Communication, tourisme et développement territorial : l’exemple des GSOURS du sud-est tunisien
Résumé
Pour soutenir le développement de zones arides, fragiles et menacées au Maghreb, les acteurs politiques et les décideurs économiques misent sur un développement touristique qui accorde une place centrale aux patrimoines locaux dont font partie les Gsours. Les actions publiques en ce sens visent aussi à impliquer les populations locales dans la valorisation de ces patrimoines. Toutes ces initiatives et projets tiennent encore peu compte d’un autre public instable et protéiforme : les touristes, un public particulier destinataire et vecteur de communication territoriale en construction. Nous proposons, dans cet article, une première approche de ces publics touristiques dans ces zones qualifiées de fragiles et menacées (le cas du Sud-Est tunisien), et analyserons cette communication interculturelle et institutionnelle dont il est question dans les territoires concernés.
Mots clés
Tourisme, publics, communication, territoire, patrimoine, Gsours, zones arides, zones fragiles et menacées.
In English
Abstract
To promote the development of the arid, fragile and threatened areas in the north African countries of Morocco, Tunisia and Algeria, political actors and economic policy-makers are banking on tourism, with an emphasis on local heritage which include Gsours. Public action to this effect aims at implicating the local population in the promotion of this heritage. Yet, initiatives and projects to date have taken little consideration for another unstable and multifaceted audience, tourists who constitute a special audience as both a receptor and vector for territorial communication under construction. We propose in this paper a first approach to the tourist public in these areas qualified as fragile and threatened (e.g. south-eastern Tunisia). It then analyses the inter-cultural and institutional communication strategy which is in place in these territories.
En Español
Resumen
Para favorecer el desarrollo de zonas frágiles y amenazadas en el Magreb, los actores políticos y los responsables económicos apuestan por un desarrollo turístico que otorga un lugar central al patrimonio local que incluyen Gsours. Las acciones públicas en este sentido buscan también implicar a las poblaciones locales en la valorización de estos patrimonios. Todas estas iniciativas y proyectos toman poco en cuenta otro público, inestable y proteiforme: los turistas. Un público particular, destinatario y vector de comunicación territorial en construcción. Se propone en este trabajo una primera aproximación al público turista en estas áreas calificadas como frágiles y amenazadas (el caso del sureste tunecino) y analizaremos la comunicación intercultural e institucional que se aborda en estos territorios.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
El Gaied Mouna, Meyer Vincent, «Communication, tourisme et développement territorial : l’exemple des GSOURS du sud-est tunisien», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°15/1, 2014, p.5 à 15, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2014/varia/01-communication-tourisme-developpement-territorial-lexemple-gsours-sud-tunisien
Introduction
Pour soutenir le développement territorial via l’activité touristique dans des zones arides, fragiles et menacées au Maghreb (caractérisées, entre autres, par des perturbations écologiques prononcées et des tensions sociales), les acteurs politiques et les décideurs économiques accordent une place centrale aux patrimoines matériels. Les actions publiques en ce sens visent aussi à impliquer les populations locales dans la valorisation de ces derniers. Ce développement a été analysé entre 2007 et 2012 dans le cadre du programme de recherche(1) LOTH, dirigé pour la France par Vincent Meyer (Morelli, Sghaïer, 2012 ; Meyer, Sghaïer, Smati, 2012). Ce dernier était presque exclusivement fondé sur un recueil de données qualitatives comprenant des observations participantes périphériques et des entretiens semi-directifs avec les acteurs et décideurs locaux entre 2009 et 2011 dans les gouvernorats de Médenine et de Tataouine, avant la révolution tunisienne avec un complément d’informations en 2012 auprès de responsables associatifs à Tataouine et à Chenini(2). Les fondements méthodologique et théorique des chercheurs du programme LOTH sont donc, en grande partie, empruntés à la tradition interactionniste et reposent sur une démarche ethnographique souvent employée dans les enquêtes sur le tourisme. Comme le précise Saskia Cousin (2010, p. 2), elle est « au cœur de la sociologie qualitative et de l’anthropologie et se fonde sur quelques principes partagés par les historiens et les géographes qui instaurent des questionnements proches dans leurs rapports aux sources et à l’espace » et elle prône « la nécessité d’inventer de nouveaux espaces d’observation, de repenser les fonctions heuristiques des situations d’interaction ».
