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Production et mobilisation de connaissances dans l’espace public : contestation du projet de centrales hydroélectriques HidroAysén au Chili

8 Juil, 2015

Résumé

L’entreprise HidroAysén propose la construction du plus grand projet de centrales hydroélectriques jamais fait au Chili. Un débat public s’installe, confrontant les arguments des promoteurs et des opposants. Des discours qui s’opposent radicalement dans l’espace médiatique, se rapprochent en termes d’argumentation dans l’évolution du conflit. L’article décrit les aspects communicationnels de ce rapprochement, en analysant les registres mobilisés dans la démarche argumentative sur un corpus constitué d’archives de presse, de communication professionnelle et de rapports techniques. Il articule également la participation des scientifiques, des politiques et des profanes dans ce processus à la lumière d’un cadre théorique qui considère une coexistence des modèles de la communication (Trench, 2008).

Mots clés

Discours, communication scientifique, production de connaissances, configuration de standards, débat public, environnement, énergie.

In English

Title

Production and knowledge mobilisation on the public space: The HidroAysén project (Chile) contestation

Abstract

The construction of the Chilean’s largest hydro-electrical project is proposed by the company HidroAysén. During the conflict’s evolution, a public debate is featured by promoters and opponents. Meanwhile, the opposed discourses tend to approach in terms of argumentation. The communication aspects of this approach are described in this article, analyzing argumentative registers on press archives, professional communication and technique reports. The article also explore a framework that propose a communication models coexistence (Trench, 2008) in a process engaging scientists, politicians and lay person’s participation.

Keywords

Discourse, scientific communication, knowledge production, standard-setting, public debate, environment, energy.

En Español

Título

Producción y movilización de conocimientos en el espacio público: la contestación del proyecto hidroeléctrico HidroAysén en Chile

Resumen

La empresa HidroAysén propone la construcción del proyecto de centrales hidroeléctricas más grande de Chile. En la medida que el conflicto evoluciona, los argumentos de los promotores y de los detractores se confrontan en un debate público, y los discursos de los unos y de los otros se acercan en términos de argumentación. El artículo describe los aspectos comunicacionales de dicha aproximación, analizando los registros movilizados en el ejercicio argumentativo en un corpus constituido por archivos de prensa, comunicación profesional e informes técnicos. Asimismo, articula la participación de científicos, políticos y profanos en este proceso, a la luz de un marco teórico que considera una coexistencia de los modelos de la comunicación (Trench, 2008).

Palabras clave

Discurso, comunicación científica, producción de conocimientos, configuración de estándares, debate público, medio ambiente, energía.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Broitman Claudio, « Production et mobilisation de connaissances dans l’espace public : contestation du projet de centrales hydroélectriques HidroAysén au Chili« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°16/3A, , p.9 à 18, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2015/supplement-a/01-production-et-mobilisation-de-connaissances-dans-lespace-public-contestation-du-projet-de-centrales-hydroelectriques-hidroaysen-au-chili/

Introduction

La confrontation des discours dans le conflit de HidroAysén, un projet de production hydroélectrique, est au coeur de cet article. C’est le principal débat environnemental dans l’espace médiatique chilien, relativement aux ressources mises en place et à l’hétérogénéité des acteurs engagés. Dans ce cadre inexploré, nous formulons l’hypothèse qu’il existe une construction des discours s’opposant dans l’espace public médiatique, et postérieurement, une adaptation de ceux-ci consécutive à une intensification de la médiatisation du conflit et de l’engagement des acteurs scientifiques, politiques et profanes.

