Rencontres de praticiens et de chercheurs en communication des organisations, des hybridations plurielles
Résumé
Différents contextes incitent praticiens et chercheurs à se côtoyer. En sciences de l’information et de la communication, des événements font se rencontrer chercheurs en communication des organisations et communicants. Les enjeux scientifiques et pratiques étant importants, nous avons initié une recherche afin d’appréhender certains des discours et interactions qui s’y déploient. Nous avons mené une observation participante lors de sept journées d’études annuelles d’une association de professionnels ainsi qu’une analyse de contenu sémantique de documents diffusés et de propos tenus. Différentes natures d’hybridations sont constatées : étymologique, conceptuelle, épistémologique, auctoriale.
Mots clés
Praticien, chercheur, communication, organisation, événement, hybridation, médiation.
In English
Title
Practitioners and researchers in organizational communication meetings, a variety of hybridizations
Abstract
Different contexts encourage practitioners and researchers to work together. In information and communication sciences, researchers in organizational communication and communication practitioners meet during events. The scientific and practical stakes are significant. Therefore, we have initiated research to understand certain oral communications and the interactions involved. We conducted a participant observation programme during seven annual meetings of a professional association. We also analysed the semantic content of documents handed out and of the oral discourse. We identified different kinds of hybridizations: etymological, conceptual, epistemological, authorial.
Keywords
Practitioners, researchers, communication, organization, events, hybridizations, mediation.
En Español
Título
Reuniones de profesionales e investigadores en comunicación de los organizaciones, hibridaciones plurales
Resumen
Diferentes contextos incitan profesionales e investigadores a reunirse. En ciencias de la información y la comunicación, eventos permiten que profesionales de la comunicación e investigadores se encuentren. Surgen cuestiones científicas y prácticas importantes. Hemos iniciado una investigación con el fin de entender algunos de los discursos y de las interacciones. Hemos realizado una observación participante durante siete días anuales de una asociación de profesionales y un análisis de contenido semántico de los documentos y discursos. Se observan diferentes tipos de hibridaciones: etimológica, conceptual, epistemológica, autoral.
Palabras clave
Profesional, investigador, comunicación, organización, evento, hibridación, mediación .
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Morillon Laurent, « Rencontres de praticiens et de chercheurs en communication des organisations, des hybridations plurielles« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°16/3A, 2015, p.163 à 173, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2015/supplement-a/14-rencontres-de-praticiens-et-de-chercheurs-en-communication-des-organisations-des-hybridations-plurielles
Introduction
Pour les sciences en général, dont celles dites « humaines et sociales » (SHS), différents contextes incitent praticiens et chercheurs à se côtoyer. En sciences de l’information et de la communication (SIC), dès leurs formations initiales ou continues à l’université, certains praticiens sont sensibilisés aux acteurs et aux enjeux de la recherche. Dans le champ spécifique de la communication des organisations (pour un panorama cf. d’Almeida, Andonova, 2006), recherche et enseignement suscitent, depuis leur développement dans les années 1960, des échanges avec les milieux professionnels. Aujourd’hui encore, au cours de séminaires, colloques, rencontres ou encore recherches-actions, des communicants – autrement dit des praticiens qui font de la communication leur métier – et des chercheurs en communication des organisations interagissent. Ce phénomène nous invite à porter attention aux événements qui font se rencontrer ces deux catégories d’acteurs. Les enjeux tant scientifiques que pratiques sont en effet importants : potentielles confusions entre modèles théoriques et pratiques, remise en question du statut de chercheur, instrumentalisation de la science, etc. Pour autant, les recherches sur le sujet en SIC et plus particulièrement en communication des organisations ne sont pas particulièrement développées. De fait, afin d’appréhender certains des phénomènes qui se déploient lors de ces événements, nous nous proposons d’étudier les discours et interactions qui y sont à l’œuvre. Dans le cadre de cet article, nous précisons tout d’abord le contexte ainsi que les modalités de rencontres entre praticiens et chercheurs, notamment dans le domaine de la communication des organisations. Par la suite, après avoir introduit trois questions qui mettent en tension théorie et pratique ainsi que leurs enjeux, nous présentons notre méthodologie. Nous avons mis en œuvre une observation participante lors de sept journées d’études annuelles d’une association de professionnels puis mené une analyse de contenu sémantique de documents diffusés et de propos tenus. Enfin, après les avoir présentées, nous discutons succinctement les différentes hybridations que les résultats font apparaître.
