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Promotion de la santé au travail et instauration d’un « pouvoir d’agir » : une communication de l’équilibre entre l’individuel et le collectif

18 Déc, 2014

Résumé

La promotion de la santé est cet ensemble de stratégies visant à conférer aux populations les moyens d’assurer un plus grand contrôle sur leur propre santé à partir de choix éclairés et responsables. Nous interrogeons les conditions d’existence de ce « pouvoir d’agir » dans le cadre particulier du milieu de travail. Nous cherchons à étudier les modalités d’instauration de ce pouvoir par les processus communicationnels, selon ce que De Terssac et Gaillard dénomment la « santé organisationnelle » (De Terssac, Gaillard, 2008), en tant que processus d’ajustement réciproque entre l’organisation et l’individu. Ceci nous amènera dans un second temps à réinterroger ces processus de communication au regard des enjeux éthiques qu’ils supposent.

Mots clés

Promotion de la santé, santé organisationnelle, éthique de la communication, approches constitutives de la communication.

In English

Title

Workplace Health Promotion and the establishment of empowerment : a balancing communication between the individual and the collective

Abstract

Health Promotion is defined as the process of enabling people to increase control over their health thanks to informed and responsible choices. The purpose of our study is to call into question the conditions of realisation of this “enabling to act”, this “empowerment”, in such a particular context which is organization. Our analysis focuses on the forms of institutionalization of this power of acting by the communicational processes. We put into perspective these elements regarding to what De Terssac and Gaillard (De Terssac, Gaillard, 2008) call « organizational health » as a reciprocal process of adjustment between organization and individuals. Secondly we discuss these communicational processes regarding the ethical issues they raise.

Keywords

Health promotion, health organization, organizational health, ethics and communication,
communicative constitution of organization approach.

En Español

Resumen

La Promoción de la Salud es el proceso que permite a las personas incrementar el control sobre su salud para mejorarla sobre la base de decisiones informadas y responsables. Cuestionamos las condiciones de existencia de este « poder de actuar » en el contexto muy particular que es la organización. Queremos estudiar las modalidades de institucionalización de este poder gracias a los procesos comunicacionales, con respecto a lo que De Terssac y Gaillard (De Terssac, Gaillard, 2008) denominan la salud organizacional, un proceso de adaptación réciproqua entre la organización y los individuos. En una segunda fase, analizaremos estes procesos de comunicación según los desafios eticos que destacan.

Palabras clave

Promoción de la Salud, salud organizacional, ética de la comunicación, enfoque constitutivo de la comunicación.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Jolivet Alexia, «Promotion de la santé au travail et instauration d’un « pouvoir d’agir » : une communication de l’équilibre entre l’individuel et le collectif», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°15/1, , p.81 à 91, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2014/varia/06-promotion-de-sante-travail-instauration-dun-pouvoir-dagir-communication-de-lequilibre-entre-lindividuel-collectif

Introduction

Impulsé et institutionnalisé, en 1986, par la Charte d’Ottawa, (Organisation Mondiale de la Santé, 1986), la promotion de la santé (noté PS dans la suite) est cet ensemble de stratégies visant à conférer aux populations les moyens d’assurer un plus grand contrôle sur leur propre santé, à partir de choix éclairés et responsables. En définissant la santé comme relevant d’une maîtrise de son destin sanitaire, elle recentre les réflexions autour de l’agir – le « pouvoir d’agir » – conféré à l’individu, dont nous interrogeons les conditions d’existence dans le cadre particulier du milieu de travail et ses modalités d’instauration par les processus communicationnels. Plus spécifiquement, nous faisons l’hypothèse que la promotion de la santé au travail relève de ce que De Terssac et Gaillard dénomment la « santé organisationnelle » (Terssac de, Gaillard, 2008), en tant que processus d’ajustement réciproque entre l’organisation et l’individu. En cela, nous entrevoyons la santé comme une construction organisationnelle, supportée par une communication de l’équilibre, qui met en balance l’instauration d’une liberté d’action et sa contrainte tout en tentant d’articuler individuel et collectif.

