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Tic et conflit social : le redéploiement des médias sociaux dans la Tunisie post-révolution

20 Fév, 2015

Résumé

Ce travail vise à montrer la manière dont les réseaux sociaux de l’internet participent de la construction symbolique des mouvements sociaux en ligne. Articulée à un contexte conflictuel particulier, celui de la transition démocratique en Tunisie, cette construction se révèle hétérogène et s’appuie sur des modalités organisationnelles et discursives différentes. Les pratiques d’information et de publicisation par les groupes mobilisés qui cherchent à se rendre visibles et s’introduire dans le débat public sur la construction démocratique fonctionnent de manière générale comme un discours enflammant et captivant permettant d’insuffler un dynamisme politique transitoire.

Mots clés

Internet, participation, mouvements sociaux, espace public, opinion.

In English

Title

ICTs and social conflict: the redeployment of social media in post-revolution Tunisia

Abstract

This work aims to show how the social networks of the Internet participate in the symbolic construction of social movements online. Articulated in a particular conflict context, the democratic transition in Tunisia, this construction reveals heterogeneous and relies on different organizational and discursive modalities. Information and publicizing mobilized by groups seeking to make themselves visible and get into the public debate on democracy-building work generally as a speech igniting and exciting allowing to inject a passing political dynamism.

Keywords

Internet, participation, social movement, public sphere, opinion.

En Español

Título

Tic y conflicto social: la redistribución de los medios de comunicación social en la post-revolución de Túnez

Resumen

Este trabajo tiene como objetivo mostrar cómo las redes sociales de Internet participan en la construcción simbólica de los movimientos sociales en línea. Vinculado a un contexto conflictivo particular, esto es el de la transición democrática de Túnez, esta construcción se revela heterogénea y se apoya en modalidades organizacionales y discursivas diferentes. Las prácticas de información y comunicación de grupos mobilizados que buscan hacerse visibles e introducirse en el debate público de la construcción democrática, funciona de manera general, como un discurso encendido y cautivante, que permite infundir un dinamismo politico transitorio.

Palabras clave

Internet, participación, movimientos sociales, ámbito público, opinión.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Dahmen-Jarrin Zouha, «Tic et conflit social : le redéploiement des médias sociaux dans la Tunisie post-révolution», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°15/2B, , p.189 à 198, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2014/supplement-b/16-tic-et-conflit-social-le-redeploiement-des-medias-sociaux-dans-la-tunisie-post-revolution

Introduction

Les réseaux de l’Internet en tant que dispositifs socio-techniques du monde contemporain sont parés dans les recherches actuelles de vertus démocratiques. Ils contribuent comme l’ensemble du web à la reconfiguration de la visibilité des acteurs politiques, à l’émancipation des acteurs de la société civile et au déploiement de l’expression citoyenne à l’égard de la chose publique (Flichy, 2008, 2010 ; Greffet et Wojcik, 2008 ; Cardon, 2010 ; Monnoyer-Smith, 2011). Ces affirmations dépassent le périmètre des vieilles démocraties représentatives et semblent recevoir un écho grandissant dans les pays du sud concernés par la construction démocratique (Najar, 2013). Elles semblent d’ailleurs s’inscrire d’une manière générale dans les promesses sociopolitiques dont serait porteur l’internet au regard des mutations sociotechniques qui affectent nos sociétés actuelles. La présence massive de différents acteurs sur les réseaux numériques stimulerait l’engagement politique et créerait les conditions d’interactions généralisées favorables au déploiement et à la mise en visibilité du débat public.

Depuis le déclenchement du « printemps arabe », les sociétés nord africaines traversent des bouleversements politiques liés aux changements institutionnels et à la montée en puissance et en visibilité de mouvements de revendication. En Tunisie, l’ère de l’obéissance (Hibou, 2006) semble être révolue, laissant place à une société de la défiance (Rosanvallon, 2006). Si la construction démocratique constitue l’enjeu de la refondation institutionnelle, elle représente pour de nombreux citoyens et membres de la société civile le leitmotiv de la mobilisation participative au travers des réseaux de l’internet, devenu espace de prédilection des mouvements sociaux. Dans ce contexte de transformation lente, complexe et délicate où la fragilité des institutions s’accompagne de luttes politiques par des acteurs en quête de légitimité (Najar, 2013), les réseaux numériques représentent un espace politique supplémentaire d’interactions entre responsables politiques et citoyens. Mais aussi l’instrument privilégié d’acteurs marginalisés, mouvements extrêmes, militants et personnes ordinaires pour se rendre visibles et imposer au débat public des questions inédites et tactiques visant à infléchir le processus démocratique.

