allègement du régime fiscal accordé à la presse et l’audiovisuel. Les systèmes d’aides mixtes correspondent, quant à eux, à la combinaison d’aides directes et d’aides indirectes.

Au fond, qu’est-ce qui justifie l’aide de l’Etat à la presse ? Pour quelles raisons l’entreprise de presse ne serait-elle pas soumise aux lois du marché au même titre que les autres entreprises ? Pourquoi devrait-elle plutôt bénéficier d’un « régime de faveur » de la part des pouvoirs publics ? Au nom de la liberté de la presse, l’Etat est-il même « bien placé » pour aider ce secteur, vu ses relations historiquement tumultueuses avec la presse [Jongen, 1995, pp. 67-74] ?

Pour justifier l’aide de l’Etat à la presse, il y a essentiellement deux types d’arguments convoqués dans le discours des pouvoirs publics qui y sont favorables, comme dans celui des acteurs médiatiques (patrons de presse, journalistes, syndicats de presse, etc.). Le premier argument justifiant, à leurs yeux, une telle aide est d’ordre politique. Il s’adosse au rôle démocratique présumé de la presse que cette dernière ne peut pleinement jouer que si elle est économiquement et financièrement viable. Comme le soulignent, en effet, Le Floch et Sonnac [2013, p. 13], « l’information véhicule des discours, des images, des représentations qui constituent des ressources essentielles à la compréhension que les citoyens ont du monde qui les entoure et les aident à forger une opinion sur les problèmes de la société. Depuis longtemps, les médias en général et la presse écrite en particulier sont considérés comme les principaux vecteurs de cette connaissance ; ils ont une influence plus ou moins variable selon les individus, sur leurs représentations, leurs jugements et leur connaissance des problèmes publics et des enjeux politiques. Les médias, en produisant du contenu, jouent un rôle de lien social et sont les principaux vecteurs de notre démocratie ». A ce titre, aider la presse revient à l’appuyer pour qu’elle s’acquitte convenablement de cette mission de service public.  Est également évoqué le droit du public à l’information qu’il incombe à l’Etat de garantir, y compris à travers des subventions accordées aux entreprises de presse. Ici on part de l’idée que les citoyens, pour participer pleinement à la vie de la cité,  doivent être informés des actes que pose l’Etat. Ainsi, « du principe d’abstention de l’Etat, on en vient, au contraire […], à en appeler à l’intervention de la collectivité publique pour que «l’Etat providence » ou « interventionniste » assume, prenne en charge ou contribue, par des aides, au financement de certaines de ces activités d’intérêt général et en permette ainsi la survie » [Derieux, 2013, pp. 19-20].

Le second argument qui justifie l’aide de l’Etat à la presse tient, toujours aux yeux des parties prenantes, à la spécificité économique des médias. En raison de son caractère jugé vite obsolète, l’information est considérée comme un bien dont la rentabilité commerciale n’est pas toujours assurée [Augey, 2009, p.13]. Par exemple, si l’édition d’un quotidien n’est pas écoulée le jour même, elle entraîne une perte dès l’instant que le lendemain elle n’intéresse presque plus le lecteur acheteur : « dans ce cas, il paraît naturel que l’Etat se substitue au marché et intervienne afin de réduire ou de supprimer les défaillances de ce dernier » [Le Floch et Sonnac, op. cit., p. 70]. Ainsi, on estime qu’il est du ressort de l’Etat de garantir le pluralisme des médias, en subventionnant notamment les moins viables d’entre eux dans l’optique de les préserver des effets d’éviction du marché.

C’est sur la base de ces arguments garantissant a priori les libertés publiques que les Etats sont généralement sollicités pour accorder une aide à la presse.

Historiquement, l’aide de l’Etat à la presse est un dispositif ancien dont la paternité peut être reconnue à l’Europe occidentale (France, Italie, Espagne, Royaume-Uni), à l’Europe du nord (Suède, Norvège, Finlande) et à l’Amérique du nord (Etats-Unis, Canada) [Balle, 2013]. En France, elle débuta il y a plus de deux siècles lorsque sous la Révolution, l’Etat accepta de consentir à la presse un tarif postal préférentiel en 1796, pour l’acheminement, à moindre coût, des journaux auprès de leurs abonnés et dans les différents lieux de vente [Santini, 1966]. En Afrique, du moins dans les pays qui l’ont instituée, l’aide de l’Etat à la presse est relativement plus récente. Elle a été mise en place dans certains pays, suite à la naissance d’une presse privée dite indépendante au cours des processus démocratiques des années 1980-1990. Ces derniers, rappelons-le, mirent fin, sous la pression de la rue et des bailleurs de fonds internationaux, aux régimes de parti unique alors marqués par un monopole étatique de fait sur les médias [Frère, 2000 ; Faye, 2008].

En raison des enjeux politiques, idéologiques et économiques de l’aide de l’Etat à la presse et des énormes moyens engagés dans ce cadre, sont régulièrement diligentés dans les pays du Nord des études scientifiques et rapports de mission pour évaluer les dispositifs d’aide du point de vue de leur efficacité. Concernant les études scientifiques, on peut citer l’étude internationale coordonnée par le Centre d’études sur les médias pour le Groupe de travail sur le journalisme et l’avenir de l’information au Québec [2010]. Au titre des rapports, on peut, entre autres, se référer, pour ce qui est de la France, à ceux réalisés par Le Floch [2010], Cardoso [2010] , au rapport de la Cour des comptes [2013], autant de mécanismes d’évaluation du système d’aide produits annuellement et présentés aux parlementaires au moment du vote de la loi de finance.

En Afrique francophone, en général, et au Sénégal, en particulier, l’aide de l’Etat à la presse n’a pas encore fait l’objet d’études scientifiques, ni même de rapports de mission permettant de faire le point. Les seules informations disponibles sur la question émergent lors de la publication annuelle des listes d’organes de presse bénéficiaires et à travers l’écho qu’en donnent les médias pour relayer les sentiments de frustration ou de satisfaction de patrons de presse au regard des subventions reçues. A travers cette étude monographique axée sur la presse sénégalaise, le présent article cherche donc à combler ce vide que représente l’absence d’études rigoureuses consacrées à l’aide de l’Etat à la presse en Afrique.

Problématique

Comme souligné en introduction, une aide de l’Etat à la presse existe au Sénégal depuis près de vingt ans. Elle a été instituée par la loi 96-04 du 22 février 1996 relative aux organes de communication sociale et aux professionnels de journaliste et de technicien(1)qui définit, entre autres dispositions, les critères d’accès à l’aide de l’Etat à la presse.Sont considérés comme organes de communication sociale par cette loi, les organes de presse écrite, notamment les journaux, revues spécialisées, magazines, cahiers ou feuilles d’information. Ces différents organes de presse visés ne doivent pas avoir un caractère strictement scientifique, artistique, technique ou professionnel et doivent paraître à intervalles réguliers, à raison d’une fois par trimestre au moins. Entrent également dans cette catégorie les radios, télévisions et agences de presse présentant des unités d’information générale ou spécialisées, diffusées à intervalles réguliers. Selon les dispositions de cette loi, l’Etat peut aider les organes de communication sociale ayant au moins un an d’existence.