La promotion de la santé au travail : la santé en tant que construction organisationnelle

La santé comme compromis entre émancipation et optimisation des performances

La promotion de la santé peut être entendue comme un  « nouveau champ d’expression de la maîtrise de soi et de contrôle de son destin sanitaire » (Massé, 2007, p.10). Opportunité d’émancipation face à des conditions de vie ou de travail difficiles, ouverture à une plus grande autonomie de pensée et d’action, la PS tend à promouvoir les fondements d’un individualisme responsable et engagé dans une sécurisation de son avenir. Dans cette perspective, des programmes d’éducation à la santé ont été mis en place afin de renforcer les compétences des personnes, puis les programmes de promotion de la santé ont centré leur action sur les déterminants environnementaux et, notamment, le milieu de travail.
Le Réseau européen de promotion de la santé au travail définit cette dernière comme « les efforts combinés des employeurs, des travailleurs et de la société pour améliorer la santé et le bien-être des personnes au travail » selon la traduction de Muller et Mairiaux (Muller et Mairiaux, 2008, p.16). Alors que les titres d’articles parus récemment, « Transformations silencieuses des corps » (Sarfati, Waser, 2013a), « Opacité des liens santé-travail » (Lhuilier, 2010), entre autres, témoignent de la difficulté à faire des maux du travail une problématique sociale et publique (Lallement et al., 2011), la PS inviterait à repenser le lien entre santé et travail. Sa spécificité réside, notamment, dans l’alliance rhétorique explicite entre considérations ‘humanistes’ d’un mieux-être des employés et objectifs économiques (une « organisation saine » est aussi une organisation efficace). La santé serait, dès lors, instituée comme forme de compromis entre impératifs de préservation des individus et d’optimisation des performances.

Le projet « Ensemble vers la santé »

Nous avons suivi l’instauration d’un programme de promotion de la santé, au sein d’un hôpital québécois. La Direction de la Promotion de la Santé (ci-après DPS) a été créée au sein de l’hôpital il y a cinq ans, suite à l’intégration de ce dernier au sein du réseau « Hôpital Promoteur de Santé ».
Le projet « Ensemble vers la Santé » est une démarche par service, qui identifie les « besoins » précis des employés afin de proposer des activités adaptées. Les objectifs spécifiques du projet tels que présentés par la DPS sont entre autres : de promouvoir et ultimement d’améliorer la santé physique et psychologique des employés, d’identifier les zones d’amélioration individuelles et collectives afin de mobiliser gestionnaires et employés.
Le projet est constitué de six étapes : 1) la création d’un comité de travail ; 2) la présentation du projet au personnel ; 3) le remplissage du questionnaire, par le personnel, afin de faire un état des lieux des « besoins » en santé puis l’analyse des résultats par la DPS ; 4) le choix des activités qui répondent aux demandes du personnel ; 5) la mise en place des activités sur plusieurs mois ; 6) le retour évaluatif.
Nous avons ainsi suivi ce projet pendant onze mois, de septembre 2011 à juillet 2012, ce qui nous a permis de l’étudier à différents stades d’implantation selon les services dans lesquels il était mis en place (au total, trois services : soins intensifs, radiologie et hygiène-salubrité). Notre observation, de type non-participante, s’est fondée sur le suivi du projet aussi bien dans les coulisses de sa création (réunions formelles et informelles des chargés de projet, réunions hebdomadaires de développement du projet, réunion bilan sur l’avancée du projet, réunions d’équipe de la DPS) que dans les scènes de son implantation et de son actualisation (réunions avec les gestionnaires de service, présentations du projet dans les différents services, suivi des activités) – une cinquantaine d’observations en tout d’une durée d’une à deux heures. Ces observations ont été complétées par des entretiens semi-directifs d’une heure environ avec la chargée de projet et la directrice de la DPS. Ces entretiens permettaient de spécifier le contexte d’instauration du programme et d’appréhender les principes de justification et de sens que proposaient les principaux protagonistes à propos de ce projet. Nous avons également recueilli divers documents, en tant que traces écrites de l’élaboration du projet et en tant que documents tangibles qui viennent l’officialiser et lui donner corps, symboliquement et matériellement. Ont ainsi été rassemblés les documents officiels de présentation du projet (présentations powerpoint, demande de financement), mais aussi les documents-outils qui le composent (le questionnaire, les fiches à remplir, les grilles d’évaluation des activités).