Nous nous sommes intéressés au patrimoine matériel que représentent les Gsours (Gsar au singulier) dans ces régions dites internes de la Tunisie. Celui-ci n’est pas encore valorisé par des instances publiques de conservation, bien qu’il représente une étape privilégiée des « excursions » du tourisme balnéaire ou de masse. Des militants associatifs et des responsables institutionnels souhaitent davantage inscrire ce patrimoine dans une autre forme de tourisme qu’ils qualifient d’« écotouristique ». Ils ont pour objectif d’impliquer les populations locales dans la valorisation et dans la préservation de ces lieux « ordinaires », mais tiennent in fine encore peu compte d’un autre public mouvant et protéiforme : les touristes. Ces derniers visitent ces zones de manière très inégale, et interviennent aujourd’hui peu dans l’expertise ou l’évaluation des dispositifs touristiques. Ils sont, par leurs possibles échanges avec les populations locales, partie prenante d’une communication interculturelle, et sont ssuceptibles de devenir à leur tour des vecteurs d’information et surtout de promotion de ces territoires et de leurs patrimoines en complément de l’action publique.
Dans cet article, nous proposerons une caractérisation du développement touristique au Sud-Est tunisien, en lien avec un patrimoine culturel spécifique : les Gsours et, avec celui-ci, nous analyserons l’émergence d’une communication publique qui est dépendante des contextes politiques en construction en Tunisie et au service d’un développement local encore incertain.
Patrimoine et développement local
L’activité touristique dont il est question ici, pour reprendre le positionnement de Mohamed Naciri (Naciri, 2009, p. 431), ne se définit pas par « les mobilités de loisirs et de voyages cataloguées en destinations, traduites en flux et quantifiées en statistiques de nuitées [autrement dit] dans sa dimension économique par les masses des touristes et le volume des capitaux qu’il met en mouvement ». Le contexte d’évolution historique, économique et politique des pays sur lesquels se situent nos terrains reste déterminant car, comme l’indique encore cet auteur (2009, p. 434) : « certains pays n’ont été affectés par la mise en tourisme que dans un passé relativement récent ; ils ont été durant quelques décennies en situation de découverte, de conquête, de soumission, de domination et d’appropriation militaire, stratégique et symbolique. Pendant la colonisation, l’activité touristique était en effet limitée, fortement encadrée, et n’offrait des possibilités d’accueil que dans les postes avancés de la maîtrise militaire du territoire, placé sous bonne garde » ; le tourisme a été repris « par la suite comme composante essentielle des politiques économiques des Indépendances, plus particulièrement en Tunisie et au Maroc ; un intérêt moins évident a été accordé à ce secteur, en Algérie et en Libye, pays pétroliers ».
Les espaces spécifiques de mise en tourisme que représentent les Gsours (nous en avons étudié 110 qui sont répartis sur les deux gouvernorats de Médenine et Tataouine) se trouvent à cet égard exemplaires. Ces lieux ont connu une transformation progressive, caractérisée par une succession de fonctions i.e. le passage d’un lieu de défense en période d’insécurité à un autre d’ensilage des récoltes saisonnières, de rencontres et de transactions ; et maintenant, à une étape d’un parcours touristique de découverte du Sud-Est tunisien (Belhassine, 2010). Ces greniers collectifs, où les céréales, les olives et les produits de bétail étaient entreposés durant les périodes de nomadisme des tribus locales (des greniers collectifs déjà qualifiés d’écologiques), sont constitués de multiples espaces d’engrangement appelés ghorfas, à l’usage d’une ou de plusieurs tribus, qui se referment généralement sur une cour intérieure (Louis, 1971). Aujourd’hui et nos travaux le confirment, « une grande partie de ce patrimoine national est dans un état de décomposition avancée » (Ksibi, Malouche, 2007, p. 242). L’intérêt économique potentiel de ces lieux en ruines est d’une part lié à la capacité de ce patrimoine à attirer des touristes. Mais il réside aussi dans l’incitation des promoteurs ou décideurs locaux à contribuer au financement d’opérations de sauvegarde de ce patrimoine (Abichou, 2009). Tous affirment toutefois nécessaire de mettre ce « petit patrimoine » désignant selon Saskia Cousin un patrimoine non monumental, le plus souvent rural (Cousin, 2005, p. 61) au service du développement économique local.