Pour bénéficier de l’aide de l’Etat à la presse au Sénégal, les critères qui sont fixés à la presse écrite sont les suivants : tirer au moins 2000 exemplaires et employer un minimum de cinq journalistes, techniciens de la communication sociale à plein temps ; consacrer au moins 75% de sa surface à l’information politique, économique, sociale, culturelle ou sportive ; tirer au moins un tiers de ses ressources de la vente, de la publicité, des abonnements et des souscriptions ou collecte. Ces dispositions ne s’appliquent pas à la presse locale (régionale ou départementale).

Quant au secteur audiovisuel, les conditions d’accès à l’aide de l’Etat sont les suivantes : être diffusé sur au moins l’étendue d’une région administrative ; employer au moins cinq journalistes ou techniciens de la communication sociale à plein temps ; respecter les dispositions de leur cahier des charges. Ces dispositions font référence aux obligations techniques, à celles relatives aux contrôles, aux finances,  aux programmes, à la publicité et au parrainage, à la sauvegarde du pluralisme et au droit de réponse, etc.

Dans une autre disposition, la loi 96-04 stipule que l’aide apportée à une entreprise de communication sociale est modulée en fonction de la régularité des titres, du nombre de professionnels qui y travaillent, du tirage, de la diffusion ainsi que des charges sociales. Dans la pratique, c’est un comité consultatif de la subvention aux organes de presse, rattaché au ministère chargé de la Communication et composé d’un président, d’un secrétariat exécutif issus du ministère, ainsi que des membres permanents, qui se réunit chaque année sur arrêté ministériel pour répartir l’aide de l’Etat à la presse. Les membres permanents sont constitués d’éditeurs de presse, de syndicats de journalistes et de reporters, de représentants de la Primature et du ministère de l’Economie et des Finances, de représentants de l’Assemblée nationale et de représentants du CORED (Conseil pour le respect de l’éthique et de la déontologie, organe d’autorégulation de la presse sénégalaise). En réalité, la composition de ce comité a beaucoup varié ces dernières années en fonction de la diversification du secteur des médias au Sénégal. Récemment, il a intégré des éditeurs de journaux en ligne et des représentants de radios communautaires.

Telles sont les dispositions générales qui régissent l’aide de l’Etat à la presse sénégalaise.
L’existence d’un dispositif d’aide étatique à la presse au Sénégal soulève les questions suivantes, qui constituent la problématique de cette recherche :

  • Quels sont les facteurs à l’origine du dispositif ? La question mérite d’être posée d’autant que les principaux bénéficiaires, les médias privés dits indépendants, ont eu, pendant plusieurs décennies, de sérieux problèmes d’ancrage dans l’espace public sénégalais en raison d’une politique étatique délibérément hostile à leur égard [Barry, 2013].
  • Vu que cette aide existe depuis près de vingt ans, quel état des lieux peut-on en établir, du point de vue des modalités réelles de son attribution, de sa répartition, de son utilisation et de son utilité ?
  • Cette subvention aide-t-elle effectivement les entreprises de presse sénégalaises à se structurer en entreprises au vrai sens économique, financier et social du terme ?
  • Dans un pays où les rapports entre les gouvernements au pouvoir et les médias sont conflictuels, quels pourraient être les enjeux réels d’une telle aide ?

Notre l’hypothèse est que les polémiques constatées chaque année, lors de la distribution de l’aide à la presse sénégalaise, loin d’exprimer le simple sentiment de patrons de presse « lésés » ou « satisfaits » au regard des subventions reçues, seraient en réalité le résultat d’un système d’aide dysfonctionnel. Le bilan de ce système, tel qu’il est mis en œuvre depuis 1996, dépendra donc de l’ampleur des dysfonctionnements que révélera la présente étude.

Méthodologie

Cet article est en partie le fruit d’études qualitatives que nous réalisons chaque année, depuis 2007, sur les médias au Sénégal dans le cadre de l’indice de viabilité des médias de plus d’une trentaine de pays africains, coordonnée par le Département Médias d’IREX (Etats-Unis). Ces études, basées sur la technique du focus group, réunissant des journalistes (presse écrite, radio, télévision, radio communautaire, presse en ligne), des patrons de presse, des syndicats de journalistes, des organismes de défense de la liberté de presse, des agents des organes de régulation et d’autorégulation de la presse, etc., nous ont permis de recueillir des informations très significatives sur l’aide de l’Etat à la presse au Sénégal, entre autres.

Ce sont ces informations qui ont constitué les données de base relatives au dispositif d’aide publique à la presse sur lesquelles nous nous sommes appuyés pour mener des enquêtes plus approfondies dans les entreprises de presse. Cette démarche nous a permis de faire le point sur l’aide de l’Etat à la presse au Sénégal.

Historique de l’aide de l’Etat à la presse au Sénégal

Historiquement, l’aide de l’Etat à la presse au Sénégal est le résultat de la contestation démocratique qui a contraint, au cours des dernières décennies, l’Etat sénégalais à surseoir non seulement à l’option du parti unique comme « appareil idéologique d’Etat », en s’ouvrant au multipartisme à partir de 1974, mais également à reconsidérer ses rapports avec les médias. En effet, au lendemain de l’accession du pays à l’indépendance, en 1960, la volonté des autorités sénégalaise de bâtir un Etat fort s’est accompagnée d’une politique de monopolisation du secteur des médias, au détriment de toute initiative privée. Cette politique s’est aussitôt traduite par la création, en 1973, d’une radio et d’une télévision d’Etat regroupées au sein de l’ORTS (Office de radiodiffusion télévision du Sénégal devenu Radio Télévision du Sénégal depuis 1991), par le rachat de Paris-Dakar rebaptisé Dakar-Matin et transformé, en 1970, en quotidien gouvernemental sous le nom de Le Soleil et par le renforcement de l’Agence de Presse Sénégalaise créée en 1959. En raison de ce monopole médiatique à mettre en place sous le prétexte de l’unité nationale à construire et des impératifs de développement économique et social à atteindre, pour asseoir les bases d’une nation nouvellement indépendante, les pouvoirs publics ont alors considéré les médias d’Etat comme seul domaine digne d’intérêt et à renforcer à tout prix. Pour ce faire, ils leur ont accordé des moyens financiers, matériels et logistiques substantiels, afin de promouvoir la diffusion d’une idéologie officielle unique, relayée par des « journalistes de développement », au service dithyrambique de l’Etat et du parti au pouvoir. Ainsi, dans son premier plan quinquennal de développement initié en 1961, « Sur un budget total de 92 milliards 67 millions de francs, [l’Etat] accorde au ministère de l’Information 450 millions de francs. La radiodiffusion se taille la part du lion avec 335 millions pour l’acquisition d’un puissant émetteur de 200 kilowatts coûtant 150 millions, un matériel de reportage et d’émission pour 100 millions, l’aménagement des installations à 40 millions. L’installation d’antennes à longue portée pour émetteur en onde courte est prévue à 35 millions, ainsi qu’un poste de station régionale à Saint-Louis à 10 millions. Une subvention de 15 millions de francs est en outre allouée à la création de l’Office du cinéma, autant à l’achat de matériel de presse et de photographie, et l’installation d’un téléscripteur relié à Reuters est évaluée à 10 millions. L’installation et l’équipement de 28 centres régionaux d’information, véritable charpente de l’éducation des larges masses, devaient coûter 75 millions, les camions de projection cinéma inclus. Pendant les 4 années programmées, la répartition de ce budget devait suivre une courbe ascendante annuelle : 1961: 52 millions, 1962 : 128 millions, 1963 : 132 millions, 1964 : 138 millions » [Paye, 1992, p. 332].

