Les entreprises et le changement climatique : entre pouvoir et savoirs. L’exemple des firmes du CAC40
Résumé
À partir d’un corpus de pages Web, cet article étudie la question du changement climatique dans la communication institutionnelle des principales entreprises françaises. Il montre le rôle probable des dirigeants dans la place faite à cette question. Il souligne que les entreprises refusent toute controverse sur les causes du changement climatique. La plupart proposent leurs solutions technologiques. Peu précisent les conséquences du changement climatique sur leur stratégie. Mais certaines font ouvertement de ce sujet un enjeu de pouvoir et d’influence sur les décideurs politiques et la société civile.
Mots clés
Communication, entreprise, RSE, climat, changement climatique, technologie.
In English
Title
Companies and Climate Change: Between Power and Knowledge. The Firms in CAC 40 index
Abstract
Résumé en anglais.
Keywords
Mots clés en anglais.
En Español
Resumen
Este artículo estudia la cuestión del cambio climático en la comunicación institucional de las principales empresas francesas. Muestra el papel probable de los dirigentes en el paso dado a esta cuestión. Destaca que las empresas rechazan toda controversia sobre las causas del cambio climático. La mayoría proponen sus soluciones tecnológicas. Poco precisan las consecuencias del cambio climático sobre su estrategia. Pero algunas hacen abiertamente este sujeto une puesta de poder y de influencia sobre los responsables políticos y la sociedad civil.
Palabras clave
Comunicación, empresas, clima, responsabilidad, tecnología.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Lachaud Gérald, « Les entreprises et le changement climatique : entre pouvoir et savoirs. L’exemple des firmes du CAC40« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°16/3A, 2015, p.153 à 161, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2015/supplement-a/13-les-entreprises-et-le-changement-climatique-entre-pouvoir-et-savoirs-lexemple-des-firmes-du-cac40
Introduction
La liste des atteintes à l’environnement jugées insupportables par l’opinion publique n’a cessé de s’étoffer : pollution et destruction des milieux naturels, incitation au gaspillage énergétique, rejet de gaz à effet de serre (GES)… Pour certains, le point de non-retour est franchi. Un changement climatique radical menacerait la planète et l’espèce humaine (Nicolas, 2004). Pourtant, de Rio en 1992 à Varsovie en 2013 en passant par Kyoto en 1997, les conférences organisées par l’ONU attestent d’une prise de conscience mondiale. Représentants des États membres, délégués des ONG et des mouvements issus de la société civile, experts de la communauté scientifique mondiale ont alors œuvré, plus ou moins de concert et sous le regard des médias, pour élaborer protocoles et déclarations en faveur de la lutte contre le changement climatique.
Cependant, afin que les déclarations de principes deviennent des discours contraignants et engageants, appuyés par des prescriptions pratiques, l’universalité des textes onusiens a dû faire l’objet de la part d’autres instances de débat d’une intense « refiguration », considérée comme « la capacité pour l’œuvre de restructurer le monde du lecteur en bousculant, contestant, remodelant ses attentes » (Ricœur, 1995, p. 261). En l’occurrence, les entreprises ont été désignées comme les principales responsables des émissions de GES, première cause du changement climatique. Or, dans le domaine environnemental, elles n’étaient pas désarmées face aux critiques. D’une part, une série de catastrophes et d’accidents (Seveso 1976, Bâle 1986, Erika 1999…) avait permis à la communication de crise (Gabay, 2001) de forger son discours et ses méthodes face aux risques de déstabilisation de l’opinion publique par le traitement médiatique de l’événement (Sicard, 1998). D’autre part, les entreprises n’ont eu de cesse depuis la décennie 1990 de démontrer leur capacité à intégrer dans leurs activités des considérations environnementales, que ce soit au titre d’une préoccupation éthique (Salmon, 2002), citoyenne (d’Almeida, 1996), ou en lien avec les thèmes de la Responsabilité Sociétale des Entreprises (Martin-Juchat, 2007), notamment afin de replacer la question économique au cœur du débat sur les risques industriels (Chaskiel & Suraud, 2009, p. 100-101). Pour autant, la communication sur le développement durable semble vouée à l’échec par son inadéquation profonde aux attentes fortes de l’opinion publique, ainsi qu’aux contenus et enjeux réels de cette thématique (Libaert, 2010, p. 68-89).