Pour certains chercheurs de l’UMR PACTE territoires (CNRS et université de Grenoble : IEPG-UJF-UPMF), le tourisme est bien considéré comme le facteur participant à la révélation des ressources patrimoniales, grâce au regard extérieur porté sur le territoire (considéré comme une destination) et conduisant à leur valorisation directe par des produits et des services porteurs de représentations de cette même destination. Cette orientation est du reste au centre des revendications de l’Organisation mondiale du tourisme et de ses réflexions prospectives en matière de prise en compte de la durabilité du tourisme (OMT, 1999 (3)) : le regard positif porté sur la destination par le touriste constitue le moment déclencheur du développement. C’est ici que nous situons, pour notre terrain, le début du processus de valorisation. Il est ici nécessaire de reprendre la distinction opérée par les chercheurs entre ressources spécifiques et génériques. Ces dernières ne permettent pas à un territoire de se différencier durablement puisque, par définition, elles existent ailleurs et peuvent donc être transférées. D’un autre côté, les ressources spécifiques n’existent pas indépendamment des conditions dans lesquelles elles sont engendrées et dépendent du contexte de leur production. Ces ressources spécifiques correspondent in fine au patrimoine d’un territoire donné et l’image comme les imaginaires qu’elles produisent se trouve à la source des stratégies de communication. C’est bien le cas des Gsours pour le Sud-Est tunisien, mais aussi des pratiques traditionnelles liées aux activités agricoles et pastorales de cette région ou encore celles mises en œuvre par les populations pour lutter contre la désertification.
Par ailleurs, l’image des Gsours est devenue celle reprise majoritairement sur les supports de communication touristique et dans les médias. Ces greniers deviennent une quasi-marque et une empreinte du local. C’est aussi pour cela que ce bâti a été choisi pour nos travaux à la suite notamment de ceuxd’Isabelle Pailliart (1993) qui proposait déjà dans son analyse des relations entre médias et espaces territoriaux, de se centrer sur l’espace local parce que « la connaissance des relations entre le lieu et le lien […] s’observe à partir de “l’espace pratiqué” par excellence, c’est-à-dire celui qui est localisé (Pailliart, 1993, p. 13). Pour nous, ces images du local permettent de saisir et de qualifier « l’articulation entre communication, lien social et territorialité » (Pailliart, 1993, p. 14).
Ces trois approches montrent que l’image inhérente à toute destination de tourisme propose d’abord une vision « globale » d’un pays et d’un territoire et ensuite donne du sens à la consommation simultanée des différentes activités ou productions offertes. De la sorte, les services touristiques offrent la possibilité aux consommateurs d’accéder aux différents produits qui jouent un rôle d’opérateur et par-là de lien entre les ressources (biens, accès à l’environnement, etc.). Plus généralement, dans un contexte marchand favorable, il est possible d’obtenir un revenu nouveau ou supplémentaire de la valorisation de ressources territoriales ce qui favorisera, dans le cas du patrimoine, leur conservation et leur valorisation. Ce développement très fonctionnel se fonde sur le modèle de paniers de biens et de services de qualité, modèle de développement territorial durable pensé par Amédée Mollard et Bernard Pecqueur (2007), la valorisation conjointe de produits de qualité et de services environnementaux parvient à générer une rente de qualité territoriale (RQT). Ainsi, la demande de produits spécifiques et de qualité encourage-t-elle un consentement, de la part du client, à payer un prix élevé (un surprix). D’après Amédée Mollard (2001), une RQT apparaît lorsque convergent à la fois la qualité et le territoire, c’est-à-dire lorsque se rencontrent sur un même territoire une offre complémentaire de produits/services de qualité et une forte demande pour des biens qui renvoient à la typicité et spécificité de ce territoire.