Parallèlement à cet effort de maillage idéologico-informationnel du territoire national, le nouvel Etat déploya des moyens politiques, juridiques et administratifs très répressifs pour empêcher l’existence d’une presse indépendante, ce qui mit fin au pluralisme médiatique hérité de la période coloniale [Pasquier, 1962 ; Tudesq, 1995]. Par la suite, lorsque l’Etat fut contraint de libéraliser le secteur des médias, conformément à la démocratisation du système politique local à partir de 1974 induite par des mouvements sociaux d’envergure sous la direction de l’opposition politique et de la société civile pour plus de démocratie et de liberté d’expression, il parut logique que le régime alors en place n’envisagerait pas d’aider les journaux qu’il avait fini par autoriser : les journaux créés par les opposants politiques et ceux créés, surtout à partir des années 1980, par des journalistes indépendants.

En résumé, avant 1996 date de démarrage, au Sénégal, d’une aide de l’Etat à la presse, il y avait d’un côté des médias d’Etat qui bénéficiaient (et qui bénéficient toujours) de subventions(2) directes et indirectes de la part du gouvernement et, de l’autre côté, des médias privés qui devaient assurer les moyens de leur survie.

Face à une presse indépendante très critique à son encontre, l’Etat avait même mis en place, quoique l’ayant autorisée, une stratégie supposée la museler à terme. Sachant que la presse ne peut vivre sans publicité, le gouvernement faisait pression sur les entreprises publiques afin qu’elles réservent leurs annonces publicitaires aux médias d’Etat. Pour preuve de cette stratégie, les annonces publicitaires d’origine étatique pouvaient être absentes des journaux indépendants pendant plusieurs numéros. Ce manque de recettes publicitaires était d’autant plus crucial que les entreprises privées ne leur offraient aucune alternative. En effet, le tissu économique privé était embryonnaire car le nouvel Etat sénégalais avait opté pour une économie dominée par le secteur public supposé pouvoir assurer le développement du pays. Outre l’étau publicitaire, la dépendance des médias privés vis-à-vis des moyens d’impression d’Etat, en l’occurrence les Nouvelles Imprimeries du Sénégal (NIS), était une contrainte très forte. En réalité, aucun média privé n’avait une imprimerie propre. Cela permettait à l’Etat de recourir à des pratiques de censure, selon la ligne de tel ou tel journal, en refusant de l’imprimer, sous prétexte de dettes impayées, ou en augmentant ses tarifs [Loum, 2006, p. 265].

Si les journaux privés nés au milieu des années 1980 ont pu subsister dans un marché médiatique où la publicité était alors inexistante, sauf pour les médias d’Etat, c’est que durant les premières années de leur lancement ils faisaient l’objet d’un engouement réel auprès du public. Ce dernier s’était en effet détourné du secteur médiatique public, pour rejeter une « pensée unique » à laquelle les journalistes d’Etat étaient associés. Ainsi, le quotidien gouvernemental Le Soleil qui tirait entre 30 000 et 35 000 exemplaires, avant l’arrivée des journaux privés, a vu son lectorat s’effriter, comme le montre un sondage réalisé par Secodip Dialogue [Tudesq, 1995, op. cit., p. 38], sur un échantillon représentatif de la population de Dakar-Pikine. En 1987, 66,6% des personnes interrogées étaient des lectrices du Soleil. En 1992, elles ne représentaient plus que 48,3%. Entre 1990 et 1992, en revanche, les lecteurs de Sud Hebdo passèrent de 21,5 à 27,3% des personnes interrogées. Il en est de même pour Wal Fadjri, dont les lecteurs passèrent de 19 à 30%, entre 1990 et 1992. On peut faire un constat analogue avec Le Cafard Libéré, dont les lecteurs passèrent de 27,5 à 34,5% des sondés, entre 1990 et 1992 également. Pendant que le quotidien gouvernemental sénégalais perdait des lecteurs acheteurs, les journaux privés en gagnaient.

Avec un modèle économique principalement basé sur la vente au numéro, en raison du difficile accès à la publicité des entreprises publiques, les journaux privés ont vu ce modèle s’effondrer progressivement. Cette chute est liée à plusieurs facteurs : importation des entrants faute de leur production au niveau local ; effritement du lectorat urbain sous l’effet progressif des programmes d’ajustement structurels alors en cours sur la classe moyenne sénégalaise constituée de « lettrés » et d’ordinaire acheteuse de journaux ; faible diffusion de la presse en dehors des villes. Au même moment, alors que la presse privée était au bord de l’asphyxie économique, en raison de la baisse tendancielle de son lectorat et du manque de publicité, le coût du papier journal a subitement augmenté de 50%, du fait de la dévaluation du franc CFA en 1994 en Afrique francophone. Comme pour rendre cette conjoncture encore plus drastique pour la presse dite indépendante, l’Etat continuait à assujettir les importations de papier au droit de timbre de 5,5%, à une taxe de 0,5%, aux frais de transit et de port qui absorbaient 5% du prix CAF (Coût, Assurance et Fret). Les journalistes du secteur privé ont fini d’être convaincus qu’il s’agissait d’une attitude délibérée de l’Etat en vue de liquider la presse dite indépendante [Loum, 2006, op. cit., pp. 267-268].

C’est dans ce contexte économique contraignant que quelques promoteurs de journaux ont eu l’idée d’intercéder, pour la première fois, auprès du gouvernement sénégalais, en vue d’obtenir une aide publique à la presse. Ils ont alors dénoncé vigoureusement le renchérissement du prix du papier lié à la dévaluation du franc CFA évoquée ci-dessus, en réclamant sa détaxation, avant de demander ouvertement une aide étatique directe et indirecte et un accès équitable des médias à la publicité des entreprises publiques. Pour pousser l’Etat à céder à leur demande, ils ont même menacé d’organiser une marche de protestation. Cette pression était tellement forte qu’elle a eu un écho favorable auprès des représentations diplomatiques accréditées au Sénégal, notamment de la France et des Etats-Unis, qui faisaient partie des principaux soutiens de la presse indépendante, perçue à l’époque comme un baromètre des processus de démocratisation en Afrique, et qui ont en partie fait céder l’Etat sénégalais.

C’est ainsi que l’aide de l’Etat à la presse au Sénégal est née. En 1996, cette décision était révolutionnaire car les médias dits indépendants en étaient les principaux bénéficiaires. Or, ces médias étaient connus pour leurs discours corrosifs et leur rôle de relais de la contestation politique et sociale à l’encontre du gouvernement sénégalais. Cette décision était d’autant plus révolutionnaire que face à cette même catégorie de médias, en lieu et place d’une aide économique étatique en leur faveur, la répression, y compris l’assassinat de journalistes, avait été la règle dans la plupart des pays africains tout au long de la décennie 1990, comme l’attestent les rapports de Reporters sans frontières, par exemple. Autrement dit, durant cette période, le Sénégal était l’un des rares Etats africains à accorder une aide à la presse indépendante.

