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Le « phénomène d’enchâssement » de l’innovation dans la création à travers la médiation et la médiatisation d’œuvres numériques de David Hockney

30 Juin, 2015

Résumé

Nous présentons une analyse de la médiation et de la médiatisation d’expositions d’œuvres numériques de David Hockney qui ont, depuis 2010, circulé dans trois lieux (Fondation Pierre Bergé-Yves Saint-Laurent, France, 2010 ; Musée Louisiana, Danemark, 2011 ; Royal Ontario Museum, Canada, 2011-2012), à partir des apports des théories des industries culturelles à l’étude du « phénomène d’enchâssement » de l’innovation dans la création. En amont, nous envisageons comment la médiation et la médiatisation de ces expositions supposent l’association du nom de l’artiste avec celui de l’outil qu’il utilise (iPhone, iPad) et situons alors les risques de confusion de l’attribution du nom avec une marque. En aval, nous exposons les démarches de David Hockney liées à la médiation de son art.

Mots clés

Médiatisation de l’art contemporain, innovations technologiques, médiation des œuvres numériques, processus d’industrialisation de la création

In English

Title

The « Entrenchment Phenomenon » of Innovation into Creation through Mediation and Media Coverage of David Hochney’s Digital Work

Abstract

Starting from the contributions of the cultural industries theory and heading to the study of the ‘embedding innovation in creation’ phenomenon, we present in this paper an analysis of the mediation and the mediatization of David Hockney’s digital creations’ exhibition that has travelled, since 2010, in three places (Fondation Pierre Bergé-Yves Saint-Laurent, France, 2010; Louisiana Museum, Denmark, 2011; Royal Ontario Museum, Canada, 2011 – 2012). We initially consider the way the exhibitions’ mediation and mediatization assume the association of the name of the artist with the tool he uses (iPhone, iPad). We therefore point out the risk of confusing the tool’s name with a brand’s name. We then continue by outlining David Hockney’s approaches related to the mediation of his art.

Keywords

Contemporary art mediatization, technological innovations, digital creation mediation, industrialization process of creation

En Español

Resumen

Presentamos un análisis de la difusión y mediatización de exposiciones de obras digitales de David Hockney, las cuales circularon desde 2010 en tres lugares (Fondation Pierre Bergé-Yves Saint-Laurent, Francia, 2010, Louisiana Museum, Dinamarca, 2011, Royal Ontario Museum, Canadá, 2011-2012), a partir de las aportaciones de las teorías de las industrias culturales para estudiar el fenómeno de la inserción de la innovación en la creación. En primer lugar, exponemos la manera con la cual la cobertura mediática de dichas exposiciones supone la asociación del nombre del artista con la herramienta que usa (iPhone, iPad) para después evaluar el riesgo de confusión entre un nombre y una marca. En segundo lugar, presentamos el proceso elegido por David Hockney en la mediación de su arte.

Palabras clave

Mediatización del arte contemporáneo, innovaciones tecnológicas, mediación de obras digitales, proceso de industrialización de la creación

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Chevret-Castellani Christine, « Le « phénomène d’enchâssement » de l’innovation dans la création à travers la médiation et la médiatisation d’œuvres numériques de David Hockney« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°16/3A, , p.57 à 67, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2015/supplement-a/05-le-phenomene-denchassement-de-linnovation-dans-la-creation-a-travers-la-mediation-et-la-mediatisation-doeuvres-numeriques-de-david-hockney/

Introduction

Pour le public, la communication sur le travail et les outils utilisés par un créateur permet de retracer une généalogie de l’œuvre et d’en comprendre les « mécanismes ». Pour l’artiste, mise à part sa vertu pédagogique, elle peut aussi avoir pour fonction de légitimer soit la pénibilité qu’il considère comme inhérente au processus de création, soit la facilité dans l’exécution qu’il envisage comme propre à son génie. Elle est, cependant, susceptible de prendre un tout autre sens lorsqu’il s’agit de montrer comment celui-ci utilise des innovations technologiques pour créer.

