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Arts numériques et positionnement socio-professionnel. L’injonction de créativité

20 Déc, 2015

Résumé

Considérés comme un champ de création artistique, les arts numériques sont une nébuleuse caractérisée par un usage des technologies informatiques et de l’Internet pour produire des œuvres parfois ouvertes à la participation du public. L’enjeu mis en avant par les artistes et les porteurs de projets qui s’inscrivent dans le cadre des arts numériques se compose de deux éléments interdépendants. Ces acteurs revendiquent d’une part la diffusion d’une culture critique des média numériques en direction de la société. D’autre part, ils considèrent que cette culture critique est au principe de la créativité dont ils font preuve dans leur démarche artistique. Cette créativité se fonde sur des pratiques de détournement. Il s’agit de manipuler les fonctions physiques ou logicielles des média numériques afin de surprendre le public. En nous basant sur les résultats d’une enquête auprès d’artistes et de porteurs de projets en Ile-de-France, ainsi que d’une étude des quatre plates-formes web relatives à leurs activités artistiques (complétées par celle de l’entreprise Digitalarti produisant des Artlabs), nous observons que cet enjeu de la culture critique n’est pas un objectif en soi. Il sert la mise en place d’une stratégie transversale qui consiste à augmenter la visibilité des projets artistiques, et de leur teneur créative, afin de favoriser le positionnement socio-professionnel de leurs initiateurs.
Cette mise en visibilité relève d’un cycle long dont nous identifions quatre étapes principales : a) la mobilisation de collaborateurs ; b) la réflexion participative sur les média numériques, leurs normes et leurs usages ; c) le détournement des fonctionnalités techniques de ces média ; et d) la valorisation du produit final auprès d’institutions et des entreprises/industries de l’innovation. Ces étapes marquent le passage à l’injonction de créativité. Les artistes des arts numériques non seulement peuvent, mais doivent créer pour parvenir à développer de manière optimale ce cycle qui les mène de l’anonymat des ateliers à la reconnaissance. Cette injonction de créativité n’est pas sans conséquence sur la manière dont les artistes perçoivent leur travail et leur rapport à l’art (en termes de projets, de brevets, d’applications et de productions). De plus, elle engage la formation de pratiques et de professions hétéroclites qui ne s’inscrivent ni dans les canons traditionnels du champ artistique, ni dans les seuls registres des professions de l’entreprise ou de l’industrie. Cette injonction de créativité et les positionnements socio-professionnels qui en découlent apparaissent comme la conséquence de la rencontre entre l’art et l’innovation numérique que les artistes du numérique stimulent tout en devant composer avec les logiques économiques afférentes.

Mots clés

Arts numériques, créativité, culture critique, innovation, participation, média.

In English

Title

Digital arts and socio-professional positions – The injunction of creativity

Abstract

Considered as a field of artistic creation, digital arts are a nebula characterized by a use of informational technologies and of the Internet to produce artworks open to the participation of the audience. The challenge proposed by the artists and the authors of these artworks combines two interdependent elements. First, they foster the diffusion of a critical culture of digital media within society. Second, they consider this critical culture as the motivation of their creativity, which based on the modification of the physical or of the software functions of digital media in order to destabilize the audience. These observations have been taken up during a preliminary investigation about artists and authors of digital arts in the Ile de France (France), as well as regarding four Internet platforms (plus the one of the firm Digitalarti producing Artlabs) reporting about the activities of these artists and authors. Our results indicate that the critical culture supported by these artists and authors is not an aim in itself. It rather serves a transverse strategy which consists in increasing the visibility of the artistic projects, and of their creative content, in order to support the socio-professional positioning of their initiators.

This strategy builds a long cycle with four principal stages: a) the mobilization of collaborators, b) the participative reflection on digital media, their standards and their usages, c) the diversion of the technical features of these media, and d) the valuation of the finished product towards the institutions of culture and the firms/industries of innovation. These four stages sign the passage to the injunction of creativity. Artists of digital arts not only can, but must create to optimize their strategical cycle which can take them off of the anonymity of their ateliers to some sort of recognition. This injunction of creativity has, in turn, consequences on how these artists perceive their work and their relationship to art (in terms of projects, patents, applications and productions). Moreover, it leads to the formation of artistic and professional practices which do not fit neither the traditional areas of the artistic spheres, nor the usual registers of industrial professions.

Keywords

Digital arts, creativity, critical culture, innovation, participation, diversion, media, usage.