Un contexte incitatif pour des rencontres entre communicants et chercheurs
Avant d’introduire les rencontres entre communicants et chercheurs en communication des organisations, nous nous intéressons aux contextes qui les favorisent.
Des incitations aux injonctions
Dans une économie mondialisée à la concurrence accrue où l’innovation est présentée comme une clef majeure de compétitivité, l’État français invite la recherche publique à investir les mondes socio-économiques et ceux-ci à contribuer à son financement. Ainsi, le rapport Berger issu des Assises de l’enseignement supérieur et de la recherche de 2012 préconise-t-il de développer les coopérations entre recherches publique et privée (propositions 56 à 58, 102 et 103). Obligation statutaire de valorisation, pôles de compétitivité et IDEX (Initiative D’EXcellence ), financement sur projet de l’ANR, laboratoires communs, crédit impôt recherche ou encore CIFRE (Convention Industrielle de Formation par la Recherche )… les dispositifs qui oscillent entre obligations, incitations et injonctions, tendent à faire évoluer les modes de financement en associant ressources publiques – qui évoluent d’une allocation annuelle des moyens, tacitement reconduite, à une attribution sur appel d’offres – et privées. Cette politique doit notamment permettre d’influencer la nature et les objectifs des recherches menées. De fait, les occasions d’échanges entre praticiens et chercheurs se multiplient que ce soit dans les organisations ou les universités et les discours scientifiques, plus ou moins vulgarisés, tendent à davantage circuler dans les sphères professionnelles.
Au sein des SIC, discipline par nature riche d’interfaces avec la société (Boure, 2002), le champ et les objets de la communication des organisations induisent tout particulièrement – et ce depuis leurs origines dans les années 1960 – des interactions avec les praticiens. La fréquentation des milieux professionnels est en effet courante que ce soit pour produire des savoirs, décrire des phénomènes, ou encore, à l’invitation de communicants, pour éclairer de manière distanciée les pratiques, apprécier des stratégies ou proposer des connaissances opérationnalisables (Morillon, Bouzon, Lee, 2013). Que la commande concerne une recherche, une étude voire une intervention, « la demande d’un savoir centré et spécifié aux besoins des professionnels existe et grandit » (Meyer, 2006, p.108). Les deux catégories d’acteurs trouvent intérêt à collaborer : les communicants se distancient de leur pratique quotidienne et peuvent, dans une optique performative, espérer transformer théories et analyses de chercheurs en connaissances opérationnelles ; les chercheurs, quant à eux, peuvent valoriser leurs travaux, recenser des expériences de praticiens, initier de nouveaux terrains (pour observer ou mettre à l’épreuve des théories), et parfois – la dimension économique de la valorisation devenant alors première – des commandes. Que ce soit à l’initiative du monde académique ou socio-économique, communicants et chercheurs se rencontrent, collaborent, parfois se confrontent par la médiation de documents (revues et ouvrages scientifiques, presse spécialisée, manuels…) et d’événements (colloques, cours, journées d’étude, rencontres professionnelles…).