Notre analyse s’inscrit pleinement dans ces différentes problématiques que vérifient les résultats de nos travaux. L’ensemble met en évidence que dans le Sud-Est tunisien, le patrimoine doit encore devenir une ressource pour le local. Guy Di Méo (1994) dans son analyse du lien entre territoire et patrimoine décrit « d’étonnantes correspondances […] L’un et l’autre ne participent-ils pas, simultanément, d’une double nature matérielle et idéelle ? Ne remplissent-ils pas, conjointement, une fonction mnémonique ? N’inscrivent-ils pas le tissu social dans la continuité historique, tout en constituant de solides phénomènes culturels ? ». Pour parvenir à ces correspondances, sans doute, faut-il passer par un processus de construction, qui débute dès l’instant où les objets [ici l’habitat] sont sélectionnés en fonction des potentialités qu’ils recèlent ; ensuite, arrive l’étape de justification qui repositionne l’objet dans son contexte. L’objet se construit et évolue sous l’effet des échanges et de la confrontation des représentations, modifiant ainsi son statut (Faure, 2000) ; après, cette réflexion conduit à la conservation du bien qui maintient la valeur et le sens qui lui sont consacrés. À l’issue de cette conservation, arrive l’étape de la mise en exposition donnant les moyens de présenter le bien au public, lui offrant ainsi une reconnaissance sociale (Laplante, 1992). C’est à ce niveau qu’un lien est établi avec le tourisme. La valorisation marchande – et plus particulièrement, dans une dimension écotouristique – de sites comme les Gsours est construite progressivement et leur mise en exposition ne se suffit à elle-même.
Communication et tourisme
Comme évoqué supra, les zones dans lesquelles se développe ce processus sont qualifiées d’arides (du point de vue du climat), de fragiles et de menacées (du point de vue socio-économique, démographique et politique). Nous traitons essentiellement de territoires ruraux, exposés aux risques naturels, souvent isolés et d’accès difficile, présentant des problèmes écologiques (aridité climatique, faible pluviométrie et forte activité éolienne), avec une précarité voire raréfaction des ressources naturelles (eau, sol, végétation, faune, etc.). Des contraintes sociales et économiques et un déséquilibre démographique (exode de la population vers les zones côtières ou à l’étranger) s’ajoutent aux problèmes écologiques. Ces zones sont ainsi marquées par une double fragilité : naturelle, liée au climat contraignant et à la rareté des ressources ; démographique, résultant de l’émigration et de la fuite des forces vives vers le Nord et les zones côtières. Elles font aussi l’objet d’une surveillance écologique spécifique dans un cadre international de lutte contre la désertification (Tbib, Meyer, 2012). À cela s’ajoute une situation sociale difficile qui impose une nécessaire diversification économique pour améliorer les revenus. Comme ces zones présentent, en même temps, une grande richesse historique, culturelle et patrimoniale, le choix d’un tourisme davantage responsable et durable, fait écho à une évolution des motivations des touristes pour rencontrer les populations, et notamment en Europe où ces derniers sont de plus en plus à la recherche d’offres personnalisées se détachant d’un tourisme de masse (El Gaied, 2012). En effet, en voulant sérier les différentes facettes ou dimensions des publics dans le Sud tunisien, nous notons que les populations locales sont toujours convoquées dans ces logiques et dans les discours d’accompagnement d’un développement des activités. Elles subissent davantage – surtout dans certains sites patrimoniaux – dans cette « mise en tourisme », cet autre public que sont les touristes. Ces derniers, dont on ne connait pas vraiment le potentiel (l’offre et la demande touristique dans ces zones sont encore peu stabilisées ; une caractérisation fine de la « clientèle » reste à faire) ne sont, par ailleurs, jamais convoqués dans les études en qualité « d’experts », d’où l’importance d’aborder ce public selon l’approche ethnographique dont nous nous réclamons ici pour saisir comment le patrimoine y est vécu, représenté et interprété y compris dans sa dimension symbolique par ces différents acteurs.