En Español

Título

Artes numéricas y localización socio-profesional – La prescripción de creatividad

Resumen

Considerados como un campo de creación artístico, las artes numéricas son una nebulosa caracterizada por un uso de las tecnologías informáticos y de Internet para producir obras a veces abiertas a la participación del público. Lo que está en juego a nivel alegado por el artistas y los portadores de proyectos que se inscriben en el marco de las artes numéricas se están compuestos por dos elementos interdependientes. Estos protagonistas reivindican por una parte la difusión de una cultura crítica de los medios de comunicación numéricos en dirección de la sociedad. Por otra parte, ellos consideran que esta cultura crítica está al principio de la creatividad del que hacen prueba en su planteamiento artístico. Esta creatividad se basa en prácticas de desvío. Se trata de dirigir las funciones físicas o informáticas de los medios de comunicación numéricos con el fin de sorprender el público. Basándonos en los resultados de una investigación adjunto a artistas en Ile de France, así como de un estudio de las cuatro plataformas red relativas a sus actividades artísticas (completadas por la de la empresa Digitalarti produciendo del Artlabs), observamos que este lo que está en juego de la cultura crítica no es un objetivo en sí. Sirve la instauración de una estrategia transversal que consiste en aumentar la visibilidad de los proyectos artísticos, y de su contenido creativo, con el fin de favorecer la localización socio-profesional de sus iniciadores.

Esta puesta en visibilidad está incluida en el ciclo largo incluido nosotros definamos cuatro etapas principales: a) la movilización de colaboradores, b) la reflexión participativa sobre los medios de comunicación numéricos, sus normas y sus usos, c) el desvío de las funcionalidades técnicas de estos medios de comunicación, y d) la valorización del producto final ante instituciones y las empresas/industrias de la innovación. Estas etapas señalan el paso a la prescripción de creatividad. El artistas de las artes numéricas no solamente pueden, pero deben crear para llegar a desarrollar de manera óptima este ciclo que el lleve del anonimato talleres al reconocimiento. Esta prescripción de creatividad no deja de tener consecuencias sobre la manera en que el artistas perciben su trabajo y su informe al arte (en términos de proyectos, patentes, aplicaciones y producciones). Además, compromete la formación de prácticas y profesiones heteróclitas que no se inscriben ni en los cañones tradicionales del campo artístico, ni en los únicos registros de las profesiones de la empresa o la industria. Esta prescripción de creatividad y las localizaciones socio-profesionales que se derivan aparecen como la consecuencia del encuentro entre el arte y la innovación numérica que los artistas del numérico estimulan debiendo al mismo tiempo componer con las lógicas económicas correspondientes.

Palabras clave

Digital artes, creatividad, critical cultura, innovación, participación, diversión, medios de comunicación, uso.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Vidal Geneviève, Papilloud Christian, « Arts numériques et positionnement socio-professionnel. L’injonction de créativité« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°16/3B, , p.69 à 79, consulté le jeudi 21 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2015/supplement-b/05-arts-numeriques-et-positionnement-socio-professionnel-linjonction-de-creativite/

Introduction

Comment les artistes des arts numériques vivent-ils de leur art ? Nous nous sommes posé cette question — parallèlement à celle exploratoire de l’autoproduction rejoignant la problématique générale de notre contribution — à propos d’artistes suivis en Ile de France, dans le cadre d’une étude des transformations de la créativité dans le monde contemporain(1). Ces artistes travaillent dans le contexte des « nouveaux médias »(2), recourant à un large ensemble de technologies numériques (codes, logiciels, Internet, machines à commandes numériques, imprimantes 3D, etc.) pour produire des œuvres digitales. À l’instar d’autres artistes, des arts plastiques et appliqués par exemple, leur activité déborde les frontières du champ artistique avec leurs festivals, galeries, lieux d’expositions et de performances ou musées, pour prendre place dans le domaine des entreprises et des industries, en particulier ici les industries de l’innovation numérique sans ou parfois avec le concours des institutions locales, régionales ou nationales pour la promotion de l’art et de la culture. Ces artistes ne représentent pas une catégorie homogène de professionnels – on y trouve également des ingénieurs, des scientifiques, voire des amateurs. Néanmoins, tous partagent une passion, un intérêt pour les média numériques et surtout pour leur détournement afin de susciter une réflexion sur leurs usages dans nos sociétés (Rapport Labex ICCA, 2014).