Dans les développements qui suivent, il s’agira de dresser le bilan du dispositif d’aide publique à la presse sénégalaise et d’en dégager des perspectives.

Bilan et perspectives

À l’analyse, le dispositif d’aide de l’Etat sénégalais à la presse est essentiellement constitué d’aides directes qui sont, comme souligné dans la première partie du présent travail, des subventions prélevées du budget de l’Etat et versées aux médias bénéficiaires. Nous montrerons, ci-dessous, que malgré les moyens mobilisés par les pouvoirs publics sénégalais au profit de la presse, l’aide de l’Etat aux médias présente globalement un bilan mitigé.

Des aides directes croissantes depuis 1996

De 1996 à nos jours, comme le montre le graphique ci-dessous, l’Etat du Sénégal a accordé une aide très substantielle à la presse dans le cadre de la loi 96-04, représentant un montant cumulé de près de 3 milliards 660 millions de francs CFA, ce qui est très significatif pour un Etat qui avait, jusque-là, exclu toute aide à la presse indépendante dans le but de maintenir son hégémonie sur le secteur des médias.

Source : Faye, 2014. Tableau conçu à partir de la reconstitution de cette aide depuis 1996
sur la base des listes d’organes de presse bénéficiaires diffusées par le Ministère chargé
de la Communication. L’échelle à gauche est exprimée en millions de francs CFA.

Une analyse du graphique fait apparaître trois périodes distinctes. La première période, de 1996 à 2000, est celle durant laquelle cette aide est mise en œuvre et au cours de laquelle l’Etat a accordé chaque année une aide de 40 millions de francs CFA à la presse, soit un total de 160 millions de francs CFA. Cette période pourrait être considérée comme celle de l’aide minimaliste, au vu du caractère relativement dérisoire du montant alloué en rapport avec les contraintes économiques et financières de la presse privée décrites plus haut. Deux interprétations peuvent être faites de cette aide minimaliste. La première est que le paysage médiatique de cette période se caractérisait par un pluralisme limité, malgré l’essor des premiers groupes de presse privée, à l’instar du Groupe Sud Communication et du Groupe Walfadjri, à partir des années 1980, et en dépit de la naissance des premières radios privées commerciales et des premières radios communautaires à partir des années 1990 [Paye, 2002, pp. 465-490]. Durant cette période, le secteur de la presse privée(3) comprenait 12 quotidiens, 14 hebdomadaires, 6 mensuels et bimensuels, 14 radios privés commerciales et 2 radios communautaires, en concurrence avec les médias d’Etat (la RTS et Le Soleil). La seconde interprétation de la modicité de l’aide allouée à la presse, la plus plausible, est que l’Etat avait certes accordé une aide à la presse mais le régime socialiste alors en place depuis 1960, tout en voulant démontrer sa volonté de renforcer la démocratie aux yeux de l’opinion internationale, se méfiait beaucoup des journaux indépendants dont la liberté de ton avait commencé à saper terriblement sa légitimité [Loum, 2003]. Leur donner beaucoup de moyens sous forme d’aide aurait été, quelque part, renforcer des journaux jugés hostiles et partisans d’une alternance politique au pouvoir. Sur le plan historique, il conviendrait de signaler qu’en 1996 Sud Quotidien, Walfadjiri, Le Témoin et Nouvel Horizon (né des cendres du journal satirique Le Cafard Libéré) sont les premiers journaux privés bénéficiaires d’une aide de l’Etat à la presse au Sénégal.

La deuxième période que fait apparaître le graphique est celle qui va de 2000 à 2012 au cours de laquelle l’aide de l’Etat à la presse a connu une croissance exponentielle. En effet, comparée à la période précédente, elle a atteint 300 millions de francs CFA, soit une augmentation annuelle de 260 millions francs CFA en valeur absolue ou de 87% en valeur relative. Plusieurs facteurs expliquent cette augmentation. Il y a d’abord un facteur politique lié à la première alternance à la tête de l’Etat, après plus de quarante ans de règne du régime socialiste des présidents Léopold Sedar Senghor (1960-1981) et Abdou Diouf (1981-2000), et marqué par l’arrivée au pouvoir du président Abdoulaye Wade. La presse indépendante est un des symboles de cette élection pour avoir participé à la transparence du scrutin comme l’ont souligné beaucoup d’analystes [Panos, 2002]. Alors que depuis l’indépendance du pays le pouvoir socialiste avait un contrôle total sur tous les processus électoraux, cela a cessé en 2000 grâce à l’action des radios privées commerciales et de la presse écrite qui, grâce à l’usage alors nouveau du téléphone portable, transmettaient les résultats de l’élection en direct dès la fermeture des bureaux de vote, ce qui empêchait toute fraude. Le fait d’augmenter l’aide de l’Etat à la presse à 300 millions par an était une forme de reconnaissance du rôle très important de la presse indépendante, de la part du président Abdoulaye Wade. Ce dernier était d’autant plus conscient des problèmes économiques de cette presse que lui-même fait partie des premiers promoteurs de la presse privée avec Le Démocrate et Sopi, pendant qu’il était dans l’opposition au pouvoir. Victime de l’ostracisme des médias publics pendant les vingt-cinq ans passés dans l’opposition, il avait toujours promis, une fois au pouvoir, de réformer les médias publics, d’une part pour les démocratiser et d’accorder, d’autre part, une aide substantielle à la presse dite indépendante [Sy, 2003, pp. 11-12]. Le deuxième facteur explicatif de l’augmentation de l’aide de l’Etat à la presse, à partir de 2000, est lié à l’explosion du paysage médiatique, marqué par la naissance de plusieurs autres journaux,  de plusieurs autres radios privées commerciales, des premières chaînes de télévision privées autorisées par les nouvelles autorités et marqué également par l’essor des journaux en ligne [Fall, 2008, pp. 43-52]. L’augmentation de l’aide publique à la presse traduit l’écho auprès de l’Etat du cri de détresse lancé par la presse dite indépendante faisant face à cet environnement plus concurrentiel, plus difficile. En effet, vu que les organes de presse écrite sont devenus plus nombreux, ils se partageaient les recettes générées par un lectorat rendu occasionnel par la crise économique et sociale en milieu urbain. En outre, le marché publicitaire estimé à 12 milliards de francs CFA devenait de plus en plus étroit pour toutes les catégories de médias. La moitié de ce montant va en effet aux agences de communication et l’autre moitié est partagée entre les différents médias, ceux du secteur public s’accaparant presque l’essentiel. Au même moment, les radios communautaires, qui n’avaient jamais bénéficié de l’aide de l’Etat, intensifiaient leurs activités de lobbying auprès des pouvoirs publics pour avoir leur part de cette aide.