Nous analyserons le cas des expositions Fresh Flowers(1) de David Hockney qui ont, depuis 2010, circulé dans trois lieux (Fondation Pierre Bergé-Yves Saint-Laurent, France, 2010 ; Musée Louisiana, Danemark, 2011 ; Royal Ontario Museum, Canada, 2011-2012). Les œuvres ont été exposées sur iPhone et iPad. L’artiste a présenté dans trois musées des vues d’intérieurs, des natures mortes et en particulier des « fleurs fraîches » réalisées grâce à une application intitulée Brushes. Il s’est également prêté à un tournage au musée Louisiana, pour une vidéo mise en ligne, et a accordé des entretiens pour la télévision et la presse. Notre hypothèse est que les communications institutionnelles et médiatiques autour de cette exposition risquent de valoriser davantage les outils, à travers la monstration des innovations technologiques utilisées que sont ici l’iPhone et l’iPad, que l’œuvre achevée.

Pour interroger cette hypothèse, après avoir exposé les apports de la théorie des industries culturelles et créatives à l’analyse des phénomènes d’enchâssement de l’innovation dans la création, il s’agira d’envisager la communication qui concerne ces expositions Fresh Flowers. Une analyse comparative des trois sites institutionnels muséaux relatifs à ces expositions sera présentée suivant une approche sémio-pragmatique (Odin, 2011) qui repose sur l’analyse des modalités de la production de sens, « ainsi qu’à ses conditions de mise en œuvre » (Odin, 2000, p. 56). Nous envisagerons comment la communication y suppose, au niveau énonciatif, l’association du nom de l’artiste avec celui de l’outil qu’il utilise (iPhone, iPad) et situerons alors les risques de confusion de l’attribution du nom avec une marque. Le concept d’ostension, selon lequel l’objet montré est supposé désigner l’élément générique d’une classe, sera utilisé à cette fin. Il permettra de situer le mode de fonctionnement sémiotique d’innovations technologiques dans le cadre de ces scénographies (Davallon, 1999, p. 46). L’iPhone et l’iPad deviennent les objets montrés pour désigner tout téléphone « intelligent » ou toute tablette. Dans un deuxième temps, nous étudierons les processus énonciatifs et discursifs propres à la médiatisation audiovisuelle relative aux expositions Fresh Flowers, afin d’envisager d’un autre point de vue le caractère opérant de ce concept d’ostension. En s’attachant au dire et au montrer concernant les usages des innovations technologiques par David Hockney, la sémio-pragmatique comme méthode aura pour fonction de fournir les spécificités d’une médiatisation dans la communication audiovisuelle (France 24, Arte, CBC Télévision). Dans un troisième temps, l’attention se portera sur les directives de David Hockney, notamment à travers le site de l’artiste (http://www.hockneypictures.com) dont l’objectif, au-delà d’une démarche de médiation de l’art contemporain (Gauchet-Lopez & Poli, 2004) c’est-à-dire d’une opération qui consiste à diffuser des œuvres d’art, est de conduire à une rencontre de sujets avec ces œuvres.

Le « phénomène d’enchâssement » de l’innovation dans la création à travers le prisme de la théorie des industries culturelles

D’un point de vue théorique, le point de départ de ce travail s’insère dans une perspective francfortienne et se situe dans les préoccupations liées à la théorie des industries culturelles et créatives telles qu’elles ont été exposées notamment par Pierre Mœglin et Philippe Bouquillion en 2012, puis en association avec Bernard Miège (Bouquillion, Miège & Mœglin, 2013). Nous empruntons aux auteurs de L’industrialisation des biens symboliques l’expression de « phénomène d’enchâssement » (Bouquillion, Miège & Mœglin, 2013, p. 15). Le terme d’« enchâssement » est ici repris comme métaphore pour désigner, à l’instar de l’opération qui consiste à sertir une pierre précieuse dans une monture, une valorisation de l’innovation qui éclipse la création.