Pour les besoins de notre enquête, nous avons sélectionné quatre projets d’artistes du numérique et de porteurs de projets, auteurs ne se revendiquant pas artistes mais rejoignant la critique des normes d’usages, dont certains affiliés à la mouvance du NetArt(3). Cette enquête a permis de vérifier que l’enjeu de diffusion d’une culture critique des média numériques en direction du public et de la société, mis en avant par ces artistes et ces auteurs, n’est pas cardinal. Nous relevons plutôt une stratégie transversale à l’ensemble des projets suivis, qui consiste à augmenter leur visibilité pour favoriser le positionnement socio-professionnel de leurs initiateurs.

Dans cette contribution, nous indiquons d’une part que la mise en visibilité des projets portés par ces artistes et auteurs ne doit pas à l’improvisation. Elle opère selon un cycle bien défini dont nous détaillons, plus bas, les quatre temps principaux. D’autre part, ce cycle répond à un double objectif : pouvoir vivre d’une activité artistique tout en stabilisant un statut socio-professionnel pour en tirer des bénéfices socio-économiques et symboliques. Néanmoins, le lien entre la mise en visibilité des projets et les retombées attendues de cette stratégie est vulnérable. Il n’est pas facile à mettre en place, et lorsqu’il est en place, il n’est pas aisé de le stabiliser sur la durée. Ce constat de vulnérabilité n’est pas nouveau. Il a souvent été mis en évidence dans la littérature sur l’art en sciences humaines. Mais les interprétations que l’on en donne divergent, et rares sont celles qui concernent cette mouvance particulière des arts numériques. Nous retenons en particulier les contributions d’Eve Chiapello et de Andreas Reckwitz car elles s’approchent le plus de notre objet de recherche et elles ouvrent un espace de discussion sur l’interprétation que l’on peut donner de cette vulnérabilité. Le résultat de cette discussion nous mène à concevoir cette vulnérabilité comme le produit d’une confrontation entre l’art et l’innovation numérique que les artistes du numérique stimulent, mais dont peu parviennent à profiter comparativement aux institutions et aux industries de l’innovation numérique auxquelles ils s’affilient.

Augmenter la visibilité d’un projet

Notre enquête de terrain s’est déroulée sur un an (2013) portant sur quatre projets inscrits dans les arts ou la créativité numériques en Ile de France(4). Nous avons conduit des entretiens qualitatifs en perspective narrative auprès des principaux artistes et auteurs de ces quatre projets, ainsi que des acteurs d’agences d’innovations et Living Art ou ArtLab (DigitalArti, Art2M), et du festival Show Off (media art fair, devenu Variation). Nous avons engagé des observations non participantes lors d’exhibitions publiques (ateliers Hyperolds, Machinima, édition 2013 de Museomix) consacrées à ces projets. Nous avons également analysé la documentation liée à ces projets principalement disponible en ligne. Cette démarche nous a permis de mettre en évidence l’enjeu sous-jacent à la mise en visibilité de tels projets, à savoir: trouver des ressources économiques pour faire vivre ces projets et leurs initiateurs en misant sur le recrutement d’acteurs si possible en grand nombre, provenant d’horizons très différents. Ces acteurs peuvent aussi bien être des professionnels de l’art, de la culture et des technologies (par exemple Orange, Google), que des collectivités territoriales, ou encore des amateurs. Pour porter cet enjeu, les artistes et auteurs de projets s’éloignent du monde artistique ou des institutions culturelles qui les soutiennent, et se rapprochent du monde du numérique et de l’innovation. La mise en place d’une telle stratégie demande du temps et de l’investissement.

Par exemple, pour un des six répondants, la dimension artistique ne s’implante que difficilement dans les différents laboratoires de fabrication (Fablabs). Cette artiste disait craindre une remise en question de son identité d’artiste, de se voir circonscrite au rôle de designer, de se voir contrainte de trouver des financements pour son projet, d’intégrer un Fablab pour favoriser sa stratégie de production, tout en maintenant une activité rémunératrice en école de beaux-arts ou de design. Si ce répondant donne un exemple extrême de la difficulté qu’il peut y avoir à harmoniser les exigences artistiques et la question économique, d’autres y sont plus favorables parce qu’ils voient dans cette rencontre entre leur pratique artistique et l’économie la possibilité d’enrichir leur profil. Deux autres répondants soulignent en particulier l’opportunité pour eux d’apparaître comme des intermédiaires entre d’autres artistes, des professionnels des technologies numériques et le marché économique. Au-delà, ils y voient également la possibilité d’impliquer plus de personnes dans leurs projets, non seulement des artistes professionnels ou des professionnels de l’économie, mais également des amateurs et des bénévoles. Enfin, une moitié des répondants considère le lien entre art et économie comme évident(5). Certains d’entre eux se sont d’ailleurs délibérément constitués en entreprise de sorte à convertir de la valeur non marchande produite par les communautés travaillant sur et avec le numérique en valeur marchande. Ils bénéficient d’un large réseau économique impliquant des producteurs, des artistes et des programmeurs. Les amateurs ou les bénévoles, s’ils sont présents dans la mise en route des projets, ne sont plus nécessairement impliqués dans l’ensemble des étapes d’un projet, la réalisation finale étant ici le plus souvent laissée aux soins des professionnels.