Enfin, la troisième période que fait apparaître le graphique démarre en 2012. Elle correspond à celle durant laquelle l’aide de l’Etat a été portée à 700 millions de francs CFA par an, soit une augmentation de 400 millions, décidée par le gouvernement du président Abdoulaye Wade à la veille de l’élection présidentielle de la même année. Le régime de Macky Sall, actuellement au pouvoir après sa victoire sur celui du président Abdoulaye Wade, a maintenu ce montant annuel. En effet, au titre de l’année 2013, 700 millions sont à nouveau accordés à la presse, répartis comme suit :

Organes de presse (presse écrite, radio, télévision, presse en ligne) 530 000 000 75,71%
Radios communautaires 110 000 000 15,71%
Cyberpresses 20 000 000 2,85%
Formation 40 000 000 5,71%
total 700 000 000 99,98%

Répartition de l’aide à la presse en 2013
(Source : tableau établi à partir de la liste diffusée par le Ministère chargé de la communication)

Ainsi, en 2013 l’aide a bénéficié à 127 organes de presse (presse écrite, radio, télévision, presse en ligne) et à 70 radios communautaires disséminées sur le territoire national. Pour satisfaire à une vieille doléance du SYNPICS (Syndicat des Professionnels de l’Information et de la Communication du Sénégal), une aide de 40 000 000 de francs CFA a été accordée à la formation. Les correspondants régionaux ont reçu une aide de 20 000 000 de francs CFA dans le cadre de l’équipement et du fonctionnement des cyberpresses pour leur permettre d’accéder gratuitement à l’internet et de communiquer avec leurs rédactions centrales situées pour la plupart à Dakar.

En plus de l’aide annuelle de l’Etat à la presse dont nous venons de dresser les grandes étapes depuis 1996, la presse indépendante a bénéficié en 2011 d’une amnistie fiscale de 12 milliards de francs CFA. Sous la menace du redressement fiscal de leurs entreprises, les patrons de presse, sous l’égide du Comité des éditeurs et diffuseurs de presse du Sénégal (CEDPS), leur organisation patronale, avaient obtenu du président Abdoulaye Wade une audience au palais à l’issue de laquelle ce dernier avait accepté de leur accorder cette amnistie. En 2013, son successeur le président Macky Sall leur a accordé de nouveau une amnistie de 7 milliards de francs CFA. En résumé, si on additionne l’aide de l’Etat accordée à la presse sénégalaise depuis 1996 (3 milliards 660 millions de francs CFA) et les mesures d’amnistie fiscales dont elle a bénéficié entre 2011 et 2013 (19 milliards de francs CFA), les médias, surtout ceux dits indépendants ou privés, ont obtenu des pouvoirs publics sénégalais 21 milliards 660 millions environ sous forme de subventions. A quoi cette subvention a-t-elle concrètement servi ?

Un bilan mitigé

Aujourd’hui, au regard des résultats ci-dessous, cette aide se révèle être un véritable gouffre financier. L’aide de l’Etat à la presse au Sénégal n’a pas d’impact sur les entreprises de presse du point de vue de leur structuration pour en faire des entreprises viables au sens économique et financier du terme. En effet, au cours de nos enquêtes auprès des journalistes et des patrons de presse sur cette question et sur la base des études que nous avons réalisées sur la situation des médias au Sénégal depuis 2007, aucune amélioration structurelle de l’entreprise médiatique n’a été identifiée comme étant le résultat partiel ou total de l’aide de l’Etat à la presse. Au contraire, la plupart des entreprises de presse continuent à fonctionner sur le mode de l’informel. Dans beaucoup d’entre elles, des structures essentielles au fonctionnement d’une entreprise, comme la comptabilité, ne sont pas prises en compte, y compris dans des groupes de presse réputés sérieux. L’aide de l’Etat à la presse n’a pas non plus induit une amélioration de la gouvernance des entreprises de presse. Or, cela devrait être le cas selon l’esprit de la loi 96-04 du 22 février 1996 qui la régit et qui fait obligation aux entreprises de presse de publier régulièrement leurs chiffres d’affaires et les noms de leurs actionnaires pour soumettre ces entreprises à des normes de transparence et de bonne gestion. Le non-respect de ces normes est d’autant plus curieux que la presse est encline à donner des leçons dans ce domaine à tous les acteurs politiques, économiques et sociaux qui gèrent des structures privées ou publiques en dehors de toute règle de transparence.

Depuis 1996, l’aide de l’Etat à la presse n’a pas eu, non plus, de répercussion sur les conditions de travail des journalistes au sein des entreprises de presse. Au cours de nos enquêtes, nous n’avons pas identifié des équipements acquis grâce en partie ou totalement à cette aide : imprimerie, matériel de reportage, véhicules, parc informatique, etc. Au contraire, les conditions de travail des journalistes continuent d’être difficiles, voire périlleuses dans les régions. En 2013, c’est un miracle que des correspondants régionaux de la région de Saint-Louis aient eu la vive sauve. En suivant le Ministre chargé de la Communication dans le cadre d’une tournée dans la région, ils ont loué un « taxi brousse » qui a fait plusieurs tonneaux en cours de route, suite à une défaillance technique. Cet accident avait occasionné une vive émotion dans le pays et réalimenté le débat sur la nécessité de mettre les correspondants régionaux dans des conditions de travail qui garantissent leur sécurité physique. L’aide de l’Etat aurait dû permettre d’acheter par région un véhicule de reportages commun aux correspondants régionaux.

De nos enquêtes il n’a pas été fait cas, encore moins, d’une entreprise sauvée de la faillite grâce partiellement ou totalement à l’aide de l’Etat à la presse. Au contraire, on a plutôt enregistré ces dernières années beaucoup de disparitions de titres, comme Week-end magazine, Kotch, Le Messager, L’Office, Le Pays, La Sentinelle quotidien, Canal info, Le Point du Jour, Thiey, la Presse des Almadies, 7info, par exemple,  qui ont tous fermé pour des raisons économiques.

D’autre part, l’aide n’a pas été un facteur d’incitation à la régularisation et à l’amélioration des conditions sociales des journalistes. Bien au contraire, beaucoup de journalistes sénégalais sont dans une situation sociale très précaire. La convention collective des journalistes de 1991 signée entre le Syndicat national des professionnels de l’information et de la communication au Sénégal (SYNPICS) et les patrons de presse fixe, par exemple, le salaire d’un journaliste débutant à 169 000 F CFA/mois. Mais en réalité, les salaires versés aux journalistes varient en fonction des rédactions. A Canal Info News, chaîne de télévision privée disparue en 2008, un journaliste pouvait toucher 100 000 F CFA à la fin du mois et se retrouver de façon tout à fait arbitraire avec 75 000 F CFA le mois suivant, selon une logique de salaire au rendement. Un autre problème soulevé dans nos enquêtes est l’absence tendancielle de contrat de travail garantissant une couverture sociale et médicale et le recours systématique de bon nombre de patrons de presse à des contrats de prestation de service qui installent le journaliste sur siège éjectable à tout moment. Ces problèmes soulevés trouvent leur summum dans le fait que dans beaucoup de rédactions de la presse sénégalaise, certains journalistes n’ont pas de salaire. Tous ces problèmes liés aux salaires ont évidemment une incidence sur le niveau de corruption des journalistes. S’ils ne courent pas derrière des per diem versés par des organisateurs de séminaires, bon nombre de journalistes n’hésitent pas à faire des articles ou des reportages de complaisance en contrepartie de pots-de-vin.

Depuis 1996, l’Etat accorde une aide à la presse en mobilisant des fonds relativement importants. Mais comme nous venons de le voir, c’est une aide sans impact ni sur les entreprises de presse pour les rendre performantes ni sur les conditions de travail, encore moins sur les conditions sociales des journalistes. Quels sont les facteurs qui expliquent ce bilan ?