Comme le souligne Dominique Mégard, « la promotion et le marketing des territoires, à l’échelle régionale, nationale voire internationale, sont devenus nécessaires pour soutenir le développement économique et touristique » (Mégard, 2012, p. 37). Ces techniques de communication notamment en direction des touristes entrent bien dans les prérogatives de la communication publique, mais dépendent largement du contexte politique et économique. Si de facto, tous les territoires ne sont pas égaux en ressources patrimoniales, ils ne le sont pas non plus en matière de politiques de développement des territoires qui, pour la Tunisie depuis l’indépendance en 1956, se sont succédées pour finalement aboutir à un clivage nord-sud d’une part, interne-littoral d’autre part, encore accentué par une centralisation des décisions au niveau de la capitale. Dans le cas du Sud-Est tunisien, l’activité économique reste dominée par le littoral – urbanisation touristique « massive » sur les zones côtières – au détriment des régions internes. L’accroissement encore récent (baisse – en moyenne – de près de 10 % à l’été 2012 par rapport à 2010(4)) des flux de visiteurs pose la question de la gestion des ressources patrimoniales et de la frontière entre tourisme de masse, tourisme de patrimoine et tourisme culturel(5) comme modèle alternatif. La politique publique et territoriale est, surtout en Tunisie, encore en « émergence ». Elle se construit donc avec deux objectifs complémentaires : le renforcement de l’attractivité du territoire au profit de ces populations géographiquement et socialement isolées, mais aussi en direction des touristes avec le développement d’une activité permettant de réduire les risques d’une dualisation des territoires et des économies (i.e. une expansion et une urbanisation touristique « massives » sur les zones côtières, et une dégradation physique du patrimoine dans les régions internes). Ces objectifs sont d’autant plus sensibles qu’il est aujourd’hui urgent de rétablir un équilibre entre régions et éviter les inégalités sociales qui reposent avant tout, pour le cas de la Tunisie, sur des inégalités et des disparités territoriales.
Dans les formes d’exploitation touristique du patrimoine architectural et son intégration dans le secteur touristique l’accent est donc mis sur une approche dite « écotouristique » i.e. non destructive qui, dans les rhétoriques de légitimation, est décrite comme une forme de tourisme de participation et de valeurs favorisant le développement d’échanges humains, économiques et culturels avec les visiteurs attirés par la singularité des valeurs propres et de la culture d’un territoire. L’aspect social se trouve ici mis en avant. C’est en effet, l’adhésion de l’ensemble des acteurs locaux qui est visée avec la nécessité de communiquer en priorité vers la population locale pour lui expliquer les projets de développement entrepris et leurs conséquences (Sharpley, 2000). Pour Weeden (2002), le tourisme éthique est proche du tourisme durable parce qu’il se fonde sur les principes d’équité sociale, économique et environnementale. Précisons que, pour l’heure, la transformation des ressources patrimoniales en produit touristique profite beaucoup plus aux acteurs touristiques (entreprises de tourisme, agences de voyages, etc.) qu’à la population locale.
Pour engager le processus de valorisation détaillé supra, et renforcer cette « mise en tourisme », les acteurs tentent de produire de l’information et une connaissance spécifiques par l’image. La situation est cependant paradoxale. Alors que les images de ces sites sont présentes sur l’ensemble des supports de promotion touristique, l’information locale sur cette une architecture en ruine et les modes de vie afférents reste lacunaire. Elle n’est même pas pensée comme élément essentiel pour raconter une histoire et pour caractériser le lieu. En fait, nos travaux montrent que cette promotion, par une mise en image et en récit des sites, reste encore à construire en direction des touristes et aussi au niveau local. Si l’activité touristique, et ceci depuis son émergence au milieu du XVIIIe siècle (Cousin, Réau, 2009), se construit à la fois dans la production, la circulation et l’appropriation d’un certain imaginaire collectif, de représentations et de pratiques sociales spécifiques, comme celle d’une image singulière d’un territoire mettant en relation différents publics, les possibilités de transformation sont ici plus qu’importantes. L’absence d’analyses sur les attentes et sur le regard posé par les touristes sur ces lieux ouvre sur une communication « multi-vignettes » et sur une rhétorique de légitimation des développements touristiques reprise sous des qualificatifs « d’écotouristique » ou de « tourisme durable » ayant une incidence directe sur les manières de communiquer et de toucher certains publics. L’activité touristique dans les zones étudiées se déploie en outre dans un contexte dit « post-révolutionnaire » en Tunisie qui affecte la fréquence des interactions du touriste avec la population locale. C’est ici qu’il convient de reprendre la caractérisation que propose Marc Boyer (1999) du voyage touristique qui se décompose en trois temps : le voyage rêvé, le voyage vécu et le voyage prolongé, et de rejoindre Philippe Viallon (2013), pour qui cette distinction subtile se révèle aussi pratique pour appréhender le phénomène touristique dans une approche interculturelle. Le voyage rêvé apparait ainsi comme un processus de préparation d’un dépaysement où les touristes prennent le temps d’approcher la culture de l’autre avant même d’y être directement exposés (apprendre quelques mots de la langue, se renseigner sur les mœurs et les coutumes, etc.).