Quelle que soit l’épithète dont elles se parent, les entreprises ne cessent donc de souligner leur contribution au bien-être du plus grand nombre et leur légitimité à intervenir dans les rapports complexes qui s’établissent entre un espace public contemporain, ouverts aux différentes revendications sociétales, et un espace public politique fragmenté et parcellisé (Miège, 2010, p. 196-206). Nous nous sommes dès lors interrogés sur la place que les grandes firmes cotées en bourse accordent au changement climatique et, le cas échéant, sur la responsabilité qu’elles estiment avoir dans la résolution de ce problème planétaire. Nous nous sommes notamment attachés à saisir comment la communication de ces principales entreprises françaises entend concilier les enjeux économiques et l’intérêt général porté par la lutte contre le changement climatique.
Nous verrons ainsi quelle est l’influence probable des dirigeants avant d’examiner comment les entreprises subordonnent leur intérêt pour le climat aux contraintes et aux réalités du marché. Enfin, nous aborderons la nature et l’usage des savoirs sur le climat mobilisés par les entreprises.
Corpus et méthodologie
Notre terrain de recherche est constitué des sites Web institutionnels des quarante entreprises de l’indice CAC40. Seul le site d’Arcelor Mittal a été écarté car indisponible en langue française. Pour les trente-neuf sites retenus, nous avons procédé le 13 mai 2013 à une requête sur le moteur de recherche interne à partir de l’expression « changement climatique ». Notre but était de repérer les pages-écrans traitant du sujet. Lorsque le moteur de recherche interne était déficient (silence ou bruit dans les résultats de la requête), nous avons procédé à une navigation empirique systématique dans les pages-écrans consacrées à la présentation du groupe, au développement durable ou à la RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises), aux services et produits proposés ainsi qu’à la recherche et à l’innovation. Nous avons alors vérifié la présence de l’expression « changement climatique » à l’aide du moteur de recherche du navigateur utilisé (Google Chrome). Notre approche entend privilégier les « écrits d’écran » (Souchier, 1996), c’est-à-dire les documents élaborés par le travail éditorial spécifique du Web qui permettent des opérations de lecture mais également d’édition de la part de l’internaute (déplacement, affichage, interactivité) et où l’usage d’un signe entraîne sa transformation physique, voire symbolique (couleur, forme, statut sémiotique…). Aussi, nous avons exclu de notre corpus les documents téléchargeables au format pdf qui relèvent, selon nous, de logiques éditoriales et énonciatives différentes. Ces documents sont des rapports et bilans annuels, qui résultent d’une obligation légale de présentation scripturaire des comptes, ou des communiqués de presse, qui procèdent d’une démarche ciblée sur un public particulier en lien avec l’actualité de l’entreprise.
Notre investigation nous a permis d’identifier quatre-vingt-cinq pages-écrans pertinentes qui ont fait l’objet d’une analyse de discours fondée sur des considérations à la fois sémio-linguistiques (Charaudeau, 1983) et narratologiques (Revaz, 2009). Quatre dimensions ont été choisies pour mettre en évidence le traitement de la question du changement climatique. La dimension métrologique porte sur la mesure du changement climatique. Les critères sont le nombre et la nature des gaz à effet de serre (GES) mesurés, la mention des émissions en valeur brute ou en valeur absolue. La dimension scientifique répertorie les instances chargées de la lutte contre le changement climatique qui sont citées et mentionnées (GIEC, Carbon Disclosure Project…). La dimension managériale étudie les modalités de prise en charge de la lutte contre le changement climatique par l’organisation : en tant qu’agent agi ou agissant, selon une approche globale ou sectorielle, selon la nature de la contribution à la lutte (compensation, innovation technologique, réorganisation…).
L’étude ainsi réalisée met en évidence plusieurs tendances communicationnelles.
Communiquer sur le changement climatique : une affaire de dirigeant ?