L’intensification de la médiatisation du conflit coïncide avec l’approbation du projet par la Commission d’évaluation environnementale le 9 mai 2011. Pendant cette période de particulière effervescence du débat, les promoteurs du projet, l’entreprise HidroAysén et les groupes opposants, s’expriment systématiquement dans l’espace public médiatique. Ainsi, notre corpus se divise en trois parties. La première cible le débat au cours du mois de mai 2011, et comprend des insertions publicitaires en faveur du projet et contre celui-ci, parues dans la presse écrite nationale, des éditoriaux et des lettres ouvertes au directeur parues dans les deux principaux quotidiens nationaux (El Mercurio et La Tercera), considérant ses aspects économiques, historiques et symboliques (Mönckeberg, 2011). Ils sont aussi parmi les journaux les plus diffusés en 2011 (premier et quatrième respectivement), selon l’Agence nationale de presse. La deuxième partie est constituée de dix brochures de communication professionnelle diffusées par l’entreprise HidroAysén dans la région (en Patagonie chilienne) entre juillet 2009 et décembre 2013, et la troisième des rapports techniques successifs publiés par l’entreprise HidroAysén, l’État et les groupes opposants entre août 2008 et novembre 2011. Nous avons également effectué dix-huit entretiens d’une durée approximative d’une heure avec des représentants de l’entreprise, des représentants des mouvements d’opposition, des hommes politiques, des chercheurs et des journalistes pendant un premier terrain au Chili en 2012, dans les villes de Santiago (la capitale) et de Coyhaique dans la région de Aysén en Patagonie(1).

Notre méthodologie propose d’utiliser l’analyse de discours pour le débat en question. Nous nous intéressons à l’organisation des énonciateurs et des paroles qui s’expriment dans les modalités d’énonciation et aux thématiques identifiées dans le corpus étudié. Celui-ci comprend, à part les entretiens, des éléments ayant acquis de la publicité (Habermas 1978, p.37), c’est-à-dire des éléments étant soumis au jugement du public. C’est dans l’espace public médiatique constitué par les médias de masse (Habermas 1978, p.169) que nous nous proposons d’analyser les deux discours qui s’opposent par rapport au projet hydroélectrique. Nous distinguerons des modalités énonciatives qui se superposent et des thématiques qui passent d’un champ à l’autre sans être forcément en conflit.

Une première partie expose une chronologie du conflit, en présentant les acteurs, leurs logiques et leurs discours. Un regard historique propose des éléments pour la compréhension de ce phénomène. Une deuxième partie présente la production de la communication professionnelle et scientifique au sein du conflit et une troisième partie montre comment les stratégies de mobilisation de ces productions finissent par produire une adaptation d’un discours à l’autre. La juxtaposition des modèles de la communication s’articule avec ce processus d’adaptation dans l’espace public étudié.

Chronologie du conflit : les acteurs, leurs logiques et leurs discours

Le développement hydroélectrique a une longue histoire au Chili, les premiers projets datant du dixneuvième siècle. Son développement, traditionnellement lié à l’État, a été confié au secteur privé à partir des années quatre-vingt. Le déficit de ressources énergétiques à partir de la fin des années quatre-vingt-dix, lié à une forte croissance économique et à une carence de production énergétique nationale, induit une crise politique et institutionnelle qui aboutit à une diversification de la production : sans renoncer au développement hydroélectrique, l’État autorise de nouvelles productions d’énergie polluantes en assouplissant les critères d’approbation des projets thermoélectriques au charbon qui permettent de soutenir la croissance des années deux mille, notamment liée à l’industrie minière du nord. Ce sont les mêmes circonstances qui ont amené la mise en place du projet hydroélectrique « Ralco » en 1998, situé plus au nord que le projet HidroAysén, bien que les équipements soient situés dans une réserve Pehuenche(2), et dans le territoire d’une des communes les plus pauvres du Chili (Molina et Correa, 1996). La centrale hydroélectrique Ralco est un important précédent pour comprendre le renouvellement de la gestion de projet (Motulsky et Lehmann, 2013) qui s’est produit au Chili à l’issue de cette expérience, et qui explique partiellement le conflit de HidroAysén.

Le débat public sur le projet HidroAysén prend forme à partir de deux actions : l’entreprise présentant un rapport aux autorités de l’environnement pour la construction du projet en août 2008, et les actions contraires au projet menées par des groupes opposants, à partir de la même année. Pour les promoteurs, le projet permettrait de réduire la dépendance énergétique du Chili aux combustibles fossiles et d’améliorer les conditions de vie de la population locale. Pour les opposants, l’enjeu est de préserver la Patagonie libre de barrages, et de développer les énergies renouvelables non conventionnelles en harmonie avec la croissance du pays.