Nous nous sommes d’ores et déjà intéressés aux modèles épistémologiques adoptés dans deux natures de documents issus de travaux de chercheurs et de praticiens : des revues scientifiques (Aldebert, Morillon 2012) et des manuels (Morillon, Gramaccia, 2013). Pour les articles scientifiques analysés en SIC et en sciences de gestion, trois groupes homogènes sont apparus. La mixité disciplinaire des « compréhensifs-constructivistes » nous a permis de discuter certaines pratiques de recherche. Pour les manuels, qu’ils soient dédiés ou non à la communication et quel que soit la discipline académique de leurs auteurs, c’est un paradigme épistémologique positiviste, parfois aménagé, qui est retenu. À la suite de ces travaux, nous nous proposons dans le présent article de nous intéresser à un type d’événements.
Des rencontres entre communicants et chercheurs en communication des organisations
L’absence de médiatisation systématique rend difficile toute quantification du nombre d’événements faisant se rencontrer praticiens et chercheurs. Pour autant, dans les filières professionnalisantes des universités ou encore à l’initiative de chercheurs ou de praticiens, différents séminaires, journées d’étude, conférences, réunions, colloques sont organisés. Ils sont annoncés de manière plus ou moins large par courriel, courrier, réseaux sociaux numériques, article de presse, etc. Pour circonscrire la recherche mais aussi pour des raisons d’accessibilité, nous nous proposons de porter ici plus particulièrement attention aux événements organisés par certaines associations. L’anvie par exemple se veut « un organisme de médiation entre la recherche en sciences humaines et sociales et les entreprises »(1). Elle est née en 1991 de la volonté du ministère de la Recherche, de dirigeants de grandes entreprises et de chercheurs dont Michel Crozier. Elle a pour projet d’éclairer « les évolutions de la société ayant un impact sur l’activité des entreprises (…) des questions d’entreprise analysées à la lumière d’un ensemble de phénomènes peu quantifiables (représentations, émotions, opinion…) mais dont l’influence sur la performance est réelle »(2). Chaque année, elle initie entre vingt et trente cycles d’événements où sont croisées expériences de praticiens (des services ressources humaines, marketing, droit, communication…), analyses de chercheurs (sociologue, anthropologue, gestionnaire, juriste…) et interactions de participants. Au total près de cent cinquante praticiens et cent chercheurs (dont pour les SIC Sophie Pène, Valérie Carayol, Thierry Libaert, Yanita Andonova ou encore Frédéric Ely) participent à ces événements.
En communication, des associations de praticiens invitent à des séminaires ou des journées d’études, des chercheurs pour favoriser les échanges et les partages d’expériences. Par exemple, l’AFCI (Association Française de Communication Interne ) et l’APSE (Association des Professionnels en Sociologie de l’Entreprise) ont organisé en juin 2012 une conférence-débat intitulée : « Changer de regard – Quand les entreprises et les sciences sociales se rencontrent ». L’objectif est « de montrer l’intérêt et la fécondité aujourd’hui de regards croisés sur les transformations des entreprises. Le croisement des pratiques professionnelles avec les sciences sociales offre de nouvelles opportunités pour comprendre le mouvement des entreprises et pour agir. L’apport des sciences sociales remet du temps long là où l’urgence prédomine, permet d’emprunter des chemins de traverse là où le prêt à penser managérial ne va pas. Cette initiative a vocation à donner à des praticiens l’envie d’aller voir du côté des sciences sociales et à des universitaires ou intervenants d’initier des recherches et des collaborations en entreprise » (3). Ce type d’événements suscite des questionnements d’ordre épistémologique, praxéologique, théorique ou encore éthique.
Étudier des événements, pourquoi ? Comment ?
Avant de présenter la méthodologie mise en œuvre, nous précisons les questions auxquelles nous souhaitons répondre dans le cadre contraint de cet article et en répertorions certains des enjeux.