Nous souhaitons focaliser notre recherche sur les réseaux numériques en tant qu’espace public de médiation et d’engagement (Dacheux & Rouquette, 2013) investi par des acteurs hétérogènes qui interagissent en faisant valoir auprès de l’opinion des discours politiques antagonistes révélateurs de projets de changement social divergents. Notre attention portera plus particulièrement sur les processus de mise en visibilité de groupes sociaux en ligne qui cherchent à s’introduire dans le débat public portant sur la construction démocratique. Comment ces différents groupes cherchent-ils par le truchement des nouvelles techniques de l’information et de la communication à orienter le débat public dans ses formes et son contenu et à influer sur les choix et décisions que pourraient prendre les acteurs politiques au pouvoir ? Ce faisant, notre questionnement de l’usage sociopolitique des réseaux de l’Internet s’attachera à mettre en lumière l’ancrage social de ces dispositifs et les pratiques auxquelles ils donnent lieu (Miège, 2007). Il cherchera à rendre compte de la manière dont les pratiques de ces dispositifs à des fins politiques se greffent à un contexte politique et social particulier. En ce sens que la mobilisation par les activistes des réseaux en ligne, telle une scène de mise en visibilité des informations, des opinions et revendications politiques, ne peut être dissociée des rapports de force conflictuels qui caractérisent la sphère politique. Les mouvements sociaux en ligne ne font-ils pas résonner et retentir au-delà de la sphère institutionnelle les luttes, coups et arrangements politiques auxquels se livrent les acteurs politiques (partis au pouvoir et de l’opposition) ? Plus précisément, comment les pratiques d’information et de publicisation (Miège et Romeyer, 2010) dans l’espace des réseaux socio-numériques expriment-elles les tensions sociales et politiques, sinon participent-elles de leur formation ? Il ne s’agit pas, par cette contribution, de dresser un portrait idéalisé et enjoué des rapports entre mouvements sociaux et médias en ligne, ni de faire état du combat politique auquel se livrent les acteurs dans cette phase postrévolutionnaire. Nous proposons d’objectiver et de mettre à l’épreuve des données récoltées l’hypothèse selon laquelle l’espace des mouvements sociaux en ligne est une construction hétérogène et non-unifiée. S’il participe de la structuration des rapports de forces, sa configuration est disparate et traversée par des tensions dont les acteurs font l’expérience et rendent compte de par leur positionnement politique, grâce à un continuum de liberté et de pouvoirs d’agir stimulé par l’usage des réseaux de sociabilité en ligne.

La consécration des réseaux sociaux en ligne comme un nouveau répertoire des luttes sociales et politiques en Tunisie

La période de transition démocratique en Tunisie semble être marquée par la confirmation de l’internet comme levier incontestable de l’action collective. S’appuyant sur des expériences cumulatives dans l’usage contestataire de l’internet (Lecomte, 2013), la participation en ligne articulée à un système médiatique totalement bouleversé contribue à la construction symbolique de luttes sociales et politiques dans ce pays. Non seulement elle favorise la production et la circulation de l’information indispensables au débat, mais surtout, elle avantage la représentation des acteurs qui s’y engagent. Cette participation est stimulée par l’entrée dans l’espace médiatique de nombreux acteurs politiques et membres de la société civile dont les activités subissaient sous l’ancien régime la désinformation, le rejet et la répression. L’élargissement de la sphère politique et son ouverture à une diversité d’acteurs a offert de nouvelles opportunités politiques et médiatiques pour le resurgissement de nouvelles actions collectives et la formulation de revendications protestataires. La conflictualité sociale ravivée par ce changement structurel est de surcroît exacerbée par la réapparition des anciennes rivalités politiques entre élites et partis que l’ancien régime avait réussi à dompter par l’hégémonie de son parti et la cooptation ou la marginalisation de certains d’entre eux. En effet, au lendemain de l’effondrement du régime, la fragilité du cadre juridique et institutionnel a entraîné une redistribution des cartes sur l’échiquier politique et la reconfiguration des alliances entre partis et mouvements politiques. Depuis les élections du 23 octobre 2011, les rapprochements entre acteurs et partis politiques se font et se défont, nourris par les incertitudes quant aux intentions politiques du parti islamiste et ses alliés, par la crise économique qui s’est accentuée et par la dégradation de la situation sécuritaire. La société tunisienne apparaît, à la veille de l’adoption de la nouvelle constitution, scindée en deux : entre défenseurs de la coalition au pouvoir et ses opposants (Chouikha et Gobe, 2013). Cette situation illustre parfaitement ce que Charles Tilly et Sidney Tarrow appellent une politique du conflit en contexte révolutionnaire. Autrement dit, une situation « faite d’interactions, où des acteurs élèvent des revendications touchant aux intérêts d’autres acteurs, ce qui conduit à la coordination des efforts au nom d’intérêts ou de programmes partagés » (Tilly et Tarrow, 2008, p. 20). Elle offre par conséquent une perméabilité à la montée en puissance de mouvements de revendication dont le processus d’interaction et de médiation (Fillieule et Mathieu, 2009) contribue largement à leur formation et à leur évolution.