Des études descriptives (sol, eau, flore, faune, milieu humain, etc.), financées par l’entreprise à partir de 2004 par la voie d’appels d’offre privés, ont été confiées à onze universités et centres de recherche chiliens choisis par l’entreprise. À partir de celles-ci, des experts ont élaboré une étude d’impact environnementale (EIE) qui propose la construction de cinq barrages dans le lit des fleuves Baker et Pascua. Le projet, évalué à 3.2 milliards de dollars, permettrait d’injecter 2.750 mégawatts au système interconnecté central (SIC), soit 20% de la demande énergétique estimée pour 2020.

Les promoteurs du projet

Dans l’entreprise, l’argument d’un don à la société et à la science prend le pas sur celui de l’investissement, par rapport aux études scientifiques réalisées. Carlos Briso, le chargé d’ingénierie affirme : « notre premier grand apport a été d’engager ces onze universités et centres de recherche. On a dépensé deux cents millions de dollars. Personne n’avait dépensé une telle somme d’argent et aujourd’hui les connaissances qu’on a du bassin sont beaucoup plus riches, et ça c’est quelque chose que la société a acquis ». Les résultats de ces études et le discours qui les accompagnent seront mobilisés dans le cadre du conflit déclenché à partir de 2011.

Le projet HidroAysén n’est pas défendu seulement par les représentants de l’entreprise. Il l’est également par une large communauté de promoteurs (dont des experts, des scientifiques, des hommes d’affaires, des politiques de différentes sensibilités, des journalistes, etc.). Cette communauté s’est construite sur la base d’un consensus fondé sur le postulat que le Chili doit baisser ses coûts énergétiques pour rester compétitif à une échelle internationale. Ce groupe de personnes est aussi représenté de façon asymétriquement favorable dans les deux journaux analysés. Par exemple, au cours du mois de mai 2011, le journal El Mercurio a publié 13 lettres au directeur, favorables au projet HidroAysén, et aucune contre. Il a publié aussi dans la rubrique d’opinion, trois articles favorables et aucun s’y opposant. Pour sa part, le journal La Tercera a publié 23 lettres au directeur favorables au projet et une contre. Il a publié aussi dans la rubrique d’opinion 11 articles favorables au projet et 1 s’y opposant.

Les opposants au projet

À partir de 2006, une coûteuse et inédite campagne publicitaire contre le projet HidroAysén est menée par divers groupes opposants, en incluant la mobilisation de ressources matérielles et symboliques(3) à une échelle globale. À partir de Aysén réservoir de vie, un mouvement écologiste local qui agit à échelle territoriale pour la préservation de la région, plusieurs dizaines d’associations de différentes nationalités se sont regroupées ayant comme dénominateur commun le désir de préserver la Patagonie chilienne libre de barrages. L’articulation de ces mouvements est essentiellement liée à l’action de Douglas et Kristine Tompkins, un couple écologiste propriétaire d’un vaste parc privé dans la région.

Sous le nom générique de Conseil de défense de la Patagonie, plus de soixante-dix ONG de toute la planète se sont réunies pour s’opposer au projet. Les atouts du couple Tompkins ont dépassé les dons économiques et la gestion du marketing du mouvement : leurs réseaux, liés notamment au monde environnementaliste états-unien, ont aussi permis la collecte de fonds pour financer la campagne publicitaire entre 2008 et 2011. Il s’agissait de spots publicitaires dans les journaux, à la télévision, à la radio et de panneaux publicitaires géants dans des points sensibles du pays (aéroports, autoroutes, quartiers aisés de Santiago, etc.). Mais ce ne sont pas seulement les écologistes qui se sont opposés. Le mouvement regroupait des chercheurs de différents horizons et de citoyens de tout le territoire à travers les réseaux informatiques. Patricio Segura, représentant de l’association Aysén réservoir de vie, affirme : « La discussion va au-delà du projet HidroAysén. HidroAysén, c’est tout ce qu’on ne veut pas en tant que pays ».