Une définition pragmatique de la santé : la santé comme ajustement

Le projet « Ensemble vers la santé » vise à conférer un « pouvoir d’agir » à chaque employé. Cette expression récurrente dans les propos de la DPS trouve son origine dans la psychologie communautaire nord-américaine et dans ses travaux sur l’empowerment, en tant que « capacité des personnes et des communautés à exercer un contrôle sur la définition et la nature des changements qui les concernent (Rappaport, 1987) ». Ce concept réinterroge l’exercice effectif d’un pouvoir d’action au croisement des capacités des personnes à exercer ce pouvoir et des possibilités offertes par l’environnement. Un travail conjoint individuel et collectif est ainsi de mise afin de garantir l’accomplissement de l’action envisagée. Le pouvoir d’agir s’incarne ici «  comme un pouvoir de surmonter ou de supprimer les obstacles à l’expression de « l’être au monde » » (Le Bossé, 2003, p.45).

Cette pratique réfléchie et volontaire, sur laquelle repose en partie l’empowerment, réactualiserait-elle une forme de « souci de soi » chère à Foucault (Foucault, 1984) ? L’attitude éthique du souci de soi, dans le prolongement de la pensée antique, est avant tout pratique. Elle est cet « art de l’existence » par lequel les hommes cherchent à se transformer eux-mêmes volontairement. L’accomplissement de soi ne se suffit à la seule connaissance de soi et nécessite un passage par l’action, de manière à faire de sa vie une œuvre. La PS, en inscrivant l’individu dans une démarche active de prise en main de soi serait-elle dès lors le substitut moderne de la figure du maitre d’existence antique tel Socrate, chargé d’accompagner l’individu vers l’émancipation ? La PS offrirait-elle ce cadre communautaire et institutionnel, à-même de proposer des méthodes et des « techniques de soi » ? La perspective revendiquée par la PS d’un individu possesseur de sa vie a été rapidement relativisée au regard de l’entreprise normative que peut représenter la santé publique, en tant qu’outil de gestion des comportements que l’on jugerait irresponsables. Néanmoins, une approche plus positive reconnaît tout de même dans ces processus l’occasion d’une « réappropriation de la liberté et de la responsabilité citoyenne » (Massé, 2007, p.7). Fondée sur une coopération volontaire, cet individualisme est à envisager au regard d’une responsabilité et solidarité collective, et dans notre cas, organisationnelle.

En appréhendant la santé comme l’instauration d’un pouvoir d’agir, supposant un travail réciproque entre individu et organisation, nous sommes proches de ce que De Terssac et Gaillard (De Terssac, Gaillard, 2008 ; Sarfati, Waser, 2013b) nomment la « santé organisationnelle ». La santé, selon ces auteurs, s’apparente à la possibilité d’ajustements réciproques entre le sujet et le milieu de travail et la capacité à produire de l’action « dans » et « sur » le contexte. Il s’agit pour l’employé de se maintenir dans le milieu de travail par un jeu d’adaptation de ce dernier à l’organisation ou inversement. Les problèmes de santé apparaissent lorsque le processus d’ajustement est freiné, voire bloqué (par exemple par l’écart entre la tâche exigée et les moyens alloués). Ce jeu de négociation et de compromis ne peut être envisageable dans une organisation rigide ne laissant pas de place aux marges de manœuvre, à des espaces de discussions ouverts.  Nous faisons l’hypothèse que la promotion de la santé invite ses destinataires à questionner et à établir en conséquence des espaces d’ajustement, dans sa volonté à réinterroger le lien entre individu et collectif, comportement et environnement, capacité d’action et possibilité d’action, offerte par l’organisation. C’est cette construction d’un pouvoir d’agir qui est au centre de notre étude, en interrogeant les conditions et les modalités d’institutionnalisation de ce pouvoir par les processus communicationnels.