A ces opportunités politiques s’ajoutent des opportunités communicationnelles qui sont propices à la constitution de solidarités actives dans l’espace public tunisien. Les réseaux sociaux de l’internet basés sur la contribution collective semblent devenir aujourd’hui un acteur incontournable. Leur usage est renforcé par une perception collective née du processus révolutionnaire selon laquelle le pouvoir appartient désormais au peuple. Sur la base de cette croyance, tout individu voudrait manifester des formes et des capacités d’action communicationnelle qui décident parfois à son insu de son appartenance et de son positionnement politique dans l’espace public. C’est ainsi qu’élus, institutions politiques, organisations de la société civile, acteurs médiatiques, militants et citoyens se retrouvent tous producteurs et sujets des informations qui circulent sur les réseaux sociaux de l’internet. Cette configuration sociotechnique traduit parfaitement le processus révolutionnaire qui « met en jeu les intérêts de tout un chacun, ce qui pousse de nombreux acteurs à se mobiliser pour l’action ». (Tilly et Tarrow, 2008, p. 50).

Dans ce contexte particulier où l’ensemble des structures sont en mouvement, la participation politique sur les réseaux sociaux de l’internet se confirme comme un répertoire de l’action collective en Tunisie. Elle allie à la fois revendications montantes, intérêts contradictoires et réseaux de sociabilité comme forme d’organisation préexistante. L’ensemble des acteurs politiques ont saisi les enjeux d’une présence massive sur l’internet. Ainsi, tout en comptant sur les médias classiques audiovisuels pour se rendre visibles auprès de l’opinion, les islamistes ont, par exemple, acquis et créé de nombreux sites et comptes sur l’Internet servant d’outils de propagande avant et après les élections de 2011. A contrario, plusieurs sites soutenant les partis de l’opposition et les survivants de l’ancien régime ont aussi vu le jour, dont l’engagement de la communauté d’abonnés est prêt à être réactivé à tout moment contre les adversaires politiques. Plusieurs évènements protestataires et épisodes de mobilisation collective qui se sont formés en ligne révèlent et mettent en scène les clivages et la fracture socio-politique dont la presse locale et parfois internationale font régulièrement l’écho. Si ces manifestations traduisent, dans une certaine mesure, le climat politique délétère qui impacte le processus révolutionnaire, certaines ont permis à la société civile soutenue par les partis de l’opposition de remporter quelques victoires sur leurs adversaires islamistes, telle que la mobilisation en août 2012 pour l’inscription de l’égalité homme-femme dans la constitution qui s’est appuyée sur les réseaux de l’Internet (pétition, appel à manifestation).  Mais aussi le récent mouvement de protestation contre la violence politique de l’été 2013, initié par des collectifs hétérogènes de la société civile, de jeunes et étudiants actifs sur l’internet et soutenu par les partis de l’opposition et l’UGTT (Union Générale Tunisienne du Travail), ayant permis l’organisation du grand sit-in du départ. Celui-ci s’est appuyé sur une véritable panoplie symbolique construite grâce à un arsenal communicationnel et médiatique important contribuant à renverser les rapports de force entre le gouvernement de coalition à majorité islamiste et ses opposants.

