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Le modèle de l’artiste dans le discours managérial : idées reçues et conséquences

20 Déc, 2015

Résumé

La créativité se présente actuellement comme une thématique forte dans le discours managérial contemporain. On y recourt souvent à la figure de l’artiste en tant que modèle du travailleur idéal dans le capitalisme avancé. De manière concomitante, les mondes artistiques sont de plus en plus pénétrés par le paradigme entrepreneurial. Faut-il en conclure à un rapprochement de ces univers que tout sépare en apparence? Dans le contexte où les conditions matérielles de praticiens de l’art sont loin d’être enviables, cet article émet l’hypothèse d’une instrumentalisation du mythe de l’artiste qui a des conséquences sur les conditions et la reconnaissance sociale du travail artistique et de l’art lui-même.

Mots clés

Créativité, artiste, management, industrie culturelle, art, travail artistique.

In English

Title

The image of the artist in managerial discourse: clichés and consequences

Abstract

Creativity is projected as a powerful theme in contemporary managerial discourse, which often exploits the image of the “artist” as the archetype for the ideal worker in advanced capitalism. At the same time artistic milieus are increasingly permeated by the entrepreneurial paradigm. Do these tendencies signal a rapprochement between two domains that, to all appearances, are diametrically opposed? In a context where scant attention is paid to the often difficult socio-economic conditions of artists, this article argues that the myth of the artist is currently being instrumentalized in a way that not only distorts the image of work relations in the world of business, but also impedes the social recognition of artistic labour and of art itself.

Keywords

Creativity, artist, management, creative industry, art, artistic work.

En Español

Título

El modelo del artista en el discurso gerencial: prejuicios y consecuencias

Resumen

La creatividad es una temática fuerte dentro del discurso gerencial contemporáneo, y a menudo se recurre a la figura del artista como modelo del trabajador ideal en el capitalismo avanzado. De manera similar, los mundos artísticos están cada vez más atravesados por el paradigma del emprendimiento. ¿Hay entonces que concluir a un acercamiento entre arte y negocios, esos universos que todo separa en apariencia? En un contexto en donde las condiciones socioeconómicas de los artistas profesionales suelen ser desconocidas y poco envidiables, este artículo emite la hipótesis de una instrumentalización del mito del artista que, en la actualidad, no sólo oculta los temas de la negociación del trabajo en empresa, sino que también obstaculiza el reconocimiento social del trabajo artístico y del arte mismo.

Palabras clave

Creatividad, artista, management, industria cultural, trabajo artístico.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Bédard Pascale, « Le modèle de l’artiste dans le discours managérial : idées reçues et conséquences« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°16/3B, , p.81 à 93, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2015/supplement-b/06-le-modele-de-lartiste-dans-le-discours-managerial-idees-recues-et-consequences

Introduction

En ce début de XXIe siècle, la créativité semble devenue une qualité à laquelle personne n’a le droit d’être indifférent : pas un jour ne passe sans que l’on nous encourage à l’être, ou à le devenir, et dans chacune des sphères de notre vie. Il faut être créatif : cela va de soi! Au cours des dernières décennies, la créativité a connu une ascension fulgurante dans l’échelle des valeurs, à tel point qu’elle n’est plus cantonnée aux secteurs des activités culturelles et artistiques, mais qu’elle détient une place de choix dans les programmes de croissance personnelle et de psychologie populaire, de même que dans les stratégies de productivité au travail. Une simple recherche sur Internet permet de constater un nombre incalculable de sites qui valorisent la créativité, généralement définie comme une faculté d’invention et d’adaptation essentielle dans un univers changeant, une compétence qui peut se développer grâce à ces multiples programmes et techniques proposés.

Il est à noter que toute cette promotion de la créativité s’appuie le plus souvent sur son affiliation, plutôt abstraite cependant, avec l’art et les artistes. Même chez les pragmatiques gens d’affaires, on n’hésite plus à recourir à la figure de l’artiste en tant que modèle de créativité. « Le leader de demain sera-t-il un artiste? », « Écouter l’artiste en soi », « L’homme d’affaires qui devient artiste » : autant de titres d’articles tirés du périodique québécois Les Affaires.

Alors que le monde du travail en entreprise accorde une place de plus en plus grande à la notion de créativité et que celle-ci devient une composante majeure des théories managériales, qu’advient-il de la figure de l’artiste, archétype, personnage paradigmatique, modèle idéal du « héros de la créativité » ?

Car, en concomitance avec ces phénomènes, s’installe de plus en plus, au sein des mondes artistiques, un discours inédit qui présente sans complexe l’artiste comme un entrepreneur, faisant fi en apparence de l’opposition traditionnelle entre l’art et les affaires, entre la fantaisie du créatif et le sérieux – voire le conformisme – du businessman. La nouveauté ne réside pourtant pas dans la réalité sociale de l’artiste-entrepreneur : l’historienne d’art Svetlana Alpers (1988) a brillamment montré comment Rembrandt, par exemple, pratiquait déjà son art dans une conscience aigüe des mécanismes économiques dont dépendait le succès de ses activités (Rembrandt’s Enterprise). La nouveauté s’avère plus subtile : les artistes d’aujourd’hui sont confrontés à la pénétration de la logique entrepreneuriale non seulement dans les processus du travail artistique, mais également dans ses légitimations et ses dynamiques de reconnaissance. L’artiste-entrepreneur est en passe de devenir le modèle normalisé du praticien de l’art, une tendance perçue – et vécue – par les artistes individuels, de même que par les organismes qui s’emploient à la diffusion de leurs recherches. À bien des égards, cette situation pose un défi à la pratique artistique, dont la persistance ne va jamais de soi dans un monde où la productivité est souvent définie dans les limites étroites de la marge de profit.