Les résultats de notre recherche indiquent que seize sites Web (un peu plus des deux cinquièmes du corpus) n’utilisent l’expression « changement climatique » dans aucune page-écran : CAP Gemini, EADS (devenu Airbus), Essilor, Gemalto, L’Oréal, LVMH, Pernod-Ricard, PPR (devenu Kering), Publicis (devenu Publicis Omnicom Group), Renault, Schneider Electric, Société Générale, Solvay, ST Microelectronics, Vallourec, Vivendi. À l’inverse, vingt-trois sites traitent du sujet avec cette expression : Accor, Air Liquide, Alstom, Axa, BNP Paribas, Bouygues, Carrefour, Crédit Agricole, Danone, EDF, Orange, GDF SUEZ, Lafarge, Legrand, Michelin, Saint-Gobain, Safran, Technip, Total, Unibail-Rodamco, Vallourec, Veolia, VINCI. Les deux entreprises qui communiquent le plus affichent au moins quatre fois plus de pages-écrans consacrées à ce sujet que la moyenne du corpus : quatorze pages-écrans pour BNP Paribas et douze pour EDF. Viennent ensuite : Total (huit pages-écrans), Axa et Veolia (six pages-écrans) et Legrand (cinq pages-écrans). Tous les autres sites traitent du sujet dans quatre pages-écrans et moins. L’ensemble de ces chiffres bruts est à prendre avec précaution : une page-écran peut aborder le changement climatique en quelques lignes de textes comme en quelques dizaines.
D’un point de vue stratégique, la communication du site Web institutionnel des entreprises du CAC40 sur la notion de changement climatique ne semble pas liée à la quantité de GES imputable à leur activité productive. En effet, des firmes industrielles qui sont d’importantes émettrices de CO² (EADS, Gemalto, Vallourec, ST Micro Electronics, Solvay) comme des entreprises tertiaires peu émettrices (Publicis, Vivendi ou CAP Gemini) choisissent le mutisme. À l’inverse, une autre entreprise industrielle, Total, consacre huit pages-écrans au changement climatique. Mais il est vrai aussi qu’à la différence de Vallourec ou de Technip (firmes du secteur pétrolier et gazier), Total a dû faire face à plusieurs situations de crise dans le domaine environnemental. De la même manière, les entreprises du secteur de la banque et des assurances, qui ne représentent que le dixième du CAC40, sont parmi celles qui communiquent le plus sur le changement climatique avec presque le quart des pages-écrans retenues. BNP Paribas arrive même en tête du corpus avec quatorze pages-écrans. Certes, la responsabilité inhérente au poids et au rôle économiques des institutions financières peut justifier une telle orientation. Mais un autre facteur explicatif mérite d’être évoqué : la prégnance et l’influence de la gouvernance d’entreprise. En effet, deux anciens dirigeants emblématiques du patronat et du capitalisme en France, Claude Bébéar, fondateur d’Axa en 1985 et Michel Pébereau, PDG de BNP Paribas de 1993 à 2003, ont œuvré et milité en faveur de l’entreprise citoyenne et responsable, notamment dans le cadre de l’Institut pour le Mécénat Social (IMS-Entreprendre pour la Cité). Dès lors, les autres entreprises du secteur bancaire auraient orienté par convention leur communication sur celle choisie par Axa et BNP Paribas à la suite de l’engagement personnel de leur dirigeant et conservée après leur départ respectif.
Agir sur le climat en vertu du marché : responsabilité et obligation de l’entreprise
Dans son rapport au changement climatique, l’entreprise peut se penser comme agent agissant ou comme agent agi. Elle détermine en conséquence sa responsabilité.
En tant qu’agent agi par le changement climatique, son devoir est d’évaluer les risques sur ses activités pour en tirer toutes les conclusions. Mais très rares sont les firmes à présenter une telle démarche dans leur communication institutionnelle sur le Web. EDF et Unibail-Rodamco (société d’immobilier commercial) abordent le sujet sous l’angle des conséquences directes sur leurs installations productives exposées aux catastrophes naturelles liées à un événement climatique (inondation, crue, assèchement des cours d’eau…). Toutefois, les actions menées ne sont guère explicitées. Ainsi, EDF déclare consacrer « d’importants moyens d’études pour améliorer la performance » de ses équipements hydrauliques afin de les protéger « contre les menaces environnementales ». Unibail-Rodamco rappelle que « le Groupe adapte son portefeuille afin de limiter son exposition aux effets du changement climatique ». De même, certaines firmes du secteur des banques et des assurances se considèrent comme agent agi à l’aune des risques financiers encourus pour leurs investissements. Mais le changement climatique est alors agrégé et cité parmi d’autres enjeux environnementaux jugés tout aussi critiques : les nanotechnologies, la cybercriminalité, l’obésité, l’aspartame, les OGM, les erreurs médicales et les champs électromagnétiques pour Axa, l’huile de palme, la pâte à papier, la production d’énergie à partir du charbon pour BNP Paribas.