Les raisons majeures d’un tel bilan

La première raison est qu’il s’agit d’un dispositif sans vision stratégique. La deuxième tient à l’immixtion des pouvoirs politiques dans le processus.

L’absence de vision stratégique

Dans les pays où l’aide à la presse a des effets sur la vie des entreprises de presse, des objectifs préalables sont clairement définis, les domaines dans lesquels les entreprises de presse sont aidées explicités, sous forme de cadre général à l’intérieur duquel elles expriment des besoins. Ces derniers sont soit satisfaits soit non satisfaits en fonction de la pertinence des projets présentés. En France, par exemple, dans le cadre des aides directes à la presse qui visent à développer la diffusion des titres, à renforcer le pluralisme des médias et à encourager la modernisation des entreprises de presse, ce sont des projets de développement ou de modernisation d’éditeurs qui sont déposés. Lorsqu’ils sont retenus, ils sont financés sur la base de cahiers de charge que les demandeurs sont tenus de respecter [Le Floch, Sonac, 2013, op. cit., pp. 69-90]. Plus près de nous, au Bénin, pays africain souvent cité en exemple en matière d’aide à la presse, il existe un relatif effort de cadrage de cette aide. Depuis 1997, l’État béninois alloue à la presse privée une enveloppe annuelle de 300 millions de Francs CFA, au titre de l’aide publique, répartie en deux volets : l’aide aux organes de presse et l’aide à la formation. Le montant de cette enveloppe n’a pas évolué malgré le fort accroissement du nombre de bénéficiaires. Par contre, les modalités d’utilisation de cette aide ont beaucoup évolué, suite aux critiques formulées par les acteurs du secteur des médias béninois. En 2005, la HAAC (Haute Autorité de l’audiovisuel et de la communication) s’était en effet saisie de la question suite à la publication d’un « Rapport relatif à la répartition de l’aide de l’État à la presse privée – exercices 2004 et 2005 », suivi de l’adoption de la décision n°05-141/HAAC du 18 juillet 2005 portant modalités et conditions de mise en œuvre de l’aide de l’Etat à la presse privée au Bénin. La nouvelle orientation donnée à la gestion de cette aide a été guidée par les principes généraux suivants : accent mis sur les formes d’allocation qui profitent au plus grand nombre d’organes de presse : recyclage, perfectionnement et spécialisation, appui institutionnel ; meilleur ciblage des besoins réels des entreprises de presse et de leurs personnels ; suppression de l’aide directe ; instauration d’un appui à la qualité en mettant l’accent sur les efforts en matière professionnelle et en gestion de l’entreprise de presse ; renforcement, à travers l’aide, de l’indépendance des organes de presse pour les rendre capables de se passer de l’aide de l’État et d’une assistance permanente ; meilleure organisation du suivi et de l’évaluation de l’usage fait de l’aide dans un esprit d’obligation de résultat.

Alors qu’en France et au Bénin des efforts sont faits pour veiller à ce que l’aide de l’Etat profite aux entreprises de presse et à la profession de journalistes, au Sénégal c’est loin d’être le cas. De nombreux témoignages concordants montrent que l’aide de l’Etat à la presse sénégalaise profite plus aux patrons de presse qu’aux entreprises de presse :

« On donne des enveloppes à des directeurs d’organes, surtout des propriétaires d’organes, ils en font ce qu’ils veulent. Certains achètent des voitures. Ce ne sont pas des clichés que je donne. J’ai travaillé comme directeur de publication d’un organe dont je ne suis pas le propriétaire. Il a reçu, en avril 2001, 28 millions au titre de l’aide de l’Etat à la presse pour la couverture des élections législatives qui se déroulaient en ce moment-là. Il a fallu ferrailler avec le propriétaire du journal pour obtenir 1 million 250 mille francs CFA. J’ai menacé de le dénoncer auprès du président Wade qui le ferait auditer – à l’époque les audits étaient la bête noire de tous ceux qui avaient à gérer. J’ai appelé aussi un ami, directeur de publication d’un autre quotidien. Lui aurait reçu 56 millions, deux fois le montant que j’ai reçu. Son patron n’a injecté dans la campagne électorale que 2 millions » [Barry, 2012, pp. 329-330]

Ces pratiques réelles ou supposées de détournement de l’aide au détriment des entreprises de presse sont d’autant plus plausibles qu’il n’existe pas au Sénégal de dispositif d’évaluation et de contrôle de l’utilisation de l’aide de l’Etat à la presse. Lorsque les patrons de presse sollicitent cette aide, ils ne déposent pas de projets médiatiques clairs sur la base de devis pour financement, ils se contentent généralement d’évoquer le respect des critères que la plupart des bénéficiaires ne remplissent pas, du reste. Quand ils se représentent l’année suivante pour formuler une autre demande, l’Etat ne se soucie pas de l’usage fait de l’aide de l’année précédente dans la mesure où aucune facture de dépense n’est exigée.

Depuis 1996, c’est ainsi que l’Etat sénégalais accorde son aide à la presse, s’accrochant au « sacro-saint » principe de la généralisation qui consiste à donner à chaque organe de presse sa part, ce qui ne milite pas non plus en faveur d’un dispositif d’aide efficace, de surcroît, dans un contexte marqué par une floraison d’organes de presse. Alors qu’en 1996 l’aide n’a bénéficié qu’à quatre journaux (Sud Quotidien, Walfadjiri, Le Témoin et Nouvel Horizon), 189 organes de presse ont été concernés en 2013 en raison de la multiplication des médias. La conséquence logique qui découle d’une telle situation est que, même si chaque organe de presse reçoit sa part de l’aide, le montant reçu est relativement dérisoire, quand bien même l’enveloppe globale aurait été portée à 700 millions FCFA contre 40 millions CFA entre 1996 et 2000. C’est ce dont le journal Le Témoin rend compte, en 2013, avec ironie, en parlant de l’aide de l’Etat à la presse :

« Au total, 189 organes de presse ont retiré un chèque en se servant sur la bête comme à la cantine. La calculette n’explosera pas après l’opération de division (au propre comme au figuré) : la moyenne par organe est dérisoire, 3,7 millions de francs et des poussières. Les éditeurs et patrons de presse sérieux garderont la moue dédaigneuse, en pensant aux lourdes charges sociales, économiques et aux ardoises bancaires. Les autres – comment les appeler autrement ?- empocheront sans sourciller la manne, en attendant l’année prochaine, peut-être une cuvée plus féconde et plus aromatisée » (Le Témoin, semainedu jeudi 18 au mercredi 24 juillet 2013, n° 1131, p. 6).

En lieu et place donc d’une vision stratégique claire, ce qui suppose une démarche sélective, c’est-à-dire la recherche, chaque année, de projets pertinents sur lesquels concentrer toute l’aide, l’Etat essaie de satisfaire tout le monde. Une telle logique aboutit, en toute évidence, à l’émiettement de l’aide et contrarie, en conséquence, tout espoir d’impact positif possible.