Que se cache-t-il derrière cette figure abstraite de l’artiste dont la forte présence dans le discours managérial, par exemple, a de quoi laisser perplexe quiconque connait un peu, pour les avoir observées, les conditions concrètes de la pratique artistique?

L’enquête à partir de laquelle sont esquissées les quelques pistes analytiques présentées ici, a été réalisée sous la forme d’un terrain immersif de quelques années dans les milieux des arts plastiques du Québec et de la Fédération Wallonie-Bruxelles (2008-2013). Elle s’appuie sur une documentation détaillée des contextes légaux, politiques et sociaux des pratiques artistiques actuelles, sur une observation flottante du terrain et sur une trentaine d’entretiens approfondis avec des artistes plasticiens de toutes disciplines, générations et régions. Elle est également nourrie d’un grand nombre de conversations avec différents intervenants du monde de l’art (galeristes, responsable dans un musée ou une institution culturelle publique, commissaires, collectionneurs, amateurs, etc.)(1). L’apport original de cette enquête provient surtout de son approche : éclairer l’ethos artiste d’aujourd’hui, c’est-à-dire ce moment particulier où la pratique s’oriente en fonction d’un référent éthique et de valeurs, en ce qui concerne les choix tant professionnels que personnels. Cet article se présente donc comme une lecture sociologique critique des usages actuels de la notion de  créativité et d’une certaine figure idéalisée de l’artiste, à partir d’une recherche de terrain sur les manifestations actuelles de l’ethos artiste.

Un double mouvement autour de la créativité

L’enquête a montré, par exemple, que parmi les artistes et dans le monde de l’art, se généralise actuellement une approche plutôt « sécularisée » de la création artistique, dé-mythifiée, et par là perméable aux pénétrations pragmatiques du paradigme entrepreneurial. Cette constatation corrobore, à partir d’une observation de type ethnographique, l’étude du sociologue allemand Andreas Reckwitz sur la « normalisation des processus créatifs ». L’auteur analyse les transformations historiques de la figure de l’artiste créateur et explique de quelle manière l’évolution interne des mondes artistiques a participé à une telle normalisation, avec des conséquences multiples : démythologisation du sujet créateur, extension générale dans la société de l’injonction à la créativité, désautonomisation du champ artistique et perte de signification de la spécificité du travail artistique (Reckwitz, 2014). On peut dès lors être surpris que le recours à la figure de l’artiste continue d’être la première référence de qui veut évoquer les puissances de la créativité.

La normalisation de l’injonction à la créativité dans les différentes sphères de la société advient ainsi en parallèle d’un abandon, à l’intérieur même du monde de l’art, du discours mythique, voire mystique, sur la créativité. Comme le révèle notre propre enquête, celle-ci est le plus souvent définie comme une compétence, à la manière dont elle est convoquée en entreprise. Nous avons expliqué ailleurs comment cette compétence est aujourd’hui travaillée, entraînée et développée par les artistes à travers l’adoption d’un certain nombre de stratégies spécifiques, consciemment mises en œuvre (Bédard, 2014). On assiste notamment à un glissement sémantique de la notion de vocation, celle-ci devient engagement lucide et concret plutôt que réponse passive à un appel abstrait et transcendant.

L’exemple de l’atelier et de sa centralité dans l’expérience professionnelle des artistes permet de comprendre à quel point l’image éthérée d’une créativité romanesque et insouciante correspond peu à la réalité de ces pratiques. L’atelier de production artistique, qu’il soit un lieu physique ou aux au sein d’un espace virtuel (un périmètre particulier du domicile ou un ordinateur portable), demeure, pour la majorité des artistes, constitutif de la mise en route du processus créatif : on s’y rend comme dans un espace-temps spécifique qui permet le travail de création artistique, qui lui est adaptée, dont l’aménagement répond à ses objectifs particuliers et qui agit comme frontière entre travail et non-travail, entre vie quotidienne et vie artistique. Il s’agit d’une exigence pratique, non pas idéalisée. L’atelier, cet ancrage concret de la créativité artistique, s’articule également à une économie non moins concrète : lorsqu’il est un lieu physique, sa présence dans la ville le rend vulnérable aux fluctuations des marchés immobiliers, son accessibilité financière dépend souvent de la capacité à s’organiser à plusieurs afin de partager et d’adapter un lieu conçu pour un usage différent, sans compter les opérations de calculs budgétaires qu’implique toute dépense d’immobilisation. L’atelier est un investissement dans la pratique artistique, tout comme les dépenses que nécessite l’approvisionnement en outils et matériaux, et quelle que soit la diffusion dont bénéficie son travail, l’artiste ne peut se passer d’une gestion rigoureuse de ses finances et de ses ressources. Les artistes rencontrés dans le cadre de notre enquête soulignent abondamment cette dimension souvent méconnue.