Dans « La production industrielle des biens culturels », Théodor Adorno et Max Horkheimer soutiennent la thèse que la mise en évidence des détails techniques dans l’œuvre a pour conséquence l’annihilation de l’idée qui la préside (Adorno & Horkheimer, 1944, 2011, p. 134). Loin de sous-estimer l’importance de la dimension créative, ils considèrent la production des œuvres comme méritant de conserver sa fonction de pierre de touche de la culture, la reproduction et la diffusion des œuvres ne s’y substituant pas. De manière comparable quoique différente  Walter Benjamin estime que la peinture ne peut pas faire l’objet d’une réception collective (Benjamin, 1939, 2000b, p. 302). En effet, au regard de « l’aura » qui émane de l’œuvre, plus précisément de ce « halo » (Ibid ; p. 279) consubstantiel d’une unicité de l’objet, la contemplation de la peinture reste l’apanage de quelques uns. Le philosophe de Francfort semble avoir aussi saisi les significations de la reproductibilité, moins essentiellement à cause d’une « perte d’aura » que cette reproductibilité supposerait, mais en raison des qualités sensorielles et tactiles dont l’œuvre d’art serait porteuse (Benjamin, 1931, 2000a, p. 301). Cependant, Walter Benjamin écrit à une époque où si des créations peuvent être reproduites, par exemple grâce à la lithographie ou par la photographie, en revanche la reproductibilité d’une peinture n’est pas encore techniquement possible. Comme le souligne Geneviève Vidal, tant que les œuvres n’étaient pas soumises à des mécanismes de reproduction, les arts plastiques ont échappé au processus d’industrialisation (Vidal, 2000). Il s’agit donc d’interroger le sens de la reproductibilité dans le cas de l’œuvre numérique et la place assignée à l’outil qui la rend effective.

La reproductibilité qui nous intéresse est celle des créations de David Hockney. Le célèbre artiste anglais a manié différents moyens de reproduction, comme la photocopieuse, le fax et l’ordinateur parce qu’il considère que, dans tous ces cas, soit la reproduction à l’identique est impossible, soit l’œuvre n’existe pas vraiment avant son impression. Il utilise également des innovations technologiques pour rendre son œuvre publique. Ainsi, son site internet tend – au-delà de la médiation que celui-ci opère – à faire se rencontrer des sujets et des objets via un rituel susceptible de favoriser une posture contemplative. Il a pour fonction une médiation de nature différente de celle des sites muséaux (Sunier, 1997 ; Crenn & Vidal, 2010). En effet, comme les distingue et les définit Jean Caune, dans La démocratisation culturelle, il y a une médiation esthétique dont la finalité est de faire vivre à un destinataire une expérience sensible et, par ailleurs, une médiation artistique comme passeur de l’œuvre auprès des publics (Caune, 2006, p. 134). Inspirée par l’artiste, la première remplit une fonction de mise en relation, afin de provoquer des « effets » (Péquignot, 2006, p. 31) ; initiée par des institutions, la seconde peut posséder d’autres significations. Ce sont donc différents types de modes opératoires, de manières de faire accéder des publics à des œuvres, qu’il s’agit aussi d’interroger.

Pour ce faire, d’un point de vue méthodologique, afin d’analyser la médiation et la médiatisation des expositions Fresh Flowers, s’appuyer sur la sémio-pragmatique – telle qu’elle est décrite par Roger Odin, dans Les espaces de communication (2011) – donne la possibilité d’observer un « mode artistique » qui permet d’envisager un processus  d’inscription d’un objet dans l’espace de l’art et, au niveau énonciatif, la construction d’un énonciateur appartenant au monde de l’art. Un « mode documentarisant », dont la finalité est de produire des informations sur le réel, suppose un niveau discursif par lequel il y a production d’informations et un niveau énonciatif induisant la construction d’un énonciateur réel en termes d’identité, de faire et de vérité. Suivant un « mode spectacularisant », si un énonciateur réel reste interrogeable du point de vue de son identité et du « faire », l’espace de ce qui est représenté importe davantage. Au travers de la création d’un « espace spectaculaire » (Odin, 2011, p. 51), l’observateur devient spectateur. Par ailleurs, un « mode esthétique » implique la mise en relation d’un « Sujet avec un Objet » (Odin, 2011, p. 70) et, au niveau discursif, il conduit à la production de valeurs esthétiques.

Les corpus(2) sont ainsi travaillés à travers cette grille. Bien que pour chacun d’entre eux plusieurs modes sont opératoires, nous ne restituons que les premiers niveaux de lecture qu’une posture phénoménologique impose. Dans le cadre de cet article, nous n’exposons également que les analyses et les conclusions les plus significatives. Enfin, mettant l’accent sur le créateur face aux représentations de son travail, l’observation est complétée par la recherche de directives. L’idée propre à Michaël Baxandall permet de rendre compte des directives de l’artiste, c’est-à-dire « des moyens dont il disposait et des fins qu’il poursuivait » (Baxandall, 1985, p. 179). Ce n’est donc pas rechercher ce que le créateur a dans l’esprit, mais uniquement ce qu’il rend public, puis s’intéresser à la manière dont David Hockney se positionne comme énonciateur.