Malgré ces divergences relatives aux liens entre arts – arts numériques – et économie, nous parvenons à dégager un schéma général de la manière dont les artistes suivis envisagent la mise en œuvre de ce lien entre art et économie – qu’ils y soient très ou moins favorables. Ce schéma a la forme d’un cycle, dont nous en décrivons les quatre étapes principales, en croisant les résultats obtenus de notre analyse des entretiens menés auprès des répondants, de l’observation non participante lors d’exhibitions publiques consacrées à leurs projets, et de la documentation liée à ces projets :

  1. première étape – mobilisation : la mobilisation d’un public aussi large que possible de participants aux projets proposés (amateurs, spécialistes, participants, visiteurs, spectateurs).
  2. deuxième étape – participation : la réflexion participante – avec le public mobilisé au cours de la première étape – sur les normes que ces technologies font intérioriser ; ce ne sont pas seulement des normes ergonomiques ou cognitives, mais également des normes sociales d’appropriation et d’usage des média numériques.
  3. troisième étape – détournement : la fonctionnalisation de ces réflexions – au sens technique du terme – qui procède par la reprogrammation de ces média pour en démultiplier les options techniques afin de les ouvrir à des usages inédits – à savoir des usages qui ne deviennent possibles que lorsque l’on modifie les caractéristiques physiques d’un média numérique, ses logiciels ou sa programmation.
  4. quatrième étape – valorisation : la valorisation du produit final par l’organisation d’expositions et de performances auprès d’instances susceptibles de financer le ou les initiateurs de ces projets, leur garantissant aussi bien une indépendance vis-à-vis des milieux de l’art que leur offrant une porte d’entrée sur le marché des entreprises/industries du numérique au bénéfice de leur positionnement socio-professionnel. Cette étape suppose la recherche de sponsors, partenariats, contrats, productions ou aides avec des entreprises, des industries, voire des collectivités territoriales.

Notre enquête de 2013 indique d’une part que ce cycle long n’est pas stéréotypé, qu’il varie selon la spécialité des artistes et auteurs de projets numériques. Par exemple, les professionnels de musées cherchent à légitimer de nouvelles modalités de travail au sein des musées avec le numérique et l’Internet en misant de manière très importante sur la participation du public. Les deux premières étapes du cycle sont celles qui leur demandent le plus d’attention et de dévouement afin de ne pas briser une dynamique potentiellement vertueuse. D’autres artistes et auteurs de projets cherchent de nouvelles manières de poursuivre leurs activités en s’appuyant sur les expérimentations d’innovations techniques ou organisationnelles en dehors de leur champ, par exemple pour envisager différemment les activités de Recherche et Développement, mais aussi pour explorer de nouveaux marchés de la créativité numérique à partir de projets innovants numériques. Dans leur cas, ce sont les étapes trois et quatre de ce cycle qui vont les mettre à contribution. D’autre part, ce cycle long n’est jamais stable, et il peut menacer à chaque instant de se rompre.

Instabilité du cycle long et injonction de créativité

L’instabilité de ce cycle s’explique par l’issue incertaine des négociations qu’il faut mener à chacune de ses quatre étapes pour parvenir à donner au projet la visibilité nécessaire pour exister. Cette démarche se complique d’autant plus que les galeries inscrites sur le marché de l’art, comme les musées, sont réticents à accueillir des œuvres numériques, exceptées les vidéos numériques ou numérisées. Il reste alors l’espace public où se diffusent les arts numériques, sur l’Internet, jusqu’à l’intimité de la maison. L’artiste, ou le créatif, s’empare d’outils open source ou de récupération pour fabriquer des instruments, des prototypes, afin de faire émerger une innovation. Les entreprises accompagnent le prototype et quelques musées (comme le MOMA par exemple) achètent des œuvres et leur code source (des instructions en langage de programmation et la documentation liée).

Prenons un exemple qui concerne plus particulièrement la quatrième étape de valorisation des projets.