Ainsi, la mobilisation de la figure de l’artiste dans le discours managérial actuel, en tant qu’archétype et paradigme du travail créatif, se révèle cohérente avec les postures mises de l’avant par les artistes dans leur pratique actuelle et dans l’histoire récente des idées sur l’art, comme le montre bien Reckwitz.

Peut-on conclure que ce nouvel alignement des théories managériales sur le modèle du travail artistique met fin à la marginalisation économique et professionnelle des artistes dans la société et conduit enfin à une reconnaissance de leur activité en tant que travail socialement acceptable, souhaitable et qui mérite salaire? Notre enquête s’est penchée spécifiquement sur les conditions matérielles des artistes plasticiens professionnels, sur les enjeux économiques de leur « carrière » et sur la reconnaissance sociale de leur statut. Ses conclusions permettent de répondre sans équivoque et par la négative aux questions qui précèdent.

D’un nouveau recours utilitariste au mythe de l’artiste inspiré

Alors qu’il quitte de plus en plus les mondes artistiques et leurs univers de représentations, le mythe romanesque de l’artiste – libre de toute contrainte, se réalisant profondément dans l’expression de son authenticité, à l’écoute et inspiré par une force vive qui passe à travers lui pour s’incarner dans l’œuvre, indifférent à l’argent, etc. – demeure bien actif dans les discours du monde du travail à propos de la créativité et de ses bienfaits. Est convoqué le mythe de l’artiste inconsciemment et par ignorance de la réalité professionnelle des artistes, mais peut-être aussi dans une sorte d’élaboration publicitaire afin de « vendre » l’idée d’un nouveau mode d’organisation du travail. Car cette « légende de l’artiste », pour reprendre l’expression consacrée par Krys et Kurz, auteurs d’une célèbre étude sur la question (1934), pique l’intérêt du grand public depuis fort longtemps : il suffit de lire Les Vies de Vasari pour s’en convaincre (Barolsky, 2010) !

Autonome et individualiste, inventif, prêt à se dévouer pour son travail, original, mais capable aussi de ruser pour maintenir son image parfois contradictoire de rebelle populaire : l’artiste peut aujourd’hui devenir le modèle idéal du travailleur de l’avenir par ses qualités personnelles. La figure de l’artiste comme paradigme du travailleur créatif se présente ainsi comme une réinterprétation du mythe moderne de l’expression artistique, à la faveur d’une légitimation de l’idéologie économique du capitalisme avancé. Car, en réalité, c’est le mode de production propre aux arts qu’on voudrait généraliser : flexibilité, adaptation au contexte ou à la clientèle, innovation permanente, etc. (Menger, 2002), un mode de production qui répond en tout point aux exigences de cette économie du just-in-time, caractérisée par la délocalisation, par la virtualisation et par la financiarisation des marchés.

Dans ce contexte, l’hypothèse se pose de savoir si le maintien du mythe de l’artiste libre et inspiré n’est pas nécessaire au développement des « injonctions à la créativité » remarquées dans le monde du travail. Car, paradoxalement, cette nouvelle rhétorique se déploie sans que les artistes eux-mêmes améliorent leur statut dans la société en général, comme continuent de le démontrer les enquêtes sur les métiers de la création, dont la nôtre (Beckman, 2001 ; Capiau et Wiesand, 2006 ; Lahire et Bois, 2006 ; Menger, 2009 ; Perrenoud, 2007 ; Rajabaly, 2008 ; Routhier, 2013). La situation quotidienne de l’écrasante majorité des artistes se révèle assez peu enviable : insécurité économique, lieux de travail peu confortables, filet social quasi inexistant en cas de maladie ou à l’âge de la retraite, milieu professionnel fort compétitif caractérisé par des relations interpersonnelles ambigües, sans compter une considération sociale plutôt mitigée.  

En effet, même à l’heure où le mot « artiste » est utilisé pour évoquer un idéal du travail dans le capitalisme le plus avancé, celui qui pratique le métier d’artiste, n’a curieusement gagné aucune reconnaissance sociale concrète de sa réalité pratique. Si son statut symbolique peut s’approcher de celui d’une élite aristocratique (Heinich, 2005), la réalité défie les apparences et les constructions théoriques. Dans les discours médiatiques populaires, c’est plus souvent le contraire : dans le déploiement actuel de politiques d’austérité partout sur la planète, on accuse souvent les artistes et les autres travailleurs du secteur culturel de profiter des fonds publics pour accomplir un travail inutile, souvent dénigré comme improductif et critiqué, justement, pour son élitisme. Contradiction ?