La médiation de l’innovation technologique : les sites des musées et l’exposition Fresh Flowers

La première exposition a eu lieu, à l’initiative de Pierre Bergé, du 20 octobre 2010 au 30 janvier 2011 à la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint-Laurent. La seconde, au musée danois Louisiana, s’est déroulée du 8 avril au 4 septembre 2011 et consiste en une reprise de la précédente par le même commissaire d’exposition. La troisième, au Royal Ontario Museum, intitulée « David Hockney’s Fresh Flowers – Drawings on the iPhone and iPad » et commencée le 8 octobre 2011, a pris fin le 1er janvier 2012. Les sites institutionnels muséaux (http://www.fondation-pb-ysl.net, http://www.louisiana.dk, http://www.rom.on.ca), annoncent ou archivent, dans une version française (Fondation Pierre Bergé-Yves Saint-Laurent) ou anglaise (Musée Louisiana et Royal Ontario Museum), les expositions à venir, en cours ou passées grâce à des vidéos ou des extraits sonores.

L’analyse des trois sites web des musées suivant le « mode artistique » (Odin, 2011, p. 70-78) permet au niveau discursif  de rechercher l’inscription de l’objet dans l’espace de l’art et, au niveau énonciatif,  la construction d’un énonciateur appartenant au monde de l’art. En effet, comme objet, l’œuvre est désignée soit comme « concept original », trait de l’application Brushes, soit comme « dessin coloré numérique » (http://www.fondation-pb-ysl.net/fr/David_Hockney_Fleurs_fraiches-506.html, consulté le 9 octobre 2014). Elle s’inscrit aussi dans le monde de l’art par la possibilité offerte à l’internaute de télécharger une œuvre en ligne, comme c’est le cas sur le site web du musée Louisiana au cours de l’exposition. La posture du public est envisagée sous deux angles, soit comme active par le téléchargement, soit contemplative par l’observation du travail « jusqu’à la lecture du trait de l’application Brushes ». Ainsi, la production de l’œuvre n’est visible qu’à travers le prisme de cette médiation effectuée par le logiciel. Au niveau énonciatif, l’artiste est représenté comme un énonciateur appartenant au monde de l’art en tant que créateur de plus de « 400 œuvres sur iPhone ou iPad » et comme « artiste contemporain le plus acclamé au monde », mais aussi à travers des vidéos en ligne le représentant dans son activité de dessinateur.

Sur le site de la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint-Laurent, le clip contient deux images relatives au travail en œuvre : le dessin prenant progressivement forme et l’artiste maniant la tablette. Les autres vidéos s’inscrivant dans l’espace visuel du site web répondent à un principe d’intericonicité. En effet, celle du musée danois disponible sur le site web a été prise dans l’espace muséal ; elle est donc accessible en ligne, mais était également projetée dans l’exposition(3). Cette même vidéo est ensuite reprise sur le site du Royal Ontario Museum (http://www.rom.on.ca/hockney/ (4)). Elle positionne David Hockney dessinant avec son iPad, selon différentes modalités. Les images prises au musée Louisiana montrent l’artiste de profil, afin de focaliser sur l’apparition de l’œuvre, en temps réel, au travers de l’écran. Imposant à l’internaute une lecture « spectacularisante » de la mise en scène, elles conduisent progressivement à fixer son attention sur le cadre qui délimite l’épiphanie artistique – l’apparition progressive des formes et des couleurs – c’est-à-dire celui de l’iPad. En suivant Roger Odin, nous pouvons constater que « le spectateur est conduit à se situer par rapport à l’espace de la représentation (vs espace de la diégèse) et à considérer les mouvements qui lui sont donnés à voir comme intéressants, indépendamment des actions qu’ils servent à effectuer dans le monde de l’histoire racontée » (Odin, 2000, p. 66). La mimesis,en montrant ce qui est à voir, s’oppose clairement, dans ces images, à la diégèse, c’est-à-dire au récit qui les accompagne.