Une grande part d’incertitude et d’« autoproduction » – un terme utilisé par ces artistes et ces auteurs qui expriment aussi bien un idéal d’indépendance qu’un impératif d’auto-entreprise, avec l’espoir persistant d’exposer et vendre en galerie – pave le chemin des négociations que ces artistes et ces auteurs mènent avec les différentes instances entrepreneuriales et industrielles (MCD, 2014) qu’ils sont amenés à contacter(6). Ces négociations sont rivées aux multiples enjeux et finalités de création artistique et de créativité technologique dont l’objectif est de parvenir à mettre les projets artistiques au service de la production marchande et industrielle ou du marketing (opérations de communication de marque par exemple). En effet, il ne suffit pas de proposer des détournements de média numériques, encore faut-il déboucher sur un produit susceptible d’être considéré comme innovant ou comme vecteur d’innovation. A cette première difficulté qui porte sur le produit s’ajoute celle de diffuser cette innovation sans trop trahir la culture critique du projet. S’il s’agit d’aller vers les entreprises/les industries de l’innovation, il ne s’agit pas non plus de sacrifier entièrement l’esprit subversif du projet, ce qui l’invaliderait au moins partiellement aux yeux de ses initiateurs et de ses collaborateurs. Les porteurs de projets se trouvent donc dans la nécessité de négocier non seulement le produit issu de leur projet, mais également la marchandisation de l’esprit du projet, de la créativité critique qu’il porte et qui peut se heurter aux politiques d’innovation des entreprises et industries contactées, ou des collectivités territoriales sensibles à la création artistique. L’exemple de l’opération Muséomix est intéressant à relever puisque celle-ci attire des entreprises, comme Google via son institut culturel français, des banques, des institutions à la recherche de nouvelles idées, dans le cadre d’innovations ouvertes mettant en relation des acteurs de la recherche, la Recherche et Développement, et des usagers, dans le cadre de partenariats public/privé et en s’appuyant sur la culture de l’open source pour un partage des fruits de la collaboration tout en assurant les droits des auteurs. D’autres exemples avec Digitalarti(7) permettent de confirmer la mise en relation entre artistes et entreprises à la recherche d’innovations.

Dès lors, comment augmenter les chances que ces négociations portent le cycle long de la mise en visibilité du projet ? En trouvant plus d’acteurs prêts à le soutenir. En effet, les artistes et auteurs suivis se trouvent rapidement dans la nécessité de solliciter des intermédiaires et de trouver sans cesse de nouvelles collaborations pour limiter les incertitudes liées à leur autoproduction et à leurs expérimentations, afin d’engager des productions sans renoncer à attirer des galeries d’art. Dans ce contexte, le caractère collaboratif des projets inscrits dans les arts numériques – leur originalité parce qu’ouverts à la participation d’un large public, et parce qu’en lien aussi bien avec les institutions de la culture qu’avec le monde économique – n’est autre que le ressort indispensable d’une stratégie constamment menacée d’échec. Il faut faire preuve de sa capacité à intégrer des acteurs très différents dans la boucle du projet, comme par exemple les acteurs de l’informatique ou du numérique, mais également des laboratoires scientifiques susceptibles d’engager des brevets en vue d’une éventuelle production industrielle. Ceci permet l’expérimentation des matériaux du numérique, des réseaux informatiques, des dispositifs artistiques qu’artistes ou auteurs sont susceptibles d’utiliser et de déployer (au cœur des Fablabs dans le cadre de l’économie numérique par exemple (8)), et la mise en œuvre de produits et services en faveur des producteurs, des entreprises et des institutions soutenant ces projets (Digitalarti, Orange, la ville de Paris, par exemple). L’artiste est face à des clients avides d’innovations qui les attendent précisément là où l’artiste non seulement peut, mais doit être créatif. La stabilisation du cycle long de mise en visibilité d’un projet est ainsi suspendue à une injonction de créativité. Quelles en sont les conséquences ?