En réalité, ce paradoxe se maintient sans difficulté dans l’imaginaire social, car dans le registre des représentations, l’Artiste avec un grand A n’existe que comme une ombre, une légende vivante ou un archétype. Cet archétype continue d’attirer un nombre croissant de jeunes dans les écoles d’art. Sur lui, s’appuient les industries culturelles pour vendre des produits fabriqués en série avec l’argument de leur « originalité ». C’est également à cette figure idéale de l’artiste que la rhétorique managériale recourt, alors que l’autre stéréotype de l’artiste, négatif, donne lieu à des critiques qui s’élaborent quant à elles dans la réalité sociale, contre les aides publiques à la création notamment, contre les subventions dont on conteste perpétuellement les modalités d’attribution sans les connaître et dont on va souvent jusqu’à remettre en question l’existence. En fait, ce qu’il manque dans le modèle « artiste » du travailleur idéal, c’est l’élément fondamental de l’expérience quotidienne des praticiens de l’art : la relation à l’art, à l’œuvre et à sa création.

L’artiste met en œuvre une méthode créative, certes, mais celle-ci est d’abord une méthode de création artistique, une manière de travailler l’art, non pas l’organisation d’une entreprise ou la mise en marché d’un objet manufacturé. Et l’art demeure une production particulière qui continue de poser problème dans l’organisation économique actuelle. C’est dans ce conflit séculaire que s’est constituée la figure de l’artiste créateur marginal, d’abord revendiquée par les littéraires du XIXe siècle dans les prémisses de la « critique artiste » adressée au capitalisme, aujourd’hui récupérée par le discours managérial (Boltanski et Chiapello, 1999).

Les dimensions matérielles de la création artistique : un tabou ?

Une œuvre d’art – particulièrement lorsqu’elle est un objet, mais également dans sa forme performative, évènementielle ou musicale – demande une quantité non négligeable de ressources pour advenir à l’existence physique : du temps et des compétences, bien sûr, mais aussi un lieu (atelier, espace de répétition, local insonorisé, etc.), des outils spécifiques, des matériaux, du transport, des locations de camion, etc. Entre l’idée et la chose se tient tout un réseau d’activités et de ressources, un « monde de l’art » comme l’a montré Howard S. Becker (1988).

Univers de coopération, mais également de conventions, le monde de l’art continue d’entretenir un certain nombre de tabous constitutifs de cette mythologie de l’artiste créateur, particulièrement en ce qui a trait aux rapports entre œuvres et argent. Au moment où une œuvre arrive dans le marché, sa valeur monétaire apparaît comme un scandale, qui atteint parfois les franges moins initiées de la société : on s’indigne alors publiquement du prix de tel tableau, de tel billet de concert, on regrette le « gaspillage » de fonds publics de tel musée, de tel organisme producteur de films, etc. Dans le monde de l’art, cependant, notre enquête permet de constater que ce n’est pas l’argent échangé autour des œuvres qui pose le plus problème, mais bien celui qui rétribue le travail artistique.

Comme le sous-estiment souvent les sociologues de l’art, une bonne part des ressources mises à contribution dans la production d’une œuvre le sont par le travail personnel de l’artiste lui-même – ou des artistes, s’ils travaillent en collectif. C’est cette dimension concrète et triviale, absolument inhérente à toute apparition d’art, qui se trouve niée lorsque le travail artistique n’est pas pris en compte. En même temps, est refusée à l’artiste la réalité pratique et matérielle de sa profession : il est renvoyé à sa figure mythique, sa vie vécue est invalidée.

Les exemples de ce type de négations sont innombrables et notre enquête a été l’occasion de les documenter de façon précise. Elles prennent le plus souvent la forme de négociations éreintantes au sujet du dédommagement financier : considération de la diffusion comme constituant une rémunération suffisante – alors que l’artiste a engagé dans le processus des ressources monétaires qui ne sont donc plus disponibles pour lui et sa famille; impossibilité d’inclure, dans le budget d’un projet artistique financé, des frais de subsistance ou un salaire quelconque, mais seulement les frais de la production elle-même et sous présentation des factures; exigences posées aux artistes d’assumer eux-mêmes les coûts reliés à la diffusion dans une institution dont tous les employés sont salariés, mais dont la ressource principale – les œuvres d’art – s’acquiert alors à coût nul, etc. À cela s’ajoutent les difficultés pour faire respecter les droits d’auteurs, les droits de suite ou les droits de reproduction et d’exposition, y compris par les institutions publiques. Au final, comme le conclut l’enquête, la vocation, seule source reconnue des œuvres d’art, s’avère toujours une bonne raison de ne pas payer les artistes pour leur travail. D’ailleurs, dans la promotion de la figure de l’artiste comme travailleur idéal, l’enjeu de la rémunération ne devrait pas être perdu de vue. Comme l’affirme sans détour le sociologue Andrew Ross : « What are the consequences of this desire to assume the trappings of the artist? First of all, let us be clear that it is an invitation to underpayment. Artists’ traditions of sacrificial labour are governed by the principle of the cultural discount […] as compensation for their work, thereby discounting the cash price of their labour » (Ross, 2001, p. 80).

Ainsi, partant d’une réflexion sur la créativité, cet article voudrait lever le voile sur cette configuration particulière de la culture contemporaine qui, tout en valorisant les qualités supposées de l’artiste, nie les conditions concrètes de leur déploiement en confinant les pratiques artistiques dans un espace mythique dont les réalités économiques et matérielles sont évacuées. Nous posons l’hypothèse que cette situation, perpétuée par certaines institutions artistiques aussi bien que par la convocation utilitariste de la figure de l’artiste dans le champ de l’entreprise privée, s’appuie sur un autre attitude fortement ancrée dans le champ culturel.