Plus encore, l’ostension se révèle être ici le concept opérant pour désigner l’objet montré qui est supposé représenter l’élément générique d’une classe d’objets. Dans L’exposition à l’œuvre, Jean Davallon explique que celle-ci est un mode de « fonctionnement sémiotique » (Davallon, 1999, p. 46). Or, l’ostension peut avoir plusieurs fonctions. Elle peut supposer de montrer pour instaurer un code ; elle désigne aussi une partie d’un objet pour l’exprimer tout entier (une métonymie). Enfin, elle a aussi cette fonction de montrer un objet pour se référer à la classe dont il provient (une synecdoque). Dans le phénomène qui nous intéresse ici, l’iPad ou l’iPhone renvoient à ces objets signifiant cette classe dont ils sont issus ; ils deviennent les objets montrés pour désigner toute tablette ou téléphone « intelligent ».

L’ostension est également manifeste sur France 24. Portons notre attention sur la communication audiovisuelle. Au niveau discursif, elle induit la production d’informations sur les œuvres et l’artiste ; au niveau énonciatif, elle suppose la construction d’un énonciateur, David Hockney.

La médiatisation de l’innovation technologique : France 24, Arte et CBC Télévision à propos des expositions

Deux chaînes françaises, la chaîne franco-allemande Arte, la chaîne à vocation internationale France 24, et une chaîne canadienne (CBC Télévision) ont proposé des reportages sur l’exposition à la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint-Laurent à Paris et autour de celle du Royal Ontario Museum. Ces reportages contiennent des interviews de l’artiste. Comparé aux contenus verbaux des sites institutionnels, le discours dans la communication audiovisuelle met encore davantage l’accent sur les outils utilisés. Cependant, les stratégies communicationnelles des chaînes ne sont pas identiques.

Ainsi, sur la chaîne France 24, les informations produites concernent essentiellement les fonctionnalités de l’iPad : « Évitent les pixels », « Traits fins et jeux de transparence », « Petit objet électronique en main ». L’énonciateur, David Hockney, est défini à partir du « faire » ; il est celui qui dessine sur un téléphone. En revanche, il se représente lui-même comme un artiste désintéressé : « Pour l’heure, je me contente de donner les dessins en les envoyant par mail. Comme beaucoup de gens, je n’ai pas encore trouvé le moyen de me les faire payer. Mais ils donnent beaucoup de plaisir à mes amis. Quelle importance ? » (« David Hockney expose ses « fleurs fraîches » numériques à Paris », Priscille Lafitte, France 24, 21 octobre 2010).

Au niveau discursif, les informations produites par la chaîne Arte révèlent que l’artiste n’a pas de partenariat avec Apple (« David Hockney et l’iPhone », Arte Journal, Arte, 25 novembre 2010). Comme énonciateur rapporté, David Hockney est celui qui parle de la création du beau et de cette possibilité offerte par son œil. Son travail n’est pas celui de l’artisan ou du technicien parce qu’il n’est pas guidé par sa main. L’artiste serait celui qui voit mieux que les autres. Enfin, celui-ci se situe comme appartenant à deux traditions : celle des grands maîtres comme Matisse et celle des créateurs chinois qui mobilisent en eux « l’œil, la main et le cœur ». La référence à un peintre de la couleur vient comme corroborer l’importance qu’il accorde, dans le même passage de l’interview, à « la force de l’image ».

La troisième émission de télévision (« iPhone Finger-Painter David Hockney», Jiam Ghomeshi, Studio Q, CBC Télévision, 7 décembre 2011) est sans doute la plus intéressante au regard des figures – voire des idéaux-types – qu’elle oppose. Il s’agit d’une interview accordée par l’artiste au moment de l’exposition au Royal Ontario Museum. Le premier énonciateur peut être situé comme journaliste technophile. L’intervieweur oriente ces questions sur les modalités pratiques de création et d’exposition. Il demande aussi à David Hockney s’il a déjà eu l’occasion de parler à Steve Jobs, comme si le fondateur d’Apple lui avait donné la chance de lui accorder un entretien. Face à ces trois préoccupations du journaliste, le deuxième énonciateur, David Hockney, adopte la posture de l’artiste tentant de justifier la gratuité de son art (avoir utilisé l’iPhone d’abord pour pouvoir envoyer ses œuvres à ses amis) et d’éprouver la solitude (il n’a pas rencontré Steve Jobs parce qu’il s’occupe plus de travailler que de vivre des mondanités). L’écran du téléphone portable remplit une fonction d’analogon à travers la tentative de retrouver la matérialité de la peinture (« l’impression d’avoir laissé du jaune sur son doigt »), sa couleur et sa texture. Enfin, soulignons que deux versions de cette interview ont été mises en ligne ; l’extrait (3.04 minutes) tiré de la version longue (14.34 minutes) est exclusivement consacré à l’usage de l’iPhone et de l’iPad par l’artiste. L’objet « iPad » et l’objet « iPhone » y sont choisis pour exprimer les classes dont ils sont membres, celles des tablettes et des téléphones portables.