Dans ces développements et dans ces zones, la dimension interculturelle apparaît donc déterminante pour appréhender la communication touristique. Le cas du village berbère de Chenini dans le Sud-Est tunisien l’atteste à travers la mise en place et le développement d’un tourisme solidaire impliquant à la fois les habitants dans une mise en valeur des ressources patrimoniales et les touristes-visiteurs dans la découverte et dans le soutien d’un patrimoine présenté comme « authentique » (les touristes contribuent en effet au financement de projets de développement du village). Cette « expérience touristique » met ainsi en relation les deux publics pour faire émerger des représentations communes et partagées. A partir de recommandations de guides, d’informations transmises par le bouche-à-oreille ou de simple volonté de découverte, les touristes transforment leur trajet en expérience (Boyer, 2005). Enfin, le voyage prolongé où les touristes rentrés chez eux, vont devenir, par le bouche-à-oreille, des relais dans le sens positif ou négatif de la destination, voire des gatekeepers ou « gardiens des portes », c’est-à-dire des lanceurs de tendances influant sur la renommée du lieu (Viallon, 2013). En effet, les pratiques touristiques se développent essentiellement par imitation d’une couche sociale par une autre (Viallon, Boyer, 1994). Et c’est sans doute là les principaux points de tension dans les futurs développements d’une communication publique et territoriale au service du local.
Conclusion
Balbutiante, la communication publique et territoriale commence à peine à faire ses premiers pas, souvent dans l’urgence et non sans une certaine improvisation en lien avec le contexte politique de la Tunisie. Nous sommes encore loin des affirmations selon lesquelles la communication publique s’est imposée comme catégorie dominante si l’on en juge par « la routinisation » des usages de ce syntagme notamment en France et en Europe (Ollivier-Yaniv, 2010) ou dans des territoires où les relations avec les médias locaux ou nationaux sont partie prenante des transformations et des valorisations (Pailliart, 1993 ; Noyer, Pailliart, Raoul, 2013). La difficulté est au moins autant pour les décideurs locaux de ne pas réduire la valorisation de ces zones et de ses patrimoines à une communication publicitaire que d’activer les interactions entre une population locale et les touristes dans ces contextes spécifiques. La poursuite de notre recherche va dans ce sens et vise à analyser certaines conséquences de la rencontre entre une population locale et un visiteur étranger sur le plan culturel et social et en lien avec ce patrimoine matériel spécifique que constituent aujourd’hui les Gsours. Nos travaux ont donc une dimension prescriptive dont s’empareront (ou non) les décideurs locaux.
Dans les développements actuels de la Tunisie et sa volonté de réduire les inégalités entre les régions (gouvernorats), les efforts devront davantage porter sur ces deux aspects en lien d’abord avec un patrimoine matériel où le visiteur sera d’abord équipé (et tributaire) de sa propre information, mais aussi saisir le sens local (celui de l’habitant) qui reste un élément essentiel pour penser les échanges et partages de connaissances dans un processus de patrimonialisation ou dans des développements pensés comme écotouristiques.