Les entreprises de notre corpus préfèrent communiquer en tant qu’agent agissant, soit sur les causes directes et immédiates du changement climatique, soit sur ses conséquences économiques à moyen terme. Dans le premier cas, l’ingénierie symbolique de la communication des entreprises (Floris, 1996), qui est aussi celle du management, garantit la promesse des engagements par la rigueur des statistiques. Ainsi, près des deux-tiers des entreprises concernées montrent, à l’aide de graphiques et de tableaux chiffrés, leurs émissions nettes de CO² ou leur réduction en pourcentage (Axa, BNP Paribas, Danone, Lafarge, Veolia, Unibail-Rodamco), la note obtenue en 2012 à l’indice CDP (Axa, Bouygues, BNP Paribas, EDF), les objectifs chiffrés en partie par millions d’émission des différents GES (Alstom, Orange, Veolia). En ce qui concerne les conséquences économiques à moyen terme, rares sont les entreprises qui élèvent le changement climatique au plus haut degré de la réflexion managériale et de la décision stratégique. Seul, Air Liquide élit le changement climatique au rang des « cinq relais de croissance qui lui permettent de poursuivre son développement à moyen terme ». Ce groupe, qui « investit 60% de son budget de Recherche et Développement dans les solutions visant à préserver l’environnement et la vie », entend ainsi concilier économie et environnement grâce à la technologie. Cependant, la plupart les entreprises qui déclarent agir pour la lutte contre le changement climatique se font un devoir d’inscrire cet engagement dans la logique du marché. Elles font ainsi écho à l’admonestation du très libéral Milton Friedman (opposant notoire à toute idée de Responsabilité Sociétale des Entreprises) pour qui les firmes doivent avant tout réaliser un profit économique et financier et non pas, comme le veut la RSE, intégrer de manière volontaire des préoccupations sociales et écologiques à leurs activités commerciales et leurs relations avec les parties prenantes (Capron & Quairel-Lanoizelée, 2004, p. 94). En tant qu’acteur économique responsable, une entreprise doit donc anticiper les conséquences du changement climatique sur la demande et les besoins d’une société avide de solutions technologiques. La communication rivalise alors de créativité pour démontrer une telle préoccupation. Elle peut vanter, de manière exceptionnelle, l’ensemble d’un secteur d’activité peu émetteur de CO² (EDF). Mais plus fréquemment, elle magnifie le savoir-faire et les compétences d’un groupe capable d’innover. L’obligation est alors moins à l’égard de l’environnement qu’à l’égard d’un marché économique en attente de technologies « performantes » et « vertes » (BNP Paribas), voire « propres » (Air Liquide, Alstom, BNP Paribas, Michelin, Veolia), « durables et respectueuses de l’environnement » (Alstom) ou encore « efficaces sur les plans écologiques et environnementaux » (Total).
Cependant, la responsabilité d’une entreprise face au changement climatique ne consiste pas qu’à établir un bilan carbone, à réduire les émissions de GES ou à attester d’une capacité de R&D orientée vers une demande solvable.
L’utilitarisme des savoirs de l’entreprise sur le changement climatique
L’ingénierie symbolique et la rigueur statistique ne servent pas seulement à afficher les bonnes intentions de l’entreprise dans sa lutte contre le changement climatique. En effet, un équivalent général tel que la tonne de CO² ou un indicateur précis et fiable comme le nombre de parties par millions (ppm) permet une comparaison aisée entre activités économiques, sites productifs ou décisions stratégiques. Plusieurs entreprises (Accor, BNP Paribas, Crédit Agricole, Danone, Orange…) présentent un programme global de mesure d’impact sur l’environnement qui peut être exploité à des fins communicationnelles autant internes qu’externes. En externe, un tel programme permet de justifier, auprès des consommateurs et des investisseurs, une réputation et une image d’entreprise responsable du point de vue environnemental. En interne, il permet une sensibilisation des collaborateurs invités à agir de manière concrète par des gestes et des actions pratiques (usage de consommables éco-responsables pour Accor, BNP Paribas, Crédit Agricole, voire modification des pratiques des exploitants laitiers pour Danone). Dans les deux cas, l’intégration du changement climatique dans les principes d’organisation de l’entreprise nous paraît être facilitée par les ressources de la métrologie et le fort degré d’opérationnalité (Nizet & Pichault, 1995, p. 108-110) qu’elle autorise. En effet, les buts dont les instances décisionnaires peuvent dire avec facilité s’ils ont été atteints ou non, car mesurables et vérifiables à court terme, offriraient ainsi une capacité de mobilisation de l’ensemble des acteurs sans doute plus forte que de simples déclarations d’intention générale, fussent-elles celles des plus hauts dirigeants, présentes aussi dans d’autres pages-écrans.