D’un point de vue sémiotique, montrer l’objet a ici pour fonction de signifier. Lorsque cet objet est associé à une marque, cela suppose une assimilation de l’outil avec la marque et une confusion d’attribution (c’est l’outil – et par conséquent sa marque – qui créerait l’œuvre, non l’artiste). David Hockney est montré comme détournant l’objet de sa fonction utilitaire pour l’intégrer dans le monde de l’art. De son côté, il insiste sur la dimension communicationnelle de l’innovation technologique : c’est parce qu’il voulait envoyer par courriel des « fleurs fraîches » chaque matin à ses amis, qu’il a choisi de dessiner avec son téléphone portable. À l’opposé de la stratégie de la communication audiovisuelle, le site web de l’artiste a pour vocation de mettre en relation le sujet, le spectateur, et l’objet, l’œuvre d’art. Au niveau discursif, sa fonction est de produire des valeurs esthétiques, en particulier par le biais des directives du créateur.

Les directives de David Hockney relatives à la reproductibilité technique des œuvres

Pour comprendre les directives de l’artiste relatives à la reproductibilité des œuvres, il est nécessaire de reconstituer le fil de son parcours. Dans une œuvre autobiographique intitulée Ma façon de voir (Hockney, 1995), celui-ci se positionne par rapport au problème de la reproductibilité de l’œuvre, considérant qu’il se situe ainsi en porte à faux avec Walter Benjamin. David Hockney – qui a utilisé plusieurs moyens de reproduction de l’œuvre (le photocopieur, le fax et l’ordinateur) – estime que la reproduction d’une œuvre est en quelque sorte originale, dans la mesure où deux copies ne sont jamais identiques. L’artiste photocopie ses œuvres parce qu’il considère que les reproductions ne sont jamais les mêmes. Par ailleurs, l’impression des œuvres par fax a donné lieu à une performance, réunissant 400 personnes à Sao Paulo en 1989. Enfin, le travail sur l’ordinateur permet de sortir des originaux de l’imprimante et non des reproductions (Hockney, 1995, p. 211). David Hockney fournit plusieurs justifications de l’usage d’innovations technologiques pour créer suivant une progression syllogistique : des reproductions ont été réalisées par les plus grands maîtres comme Picasso ; or, elles ont des effets sur les œuvres d’art(5) ; donc, elles donnent la possibilité de ne pas réserver les œuvres aux visiteurs de musées. La création d’un site web au nom de l’artiste participe de cette dernière préoccupation, celle de démocratiser l’accès à ses œuvres.

Ainsi, sur le site de l’artiste créé en 2012, il y a une prévalence du montrer sur le dire, afin d’accorder la prééminence aux œuvres. Le dispositif a pour fonction d’instituer un espace symbolique : le site officiel et les œuvres protégées. Il tend à reproduire un rituel de rencontre : l’entrée (« le seul site autorisé ») (http://www.hockneypictures.com/, consulté le 9 octobre 2014), l’avertissement sur les droits d’auteur illustré par une œuvre (http://www.hockneypictures.com/terms.php, consulté le 9 octobre 2014), puis la page d’accueil (http://www.hockneypictures.com/home.php, consulté le 9 octobre 2014). L’idée qui préside à ce rituel est à la fois qu’il s’agit d’entrer dans le monde de l’artiste (« enter »), mais aussi de donner son accord par rapport à la protection d’œuvres d’un auteur. Au niveau de la mise en relation de sujets et d’un objet, le rituel de rencontre avec l’œuvre d’art se déroule donc en trois temps.