Le 9 mai 2011, jour de l’approbation du projet par la Commission d’évaluation environnementale, plusieurs milliers de citoyens ont manifesté contre HidroAysén dans différentes villes du Chili. Le mécontentement d’une citoyenneté en éveil (cette même année les manifestations dans les rues se multiplieront en raison du conflit sur l’éducation publique), qui n’est pas forcément d’accord avec certaines pratiques de l’exercice du pouvoir, était mobilisé par le Conseil de défense de la Patagonie. Ce furent les manifestations les plus importantes depuis le retour de la démocratie (en 1990), plaçant définitivement le débat sur l’énergie dans l’espace public politique. Ce même jour marque l’intensification de la médiatisation du conflit. Les promoteurs et les opposants au projet vont se confronter dans l’espace public médiatique, dans une escalade argumentative qui va aboutir à l’adaptation d’un discours et de l’autre. Le partage qu’on observe dans le champ de l’argumentation sera détaillé par la suite.

Le discours alternatif du Conseil de défense de la Patagonie dote les opposants du projet HidroAysén d’éléments de représentation (Bourdieu, 1979, p.634) dans l’espace public médiatique, tels que le slogan Patagonie sans barrages !, les publicités, les prises de parole ou les manifestations citoyennes. Ainsi, au sein de cette organisation atomisée se regroupent des citoyens, des experts et des politiques, maintenant tous dotés « d’une capacité de négociation sur la base d’une expertise scientifique reconnue » (Dezalay, 2002).

Communication publique et professionnelle dans le conflit

Le registre logique-argumentatif chez les promoteurs

On identifie un registre logique-argumentatif lors des entretiens réalisés auprès des promoteurs du projet. Il s’agit d’un constat que l’on peut faire dans toutes les entrevues. Dans un entretien avec René Muga, président de l’association syndicale des Génératrices électriques du Chili, c’est-à-dire, le représentant dans l’espace médiatique des quatre entreprises principales du secteur, il affirme : « Je pense qu’on se trouve dans un cadre où il y a eu beaucoup plus d’idéologie et de passion que d’informations dures pour avoir un débat constructif. Il faut chercher les espaces pour trouver le moyen de développer l’énergie, ce dont ce pays a besoin ».

Ce registre est aussi présent dans les brochures publiées et distribuées par l’entreprise dans la région de Aysén. Entre la première brochure (juillet 2009) et la huitième (avril 2011) on distingue une rubrique, située en bas de page, intitulée « Le saviez-vous ? », où un énonciateur pédagogique s’adresse au public dans un lexique scientifique. En janvier 2010, il tient les propos suivants : « Dans des pays développés, où l’on trouve d’importantes subventions aux ERNC (énergies renouvelables non conventionnelles) celles-ci dépassent difficilement les 10% de la matrice énergétique. L’objectif de la Communauté économique européenne est d’arriver à 20% pour 2020 ». L’utilisation d’un jargon spécifique (ERNC en sigle dans l’original), de chiffres et de pourcentages, révèle la démarche pédagogique de l’énonciation. Le développement de l’énergie hydroélectrique est ainsi présenté comme quelque chose d’inévitable. Même si le registre logique-argumentatif n’est pas dominant dans les brochures collectées (à la différence des entretiens et des archives de presse où il l’est), la démarche énonciative est présente. On observe une volonté de l’entreprise d’énoncer des contenus techniques généraux dans une communication professionnelle centrée sur des aspects régionaux. Cette volonté va s’affaiblir dans le feu du conflit.

Néanmoins, la démarche énonciative des brochures est construite en vertu d’une finalité : approfondir les liens entre l’entreprise et la communauté régionale. Par exemple, sur dix rubriques publiées dans les brochures, huit s’associent à des aspects de l’intérêt de la communauté régionale (des bourses, des formations, des conventions, etc.) et deux sont sur des aspects informatifs concernant le projet ou l’énergie. Ainsi la communication professionnelle de l’entreprise HidroAysén ne renonce pas à une possible adhésion des lecteurs potentiels locaux. On constate également la présence d’un registre persuasif-inductif.