La stratégie gagnant-gagnant

Les projets artistiques conçus au sein des arts numériques provoquent une réflexion sur les usages des média numériques. Ils contribuent à la prise de conscience des normes que les technologies nous font intérioriser. Ce ne sont pas seulement des normes ergonomiques ou cognitives, mais également des normes sociales d’appropriation non seulement des technologies, mais aussi du monde numérique sur lequel elles ouvrent. Néanmoins, et c’est ce que nous indique le cycle décrit ci-dessus, tout ne s’arrête pas là. Pour cinq des six  porteurs de projets suivis, il s’agit également de conquérir une indépendance (Fablabs d’artiste, Hyperolds, Machinima) ou de créer les conditions d’une indépendance vis-à-vis du champ artistique ou des institutions culturelles (Muséomix) grâce à la recherche de sponsors et de partenariats avec des entreprises ou des industries pour payer des artistes (Hyperolds) ou financer un projet (Muséomix), poursuivre son activité (Machinima). Les artistes cherchent des financements en s’appuyant sur un réseau de Fablabs d’artistes / Artlabs (iMAL, Digitalarti) ou sur des associations comme MCD (Hyperolds), une entreprise comme Orange, ou des villes comme Paris, ou bien encore des institutions culturelles (BPI Centre Pompidou, Machinima). Le bénévolat, le bricolage, puisés dans une multitude de collaborations amateurs, expertes et professionnelles renforcent l’assise de ces projets. La vente d’ateliers (Machinima) peut également relever d’une stratégie de financement, sans négliger le recours au soutien des institutions publiques (le ministère de la culture français par exemple)(9) que l’on peut tirer d’une technologie numérique. Cette fonctionnalisation ouvre les technologies numériques à de multiples usages, y compris à des détournements d’usages. Elle contribue ainsi à favoriser les réceptions multiples de ces technologies dans la société tout en augmentant la valorisation potentielle du projet auprès des instances susceptibles de le financer. L’injonction de créativité marque ainsi une adaptation (pour ne pas dire une relativisation) de la critique portée par le projet à des publics aussi nombreux que possibles, une démarche qui trouve sa justification idéologique et sa reconnaissance pratique dans le fait que tout le monde y gagne. Les artistes et acteurs de ces projets y gagnent en termes socio-économiques et symboliques, le public qui participe à ces projets en termes de distance vis-à-vis des média numériques, les instances associatives, politiques ou économiques en termes de débouchés financiers ou en termes de rayonnement d’image et de missions. Les artistes du numérique inaugurent ainsi une ère nouvelle où – sous condition de mobilisation d’un nombre important d’acteurs de tous bords et de leur participation au projet artistique – il est possible de devenir à la fois un artiste, un incubateur d’innovation et un partenaire des managers de politiques d’innovation. Ce constat n’est pas complètement nouveau.

En effet, s’il y a une littérature sociologique pléthorique sur l’art, son histoire, son développement, les milieux sociaux qui y sont liés (parmi les plus marquants : Francastel, 1970 ; Bourdieu, 1992 ; Chiapello, 1998 ; Leveratto, 2000 ; Heinich, 2001 ; Reckwitz, 2012), il faut constater, en sociologie et dans le champ des Sciences de l’information et de la communication, que les arts numériques font peu l’objet d’études approfondies (un ouvrage en sociologie qui lance tôt l’intérêt pour le croisement entre art et nouvelles technologies : Moulin, 2000 ; plus récemment : Scott, Hinton-Smith, Harma, Broome, 2013, p. 417-438 ; Vidal, Angé, 2005, p. 38-63 ; Vidal, 2011, p. 15-18). On rencontre quelques publications dont l’intérêt principal est de mettre en évidence l’existence des arts numériques et leur développement (Fourmentraux 2005 ; ibid., 2010a, p. 83-98 ; ibid., 2010b, p. 137-150 ; ibid., 2013). Ces contributions sont accompagnées de tentatives de remonter aux sources historiques du croisement entre media numériques et création artistiques (Kane, 2010, p. 53-58 ; Welker, 2013, p. 376-385 ; Sapsed, Tschang, 2014, p. 127-141 ; Tremblay, 2008, p. 65-88). Il y a donc un effort entrepris pour localiser les arts numériques, pour en identifier les composantes principales en termes d’artistes, de projets artistiques, et pour décrire les domaines sociaux d’activités qui y sont liés. Deux contributions se distinguent néanmoins qui, faute de porter sur les arts numériques exclusivement, donnent arguments à l’interprétation que nous présentons ici. Ce sont celles d’Eve Chiapello sur l’avant-garde artistique contemporaine (1998), et d’Andreas Reckwitz sur la créativité (2012).