Le « biais » politique

L’aide de l’Etat à la presse souffre non seulement d’un manque de vision mais elle a également fait l’objet d’une forte politisation sous le président Abdoulaye Wade (2000-2012). Ce dernier avait certes augmenté le montant du dispositif, en le faisant passer de 40 à 300 millions de francs CFA,  puis de 300 à 700 millions de francs CFA, mais il s’attendait à des contreparties de la part de la presse en termes de soutien politique à son régime. Ayant constaté que la plupart des médias privés avaient gardé leur liberté de ton, le régime du président Wade allait faire un double usage de l’aide de l’Etat à la presse pour tenter de tenir les patrons de presse.

Le premier usage consistait à favoriser les organes de presse « amis » qui ne respectaient pas les critères d’attribution, au point de susciter beaucoup de frustration au sein de la presse. C’est ainsi que le groupe de presse Walfadjiri, alors très critique à l’encontre du régime, avait porté plainte en 2006 contre le gouvernement auprès du Conseil d’Etat pour non respect des critères d’attribution de l’aide de l’Etat à la presse de cette même année. Ce groupe de presse avait reçu une part modique de cette aide. Le Conseil d’Etat lui avait finalement donné raison en estimant que l’attribution de cette subvention n’avait pas été modulée en fonction de la taille des organes de presse.

L’autre usage qui était fait de l’aide sous le président Abdoulaye Wade consistait à la bloquer, lorsque les rapports entre l’Etat et les médias privés devenaient très conflictuels, au point de faire apparaître cette aide non pas comme celle de l’Etat à la presse mais comme celle du président Wade à la presse. Cet usage était tellement flagrant que quand les patrons de presse, visiblement très dépendants de cette aide, dénonçaient les nombreux cas de blocage, le président Abdoulaye Wade lui-même le justifiait en disant ouvertement qu’il ne comptait pas financer des organes de presse qui l’injuriaient à longueur de journée.

Cette forte politisation de l’aide sous le président Wade, avec son lot de frustrations et de polémiques, éloignait les différents acteurs en présence de toute perspective de réviser le dispositif d’aide afin que ce dernier soit un réel outil d’appui à la presse.

Un dispositif d’aide à réinventer

Après près de vingt ans d’aide de l’Etat à la presse au Sénégal, le constat qui s’impose, au vu des résultats de la présente étude, est que ce dispositif a échoué et qu’il est urgent de le réinventer. Plusieurs préalables sont indispensables en vue de sa réinvention, au nombre desquels figure le nécessaire changement d’attitude de l’Etat vis-à-vis de l’aide publique à la presse. Celui-ci doit cesser de penser que cette aide est un épouvantail, une épée de Damoclès ou une aumône versée à une presse nécessiteuse, encore moins que celle-ci est une aide du chef de l’Etat à la presse, au point d’oublier qu’elle vient du contribuable sénégalais à la suite du vote d’une loi par les députés. Contrairement à une autre conception étatique constatée ces dernières années, l’aide de l’Etat ne saurait non plus se réduire à un simple instrument politique aux mains du chef de l’Etat pensant disposer d’une « presse aux ordres ».  Du côté des propriétaires d’organes de presse, un changement d’attitude vis-à-vis de l’aide est également nécessaire, consistant à ne plus considérer le dispositif d’aide comme une aide aux patrons de presse. Ces derniers doivent la considérer comme une aide aux entreprises de presse. Ce changement d’attitude indispensable tant du côté des pouvoirs publics que des patrons de presse doit s’adosser à des réformes en profondeur de la loi 96-04 du 22 février 1996 qui régit encore cette subvention, précédées d’un audit économique, financier, fiscal, technique et social exhaustif des entreprises de presse pour mieux cerner les problèmes et besoins du secteur des médias.

Pour éviter de donner un chèque sans condition à un patron de presse, ce qui ne pourrait que l’enrichir personnellement, les nécessaires réformes de l’aide de l’Etat à la presse au Sénégal doivent instituer d’autres modalités d’attribution où il s’agira de financer des projets d’entreprise, présentés par les patrons de presse sous formes d’engagements évaluables à partir d’indicateurs de performance clairs qui responsabiliseraient ces derniers quant à l’usage fait des aides reçues. Ainsi l’Etat accorderait son aide aux entreprises de presse qui proposeraient des projets innovants aussi bien au niveau de la gouvernance d’entreprise (gestion saine et transparente, existence de mécanismes de contrôle interne et mise en place de comité d’audit si nécessaire), qu’au niveau de la qualité du projet éditorial. A la logique actuelle qui exige que l’aide apportée à une entreprise de communication sociale soit modulée en fonction de la régularité des titres, du nombre de professionnels qui y travaillent, du tirage, de la diffusion ainsi que des charges sociales, devrait donc se substituer une autre logique qui modulerait l’aide en fonction de la pertinence des projets déposés par les patrons de presse. Dans cette nouvelle logique à instituer, il est tout à fait envisageable qu’un modeste organe de presse reçoive une aide plus conséquente qu’un grand groupe de presse dont le projet présenté est moins pertinent.

Les réformes à apporter au dispositif d’aide à la presse sénégalaise devraient accorder une place plus importante à la formation. Les 10% prélevés de l’aide et destinés à la formation grâce à la revendication du SYNPICS représentent certes une avancée mais ils devraient être revus à la hausse en raison du nombre très important de journalistes non formés dans les rédactions de la presse sénégalaise. De plus, même si le dispositif semble suffisamment prendre en compte la formation de base de nombreux journalistes pour leur inculquer les fondamentaux du métier de journaliste, il ignore une autre priorité tout aussi importante : la formation des gestionnaires des médias. Or, un système médiatique viable suppose des journalistes bien formés mais aussi des gestionnaires des médias compétents. Comme réponse à ces deux exigences, le modèle(4) de curricula élaboré à partir des priorités définies par l’Unesco et de nombreux chercheurs, autour du programme de développement des pôles d’excellence des formations en journalisme en Afrique [Unesco, 2013], devrait davantage être connu des médias sénégalais et intégré dans ces cycles de formation financés par l’aide de l’Etat à la presse.

Les réformes du dispositif d’aide à la presse sénégalaise composé presqu’exclusivement d’aides directes devrait davantage inclure des aides indirectes sous forme d’un régime fiscal préférentiel (baisse d’impôts pour les entreprises de presse, réduction de la TVA sur les intrants, etc.). Ces aides indirectes présenteraient non seulement l’intérêt de ne pas faire l’objet de détournement tel que supposé dans le système actuel des aides directes. Mais elles induiraient également une baisse des charges pour les entreprises de presse. Ces dernières pourraient logiquement disposer ainsi de plus de moyens pour régulariser, par l’embauche, la situation de beaucoup de journalistes et leur verser des salaires réguliers et conformes à ceux fixés par la convention collective de 1991. Cette dernière n’a presque jamais été respectée depuis son institutionnalisation.

Quelles que soient les réformes à entreprendre, elles ne seraient effectives sans l’institutionnalisation de mécanismes de contrôle et d’évaluation. Et comme nous l’avons vu plus haut, si le dispositif d’aide à la presse au Sénégal a échoué c’est en très grande partie lié à un défaut de contrôle et d’évaluation. Il est donc nécessaire que l’instance chargée de la distribution annuelle de l’aide sache ce que les patrons de presse font concrètement de l’aide, que chaque dépense puisse être justifiée sur la base de devis et de factures. De la même façon que la Cour des Comptes établit régulièrement des rapports de contrôle et d’évaluation annuels sur les aides publiques à la presse française, son homologue sénégalais devrait faire un travail identique sur la même question. Pour s’assurer que les conditions sociales des journalistes sénégalais sont respectées, chaque entreprise de presse bénéficiaire d’une aide de l’Etat à la presse devrait recevoir la visite des inspecteurs du travail pour un état des lieux sur les conditions d’embauche et de travail.