Pour rendre compte de la manière dont les mouvements sociaux en ligne s’introduisent dans le débat public autour de la construction démocratique et cherchent à se rendre visibles auprès de l’opinion, nous avons, grâce à une observation et une veille sur les réseaux Twitter et Facebook, établi une monographie de trois collectifs Fik (Réveille-toi), Khnagtouna (Nous étouffons) et Tamarrod (Rébellion) prenant lieu dans et par l’espace numérique durant l’année 2013. Ce sont des mouvements qui s’inscrivent dans une démarche citoyenne que l’on pourrait qualifier de faiblement institutionnalisée, contrairement à des associations et autres collectifs bien ancrés dans la société civile, tel que le réseau Destourna. Ils s’appuient sur les médias pour acquérir une certaine légitimité. A partir des publications présentées sur leurs sites respectifs et des productions discursives relatives à certains épisodes contestataires, nous avons procédé à une analyse sémio-discursive qui cherche à interpréter les discours publiés dans un total énonciatif. Comment la protestation est mise en discours et avec quelle temporalité ? Comment le discours met-il en scène les acteurs participants ? Comment s’établissent les interactions ? Nous avons pu établir une typologie des formes symboliques des actions collectives prenant appui sur les réseaux sociaux de l’internet. Ce qui distingue ces mouvements en ligne c’est la diversité des modalités de leur construction, la manière dont ils touchent l’opinion publique par le biais des connexions et réseaux auxquels ils donnent lieu et l’impact qu’ils peuvent avoir sur l’espace public.

Légitimité populaire versus légitimité électorale

Les collectifs en ligne comme Khnagtouna, Fik et Tamarrod ont pris appui dans leur formation et leur développement sur les réseaux socio-numériques pour se rendre visibles dans l’espace public. Leurs actions visaient, dans un premier temps, la production et la circulation de flux informationnels qui permettaient avant tout d’engager un débat sur la crise politique, d’accroître le nombre des sympathisants prêts à être réactivés à tout moment et de susciter des articles dans la presse nationale. Alliant publications en ligne et mise en scène publique dans la rue (pétition, stands sur la place publique, recours à la signature des citoyens, etc.), ces mouvements s’appuient sur l’espace numérique comme tribune pour réunir les mécontents et les désenchantés de la gestion islamiste du pouvoir. A l’instar du mouvement Tamarrod égyptien qui a contribué à déloger le pouvoir du président Morsi, ils entendaient imposer une légitimité populaire qui pourrait remettre en question la légitimité électorale à laquelle les islamistes tunisiens comme leurs disciples égyptiens étaient extrêmement attachés. Demandant la dissolution de l’Assemblée constituante, la rédaction de la constitution par des experts juridiques et la formation d’un gouvernement de salut national, les publications en ligne aux formats hybrides, sous forme de commentaires de l’actualité politique, reprises de formats journalistiques et webzines, cherchaient à construire et nourrir la critique sociale et à inciter l’engagement politique avant que des actions sur le terrain (sit-in, manifestations..) ne soient engagées. Mais plus qu’un espace pour faire connaître leurs revendications, les pratiques d’information et de publicisation sur les réseaux de l’internet servent à nourrir les représentations pour recruter et motiver les troupes afin de reprendre possession de la rue dans un élan populaire.

Ces espaces sont animés par des jeunes proches des partis de l’opposition « séculariste » tunisienne tout en déclarant en être indépendants. Ils revendiquent leur participation à la révolution. Ils entendent défendre les valeurs du combat qu’ils ont mené (emploi, liberté et dignité) perverties par l’hégémonie du parti islamiste sur l’ensemble des institutions, par la bipolarisation de la vie politique et par la montée en puissance de la violence. Leur participation au débat public sur la crise politique cherche à rétablir le processus révolutionnaire en remettant à l’ordre du jour les objectifs pour lesquels le peuple s’est levé contre l’ancien régime. Ceci passe essentiellement par une activité foisonnante de création de contenu et de circulation de l’information qui contribuent à élargir le cercle de leurs sympathisants, à inciter les internautes à s’engager dans l’action politique par la publication de messages contestataires, et à utiliser la plateforme du réseau social pour nouer des contacts et établir des connexions avec les coordonnateurs du mouvement dans les différentes villes du pays. L’action collective dans et par l’espace numérique s’appuie sur la multiplication et la diversification de micro-espaces de débat en connectant plusieurs sites à disposition. C’est le cas des mouvements Tamarrod et Khnagtouna qui fonctionnent plus ou moins selon le modèle de l’organisation associative et politique en s’appuyant sur des comités de coordination locaux et sur un réseau de représentants interconnectés animant des espaces locaux de débat et d’engagement citoyens permettant d’élargir le périmètre spatial de leurs mouvements et d’entreprendre des actions collectives synchronisées. La diversification des espaces en ligne permet aussi de nourrir un mouvement généralisé opposé au gouvernement islamiste par des contributions politiques et médiatiques émanant directement d’acteurs à fort capital culturel et social qui sont souvent intégrés et cooptés par les membres de différents collectifs pour constituer une culture et une identité politique communes. Ces contributions organisées par exemple sous la forme d’un groupe ouvert, Tamarrod Tunisie, auquel appartiennent symboliquement des acteurs de la société civile poursuivant des objectifs communs, permettent d’agir sur les représentations et de construire les cadres d’interprétation (Neveu, 2011) d’un mouvement anti-islamiste au regard du contexte qui pousse à l’entrée en action. Ces contributions couplées à d’autres formes de publications administrées par les acteurs principaux des collectifs soumis à l’étude constituent en quelque sorte la « littérature », les croyances et les valeurs sur lesquelles se fondent les actions de protestation conduites dans l’espace numérique et sur la place publique afin de justifier de la légitimité du mouvement social.