Une approche constitutive et éthique du « pouvoir d’agir »

Gilbert De Terssac et Isabelle Gaillard offrent une définition originale de la santé en reliant cette dernière à l’action. Cette définition suppose une puissance d’action qui, de ce fait, relève d’une problématique spécifiquement collective, car elle implique des négociations autour d’espaces de liberté d’action. Ceci nous invite à repenser la notion même de santé, non seulement comme un résultat, une catégorie répondant à certains critères/normes, mais comme une relation, un processus, une construction organisationnelle au sens où cette dernière n’existe qu’en tant que processus d’articulation.

Premièrement, nous faisons l’hypothèse que le programme de PS étudié cherche à instaurer une forme de « santé organisationnelle », appréhendant cette dernière comme le développement pragmatique d’ajustements réciproques entre l’organisation et l’employé.  Nous nous inscrivons dans une approche constitutive et processuelle de la communication qui se penche sur la dimension créatrice de cette dernière (Cooren et Robichaud, 2011). Les approches constitutives nous invitent à porter notre attention sur les évènements communicationnels qui constituent une réalité organisationnelle, la composent, la conçoivent et la maintiennent. Nous cherchons donc à saisir comment le principe de « santé organisationnelle » prend forme dans et à travers la communication – une « santé organisationnelle » en train de se faire.

Deuxièmement, nous menons une analyse plus critique par le biais d’une réflexion éthique sur les enjeux de la participation de la communication, dans le cadre particulier qui est le nôtre d’un processus d’incorporation des principes de santé publique au sein d’une organisation. Le modelage de cette notion/valeur ‘santé’ est d’autant plus passionnant à saisir qu’il pose des enjeux éthiques fondamentaux, autour de la liberté de l’individu, de sa responsabilisation, de sa construction identitaire, que la communication en tant que pratique sociale constitutive ne peut ignorer.

Pouvoir d’agir et communication : les formes d’une mobilisation

Instaurer le pouvoir d’agir : le pouvoir d’agir de l’un, le mouvement de tous

Orchestration du pouvoir d’agir : quand la valeur santé trouve validation dans le processus

« Ensemble vers la santé » : l’intitulé du projet est révélateur de la dynamique solidaire et active que cherche à insuffler la DPS au sein de l’organisation. La santé ne se conçoit alors qu’au regard d’un mouvement (« vers ») commun (« ensemble »), dont les modalités et principes de mise en œuvre contribuent à légitimer une nouvelle acception de la santé auprès des employés. Ce pas vers l’individu/employé ne s’accomplit pas dans un premier élan spontané et nécessite une orchestration. L’instauration d’un programme de PS passe, en effet, par la mobilisation de la Direction, puis des chefs de service, et des représentants syndicaux.

Ces préalables jouent plusieurs rôles : 1°) revendiquer une transparence des intentions en présentant le projet comme relevant d’une démarche intégrative et en anticipant les possibles remous que pourrait soulever un tel projet ; 2°) rechercher une certaine légitimation et place au sein de l’organisation par l’appui des acteurs qui auront potentiellement le pouvoir organisationnel d’offrir aux employés les marges de manœuvre nécessaires à leur épanouissement ; 3°) défendre une démarche collective de rassemblement et de transversalité, qui suppose l’implication de l’ensemble des niveaux hiérarchiques.

Cette démarche paritaire trouve son prolongement dans l’instauration d’un Comité de promotion de la santé au sein de chaque service considéré, comprenant gestionnaires, employés aux différentes professions, conseillers en ressources humaines et conseillers en promotion de la santé). Ces étapes préparatoires de validation donnent corps à la vision de la santé défendue en promulguant collégialité, transparence des intentions, sollicitation et sensibilisation collectives. La vision de la santé promulguée par la DPS repose sur des principes qui n’obtiennent leur légitimité qu’au regard de leur modalité d’application. Un préalable organisationnel de collectivité, de solidarité, d’élan commun, s’avère fondamental dans l’obtention d’un état de santé fondé sur un pouvoir d’agir. De ce point de vue, la santé est autant un processus collectif qu’un ensemble de critères de santé publique.