Cependant, selon nous, la communication institutionnelle ne pourrait soutenir les conséquences du changement climatique sur l’organisation de l’entreprise qu’à deux conditions : l’absence de doute sur la réalité du phénomène et de questionnement sur ses causes profondes. En effet, les sites Web des entreprises du CAC40 qui abordent le changement climatique n’accordent aucun crédit aux opinions « climato-sceptiques » (Godard, 2012). Tous l’acceptent et l’admettent sur un mode énonciatif neutre et anonyme, à l’exemple du site d’EDF : « En dix ans, le changement climatique est devenu un enjeu majeur ». L’autorité scientifique du GIEC peut être mobilisée par de rares sites Web, soit comme une source de données chiffrées (Total), soit comme un groupement d’« experts internationaux » chargés de mesurer les évolutions du climat (BNP Paribas). Notons ici que le fonctionnement et le travail du GIEC ne font l’objet d’aucun commentaire, à la différence du traitement de cette question dans la presse française (d’Almeida & Peliz, 2011, p. 27-34). De même, les causes du changement climatique, quelquefois évoquées, sont attribuées sans conteste aux actions de l’homme. Là encore, la communication d’EDF est un modèle lorsqu’elle affirme que « Les émissions de CO² résultant des activités humaines contribuent au réchauffement de notre planète et mettent en danger les écosystèmes » ; tandis que Safran évoque « les émissions de gaz à effet de serre anthropiques ». Mais aucun site Web n’interroge le bien-fondé de ces activités humaines, pourtant cause essentielle des maux climatiques. Elles sont présentées comme normales et logiques, puisque sous-tendues par un accroissement naturel, voire naturalisé, des besoins : le site d’Orange parle « d’explosion des usages », celui de Michelin présente le monde comme « de plus en plus ouvert [où] le transport des biens ne cesse de s’accroître ». En revanche, de nombreux sites, qui appartiennent pour la plupart à des entreprises industrielles (BNP Paribas, Carrefour, Danone, GDF SUEZ, Lafarge, Legrand, Michelin, Saint-Gobain, Safran, Sanofi, Total, Veolia) rappellent que cet accroissement des besoins se heurte à la limite des ressources naturelles ou à la nécessité de les préserver. La condition impérative pour résoudre ce dilemme consiste à favoriser l’adoption massive des produits économes en matières premières et en énergie inventés par les groupes du CAC40. L’intelligibilité du changement climatique proposée par la communication des entreprises ne paraît ainsi prendre acte des évolutions de l’environnement que pour mieux en atténuer l’antagonisme avec les activités économiques. Elle rejoint en cela la neutralisation des conflits d’intérêt opérée par la « formule » développement durable (Krieg-Planque, 2010, p. 18-19).
La conciliation entre environnement et économie étant rendue possible, la lutte contre le changement climatique peut alors relever d’« une action forte et collective » (Axa) impulsée par certaines entreprises du CAC40 qui entendent convaincre le législateur de la place qu’elles méritent à ses côtés dans « des partenariats renforcés entre secteurs privé et public » (Axa). Cette action de conviction prend même la forme d’un lobbying assumé. Le groupe Axa affiche son adhésion à la plateforme soutenue par les Nations Unies d’entreprises volontaires dans la lutte contre le changement climatique, « conçue pour promouvoir des solutions pratiques et influencer à la fois l’opinion publique et les pouvoirs publics ». La communication des sites Web institutionnels atteste aussi de plaidoyers pro domo pour une mise en réseau consensuelle de la société, afin « de mutualiser les efforts et de mobiliser conjointement financements industriels et publics », notamment pour accélérer la mise en œuvre de solutions technologiques certes innovantes, mais aussi controversées, comme le captage et le stockage géologique du carbone (Total). Certaines firmes mondialisées s’attribuent même un rôle majeur de prescripteur, à l’image de Danone, pour qui « l’enjeu est d’obliger la société à re-questionner ses pratiques et à se réinventer ». Les investisseurs institutionnels (banques et assurances) se singularisent encore une fois, à l’image d’Axa, en mettant en avant une légitimité particulière pour « impulser les changements nécessaires » et « encourager des modifications en termes de comportement et de consommation ». La raison tient à une capacité d’investissement conséquente. Ainsi, l’entreprise française annonce qu’elle a rejoint « une importante coalition d’investisseurs (représentant plus de 15000 milliards d’USD) qui appelle à une action politique décisive sur le changement climatique ». Un tel poids confère donc aux bailleurs de fonds une responsabilité unique dans le domaine environnemental : celle « d’envoyer certains signaux à la communauté financière et aux sociétés dans lesquelles ils investissent ». Les assureurs estiment en outre posséder une expertise irremplaçable en matière d’étude des comportements et d’évaluation des risques à grande échelle en raison « des données sur la sinistralité, ainsi que des outils et des modèles pour analyser ces données et faire des prévisions » (Axa).