Épistémè et praxis
Depuis l’Antiquité, épistémè et praxis sont mis en rapport dialectique voire en tension. L’épistémè peut être considérée comme la démarche de mise en abstraction intellectuelle des connaissances et de leurs présupposés. Propre à une époque, elle est constituée selon Foucault de « tous ces phénomènes de rapport entre les sciences ou entre les différents discours dans les divers secteurs scientifiques » (2001, p.1239). La praxis peut, quant à elle, être définie comme la mise en œuvre dans le monde physique d’idées dont le développement peut faire l’objet de réflexivité. Elle est simultanément mémoire et action (Bourdieu, 1980). De manière synergique, la praxis sert la construction de connaissances valides autant que la théorie structure et éclaire la pratique en précisant notamment ses modes de définition. Les événements qui accueillent praticiens et chercheurs apparaissent comme des lieux privilégiés pour recueillir certains des éléments saillants, respectifs mais aussi communs, de l’épistémè et de la praxis. Outre la caractérisation de ces événements, une telle démarche – en permettant le repérage des liens, des apports mutuels et des tensions – peut participer à la compréhension de certaines des relations entre praticiens et chercheurs, entre pratiques professionnelles et de recherche et de manière générale entre théorie et pratique.
Cette recherche s’inscrit dans la lignée des travaux en SIC sur les praticiens de la communication et leurs modèles (par exemple Fourrier, Martin-Juchat, Lépine, 2010) et sur ceux, relativement rares, qui s’intéressent aux liens entre chercheurs et praticiens (par exemple Couzinet, 2003 ; Bouzon, Meyer, 2008). Pourtant, l’étude des rapports entre savoirs et pratiques, ne serait-ce qu’à l’échelle de la communication des organisations, apparaît pertinente. Ceux-ci demeurent en effet, du moins en SHS, parfois polémiques tant certains stéréotypes, décalages temporels, différences de projets, risques pour la science, voire potentielles déviances sociétales sont mis en exergue. Les enjeux sont dès lors importants pour la recherche et les questionnements nombreux. Nous en formalisons ici trois : quels sont les discours et interactions lors de ces événements ? Quels sont les modèles de chercheurs et de praticiens mobilisés ? Quels sont les potentiels apports et tensions entre théories et pratiques ?
Il ne s’agit pas ici de dresser la liste exhaustive des modèles mais plus modestement d’identifier certaines de leurs catégories structurantes. Nous ne réfléchirons pas ici aux questions relatives à l’éthique, aux règles déontologiques, aux statuts respectifs de la science et du chercheur face aux attentes sociales. Un tel travail ne cherche pas en outre à servir les intérêts directs des praticiens, à inscrire le savoir dans un processus de marchandisation ou encore à questionner le statut et la légitimité des connaissances issues de recherches appliquées.
Une méthodologie
Pour réfléchir à ces trois questions, nous adoptons une démarche compréhensive et initions une observation participante longitudinale (avec recueil des documents diffusés) sur la « journée d’étude » annuelle du club Procom. Ce dernier regroupe des praticiens de la communication, des ressources humaines et des managers (majoritairement de grands groupes : La Poste, Orange, Edf, France Télévisions…) souhaitant réfléchir et échanger sur les pratiques de communication dite « managériale ». Ce club au statut associatif est à l’initiative de l’un des directeurs du cabinet Inergie qui dispose de deux expertises : le management et les études. La journée annuelle peut en cela être considérée comme un outil de fidélisation et de prospection. Nous avons étudié sept d’entre elles, entre 2006 et 2012. Vingt à quatre-vingts participants, essentiellement des chargés et responsables de communication, des consultants et quelques chercheurs (un à trois issus des SIC et des sciences de gestion) se réunissent autour d’une thématique chaque année différente. Cet événement débute par la présentation d’un « benchmark » (soit le recensement des pratiques sur un sujet donné afin d’identifier les modèles susceptibles d’être référents) réalisé par des membres du club, éventuellement croisé avec d’autres études. Différents témoignages et tables rondes permettent ensuite de recenser les expériences et d’identifier les « bonnes pratiques ». L’organisateur affirme les apports des sciences sociales : « Les sciences sociales (…) permettant d’analyser les différents contextes et réalités dans lesquels baignent les managers et la façon de communiquer cette complexité ». Un chercheur (non rémunéré) est invité à partager, lors d’une présentation et/ou d’une table ronde, sa vision plus ou moins distanciée. L’observation participante permet de recueillir lors de l’événement ou par l’entremise de documents « traces » (Galinon-Mélénec, 2011), les différents discours et interactions des participants. Elle donne la possibilité d’accéder à la construction collective du sens de l’activité et ici de comprendre certains des processus de diffusion et de médiation des connaissances et des pratiques.