Un travail de déplacement : créer une responsabilité partagée

Afin de rendre effective cette construction collective, la DPS opère ce que avons appelé un travail de déplacement (Jolivet, Vasquez, 2013), soit un ensemble d’actions communicationnelles au travers desquelles les acteurs mettent en mouvement leur projet et, ce faisant, reconfigurent les frontières de l’organisation.

Ce déplacement se caractérise par deux mouvements : 1°) l’intrication des sphères publique, professionnelle et personnelle autour de la notion de santé, sous couvert d’un processus de normalisation ; 2°) un transfert de responsabilité du projet de la DPS vers les employés, fondé sur la mise en concomitance d’un projet de vie et d’un projet organisationnel.

Le questionnaire : l’employé patient de l’organisation

Le projet repose, en premier lieu, sur le remplissage par les employés d’un questionnaire anonyme d’une quarantaine de questions, portant notamment sur les habitudes de vie de chacun (activité physique, utilisation des transports, sommeil, alimentation entre autres), et sur la « vie au travail » (stress, expression de gestes de reconnaissance, confiance envers ses collègues et son supérieur, occasions d’apprentissage). Si le questionnaire est un moyen de déterminer les activités qui seront prioritairement mises en place par la suite, il permet également, selon l’expression d’un des membres de la DPS de « faire un diagnostic de l’état de santé du service ». Le mot « diagnostic », par son utilisation, tend à faire de l’employé un patient de l’organisation. Néanmoins, ce diagnostic porte sur « l’état de santé du service » : sont alors mises en interdépendance santé de l’individu/employé et santé de l’organisation, en postulant que les deux doivent se concevoir dorénavant en interconnexion. A ce mouvement s’ajoute l’intrication de problématiques publiques puisque le questionnaire se fonde sur les recommandations en santé publique de l’OMS. Il a ainsi pour rôle de transmettre une norme de comportement idéale à laquelle chaque individu se compare en remplissant le questionnaire. Le questionnaire est une entité médiatrice témoignant de mouvements qui tendent à abolir les frontières entre sphère personnelle, publique et professionnelle autour d’un même terme, celui de santé.

Il est à noter la participation du service des Ressources Humaines dans l’élaboration de la partie abordant la « vie au travail » du questionnaire. Cette rédaction collective consacre, d’une part, la santé comme enjeu organisationnel, d’autre part tend à faire de la santé un indicateur de gestion des individus. Le « diagnostic » qu’il permet de réaliser traduit alors une prise en charge de l’employé. De la prise à l’emprise, n’y aurait-il qu’un pas ? Dans le déroulement du programme, cette emprise potentielle trouve ses limites dans la philosophie même du programme : l’autonomie de l’individu et sa libre participation.

La présentation du projet : faire de la santé une démarche collective

Le projet de PS ne peut se réaliser pleinement que dans un mouvement commun et plus spécifiquement, au préalable dans un mouvement de transfert – de traduction – de la DPS vers l’individu, puis de l’individu vers l’organisation. Pour cela, la DPS va s’appuyer sur une rhétorique double de solidarité et de responsabilité. Lors de la présentation du projet, les discours effectuent un va-et-vient constant du « nous » au « vous », du « vous » au « nous » : « c’est pas nous autres qui déterminons les activités c’est vous », « vous décidez d’y participer », « vous avez le choix d’en apprendre sur vous et sur votre équipe », « avec vos collègues, vous décidez », sans compter la récurrence des termes « tous » et « ensemble ».

Le discours de la DPS cherche à performer un glissement : 1°) du « vous » faisant de l’employé centre et destinataire de l’attention (le projet vous est destiné) au « vous » plaçant l’individu comme sujet de l’action et porteur du projet, devenu le centre de la démarche ; 2°) du « nous » incarnant la DPS et d’autres acteurs en amont de la démarche (en opposition au « vous » destinataire des employés) au « nous » collectif, témoignant d’une dynamique de l’ensemble, d’un engagement commun, d’un élan partagé.