Histoire du silence sur les conditions concrètes du travail artistique

Du point de vue de l’histoire culturelle, quelques éléments permettent d’avancer que la représentation idéaliste de l’artiste semble aller de pair avec une vision dématérialisée de l’origine de l’œuvre d’art.

Le déni de la matérialité du travail artistique a possiblement trouvé ses justifications les plus fortes dans l’esthétique philosophique (Schaeffer, 1992). En effet, toute l’opération matérielle dont l’œuvre finie est issue oblige à considérer l’origine « impure » de l’art, sa nature absolument immanente, son avènement dans le combat avec la matière. Cette conception d’un art fabriqué de mains d’homme dans la poussière semble entrer en contradiction flagrante avec la mission transcendantale confiée alors à l’œuvre d’art par une certaine philosophie : pour que la synthèse de l’objectif et du subjectif advienne dans l’œuvre d’art, pour que se réalise toute sa portée métaphysique, il semble qu’il faille occulter cette trivialité, ou du moins ses ramifications pratiques par trop terre-à-terre. Les négociations au sujet du prix des matériaux, les questions de santé, d’espace et de temps de travail, toutes ces considérations sont progressivement entrées dans le silence. Peut-être était-ce pour ne pas nuire à la contemplation et à la sacralisation de l’art.

Pour ajouter à cet élément relatif à l’histoire de la philosophie, il est pertinent de se tourner vers l’histoire des professions artistiques elles-mêmes. Par exemple, la conquête du statut d’art libéral par la peinture et la sculpture témoigne de ce même mouvement de refus à l’égard de l’identité artisanale (Guichard, 2002). Gisèle Shapiro qui, s’intéressant à l’articulation entre métier et vocation dans les professions artistiques, évoque l’importance et la transformation de l’idée de désintéressement en art, soulignant que c’est grâce à cette notion « que s’opère, à la fin du XVIIIe siècle, l’unification des différents arts autour d’une commune conception de l’œuvre comme fin en soi » (Sapiro, 2007, p. 6). Elle rappelle ensuite la distinction déjà opérée entre artistes libéraux et commerçants : la création de l’Académie royale de peinture et de sculpture de Paris en 1648 confirme ce nouveau statut pour ses membres et leur interdit, dans le même mouvement, de « tenir boutique » et de vendre les œuvres des autres. C’est l’avènement de ce que Nathalie Heinich appelle le « régime professionnel », qui prend le relai du « régime artisanal » caractérisé par la relation directe artiste-mécène et les regroupements de maîtres et compagnons (Heinich, 1993). Harrison et Cynthia White expliquent, quant à eux, comment un nouveau système marchand-critique pourra ensuite s’établir, alors que ses acteurs principaux – les marchands et les critiques – « s’approprient le pouvoir en comblant les failles du système académique » (H. et C. White, 1991, p. 261). L’artiste lui-même se construit autonome dans la distance par rapport à ces activités mondaines et commerciales.

Les bouleversements socioéconomiques et culturels advenus dans la foulée des révolutions bourgeoises, et particulièrement la « réaction » artistique exprimée dans le romantisme, puis dans l’idéologie de l’art pour l’art et finalement dans les avant-gardes du XXe siècle, ont renforcé ce mouvement. En effet, à partir du moment où la loi générale est celle du commerce, dans l’ordre nouveau de la démocratie des propriétaires et des entrepreneurs, l’artiste qui calcule cautionne un marché de « parvenus sans culture », pour reprendre les mots assassins de Bourdieu au sujet des nouveaux maîtres de la société, les bourgeois (Bourdieu, 1998, p. 86). Pour les artistes, la mentalité commerçante est à fuir et l’esprit de la modernité exige une recherche artistique qui s’écarte du goût commun. La conquête de leur autonomie passe par la constitution de plus en plus affirmative d’un champ littéraire et artistique indépendant des autres pratiques sociales. Dans la critique portée par les artistes face à ce nouvel ordre économique et politique où le capitalisme s’installe de plus en plus, la pauvreté de l’artiste se revendique en  preuve de sa grandeur (Heinich, 2005), ce qui n’empêche pas, néanmoins, les nombreuses supplications financières de l’un et de l’autre à leurs proches, comme en témoignent les correspondances d’époque. Cette revendication de l’art comme antidote à la mentalité pragmatique des nouveaux maîtres de l’économie est fondamentale pour comprendre comment la créativité a pu devenir une « valeur refuge », au sens spirituel du terme.

Aux premières lueurs du XXe siècle et jusqu’à son midi, les formes artistiques connurent un développement extraordinaire, dans un contexte d’autonomie sans précédent, d’insécurité économique généralisée et dans l’avènement des institutions artistiques que nous connaissons aujourd’hui – musées, galeries, salons, médias spécialisés, etc. Les formes éclatent et le monde de l’art développe un discours endogène formidable et foisonnant, dans une intention presque désespérée de suivre cette explosion des pratiques. Dans ce grand mouvement, on constate une transformation de l’idée d’art elle-même, qui se déplace de l’objet vers le geste artistique. Prise à bras-le-corps par les artistes de quelques générations subséquentes, cette revendication libérante a possiblement continué de figer cette définition d’un art qui ne demande rien d’autre que l’existence d’un créateur pour être produit.