Une analyse de contenu sémantique est menée sur les discours synthétisés dans les présentations PowerPoint et lors des interactions (notées sans enregistrement audio). L’étude se centre sur deux éléments saillants et révélateurs de l’épistémè et de la praxis : les modèles et les pratiques. Les modèles inscrits dans une dynamique de classification, permettent la représentation, c’est-à-dire le cadrage d’une réalité susceptible d’isoler un phénomène donné afin de chercher à le comprendre. Outre la dénotation de paradigmes épistémologiques, les modèles orientent les pratiques en mettant en avant les éléments à mettre en relation. Nous retenons les catégories épistémologiques proposées par Mucchielli et Guivarch (1998) (positivisme, systémisme, constructivisme) auxquelles nous ajoutons l’interprétativisme (Giordano, 2001). En effet, celle-ci est parfois considérée comme une variante du constructivisme. Pour autant, l’attention sera davantage portée sur les interprétations des individus qui donnent sens à la réalité sociale, à la création des significations partagées par des actions et des événements communs. La praxis, notamment celle des communicants, peut quant à elle être appréhendée par l’intermédiaire des témoignages de leurs expériences, des « bonnes pratiques » qu’ils identifient et d’artefacts qui font « trace » (film, intranet, réseau social, etc.). Que ce soit pour les modèles ou la pratique, certains mots « en contexte » sont considérés comme significatifs. Par exemple les mots « impact », « efficacité », « émetteur-récepteur »… sont significatifs d’une posture positiviste ; les mots « relation », « interaction », « réseau », « sens partagé »… caractérisent une posture systémique/interactionniste ; les mots « processus », « construction de sens », « pratique sociale », « coopération », « co-production »… dénotent a priori une posture de « convention constructiviste » (Le Moigne, 1990). Ces mots sont identiques à ceux choisis (et justifiés) lors de recherches antérieures (Aldebert, Morillon, 2012 ; Morillon, Gramaccia, 2013). Ils permettent de compléter une grille d’analyse relatant la nature des réalités énoncées.
Des discours pour une pluralité d’hybridations
L’étude d’un unique événement, organisé par une seule association, même sur sept années, ne nous permet pas de généraliser les résultats. Cette étude se veut avant tout exploratoire et nous donne l’occasion de réfléchir plus avant quant à la réalité des logiques en présence. Nous proposons une synthèse des résultats en nous focalisant d’abord sur les discours des praticiens, puis sur ceux des chercheurs. Dans un souci de lisibilité, les citations sont volontairement présentées sans référence (date, énonciateur…). L’auteur tient les documents sources et la grille d’analyse à disposition des lecteurs qui en feraient la demande.
Discours de praticiens
Dans chacune des journées d’études, six praticiens en moyenne témoignent de leur expérience, le plus souvent en la mettant en récit (d’Almeida, 2004) parfois en l’idéalisant. Par exemple, les représentants d’un opérateur français de télécommunications ont en 2006 et 2007 présenté – preuve quantitative et terminologie anglo-saxonne à l’appui – une entreprise quelque peu fantasmée : « On a une adhésion totale à ces valeurs très fortes (…) Les managers sont évalués sur la manière dont ils vivent ces valeurs (…). Il faut que les gens soient contents ». Le discours a changé à la suite d’une série de suicides survenus entre 2008 et 2010 avec par exemple : « Permettre au manager de proximité d’animer, de soutenir et de conseiller son équipe tout en s’assurant que l’information est comprise dans sa globalité ; garantir la transparence aux équipes ». Certaines incantations demeurent en 2011 : « Nous communicants sommes des ambassadeurs porteurs de sens de notre histoire collective et de notre projection vers un futur optimiste ».