Le basculement d’une approche individuelle à une approche d’équipe est constant. Bien que le pouvoir sur sa santé soit présenté comme relevant de désirs et d’actions individuelles, le projet renvoie au collectif pour son accomplissement. De ce point de vue, le projet n’éprouve son existence qu’au regard de l’implication des employés. Les réunions ont le but explicite de mettre les employés au centre du projet et, par là-même, de les en faire devenir les responsables. Le déplacement repose également sur un transfert de responsabilité relative à l’implication de tous. La responsabilisation personnelle rend le projet instable et témoigne de la fragilité d’une construction organisationnelle de la santé fondée sur une responsabilité partagée et distribuée. Nous voulons souligner toute la complexité du travail de déplacement mené par la DPS qui repose dans un changement individuel de comportement (se déplacer), mais qui en même temps prend son origine dans un changement organisationnel (l’organisation à déplacer) et s’ancre dans un travail collectif. Dans ce sens, les solutions proposées viennent renforcer cette tension entre un projet de nature organisationnelle et un projet au sens anthropologique (Boutinet, 1990/2005), un projet de vie.

Aux limites du pouvoir agir : une communication de la médiation

Dans ce processus de mobilisation (inviter à se saisir de ce pouvoir d’agir), il reste encore un pas : l’action en elle-même (agir). Le programme de PS étudié proposait un travail d’action à la fois centré sur les comportements individuels de santé, pour lesquels l’organisation mettait en place des activités de groupe (séance de zumba, atelier nutrition par exemple), et sur la vie au travail dans une approche collective de réinterrogation de l’organisation.

Déplacement et décalage : un ajustement limité

Concernant le premier niveau, l’implication des employés est variable mais reste peu marquée, les membres de la DPS trouvant parfois des difficultés à atteindre le quota minimal de huit individus par groupe (sur des effectifs potentiels allant de 50 à 150 personnes selon les services). Si des raisons d’ordre motivationnel peuvent être apportées pour expliquer ce faible engagement à changer son comportement, d’autres relevant du rapport à l’organisation peuvent être soulevées. Tout d’abord, le projet a connu quelques aléas dans sa mise en visibilité : des affiches placardées derrière des portes, des intermédiaires qui assurent de manière plus ou moins efficace leur rôle de porte-paroles – tout cela induit une dispersion du message initial et un éparpillement du sens qui va à l’encontre du mouvement fort impulsé. A cela s’ajoutent les mouvements de l’organisation même qui vont à l’encontre de la dynamique établie : des emplois du temps changeants et peu propices aux activités, des services dont les spécialités offrent plus ou moins de marges de manœuvre dans leur possibilité de se libérer du souci du patient (il a semblé plus difficile de se consacrer à ces temps de pause pour les soignants de soins intensifs que pour ceux de radiologie). Dans ces circonstances, l’ajustement entre l’organisation et les employés n’est pas effectif, l’ajustement devient décalage. On notera que suite à cela, la DPS décidera de remanier le déroulement de son programme : la pérennisation du projet relève encore une fois d’une forme d’ajustement au risque de l’immobilisation.

Un pouvoir d’agir limité à un pouvoir de dire ?

Le deuxième niveau, concernant la vie au travail (entrevue selon plusieurs dimensions : stress, place de l’activité physique, occasion d’apprentissage, place de la reconnaissance ou encore de la confiance envers les collègues au sein du service), est le sujet qui suscite le plus de réactions de la part des employés. Afin de garantir une certaine liberté de parole, notamment concernant des thèmes en lien avec les relations hiérarchiques, cette présentation se déroule auprès de publics spécifiquement séparés : le Comité de Promotion de la Santé, le Comité Directeur composé des gestionnaires du service, et le personnel. Cette phase est une clé grâce à laquelle la DPS justifie la légitimité de sa démarche par la mise en évidence de problématiques qu’il est impératif de résoudre. De cette mise à plat dépendra l’implication des employés au regard de la criticité des problèmes à résoudre.