À terme, aujourd’hui, le silence sur les conditions matérielles des pratiques artistiques est presque total. Le discours sous-jacent va comme suit : l’artiste travaille de toute façon, telle est sa vocation, son appel irrésistible, et s’il en venait à arrêter pour cause d’insécurité alimentaire, ce serait la preuve qu’il n’est pas authentique. Comme le mentionne encore Ross à propos des travailleurs intellectuels qui vivent sensiblement les mêmes défis de reconnaissance : « […] low compensation for a high workload becomes a rationalized feature of the job, and, in the most perverse extension, is regarded as proof of the worth of the academic vocation » (Ross, 2001). Ce discours se retrouve dans la population en général, dans les institutions artistiques, dans les écoles d’art et chez certains artistes eux-mêmes, complices en cela de leur propre aliénation économique. Pourtant, comme le confirme notre enquête, les nouvelles générations d’artistes n’ont aucun complexe à aborder la mise en marché, le travail accompli sur les discours entourant leurs œuvres, le temps investi dans les activités de gestion de leur activité de création, cette dimension de leur pratique étant tout à fait reconnue, à la différence de la dimension proprement matérielle et économique, sur laquelle semble encore planer une loi du silence. Tout ce monde accepte-t-il cette attitude pour préserver le mythe de la divine origine de l’art ?

Et c’est ici que nous pouvons revenir à la question de la créativité. Car cette divine origine, c’est la créativité, celle qui appartient à tous, à l’artiste autant qu’à l’entrepreneur. Cependant, si la créativité est la véritable source légitime de l’art – sans créativité, point d’art! – elle devient, dans la rhétorique managériale qui utilise l’artiste comme figure modèle, et le glissement est délicat, sa seule source nécessaire. C’est là que le bât blesse, car se trouve alors niée la spécificité du travail de l’artiste, c’est-à-dire sa compétence professionnelle particulière, celle de réaliser des œuvres d’art. À l’encontre de l’idée d’une complète dissolution de l’art dans la créativité, nos recherches permettent de constater que les œuvres d’art exigent plus qu’une intention créatrice : pour advenir, elles demandent des ressources spécifiques, changeantes selon les lieux et les époques, mais toujours assumées hors de l’univers fantasmatique dans lequel se réalise « la vie d’artiste » vue de l’extérieur.

Conflits de valeurs : artistes et entrepreneurs, des orientations éthiques contradictoires

Pour les entreprises les plus diverses, la créativité est devenue une compétence souhaitée et encouragée, que ce soit en gestion des organisations, comme chez Giovanni Schiuma, ou au niveau de l’économie globale des villes et des régions, comme chez Richard Florida. Ces spécialistes soutiennent que la créativité favorise le développement des entreprises et la croissance économique en général. Il convient donc de la stimuler et d’attirer ses détenteurs. À l’échelle des politiques publiques, le succès de ces théories se traduit par des mesures favorisant l’implantation des « industries créatives », alors que dans les entreprises, on met en place des dispositifs qui s’affirment dans cet objectif : conférences, formations et workshop dont la thématique accorde une grande place à la créativité. Parfois, ces activités se réalisent directement en relation à l’art, par exemple lors d’un projet de type artistique accompli avec l’aide d’un animateur, ou encore lors d’une activité de médiation artistique partagée.

Malgré leur popularité, on peut douter que ces dispositifs favorisent réellement la liberté des employés, ou permettent une véritable rencontre avec l’art. Comme le souligne Elsa Vivant : « Le corollaire de l’organisation par projet est l’individualisation et la précarisation croissantes qui se traduisent par un travail intermittent, et un revenu irrégulier et souvent faible. » (Vivant, 2011) Ainsi, de nombreux auteurs ont mis en évidence la manière dont le capitalisme contemporain se nourrit de ces appels à la créativité individuelle et à la liberté qui, paradoxalement, ouvrent la porte à de nouvelles aliénations et conduisent rarement à de réels bienfaits en termes d’expression authentique de soi (Chiapello, 1998).

Une illustration de ces dispositifs « créatifs » en entreprise peut être tirée du programme La culture en entreprise de l’organisme Culture pour tous, un OBNL qui œuvre en médiation culturelle. La responsable de ce programme parle ainsi des buts poursuivis par ce type d’action sociale :

« Notre objectif essentiel consiste à promouvoir la culture comme source de bien-être. Les entreprises cherchent à développer un esprit plus créatif, à dynamiser les équipes, à développer un sentiment d’appartenance. Les absences et la rotation du personnel leur coûtent cher. […]Quant aux employés, ces opérations leur offrent un accès à l’art sur le lieu même où ils passent une partie très importante de leur temps. Ils ne fréquentent plus leur lieu de travail uniquement pour gagner de l’argent, mais aussi pour apprendre, échanger, établir des relations avec leurs collègues. Pour les artistes, ces projets en entreprise permettent de rejoindre les citoyens là où ils se trouvent, et de se confronter à des conditions de création inhabituelles. La culture en entreprise établit des ponts. C’est un programme gagnant-gagnant qui mêle ces deux pôles très importants de notre vie que sont le travail et la culture. Les retours de la part des différents acteurs sont toujours très positifs, surtout quand les œuvres créées avec les employés restent dans l’histoire de la compagnie. » (2)