Le registre persuasif-inductif chez les opposants

La campagne publicitaire menée par le Conseil de défense de la Patagonie est chargée d’une dimension eschatologique que l’on peut constater tout le long de la période analysée. La première action publicitaire a été la publication dans différents supports (panneaux publicitaires géants et insertions publicitaires) d’images des endroits totalement vierges de la Patagonie traversés par des câbles à haute tension, où l’énonciateur s’exclamait : « Patagonie chilienne sans barrages ! ». Les scènes montraient un câble visible partout en Patagonie. La causalité entre la construction des barrages et la fin de la Patagonie est présente dans toute la campagne publicitaire, conférant un degré de tension émotive tout le long du discours. L’image de la pureté de la Patagonie est exploitée en la confrontant à des éléments impurs associés à la production énergétique. On y voit des paysages sauvages se heurtant à des câbles à haute tension, ou bien des habitants qui se placent dans des fleuves à fort débit pour afficher des banderoles contre le projet.

Les insertions publicitaires que le Conseil de défense de la Patagonie publie dans des journaux à portée régionale et nationale, incarnent une configuration textuelle et sémiotique qui n’est pas celle de la publicité traditionnelle. Il s’agit d’un type particulier de publicité qui propose ce que Maingueneau, identifie comme une scénographie (Maingueneau, 2012, p.79). Une page entière ayant une densité textuelle similaire à celle de la presse est présentée dans une mise en scène généralement à contenu informatif douteux. Les insertions sont accompagnées systématiquement d’images frappantes (qui combinent la photographie, le photomontage et les dessins). En publiant, en 2011, une insertion publicitaire qui affirmait « Et maintenant, comment pouvons-nous nous défendre ? », les ONG affirment leur rôle de porte-parole des citoyens. Ainsi le discours de la communication professionnelle du Conseil de défense de la Patagonie oscille entre cet énonciateur représentant, un énonciateur dénonciateur (« La Patagonie n’est pas en vente », 2010) et un énonciateur scientifique (« Oui à une matrice électrique non polluante pour le Chili », 2009), tout en gardant la dimension eschatologique du registre qui charge d’émotion les trois énonciateurs.

Même si on observe un registre persuasif-inductif dominant dans le discours du Conseil de défense de la Patagonie, on distingue aussi la présence du registre logique-argumentatif, notamment dans l’utilisation de l’énonciateur scientifique. L’insertion, en octobre 2009, intitulée « Arguments pour maintenir le refus à l’étude d’impact environnementale » l’atteste. L’énonciateur se limite à détailler quels services de l’État ont fait des observations au premier addenda (une modification de l’EIE présentée par l’entreprise en 2009). C’est une compilation qui détaille les observations de chaque service : « Le 20 octobre (2009), HidroAysén a délivré l’addenda de son EIE, en cherchant à donner des réponses aux 2.700 observations réalisées par 33 services publics, dont 11 ont affirmé que celuilà manquait “d’informations importantes et essentielles” pour l’évaluer ». Dans le discours des opposants, le registre logique-argumentatif aura tendance à s’accentuer au cours de l’évolution du conflit.

Le déroulement du conflit permet à chaque groupe d’en tirer bénéfice : pour les uns, l’acceptation juridique et institutionnelle représente la matérialisation d’un diagnostic, pour les autres, le soutien populaire massif est aussi une victoire. La participation du public prend ici une dimension inattendue à la lumière d’un modèle participatif de la communication (Trench, 2008, p.132), en faisant partie de la construction de connaissances, en négociant et en délibérant. Différents supports médiatisent l’information concernant l’énergie en général et le projet HidroAysén en particulier. L’appel au sens démocratique est mobilisé par les fronts en conflit par différents biais, en donnant à chacun le choix d’une possible résolution (Schiele, 2005, p.32).

Stratégies de mobilisation de la production scientifique dans l’espace public

Production et communication scientifique : discours et standards

La cohabitation des modèles du déficit, du dialogue et de la participation est particulièrement nette dans l’évolution du conflit, en se juxtaposant d’une manière chronologique. À partir des années quatre-vingt, des réformes autoritaires sont imposées au Chili, privatisant des entreprises publiques, y compris les droits d’exploitation des eaux. La science était une institution subordonnée au pouvoir, le modèle du déficit était opérationnel. Au cours de la mise en oeuvre de la démocratie (à partir de 1990), des structures intermédiaires entre les scientifiques et le public se mettent en place, l’institution scientifique est maintenant -parfois- à l’écoute et concernée par les préoccupations citoyennes. Cette période de transition, où cohabitent le modèle du déficit et celui du dialogue, coïncide avec une pérennisation du statu quo. Mais le développement d’une production scientifique qui n’émerge pas du noyau de la science traditionnelle (Hall et.al, 2009), questionne le rôle des scientifiques dans le cadre des affaires.