La DPS s’emploie à accompagner la présentation des résultats de questionnements poussés autour de la définition des concepts ou valeurs ayant été l’objet du questionnaire (la reconnaissance, l’apprentissage), ce qui génère un processus de discernement collectif. Ce dernier passe par un travail commun de redéfinition et d’analyse au regard des différentes logiques professionnelles en présence. Par exemple, au sujet de la définition d’une occasion d’apprentissage, un radiologiste commentera : « pour les scientifiques l’apprentissage c’est plus les connaissances que l’expérience, pour les médecins plus ils voient de patients plus y a occasion d’apprentissage », appuyé par un autre collègue qui ajoutera : « si on fait trop de formations, on connaît un peu tout et on se fait promener de service en service, on fait bouche-trou ». Ces remarques mettent en lumière le travail de conciliation mais aussi d’articulation des logiques auquel doit s’atteler tout programme de PS. Ce travail d’élucidation offre la possibilité de faire émerger une forte dichotomie entre les visions des gestionnaires et du personnel. Au sujet de la reconnaissance, un infirmier syndiqué affirmera : « ça vient jamais du supérieur, on s’arrange entre nous, le boss dit toujours non, quand ça vient du supérieur c’est pas authentique », ou une infirmière ajoutera : « c’est sûr que beaucoup pensent que c’est au supérieur de faire le premier pas », alors que son cadre expliquera : « moi en tant que chef de service j’aimerais savoir ce que les gens attendent ». De ce point de vue, la DPS joue un rôle d’intermédiaire privilégié entre ces deux publics. La séparation des publics se présente comme un avantage pour permettre une publicisation libre de la parole.

Si les problèmes soulevés par la DPS ne sont pas réellement inédits (« c’est ce qu’on entendait depuis longtemps », dixit un gestionnaire) celle-ci semble appelée à jouer un rôle nouveau dans leur résolution. Employés, mais surtout, gestionnaires se rejoignent sur le rôle pivot de tiers extérieur que la DPS pourrait jouer. Lors de ces séances, la DPS se présente ainsi comme un incitateur au dialogue afin de créer un consensus pour avancer tous ensemble au regard de cette organisation à double facette : entité à l’origine de certains maux, elle devient porteuse de solutions. Son rôle de médiateur se fonde sur une communication de l’éclaircissement par une co-interrogation continue de l’individu et de l’organisation. Offrant un espace inédit de publicisation de la parole, elle assoit le principe de pouvoir d’agir comme relevant d’une démarche collective de réflexivité, d’articulation, préalable à des formes d’ajustements. Le pouvoir d’agir passe par la rencontre de logiques différentes dont l’éclaircissement et la confrontation constructive annoncent leur potentiel ajustement. Le pouvoir d’agir est d’abord le pouvoir du dire sur la base d’une communication de l’épanchement, du dialogue et de la médiation. Du dire à l’action, de pouvoir dire à pouvoir agir, le chemin est encore long (1), mais la DPS nous apprend surtout que ce chemin peut être ‘autre’, sous couvert d’une responsabilité collective de mise en lumière de ce qui ne fait plus sens.

Conclusion

L’instauration d’un programme de promotion de la santé ne trouve sa viabilité que par la mise en conjonction d’acteurs auxquels on intime la responsabilité d’agir ensemble pour assurer le pouvoir d’agir d’un seul. Cet élan collectif n’est pas seulement un principe parmi d’autres d’une philosophie particulière de la santé, il en est la condition. L’étude de ce programme de PS nous enseigne que deux prérequis sont nécessaires. Le premier nous indique que la construction organisationnelle de la santé commence, d’un point de vue communicationnel, par asseoir l’employé en tant qu’individu agissant, ou ayant la possibilité d’agir. Il s’agit de reconnaître par le discours, mais aussi matériellement, la puissance d’action de l’autre. Mais cette puissance d’action – et c’est notre deuxième élément – est soumise à la fragilité et l’incertitude de l’engagement, de la responsabilité et de la démarche collective. Le partage, la mise en commun, classiquement présents dans l’origine latine de communiquer, communicare, prend ici toute sa signification… et en accentue toute la dimension périlleuse, car de cette création du commun se joue la viabilité même de l’initiative.