Cet extrait laisse voir tout ce que cette approche comporte d’utilitariste. D’abord, les bénéfices que retirent de ces programmes les employés et les artistes participants ne constituent pas le cœur de la décision d’une entreprise qui se lance dans une telle démarche. Il ne s’agit ni de philanthropie, ni de rétribution non monétaire accordée aux salariés. Comme dans toute bonne décision de gestionnaire, la rentabilité comptable s’avère ici la première et principale rationalité poursuivie. Les avantages collatéraux accompagnent, et renforcent, la réussite de l’objectif réellement souhaité : une équipe stable d’employés motivés et reconnaissants. Par ailleurs, il est difficile de ne pas lire ici une définition de la culture qui s’intègre dans une logique utilitariste : « promouvoir la culture comme source de bien-être » c’est, d’une part, considérer la culture en termes de réservoir de ressources pour se rendre la vie plus agréable, et d’autre part, continuer de pousser dans les marges de l’expérience culturelle celle qui ne répond pas à cette attente, celle qui dérange, propose du différent, n’est pas particulièrement reposante.

Alors que les artistes d’aujourd’hui revendiquent précisément leur pertinence sociale à partir de cette contribution critique au discours social, ce type d’intégration de l’art dans la vie entrepreneuriale participe à la promotion du contraire. Mais là n’est pas le plus sérieux problème. À ces occasions, « l’artiste » devient la figure exemplaire d’une manière créative de travailler, de se présenter, et « d’inventer sa vie » mais dans un même souffle, son activité se présente comme une métaphore de tout travail productif, ce qui rend son contenu spécifique – l’art – superflu.

Dans ce contexte, la créativité devient prétexte à un renforcement de la productivité, et l’art devient un véhicule pour mettre en scène cette créativité « utile ». Paradoxalement, cette convocation de la créativité permet une « instrumentalisation de l’art au service du profit » (De Carvalho, 2013). Dans la foulée, art et créativité se retrouvent comprimés,  comme s’il s’agissait vaguement de la même chose, comme si la créativité était le principal – voire le seul – ingrédient de l’art. Ceci n’est pas sans rappeler la « réduction de l’art à son pôle créateur » pratiquée par la théorie spéculative de l’Art étudiée, et critiquée, par Jean-Marie Shaeffer (1992, p. 344).

Si la créativité s’avère essentielle à l’artiste, elle n’est pas le tout de l’art; condition fondamentale, sans doute, mais jamais suffisante. « L’art en entreprise », disons une fresque produite par un groupe de salariés réunis pour une journée autour d’un animateur-artiste, présente un intérêt moins artistique que relationnel : sa valeur et sa validité tiennent dans le processus qui conduit sa réalisation et dans ses effets sur les participants. Il ne viendrait à l’idée de personne de proposer cet objet à la contemplation de l’œil de l’Histoire dans un musée, à moins qu’il ne s’agisse d’une exposition donnant à voir, précisément, le fruit d’expériences sociales accomplies par le biais de l’art.

Par ailleurs, l’art en entreprise n’entre que très marginalement dans le champ artistique, et s’avère plutôt périphérique au monde de l’art proprement dit. Par conséquent, les artistes qui participent à ces programmes n’en retirent aucun autre profit que pécuniaire : leur réputation au sein de leur milieu sera au mieux inchangée, au pire affectée négativement par ce type d’activité aux finalités ambigües quant aux valeurs généralement partagées au sein des milieux artistiques.

L’artiste fait quotidiennement cette expérience de soi à travers la mise à l’épreuve constante de sa créativité. Il s’agit de son travail, de son métier, de son occupation principale. Cependant, il n’agit pas dans un espace de liberté où tout est pris en charge et où la créativité peut s’épanouir sans effort, à l’image des activités d’« art en entreprise ». Du point de vue des artistes, la créativité, l’art et la culture, ne se présentent pas nécessairement comme « sources de bien-être » et ensemble d’activités pratiquées dans le but de se détendre, de s’évader de sa vie. Dans la pratique de l’art, l’exercice de la créativité n’est pas une vacance, c’est un débordement : un entrainement et une mise à l’épreuve. Cet ethos de la créativité artistique se repère très loin dans l’histoire des pratiques artistiques, mais il est patent et démystifié dans le discours des artistes actuels, ceux qui furent les sujets de notre enquête et ceux qui expliquent leur démarche dans les innombrables écrits issus du monde de l’art et de sa périphérie (catalogues, présentations d’expositions, médiation muséale, médias spécialisés et grand public, etc.).

Conclusion : l’enjeu de l’art

L’œuvre d’art, en tant que telle et en tant qu’objet d’un travail, apparaît socialement comme « inutile », une perception dont témoigne la contestation régulière des subventions aux artistes voire de toute dépense publique ou privée accordée à l’art. Cette rhétorique de désapprobation s’appuie sur une vision de l’art qui en fait un divertissement et un loisir, plutôt qu’un objet culturel dont la valeur dépasse le moment de sa consommation par un individu spécifique. Il s’agit d’une conception de l’art récente dans l’histoire de l’humanité, qui ne peut se comprendre que dans le contexte de l’hégémonie de la culture de masse et d’une industrialisation croissante de la production culturelle.