L’opposition massive au projet et la formation de plusieurs commissions qui cherchent à configurer des standards (Star et Griessner, 1989) relance le débat public sur l’énergie, et plus généralement la discussion à propos du rapport entre développement et société. Dans La société du risque, Ulrich Beck montre que les profanes qui participent au débat public connaissent les dangers des sciences et des techniques, mais n’ont pas les éventuelles solutions (Beck, 2001). Ultérieurement, il parle des relations de définition (Beck, 2010, p.259) entre les règles et les institutions capables d’identifier les risques dans des contextes particuliers.

Ainsi la communication sur le conflit énergétique est un enjeu engageant tous les groupes investis. L’exposition publique de l’affaire judiciaire, la publicité, les prises de parole et la position adoptée par certains médias s’affrontent. Dans ce cadre, la production technique des rapports est instrumentalisée (Pailliart, 2005, p.159) par les deux groupes. Les discours des acteurs, en tant que productions culturelles, se réécrivent, se réinterprètent et circulent dans les médiations (Jeanneret, 2008). Les groupes cherchent à enrôler des acteurs (Latour, 2001) en articulant des processus de traduction (Trompette et Vinck, 2009) parmi les mondes sociaux investis dans le débat : de la sauvegarde du patrimoine environnemental au dépassement de la pauvreté.

Adaptation du discours des promoteurs

Alors que la médiatisation s’intensifie, on constate une adaptation des discours des deux groupes qui s’opposent dans l’espace public. Les promoteurs du projet, en réaction à la politisation des événements (Pestre, 2003) et probablement en préparant le terrain à de nouvelles initiatives, développent une stratégie étayée par de nombreux rapports(4). Le gouvernement s’engageant avec le projet, invite des personnes de toutes les sensibilités politiques sur le sujet de l’énergie à faire partie de la Commission assistante pour le développement électrique (CADE). Même si les groupes opposants et l’entreprise HidroAysén ne participent pas à la formation de cette commission, le gouvernement revendique le caractère démocratique de celle-ci. En s’engageant publiquement avec le projet, le gouvernement politise son approbation, et mobilise une production de connaissances techniques (le rapport de la CADE) et sa diffusion ultérieure dans la société. La proximité du projet par rapport au monde politique mobilise la formation d’un consensus qui cherche à supprimer le débat.

La CADE, qui conclut le rapport souhaité par les promoteurs, met en évidence deux variations des pratiques observées précédemment : l’autocritique de l’utilisation du modèle du déficit dans la mobilisation de la communication scientifique, et en conséquence, l’introduction de nouvelles pratiques dans leur communication scientifique liées à la communication professionnelle. Ce management met en place une logique qui cherche à élargir le consensus : on est dans un registre persuasif-inductif.

L’impopularité du projet à l’échelle nationale marque un changement de stratégie de la communication publique de l’entreprise. La communication professionnelle ciblant la population de Aysén souligne les mesures de limitations des impacts environnementaux et renforce l’attitude de dialogue de l’entreprise. Une campagne publicitaire intitulée « Discutons avec HidroAysén » présente un exemple de cette nouvelle attitude. Des journaux et des brochures collectés attestent ce changement de stratégie, qui essaie d’intégrer les demandes émanant de citoyens faites à l’entreprise (abaissement des prix de l’énergie, bourses, construction d’infrastructures, etc.). Ce changement inclut l’apparition de visages d’habitants de la région et de rubriques orientées vers des discussions effectuées lors de porte à porte auprès d’habitants. Les habitants se reconnaissent dans la brochure, et peuvent identifier comment HidroAysén peut leur être utile. D’autre part, les quatre dernières brochures (entre mai 2011 et décembre 2013) suppriment la rubrique « Le saviez-vous ? », en minimisant les aspects techniques du projet, et en les soulignant seulement s’ils sont en rapport direct avec les habitants. Le registre logique-argumentatif semble effacé des brochures analysées.