Notre objet de recherche s’inscrit de facto dans une dynamique de rencontres et d’interactions entre visiteurs et visités, d’où l’intérêt de l’étudier comme (e.g. le patrimoine matériel que représentent les Gsours ; les patrimoines naturel et immatériel suivront) il est vécu, représenté et interprété par les différents acteurs en présence, y compris la population locale. Il est essentiel de rendre compte de la manière dont les différents acteurs décrivent et traduisent leur attachement au territoire, les relations sociales qu’ils y élaborent, les croyances qui prennent sens pour eux et qui nous permettront de construire une information valorisant ces lieux. Les analyses de ces interactions devraient nous apprendre beaucoup sur le rapport qu’entretiennent des individus à l’espace et au territoire, et notamment sur l’appropriation de ce dernier (Fischer, 1989), mais également sur les « distances socio-spatiales entre groupes ainsi que sur leurs chances inégales d’accès aux biens matériels et symboliques offerts » (Grafmeyer, 1994, p. 36).
Notes
(1) Le programme franco-maghrébin Langages, objets, territoires et hospitalités (LOTH) soutenu par l’Agence universitaire de la Francophonie associait des partenaires de Tunisie (Institut des régions arides et universités de Gabès et de la Manouba), d’Algérie (Universités de Constantine et Béjaïa) et du Maroc (École des sciences de l’information à Rabat, université Ibn Zohr Agadir) autour de thématiques de préservation, de conservation et de valorisation des patrimoines naturel, matériel et immatériel dans ces zones. Il oriente maintenant ses travaux, dans l’analyse de l’émergence de la communication publique et territoriale au Maghreb http://loth.hypotheses.org/
(2) La place manque ici pour une description des terrains et une caractérisation des acteurs mobilisés dans nos recherches. Outre l’ouvrage de synthèse mentionné supra (Morelli, Sghaïer, 2012), ces éléments sont détaillés dans les thèses soutenues (Haddad, 2008 ; Belhassine, 2010 ; Mzioudet-Faillon, 2011) qui sont aux fondements du programme LOTH.
(3) http://www.ecotourisme-magazine.com consulté le 17/04/2013. En 1999, l’OMT publie un nouveau document : le Code mondial d’éthique du tourisme (CMET). Il s’inspire largement de la Charte mondiale de 1995 et énonce en 10 articles les règles que doivent respecter aussi bien les gouvernements que les acteurs du tourisme (voyagistes, transporteurs, structures d’hébergement…).
(4) www.tourisme.gov.tn consulté le 16/04/2013 – Le soulèvement populaire en janvier 2011 a aussi eu pour conséquence une baisse de 40 % des recettes touristiques lors des trois premiers trimestres 2011. Cette baisse a été toutefois suivie en 2012 d’une hausse de près de 30 % selon les chiffres officiels publiés.
(5) Pour Saskia Cousin (2005, p. 60) : « Le discours du tourisme culturel a émergé avec l’arrivée au pouvoir des promoteurs de la réconciliation de la culture et de l’économie. Il s’est construit en se démarquant du tourisme de patrimoine, et en faisant l’apologie d’un tourisme et d’un touriste moderne et urbain ». Elle précise que « les produits de tourisme culturel désignent le plus souvent des circuits pour les groupes, la seule chose rentable pour les voyagistes […] Depuis 1954, l’ONU et les institutions internationales définissent le touriste par le fait qu’il passe une frontière ou, dans le cas du tourisme intérieur, par le fait qu’il passe au moins une nuit hors de son domicile » (Cousin, 2006, p. 155).
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Auteurs
Mouna El Gaied
Mouna EL GAIED est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Lorraine (site de Nancy) et membre du Centre de recherche sur les médiations. Elle travaille sur les articulations entre communication et démarches qualité dans des services (hospitaliers et touristiques) répondant à des valeurs liées à l’accueil et aux soins des personnes.
Vincent Meyer
Vincent MEYER est professeur des universités en sciences de l’information et de la communication à l’Université Nice Sophia Antipolis et membre du Laboratoire Information, Milieux, Médias, Médiations (I3M). Ses domaines de recherche sont les pratiques d’information et de communication d’agents individuels ou collectifs dans différents champs professionnels et leur manifestation dans les discours publics (écrit, oral ou audiovisuel). Ce faisant, il étudie le caractère d’action et d’utilité publique de certaines formes de communication (prévention, sensibilisation, médiation, supports des politiques publiques et sociales dans des perspectives interculturelle, transfrontaliére et internationale).