En matière de pratiques, l’organisation, ses problèmes et résultats sont au centre des préoccupations des communicants. Le modèle marketing (Mucchielli, Guivarch, 1998) est omniprésent et structure la démarche : « Écoute de la demande, analyse du besoin, stratégie à adopter, plan d’accompagnement, analyse des résultats et des difficultés ». Conçu pour l’action, il rationalise et instrumentalise une communication censée résoudre des problèmes pour atteindre les objectifs de l’organisation. Celle-ci doit « jouer un rôle de support du business » et la question est par exemple de savoir comment l’ « utiliser (…) pour faire évoluer les pratiques de management ». Son évaluation, à partir « d’indicateurs d’efficacité des actions déployées » (« Taux de mémorisation du message / taux de compréhension du message »…) doit permettre de « mieux analyser la contribution de la communication interne dans l’efficacité au travail ». Dans cette visée explicitement performative, sont notamment exposés « les pistes de progrès prioritaires pour optimiser l’ensemble du dispositif » ou encore « les facteurs clés de réussite » et « les leviers d’actions ». La définition de la communication managériale est d’ailleurs programmatique : « une communication de proximité, portée par le manager pour favoriser l’appropriation par ses équipes de la stratégie de l’entreprise et contribuer à sa mise en œuvre ». De fait, les « recettes » et conseils sont omniprésents, par exemple : « Plus un manager se trouve être associé à la stratégie de son entreprise et aux actions qui en découlent, plus son adhésion est forte, son sentiment de jouer un rôle décisif dans la transmission de l’information est présent ».
L’épistémologie sous-jacente est positiviste. Le vocabulaire usité fait régulièrement référence au modèle « émetteur-récepteur » : « Le but n’est pas de donner de l’information mais de faire passer les messages. Un message est transmis au bout de trois passages », « information émise et reçue », « signaux », etc. L’organisation et la communication sont appréhendées dans une perspective fonctionnaliste (par exemple « Comprendre les modalités de fonctionnement entre les communicants et le manager ») où causes et effets sont recherchés : « Évaluer les effets de la communication (message reçu / message émis) afin de pouvoir constamment « corriger le tir » ». Pour un problème donné, la meilleure solution susceptible d’apporter de la « maîtrise » et de corriger les « erreurs de communication » est recherchée. Le but est notamment de connaître les « besoins » et les « attentes » des « managers relais » considérés comme des cibles qui doivent « comprendre les messages » afin d’obtenir le meilleur « impact ».