Dans les arts numériques, on retrouve l’idée d’arrangements entre artistes et managers que Chiapello évoque, de même que sa description des artistes d’avant-garde contemporains, partagés entre inventivité et précarité, qui voient dans le management une manière normalisée d’organiser leur travail. Cette nouvelle forme d’organisation du travail est en même temps révélatrice d’une critique artiste qui perd de sa force, à tel point que « le manager est en passe de devenir le meilleur allié de l’artiste après avoir été considéré comme son bourreau » (Chiapello, 1998, p. 211). Les signes de cette nouvelle alliance, et de la fin de la méfiance des artistes vis-à-vis des managers, sont bien présents au sein de notre enquête. Dans le contexte des arts numériques, ils apparaissent d’autant mieux que l’initiative vient des artistes eux-mêmes. Ils promeuvent une organisation participative de leur travail dont le but consiste à mobiliser un maximum de personnes, notamment les entreprises de l’innovation numérique, au bénéfice de leur projet et de leur positionnement professionnel dans le monde du numérique. La différence avec les résultats de Chiapello vient en particulier de cette activité des artistes au service des managers, dans l’objectif d’en obtenir une reconnaissance et, si possible, une rémunération. Peut-on parler pour autant d’un phénomène nouveau, au sens où, comme le remarque Chiapello, la critique artiste se serait toujours méfiée des managers, en particulier des managers de l’art, et plus généralement du caractère économique qui colle à l’art bourgeois aux 19ème et 20ème siècles (Bourdieu, 1991, p. 3-46) ?

Pour Andreas Reckwitz qui propose une sorte de généalogie de la créativité du 19ème siècle à nos jours, tel n’est pas le cas. Il y a plutôt une émancipation de la créativité artistique et des artistes vis-à-vis du champ artistique en direction de multiples sphères de la société, dont en particulier l’économie. Cette émancipation signe la transformation de la créativité qui, de caractéristique subjective attribuée à un groupe social particulier (les artistes), devient un bien commun, puis une injonction adressée à l’ensemble de la population. Qui veut sa part du succès social et professionnel doit être créatif (Reckwitz, 2012, p. 10), autrement dit doit trouver de nouvelles formes d’expression dominées par l’affectif et l’esthétique susceptibles de soutenir le potentiel innovant des sociétés contemporaines. Dans le cadre des artistes/auteurs du numérique, nous remarquons néanmoins que cette volonté d’inscription dans la société ne se fait pas sans la marginalisation plus ou moins importante de la créativité de ces artistes – et donc de leur projet artistique – désormais soumis à devoir être créatif au profit de l’économie numérique qui les hébergera, pour autant qu’ils puissent continuellement fournir des projets alimentant ce maintien. Car il ne suffit pas à l’artiste contemporain, y compris l’artiste d’avant-garde – les stars dont parle Reckwitz (ibid., p. 122 et p. 250-260) –, de rendre compte de sa créativité. Encore faut-il en faire une source continuelle d’innovation, à quoi est finalement suspendue la promesse de pouvoir continuer son projet artistique tout en en tirant rémunération et reconnaissance.

Conclusion

L’augmentation de la visibilité d’un projet artistique ou créatif est indispensable pour les artistes et auteurs du numérique que nous avons suivis. Néanmoins, elle reste vulnérable dans un contexte où les milieux artistiques accueillent peu les œuvres numériques, et où les artistes et auteurs cherchent à augmenter leur chance de trouver des débouchés pour leurs projets en se rapprochant des marchés de l’innovation dont ils reprennent l’injonction de créativité. Les secteurs industriels, entreprises de l’innovation et institutions qui soutiennent ces projets y trouvent quant à eux de nouvelles opportunités en termes de communication, de travail et de vente de produits et de services liés. De ce point de vue, artistes/auteurs, industriels et institutions de l’innovation semblent tous y gagner, à la différence près toutefois que les artistes et auteurs du numérique portent largement la charge de cette stratégie, c’est-à-dire aussi bien sa vulnérabilité intrinsèque que son succès potentiel. Les premiers bénéficiaires du cycle long, qui va de la création artistique numérique au marché de l’innovation, sont donc ceux qui ont le moins à y perdre, à savoir les entreprises et institutions.

Notes

(1) Ce projet pilote intitulé « Net Art et autoproduction » a été financé pour une année par le Labex ICCA (2013-2014). Les résultats étendus de notre enquête ont été publiés (Papilloud, Vidal, 2014).