En cela, la communication de la DPS est une communication de l’équilibre, qui en souligne tout le défi éthique, au regard même de cette définition toute en tension de la santé : cette dernière est à la fois norme (un comportement que l’on devrait suivre) et valeur (des principes de liberté et de responsabilité qu’il s’agit de respecter catégoriquement), elle offre à la fois liberté d’action et limite de l’action. Similairement la communication est prise entre deux feux. Au regard du contexte de normalisation des comportements que sous-tend la santé publique, la communication relève d’un processus d’éducation appréhendé selon son premier sens  (du latin educare : former, instruire). Dès lors, nous sommes confrontés à une éthique de la conviction (Rhéaume, 2007), supportée par une communication de la transmission et de l’affirmation de vérités scientifiquement établies (manger cinq fruits et légumes par jour est bon pour la santé par exemple). Eduquer sans culpabiliser, informer sans moraliser, communiquer sans contraindre, sont alors les limites d’un juste équilibre entre des impératifs de faire adhérer à des connaissances scientifiques et la préservation des libertés individuelles. Toutefois en rester là serait réduire la promotion de la santé à une démarche de ‘correction’. Le programme étudié nous présente, au contraire, la PS en tant que démarche émancipatrice. La DPS, au cœur d’un travail de négociation de son rôle, se pose progressivement en tant qu’instance d’accompagnement et de conciliation. Proche d’une éthique de la discussion (Habermas, 1981), elle amène à ouvrir des espaces de dialogues, d’échanges et d’intercompréhensions, fondés sur le partage du pouvoir et de la parole dans le cadre d’une coopération volontaire. Cette démarche de communication centrée sur la concertation exige un impératif de transparence – transparence des contenus échangés, mais aussi transparence des intentions – au regard d’une démarche globale et intégrée nécessitant décloisonnement et transversalité. Mais plus encore, ne devrions-nous pas voir dans cette éthique de la discussion une éthique de la responsabilité au sens de d’Emmanuel Lévinas (Lévinas, 1978) d’une responsabilité non plus de soi envers soi mais de tous envers tous, lorsque l’autre vous oblige, lorsque l’employé oblige l’organisation, lorsque l’individuel ne peut qu’émerger du collectif ?

C’est un travail de l’équilibre que sont amenés à générer les professionnels de la PS au travail : un équilibre entre un pouvoir d’agir individuel, un pouvoir d’agir collectif et un pouvoir d’agir organisationnel, un équilibre entre une communication de la conviction, de la responsabilisation et de l’accompagnement collectif. Dans ce jeu d’adaptation réciproque, l’éthique prédominante est celle du questionnement, de la mise en lumière des contradictions, et du débat – un processus de déséquilibre nécessaire pour que la santé de l’un repose sur le mouvement de tous.

Note

(1) Suite aux différentes réactions des employés et cadres lors de la reddition des résultats, la DPS a initié, conjointement avec les Ressources Humaines, une démarche proposant la mise en place de groupes de réflexion autour des problématiques soulevées.

Références bibliographiques

Boutinet, Jean-Pierre (1990), Anthropologie du projet, Paris : Presses Universitaires de France.

Cooren, François ; Robichaud, Daniel (2011), « Les approches constitutives », (p. 140-175), in Grosjean, Sylvie ; Bonneville, Luc (dir.), La communication organisationnelle : approches, processus et enjeux, Montréal : Chenelière Éducation.

Foucault, Michel (1984), Histoire de la sexualité, vol. 3 Le souci de soi, Paris : Gallimard.

Habermas, Jürgen (1981), Théorie de l’agir communicationnel, 2 vol, Paris : Fayard.

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Lallement, Michel ; Marry, Catherine (2011), « Maux du travail : dégradation, recomposition ou illusion ? Introduction », Sociologie du travail, n°53, p. 3-36.

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Auteur

Alexia Jolivet

.: Maitre de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication, Alexia Jolivet est membre de l’équipe Ethique, Sciences, Santé, Société du Laboratoire Etudes des Sciences et des Techniques (Université Paris Sud). Dans un contexte de santé remodelé par des formes de reconfigurations qui interrogent les valeurs entourant l’acte de soin (qualité, promotion de la santé), l’auteure étudie le travail du sens (à la fois d’interprétation et de régulation) des acteurs mobilisés.