Pour autant, de manière certes moins prégnante, certains mots semblent traduire la présence d’autres épistémologies : « appropriation », « co-production », « co-construction », « interaction », « mise en relation », « concertation », « acteur », « liens sociaux », « usages », « ère conversationnelle », « représentation ». Cette observation appelle trois remarques. Tout d’abord, si les propos sont parfois (mais rarement) distanciés, l’usage de ces termes demeure inscrit dans une visée performative, par exemple : « co-construire un message en situation difficile, mesurer la performance de la communication managériale » ; « donner du sens et faire s’engager les collaborateurs ». Ensuite, certaines thématiques de journées favorisent plus que d’autres l’usage de ces termes (par exemple les réseaux sociaux vs le retour sur investissement). Enfin, des épistémologies différentes semblent mélangées dans un même discours voire dans une même phrase. Par exemple, l’animateur affirme dans son introduction en 2011 que « le schéma émetteur-récepteur ne marche plus », invite à une « médiation active » tout en regrettant « des dérives comportementales » et en suggérant des « diagnostics ». En fait, les représentations individuelles puis sociales (Bouzon, 1997 ; Jodelet, 2003) que les praticiens construisent pour ces termes et les concepts qui y sont attachés, puis leurs appropriations et usages semblent produire des définitions, différentes de celles des chercheurs. Ainsi, « co-construction » est-il utilisé pragmatiquement lorsque des supports ou des messages sont élaborés en commun par des communicants et des managers. La question du « sens » est également caractéristique : pour le praticien, celui-ci n’est pas construit en contexte par un individu, comme pourraient le proposer par exemple Berger et Luckmann (1997), mais préexiste (« il a du sens ») ou est « à donner » à une cible. Ce phénomène fait écho à la pratique de certains praticiens qui, dans une visée de caution scientifique, convoquent dans leurs discours des théories quelque peu imprécises voire éculées : « les sociologues parlent de la rétractation de l’espace et du temps » ; « en psychologie, dépasser sa zone de confort ». Au final, nous constatons une « hybridation » (Couzinet, 2000) étymologique plus que conceptuelle ou épistémologique. L’hybridation est ici considérée comme « les états qui résultent de processus transitoires d’emprunt et/ou d’échange voire de négociation » (Lépine, Martin-Juchat, Fourrier, 2014, p.9)
Discours de chercheurs
Hormis en 2008, sur la thématique de la communication de crise, un chercheur est systématiquement intervenu dans chaque journée. Deux disciplines sont représentées : les SIC et les sciences de gestion (SG). Si dans les deux cas la visée est performative, les postures et épistémologies convoquées sont différentes. La chercheure de SG intervenant en 2009 et 2010 est par ailleurs coach et consultante en conduite du changement. Elle s’inscrit dans une épistémologie positiviste et adopte un modèle marketing en proposant recettes et typologies par exemple pour « combattre la résistance au changement (…) neutraliser les opposants ». La psychologie behavioriste est même convoquée (« Renforcement positif / renforcement négatif »). La posture est cependant aménagée, certains propos traduisant la prise en compte de l’appropriation et de l’interaction : « Compétence relationnelle : comprendre les situations d’interaction des acteurs et leur ressenti émotionnel. Utiliser l’intelligence émotionnelle et sociale ».
Pour les SIC, les situations sont multiples. Nous sommes personnellement intervenu à trois reprises. En 2007, nous avons présenté dans une perspective gestionnaire et positiviste aménagée, une méthode susceptible de permettre aux services de communication de développer la qualité de leurs documents en recensant des « effets », des « points de blocage et d’amélioration ». En 2011, nous avons explicité certains apports de la recherche (interactionnisme, école de Palo Alto, théorie de l’acteur réseau, distanciation individuelle) afin de « favoriser l’appropriation et l’usage du web 2.0 ». Si la visée demeure performative, les limites du positivisme sont soulignées. En 2012, à l’occasion d’une table ronde, nous avons introduit certaines réflexions sur les représentations et la co-construction du sens. Cette même année, un autre chercheur SIC est intervenu. Son propos s’inscrit dans la dynamique d’un ouvrage co-écrit avec un praticien. Adoptant d’abord une posture critique, il instruit à charge les pratiques à l’origine de la crise du « modèle entrepreneurial ». Il invite ensuite à repenser la communication interne comme un travail de relation et à instaurer un dialogue social (sans d’ailleurs faire explicitement référence aux lois Auroux de 1981). L’apport de la science est affirmé : « la sociologie (…) s’impose comme une aide évidente des communicants pour penser, comprendre, agir ».