(2) Voir par exemple : les sites des FRAC, fonds régionaux d’art contemporain http://www.lescollectionsdesfrac.fr/, mais aussi :  Artsper http://www.artsper.com/fr, Bright https://brightfor.me/

(3) Le NetArt renvoie à une réalité multiforme recouvrant des pratiques artistiques qui se développent avec des technologies informatiques et en particulier l’Internet. Selon l’exposé historique de Fourmentraux et al. (Fourmentraux, Millerand, Papilloud, Vidal, 2014), dans les années 1990 le NetArt s’est développé en Russie et dans les pays de l’Europe de l’Est (par exemple Heath Bunting, artiste militant yougoslave, Oliana Lialina et Alexei Shulgin en Russie ou Vuk Cosic en Slovénie, co-fondateur des listes de diffusion Nettime, Syndicate, 7-11 et du Ljubljana Digital Media Lab). Fortement basé sur le détournement des média numériques pour déconstruire ou parasiter l’Internet ou des applications informatiques (1990-2000), le NetArt a évolué – à l’image des arts numériques – vers une approche participative de la réflexion sur les média numériques. Plus récemment, le NetArt tend également à s’inscrire dans des objets tangibles (projets Microtruc, Dead Drops et Speed Show, portés par l’allemand Aram Bartholl, projet Newstweek du néo-zélandais Julian Oliver. Cf. également Vidal, 2008 ; Papilloud, Vidal, 2014 ; Thacker, 1999.

(4) Ces projets sont: Hyperolds, Fablab d’artiste (iMal), Machinima, Museomix. Ils sont accessibles sur Internet aux adresses suivantes: www.hyperolds.com, le premier Fablab d’artiste http://www.imal.org/fr/activity/gobo-gobo-hey, http://www.isabellearvers.com/category/machinima/, http://www.museomix.org/. Excepté Hyperolds, les projets sont en relation avec des réseaux internationaux.

(5) Dans notre enquête, trois personnes sur six ne pensent pas leur activité sans la composante économique, qu’il s’agisse d’une recherche de financement ou d’une inscription sur des projets portés par une entreprise ou une industrie de l’innovation.

(6) Les artistes ou porteurs de projets font également appel aux soutiens du Ministère de la Culture, via des appels à projets comme le Dicream (Dispositif pour la Création Artistique Multimédia porté par le CNC; cf. http://www.cnc.fr/web/fr/dispositif-pour-la-creation-artistique-multimedia-dicream) ou « services numériques culturels innovants » (cf. http://www.culturecommunication.gouv.fr/…/Appels-a-projets/Appel-a-projets-2014-Services-numeriques-culturels-innovants) reliant entreprises, associations, collectivités locales et artistes pour les secteurs du spectacle, audiovisuels, archives, livres, patrimoine.

(7) www.digitalarti.com/fr/blog/digitalarti_services/
references_de_digitalarti_services_evenementiel_innovation_communication

(8) Cf.
http://www.redressement-productif.gouv.fr/economie-numerique-collaborative-
vers-une-generalisation-des.fablabs

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http://www.dgcis.gouv.fr/secteurs-professionnels/economie-numerique/aide-au-developpement-des-ateliers-fabrication-numerique.

(9) Dans une étude récente comparant l’art digital en particulier en lien avec l’industrie du jeu vidéo et l’art de la Renaissance, Sapsed et Tchang recoupent ces conclusions lorsqu’ils affirment: „Ainsi, à l’ère digitale, le moteur de la force créative est souvent explicitement économique, bien plus qu’à l’ère préindustriel de la Renaissance“ (Sapsed / Tchang 2014: 136). Non seulement le tissu économique est fondamentalement différent, mais la technologie apporte un élément supplémentaire d’une importance nouvelle en permettant la mise en collaboration instantanée des parties prenantes d’un projet artistique dans le contexte des arts numériques. Les auteurs vont jusqu’à dire que ceci contribue à orienter la production artistique qui „de nos jours est plus une question de savoir comment réduire le risque financier plutôt que de faire de l’expérimentation artistique“. (ibid.: 137).

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Auteurs

Geneviève Vidal

.: Geneviève Vidal est enseignante-chercheure, habilitée à diriger des recherches, en Sciences de l’Information et de la Communication. Elle est membre du LabSic à l’Université Paris 13. Ses recherches portent sur les usages des technologies numériques. En 2012, elle a dirigé l’ouvrage La sociologie des usages : continuités et transformations, Hermes Sciences publication, Lavoisier. LabSIC – EA 1803 Université Paris 13 – 99 avenue Jean-Baptiste Clément F – 93430 Villetaneuse.

Christian Papilloud

.: Christian Papilloud est professeur des universités à l’université de Halle-Wittenberg (Allemagne), spécialisé en sociologie de la culture, de la communication et des innovations technologiques. Auteur de nombreux ouvrages et articles, il co-édite la revue franco-allemande Lendemains, la collection Lendemains chez Narr-Verlag et la série Sociologies Européennes aux éditions L’Harmattan.