Le même phénomène peut être observé dans la publicité sur la presse écrite, au coeur de la médiatisation du conflit. L’entreprise cherche à contester l’offensive du Conseil de défense de la Patagonie, en utilisant des techniques de manipulation (Breton, 2000, p.25), et en s’éloignant d’un raisonnement argumentatif dans un contexte démocratique (Breton, 2006, p.12). Une insertion publicitaire publiée en juin 2011 dans El Diario de Aysén demande : « Est-ce que vous pensez que votre santé concerne les habitants de Santiago ? ». L’énonciateur proposant ensuite une infrastructure médicale gratuite aux habitants locaux si le projet se réalise.

Le passage à un registre persuasif-inductif peut aussi être constaté dans les plateformes utilisées par les promoteurs. Le 9 mai 2011 (jour de l’approbation du projet), dans son éditorial, le journal La Tercera affirme : « L’essentiel est de comprendre que la votation d’aujourd’hui est le résultat d’un processus institutionnel. Ceci exclut ceux qui s’opposent au projet (…) par des stratégies agressives et des tentatives de politiser le débat ». De même, le consensus institué par les promoteurs se matérialise dans un discours-menace, dont l’idée directrice serait l’impossibilité d’achever le développement (et donc, vaincre la pauvreté) si le problème d’approvisionnement énergétique n’est pas résolu. Une lettre au directeur du journal El Mercurio publiée le 14 mai 2011 l’atteste : « Ce seront les plus pauvres qui n’auront pas d’accès à l’électricité ou qui devront payer les factures les plus coûteuses».

Adaptation du discours des opposants

Pour leur part, les groupes opposants vont réagir à ce changement de stratégie. La popularité inattendue du mouvement leur donne une puissance de recrutement qui engage différents acteurs, agissant dans la communication scientifique. Des chercheurs dissidents du consensus évoqué publicisent leurs engagements au-delà des circuits académiques (Meier, 2011). Il s’agit toujours de divergences marginales dans l’espace public scientifique. Dans ce cadre émerge une nouvelle manifestation dans le discours des opposants : la mobilisation du registre logique-argumentatif. Après la formation de la CADE, s’appuyant sur la nouvelle popularité du mouvement, les groupes opposants convoquent des chercheurs, des experts, des députés, des écologistes, des hommes d’affaires et des citoyens pour générer une proposition alternative opposée aux positions officielles. Ils forment ainsi la Commission citoyenne technique parlementaire (CCTP), qui élabore un nouveau rapport technique indépendant (2011) intégrant les études faites par la Commission nationale d’énergie (le rapport de la CADE avait aussi intégré ces études-là). La CCTP établit que les barrages en Patagonie ne sont pas nécessaires pour le pays, en recommandant le développement des énergies renouvelables non conventionnelles et la taxation de l’investissement étranger. Parallèlement, le soutien de la rue et les résultats de certains sondages(5) expliquent l’apparition d’un énonciateur représentant dans la communication professionnelle des opposants. Dans ce cadre, ils arrivent à affirmer dans une pièce publicitaire publiée dans La Tercera : « Le Chili a choisi. Non à HidroAysén » (2011).

Les opposants au projet affrontent les promoteurs dans l’espace public scientifique. Néanmoins, le développement de la communication scientifique n’est pas en correspondance linéaire avec l’extension de l’espace public scientifique, cet espace étant constitué par des composantes différentes qui ne sont pas étrangères au débat public, mais qui ne sont pas non plus leurs perspectives centrales (Miège, 2005, p.133).

Notes

(1) Une analyse de ces entretiens semi directifs est proposée dans une autre publication, examinant l’entretien en tant qu’objet de recherche dans un contexte de controverse (Broitman, 2014).

(2) Peuple indigène qui habite le Chili et l’Argentine

(3) Quelques jours après l’approbation du projet, le New York Times a publié un éditorial s’opposant au projet HidroAysén. New York Times, 24 mai 2011, p. A28.

(4) Comisión Asesora para el Desarrollo Eléctrico (2011) ; Estrategia Nacional de Energía (2012) ; Comisión Nacional de Energía (2012).

(5) Sondage IPSOS, juin 2011

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Auteur

Claudio Broitman

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