Les chercheurs de SG et de SIC convoquent certains concepts qu’ils vulgarisent voire traduisent (Akrich, Callon, Latour, 2006) afin de les rendre accessibles au praticien. L’hybridation est marquée à plusieurs niveaux : dans le vocabulaire d’abord qui mixe celui du praticien (« stratégies d’entreprise », « priorité aux actionnaires, nouveau critère de performance »…) et du chercheur (« artefacts » « épistémè » « intermédiation »…) ; dans les concepts et les épistémologies ensuite (par exemple « une entreprise ne peut pas prétendre sérieusement construire et imposer l’image d’elle-même qu’elle souhaite à ceux qui font d’elle une expérience directe et permanente » ; « Le communicant est au cœur de la production de sens (…) produire et traduire et pas seulement transmettre, devenir un passeur de sens »). Enfin, à la différence des praticiens, des références et citations étayent le propos. Des chercheurs de SG, de sociologie, de psychologie du travail, de psychosociologie, de communication mais aussi des consultants, praticiens et praticiens-chercheurs (Morillon, 2006) sont mobilisés. L’hybridation auctoriale est ici d’autant plus prégnante que les statuts pourtant différents et les disciplines des auteurs ne sont pas toujours précisés.
Conclusion
Les hybridations constatées sont alimentées, au-delà de ces journées annuelles du club Procom, par différents événements et documents médiateurs qui favorisent les échanges, les confrontations et les constructions collectives entre chercheurs et praticiens. Par exemple, dans les manuels qui traitent en tout ou partie de communication des organisations, les auteurs, qui sont parfois des chercheurs, prennent appui sur des modèles canoniques simplificateurs et datés dont les limites sont connues mais dont la notoriété et la lisibilité sont appréciées tout en convoquant des apports théoriques récents des sciences sociales, dont certains contredisent lesdits modèles (Morillon, Gramaccia, 2013). Sont alors proposées des synthèses cumulatives qui s’inscrivent dans une épistémologie positiviste parfois aménagée avec des emprunts à différents paradigmes (Thiétart, 1999) : « Il est plus intéressant de tenter une synthèse entre les différentes théories de la communication dans un modèle global plutôt que de les opposer ; ainsi il est possible de cumuler les modèles de Shannon, le principe de rétroaction, l’apport de la sémiotique et les messages de l’école de Palo-Alto. Cette démarche peut-être mise en perspective avec le modèle des 5W de Lasswell » (Malaval & al., 2005, p.16).
La médiation à l’œuvre dans les événements et les documents suppose un langage et un système de représentations partagées entre chercheurs et praticiens. Contrairement aux documents, les événements, par le contact direct et les interactions entre les acteurs, offrent une grande porosité. La journée annuelle d’étude du club Procom étant organisée par et pour des communicants, la visée adoptée par tous les orateurs est performative. Les hybridations constatées participent de cette performativité en introduisant de nouvelles manières de penser la communication afin de résoudre plus « efficacement » des « problèmes » organisationnels. Malgré la difficile interpénétration des univers de recherche et d’action, cet événement est co-construit par des acteurs aux statuts et projets différents. En retour, celui-ci les « fait » échanger sur une thématique commune, exerçant ainsi une forme d’agentivité, soit une capacité d’agir (Cooren, Taylor, Van Every, 2006). Ce type d’événements peut dès lors être considéré comme un lieu de déploiement d’une forme d’intelligence collective. Qu’en est-il dans les colloques universitaires qui invitent des praticiens et dans certains événements équilibrant les intérêts respectifs des différentes parties prenantes ?
Notes
(1) www.anvie.fr/ – dernière consultation le 23 octobre 2013.
(2) Ibid.
(3) http://www.afci.asso.fr/activite/changer-de-regard-quand-les-entreprises-et-les-sciences-sociales-se-rencontrent – dernière consultation le 23 octobre 2013.
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Auteur
Laurent Morillon
.: Laurent Morillon est maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’université de Toulouse. Membre de l’équipe Organicom du LERASS (EA 827), ses recherches portent sur les pratiques et modèles épistémologiques des acteurs en contexte organisationnel, notamment les chercheurs en communication des organisations et les communicants.