Les signes saillants de l’espace visuel du site web se rapportent essentiellement aux différentes créations de David Hockney. Au niveau de la production de valeurs esthétiques, le dispositif met en avant l’exposition des œuvres, afin de privilégier l’aspect contemplatif. Il se présente comme une galerie d’exposition dont la fonction est d’opérer une médiation de l’art contemporain (Gauchet-Lopez & Poli, 2004), mais plus encore de conduire à la rencontre de sujets avec un objet, dans une optique de démocratisation concernant l’accès à l’œuvre d’art (Caune, 2006, p. 133). Le site web ne contient pas de discours producteurs de valeurs esthétiques, c’est le dispositif en lui-même, par l’agencement visuel des signes et des symboles, qui est conçu comme les véhiculant.
Que ce soit du point de vue du site web ou de celui de ses écrits, les directives de l’artiste viennent « déjouer » les stratégies médiatiques, notamment celle de la presse en ligne. Dans cette dernière, le nom de l’artiste a été transformé suivant une figure de style qui vise à sa déformation. En effet, le mot-valise « iHockney » intégrant le générique « i », est écrit à partir de l’iPhone ou l’iPad, comme pour télescoper l’identité du peintre avec la désignation de l’innovation technologique. Dans un article du Daily Mail Online du 1er mai 2009, de 554 mots, on trouve 9 occurrences pour « iPhone ». La récurrence semble avoir pour effet de provoquer la mémorisation du nom. Précédant les expositions, son contenu obéit aux règles de rédaction d’un discours publicitaire. D’un point de vue discursif, il explicite tout ce qu’il est possible de faire avec un iPhone. Obéissant à une logique explicative, le fonctionnement de l’appareil est minutieusement décrit. Répondant à une finalité incitative, il s’ensuit l’énumération de toutes les fonctionnalités, au-delà de celles de l’application Brushes. Enfin, dans une optique persuasive, commentant la photographie de l’artiste accompagnant l’article (http://www.dailymail.co.uk/news/article-1175521/iHockney-Artist-David-uses-Apple-phone-paint-mini-masterpieces.html, consulté le 9 octobre 2014), l’objet iPhone est présenté comme épousant la forme du chevalet sur lequel il repose.

Or, l’analyse sémiotique de cette image révèle plutôt la mise en scène, par David Hockney, de l’œuvre achevée. Le jeu avec le spectateur consiste à lui indiquer les codes propres à l’exposition du tableau à deux dimensions (http://www.dailymail.co.uk/news/article-1175521/iHockney-Artist-David-uses-Apple-phone-paint-mini-masterpieces.html, consulté le 9 octobre 2014). Le chevalet remplit ici une fonction de symbole et d’icône, dans la mesure où il est à la fois l’objet utile à l’exposition de l’œuvre, mais aussi ce sur quoi on fait reposer la toile afin de peindre. Enfin, il renvoie à une autre fonction, celle d’opérateur, à l’instar du cadre qui, comme l’indique Louis Marin, est une des conditions de possibilité de la contemplation d’une œuvre picturale (Marin, 1984, p. 180). Le chevalet détermine donc les conditions de l’énonciation de l’œuvre numérique et impose une lecture artistique, là où le lecteur-spectateur aurait été susceptible de ne voir qu’un téléphone.

Conclusion

Pour reprendre notre hypothèse, la valorisation de l’outil induit ici la monstration de l’innovation technologique. L’ostension suppose que l’iPad ou l’iPhone représente la classe d’outils. Cette valorisation peut relever d’une symbolisation qui nécessite une transformation de l’innovation technologique en moyen de communication par la force de l’imaginaire dont elle est investie. Dans Portrait de l’artiste en travailleur, Pierre-Michel Menger considère que cette valorisation participe d’un nouvel esprit du capitalisme fait de créativité (Menger, 2006) et surtout de l’acceptation plus ou moins consciente, par les artistes, des règles du capitalisme en particulier de celle consistant à ne pas rémunérer le travail à son juste prix. Toutefois, là où il est difficile de suivre le sociologue est dans sa généralisation des médias concernant leur participation à ce processus. En ce qui concerne le cas étudié, les stratégies des chaînes de télévision ne sont pas les mêmes, suivant que l’on évoque CBC, France 24 ou Arte. Quant à David Hockney, l’artiste joue avec les médias en mettant en scène les outils de ses œuvres numériques avec les codes des œuvres sur d’autres supports plus traditionnels. Comme énonciateur, il insiste sur la finalité esthétique, finalité à laquelle il parvient grâce à son œil et non à l’outil utilisé. David Hockney donne une directive qui est celle de la création du beau comme finalité. En cela, alors que ses méthodes de travail sont celles d’un artiste du XXIe siècle, sa posture est celle d’un peintre du XVIIIe.