Un dernier axe qui devrait être intégré dans les réformes à entreprendre pour réinventer le dispositif sénégalais d’aide à la presse concerne tout mécanisme capable de le dépolitiser. Sur ce point, la gestion de l’aide par une instance indépendante du ministère sénégalais chargé de la communication serait plus que salutaire. Au Bénin, par exemple, l’aide de l’Etat est gérée par la HAAC (Haute Autorité de l’audiovisuel et de la communication], l’organe de régulation des médias locaux, dont l’indépendance vis-à-vis de l’Exécutif béninois constitue une référence. Pourquoi ne pas confier la gestion de l’aide à la presse au CNRA (Conseil national de régulation de l’audiovisuel), l’organe de régulation des médias sénégalais, moyennant bien sûr quelques réglages, pour le rendre plus autonome du gouvernement sénégalais ?

Tout effort consistant à changer le système d’aide serait également de moindre portée sans une forte implication des députés sénégalais qui votent la loi de finance. A vrai dire, le point de vue de ces derniers est quasiment le même que celui de l’Exécutif, l’aide de l’Etat à la presse étant perçue comme celle du Chef de l’Etat aux journalistes. Au sein de l’Assemblée nationale, la discussion relative à ce sujet consiste toujours, en effet, à savoir s’il faut ou non aider une presse qui injurie le Chef de l’Etat et le gouvernement en place. Il n’y a que quelques rares députés, souvent de l’opposition, qui émettent de sérieux doutes sur la destination de l’aide et se demandent si réellement cette dernière ne profite pas plutôt aux patrons de presse. Mais l’existence d’une majorité parlementaire mécanique, phénomène qui caractérise l’Assemblée nationale sénégalaise depuis l’indépendance, ne permet pas de relayer ces doutes et questionnements en vue d’une réinvention du dispositif d’aide à la presse, à l’initiative des députés sénégalais. En vue de sortir de cette ornière, un important travail de sensibilisation est à faire en direction des députés, surtout ceux de la majorité parlementaire.

Conclusion

En Afrique où l’atteinte à la liberté de presse par les régimes en place est très courante, l’institutionnalisation d’une aide de l’Etat à la presse dans certains pays constitue sans aucun doute une avancée très significative. Cela est d’autant plus avéré que la plupart des médias africains, surtout ceux du secteur privé et principaux bénéficiaires de cette aide, évoluent dans des environnements socio-économiques très contraignants qui hypothèquent leur survie (faiblesse du lectorat et étroitesse du marché publicitaire). Néanmoins, comme le montrent les résultats de la présente étude, ce dispositif d’aide publique à la presse tel qu’il est mis en œuvre depuis 1996 au Sénégal est un échec. Censé donner une impulsion au secteur des médias pour faire émerger de vraies entreprises de presse au sens économique, financier, technique et social du terme par l’apport de ressources additionnelles venant des pouvoirs publics, ce dispositif n’a pas induit les effets escomptés.

La raison de l’échec de l’aide de l’Etat à la presse au Sénégal vient essentiellement du fait qu’il s’agit d’une aide directe octroyée, sous forme de chèques, sans que les pouvoirs publics exigent des patrons de presse des contreparties claires en termes de développement du secteur des médias. C’est une aide qui souffre aussi d’un manque de mécanismes d’évaluation et de contrôle. Cette situation dans les modalités d’attribution de l’aide à la presse est d’autant plus curieuse qu’elle va à l’encontre des principes de base des finances publiques qui exigent que tout argent versé par l’Etat soit audité pour que les contribuables en connaissent l’utilisation et l’utilité. L’aide de l’Etat à la presse au Sénégal souffre également d’un maillon manquant : les aides indirectes, sous forme de régime fiscal préférentiel, jugées pourtant plus efficaces que les aides directes.

Aujourd’hui, pour être réellement efficace, l’aide de l’Etat à la presse devrait être réinventée en mettant au centre l’obligation de résultats. Elle devrait être dépolitisée en confiant sa gestion à une instance indépendante de l’Exécutif sénégalais.

Notes

(1) Loi qui fait d’ailleurs office à ce jour de code de la presse sénégalaise.

(2) Paiement des salaires, cotisations à la sécurité sociale, achat d’équipements et d’entrants de production, dotations en véhicules et carburant et appui logistique étendu à toutes les sphères de l’Etat. C’est cette subvention considérable aux médias publics qui faire dire à un ancien agent du Ministère de l’information que l’essentiel du budget de ce ministère est constitué en réalité de transferts budgétaires au profit de la RTS (Radio Télévision Sénégalaise, secteur audiovisuel public). Selon cet ancien agent que nous avons interviewé, une fois que ces transferts sont opérés, ce département ministériel se retrouve avec un budget de fonctionnement insuffisant.

(3) Les quotidiens : L’actuel, L’aurore / Wal Fadjiri, La pointe, Le Matin, Le Populaire, Frasques quotidiennes, L’Evénement du soir, Le volcan, L’info 7, Scoop, Sud Quotidien, Tract. Les hebdomadaires : Eco hebdo, la Vérité, La Source, Le Courrier du Sud, Le Cafard libéré, Le Journal de l’économie, Le Politicien, Le Témoin, l’Equipe Sénégal, Dekeu bi, Nouvel Horizon, Nuit et Jour, Terminal, Vive la République. Les mensuels et bimensuels : Afrique tribune, Démocratie, Le Jour « al yawmou », Nord ouest (régional), Le Sport, Le Tournant. Les radios privées commerciales : Diamono Fm, Energie Fm, Fagarou Fm, Fm Teranga, Oxyjeunes, Penc Mi, Radio Dunyaa, Radio Fass Fm, Radio Nostalgie Dakar, Santé Fm, Sept Fm, Sokhna Fm, Sud Fm, Temoin Fm, Wal fadjiri Fm. Les radios communautaires: Fagarou Fm, Oxyjeunes, Penc Mi Fm.

(4) Ce modèle d’apprentissage va de la durabilité des médias (media sustainability), du journalisme de données (data journalism), du journalisme interculturel (intercultural journalism), jusqu’au journalisme planétaire (global journalism). Ce sont là autant de modules de formation des les journalistes et gestionnaires de presse sénégalais pourraient tirer grand profit pour la mise en place d’un système médiatique viable, donc moins tributaire des aides étatiques.

Références bibliographiques

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Rapport communément appelé Rapport Cardoso, 97 pages, (http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/104000472/0000.pdf) (France),
consulté le 18 mars 2014.

Auteur

Mor Faye

.: Enseignant-chercheur en sociologie des médias, Dr Mor Faye est le  Directeur de l’UFR des Civilisations, Religions, Arts et Communication de l’Université Gaston Berger (UGB) de Saint-Louis du Sénégal. Il est l’auteur de nombreux travaux scientifiques sur la presse d’Afrique francophone en rapport avec les mutations sociopolitiques en cours dans des pays comme le Bénin, le Sénégal et le Togo.