La visée industrielle dans la création artistique tend à renforcer sa standardisation, à occulter son arrimage aux exigences de la distribution de masse et à dénier son caractère répétitif. Ainsi, l’appellation « industrie créative », pour parler d’un ensemble très diversifié d’entreprises dont une majorité vise à concevoir, fabriquer, vendre et distribuer sur un marché de masse des produits dont le coefficient de nouveauté réel est assez contestable, pourrait être mise en question. D’ailleurs, cette configuration particulière de la production culturelle à l’époque de la culture de masse nous empêche de considérer de la même manière un blockbuster hollywoodien et un film d’auteur, mais là n’est pas le propos. N’empêche : ce que l’on tente de discriminer dans ces catégories spontanées, ce sont l’art du non-art – l’œuvre de la marchandise. Or, la notion de créativité n’est ici d’aucun secours : il va de soi que sont créatifs tous les acteurs de ces industries culturelles, même s’ils le sont parfois essentiellement dans les activités de mise en marché.

L’utilisation de la thématique de la créativité dans le discours managérial n’est pas un problème en soi : ni les artistes, ni d’autres acteurs ne s’élève contre un encouragement généralisé à développer la créativité ! Néanmoins, dans le contexte où cet encouragement passe par le recours extensif à une figure mythifiée de l’artiste qui, comme notre enquête le montre, correspond très peu à la réalité pratique des professions artistiques, on continue de nuire à la reconnaissance sociale de ce travail spécifique des artistes, accompli hors des industries créatives.

Malgré les apparences, même si des passerelles semblent se tendre entre les mondes de l’art et des affaires, le conflit de valeurs entre artistes et entrepreneurs demeure. Les premiers ont progressivement sécularisé leur propre image, ils ont congédié leur ombre mythique et romanesque et plusieurs adoptent sereinement des attitudes stratégiques à l’égard des mécanismes économiques dans lesquels baignent leurs pratiques. Cependant, le sens de tout ce réaménagement de l’ethos du travail artistique à l’époque contemporaine, tel que l’a exploré notre enquête, vise la persistance de la création d’œuvres d’art en tant qu’activité professionnelle répondant à ses propres lois, à ses propres normes et temporalités. Celles-ci ne correspondent que rarement à la logique des organisations capitalistes.

Les seconds tablent sur l’aura que leur apporte la revendication d’une créativité active, n’hésitent pas à emprunter, à l’occasion et lorsque cela leur est profitable, l’identité d’artiste, mais leur univers semble ne pas savoir que faire de l’art lui-même, de son « improductivité », de son historicité inscrite dans le temps long et de ses exigences culturelles. Ainsi, le monde de l’entreprise utilise l’art et l’artiste, en tant que figure archétypale lui permettant de défendre, en faisant appel au fantasme de la liberté créative, la perpétuation, sous le visage de l’innovation, du modèle capitaliste de production et d’organisation du travail.

Nous avons cherché à agencer ici un certain nombre d’éléments afin de les penser ensemble : les usages en transformation de la notion de créativité dans les milieux artistiques et de l’entreprise, quelques résultats d’une enquête sur les caractéristiques et l’ethos du travail artistique aujourd’hui, les mutations et persistances de la figure idéalisée de l’artiste et le statut de l’œuvre d’art dans ce contexte. La conclusion qui se dégage de cette réflexion se dresse en forme de questionnement, car il semble que ces nouveaux rapports engagés entre les mondes artistiques et les milieux d’affaires ne peuvent être considérés naïvement, malgré toutes les bonnes intentions qui inspirent leurs acteurs. Dans ces échanges, les pratiques artistiques révèlent le plus souvent leur fragilité et la vulnérabilité de leurs conditions. Si le sort des artistes, en tant que professionnels dont la reconnaissance sociale du travail – et non seulement du statut symbolique – demeure un problème, celui de l’art lui-même, de la possibilité de son apparition dans nos sociétés, ne va pas de soi et demande vigilance. Le recours utilitariste à la figure de l’artiste et la dissolution de l’art dans la créativité ne sont pas sans conséquence sur ces enjeux contemporains, dont l’ampleur dépasse largement les milieux artistiques.

Notes

(1) Pascale Bédard, L’art en pratique : ethos, condition et statut social des artistes en arts visuels au Québec et en Belgique francophone, Thèse de doctorat en sociologie, Université du Québec à Montréal et Université Libre de Bruxelles, 2013.

(2) Tiré d’un article d’Élise Brocard, 2013, en ligne :  http://microculture.ca/magazine/voir-autrement-son-environnement-de-travail-un-projet-culturel-en-entreprise/, consulté le 20 mars 2015.

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Auteur

Pascale Bédard

.: L’auteure est professeure adjointe en sociologie de la culture à l’Université Laval, à Québec. Elle est membre du CELAT (Centre d’étude interuniversitaire sur les langues, les arts et les traditions) et participe au l/as/tt (laboratoire art et société terrain et théorie, INRS-Culture et urbanisation).