On retiendra que les communications institutionnelles et médiatiques véhiculent un discours visuel et verbal qui peut parfois témoigner, dans le cas qui nous intéresse, du « phénomène d’enchâssement » de l’innovation dans la création. Dans le cadre de la communication institutionnelle, l’œuvre numérique est d’autant plus mise en abyme par l’image que la reproductibilité qu’elle suppose est associée à la médiation technique (Vidal, 2000, p. 164) induite par les sites web.

De plus, d’un côté, en insistant sur la reproductibilité de l’œuvre, la création est présentée comme répondant à un processus rationnel. D’un autre, en renversant l’origine de la production artistique : l’outil n’est plus le prolongement de la main de l’homme, mais ce par quoi l’homme parvient à créer. Le processus de production est comme réduit à sa dimension technologique. Enfin, les communications institutionnelles et médiatiques induisent un glissement de la valorisation de l’innovation technologique à celle de l’industrie qui en est à l’origine jusqu’à ne retenir que la marque. L’ostension fait disparaître l’artiste derrière la marque. En tant que « technique de communication », il est manifeste donc qu’elle participe d’une marchandisation – qui touche désormais même l’institution muséale (Bordeaux, 2010, p. 16-17) – significative d’un processus d’industrialisation de la culture et d’un nouvel esprit du capitalisme. Loin de généraliser à partir d’un cas, ni de conclure à partir d’un phénomène singulier, il s’agit seulement de mettre en évidence comment une communication institutionnelle et une communication médiatique témoignent – au travers de modes opératoires et de discours – du « phénomène d’enchâssement » de l’innovation technologique dans la création.

Notes

(1) Intitulée David Hockney : Fleurs fraîches – Dessins sur iPhone et iPad lors de l’exposition à la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint-Laurent, la manifestation est devenue David Hockney : Me Draw On iPad, au musée Louisiana.

(2) Le premier corpus, concernant la médiation, repose sur les scénographies des expositions et les contenus (verbaux et audiovisuels) des pages web des sites institutionnels muséaux. Le second, sur la médiatisation, est constitué à partir des ressources du fonds de l’Institut National de l’Audiovisuel et plus précisément du dépôt légal de l’INAthèque (sur la période couvrant les trois expositions, c’est-à-dire entre 2010 et 2012 : 15 émissions radio, 8 via le câble ou le satellite, 8 à la télévision hertzienne) pour les sources audiovisuelles françaises, des données accessibles par une simple consultation sur un moteur de recherches pour les sources audiovisuelles danoises et canadiennes en anglais ou français, et de la base de données Europresse pour les articles de presse (sur la période 2010-2012 : 20 références en langue anglaise et 30 en français). Une navigation sur le site officiel de David Hockney fournit également des références précieuses d’articles de la presse anglo-saxonne,  y compris canadienne (10 articles entre 2010 et 2012). Enfin, le troisième corpus, relatif aux directives de l’artiste, est composé de contenus (verbaux et visuels) des pages web du site officiel de David Hockney et de textes autobiographiques.

(3) C’est ce qui a été confirmé grâce à une observation dans le musée Louisiana au mois d’août 2011.

(4) Au 9 octobre 2014, la vidéo n’est plus accessible sur le site muséal.

(5) Le détail de la mineure du syllogisme concernant les effets des œuvres est le suivant : elles influencent notre façon de voir ; elles sont l’objet d’une expérience esthétique distinctive de celle qui confronte le public avec l’original ; elles représentent un aspect spécifique de la création artistique ; elles permettent une plus large diffusion.

Références bibliographiques

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Bordeaux, Marie-Christine (2010), « Fêter son anniversaire au musée : un rituel de l’enfance entre transmission et marchandisation », Actes du colloque international, Ministère de la Culture et de la Communication – Association internationale des sociologues de langue française, 9es Journées de sociologie de l’enfance, Université Paris Descartes, Paris,
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Auteur

Christine Chevret-Castellani

.: Christine Chevret-Castellani est enseignante à l’Université Paris 13 et chercheuse au LABSIC. Elle s’intéresse aux phénomènes d’enchâssement de l’innovation dans la création à partir des théories des industries culturelles et aux résistances à l’industrialisation de la culture, notamment ses manifestations sur l’internet. Sa recherche concerne aussi les débats publics en ligne en particulier lorsqu’ils portent sur les technologies.