Le rôle des entreprises dans la production et l’utilisation de connaissances en lien avec les débats présents dans « l’espace public sociétal » va sans doute s’accroître en raison de leur capacité d’investissement en R&D (Papon, 1989), des interactions conséquentes de leurs équipements industriels avec l’environnement et de leur participation croissante dans les instances nationales et internationales de décision politique. Ces facteurs, qui interviennent également dans la « nouvelle économie politique des savoirs », caractérisée entre autres par des savoirs autant prescriptifs que descriptifs (Pestre, 2013, p. 91-98), pourraient aussi entraîner une modification de l’expertise scientifique. Cette dernière consisterait ainsi moins à la formulation de connaissances brutes et s’orienterait vers la formalisation de doctrines opératoires en vue de résoudre un problème faisant obstacle aux projets d’acteurs motivés par des préoccupations utilitaires (De Bandt, 1997, p. 261-263).
Conclusion
Aucune activité économique ne peut être isolée entièrement et totalement d’une société donnée, qu’elle soit globale ou locale. La relation ainsi établie est sans doute plus dialectique que conflictuelle. La prise en compte d’un sujet environnemental tel que le changement climatique par l’institution entrepreneuriale contribue aussi à agir sur les valeurs collectives qui, en retour, peuvent peser sur les choix des firmes mondialisées. La revendication de l’exercice d’une responsabilité environnementale permet ainsi aux entreprises de prendre acte de la place prépondérante qu’elles occupent dans la société. Elles peuvent alors affirmer vouloir user de cette position pour le bien commun et l’intérêt général. En effet, le législateur seul ne peut avoir le monopole d’un problème public environnemental majeur qui bouscule « les pouvoirs essentiels et fondamentaux de l’espace politique – prévoir, normer, protéger et prévenir, contraindre » (Lamizet, 2013, p. 5-7). Il conviendrait alors d’interroger, mais à partir d’autres approches méthodologiques et d’autres terrains que les nôtres ici, les conditions de la participation de l’entreprise à l’utopie sociale non pas à l’échelle « sub-politique » mais « au niveau de la volonté politique à la fois la plus explicite mais aussi la plus abstraite », la seule à même d’absorber les contradictions portées par les protagonistes (Gramaccia, 2006, p. 204), en l’occurrence ceux engagés dans la lutte contre le changement climatique. Des contradictions, et des oppositions, que quelques rares sites (celui de Legrand notamment), échappant aux exigences de brièveté et de concision sans doute portées par les services de communication et leur représentation des capacités cognitives des internautes, laissent percevoir dans des pages-écrans d’une densité et d’une longueur exceptionnelles. Cela tendrait aussi à prouver l’influence, voire la reconnaissance, du travail d’inscription documentaire indispensable à la production des connaissances, et laisserait augurer, dans les pratiques organisationnelles, d’une conciliation d’impératifs communicationnels et informationnels (parfois jugés antagonistes ou opposés) que les SIC ont toujours promue et encouragée à travers leur interdisciplinarité.
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Auteur
Gérald Lachaud
.: Gérald Lachaud est enseignant-chercheur à l’Université Jean-Moulin Lyon 3, membre d’ELICO Lyon 3. Ses travaux portent sur la communication numérique des organisations, dans les domaines sociétaux et environnementaux et sur la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) dans une perspective sémiotique, communicationnelle et organisationnelle.