Ainsi, l’espace numérique offre incontestablement à ces mouvements de protestation l’occasion de condenser les stratégies de leur déploiement en agissant sur les représentations par la mise en récit de leurs revendications et de ce qui motive leurs actions, en recrutant des adhérents et des sympathisants, en coordonnant des actions de représentation à distance et en prenant en charge la mise en visibilité médiatique des formes de luttes sociales auxquelles ils participent dans l’espace urbain. Cependant, la construction symbolique du mouvement social au travers des réseaux numériques n’est qu’une stratégie supplémentaire dans la mise en visibilité de ces mobilisations collectives. Ainsi, axé sur la symbolique du nombre (Boullier, 2013) comme valeur et indicateur de puissance de leur mouvement, le collectif Tamarrod a énormément communiqué sur le nombre de signataires de leur pétition justifiant et légitimant la dissolution de la Constituante sans que le chiffre avancé ne puisse être concrètement vérifié. Il a simplement créé autour de lui une agitation médiatique conduite notamment par la presse en ligne, et a entretenu la confusion sur les réels rapports du collectif avec certains partis de l’opposition. Cela a renforcé par ricochet la médiatisation du groupe. Sans l’appui des institutions médiatiques, plus suivies en Tunisie, et sans alliances même circonstanciées avec d’autres groupes et institutions politiques, au risque souvent de se voir instrumentalisé et divisé, ces collectifs ne peuvent, comme l’a montré le sit-in du départ, accéder à une visibilité de grande ampleur et provoquer un élan populaire qui pourrait peser sur les rapports de force avec leurs adversaires.  Même s’ils ont recours par ailleurs aux traditions et expériences déjà usitées dans les luttes sociales (réunions en présence de la presse, ralliement de personnalités connues du grand public comme les artistes, coordination off-line des actions à conduire, etc.).

La participation en ligne conduite par ces collectifs n’est donc qu’une partie d’une panoplie d’objets, de ressources et de répertoires qui se déploient aussi dans d’autres arènes. Elle ne résume pas non plus l’ensemble de l’espace de contestation en Tunisie dans lequel d’autres groupes sociaux se mobilisent pour défendre des causes particulières comme la mobilisation en ligne pour la libération de prisonniers politiques #FreeJabeur ou le mouvement des droits sociaux et économiques Magaloulnech (Ils ne nous ont pas dit) qui dénonce la non transparence dans les accords financiers contractés par les gouvernements de transition avec le FMI et entend mener un combat contre la mondialisation financière. Par ailleurs, dans cet espace naissent des campagnes de protestation et de mise en visibilité des problèmes que l’on cherche à introduire dans le débat public par différents moyens de symbolisation. Elles s’efforcent de peser sur les discussions et controverses en faisant valoir la majorité populaire par opposition à la majorité électorale.

Episodes contestataires et opinion volatile

Les épisodes contestataires sont en grande partie le résultat de ce que Dominique Cardon et Fabien Granjon appellent les coopérations faibles sur le réseau de l’Internet (Cardon et Granjon, 2010) et de la montée en capacité de la parole citoyenne dans l’espace public. Les campagnes de protestation suivant ce modèle sont essentiellement construites en ligne par le biais des interactions auxquelles le flux informationnel et la publicisation des opinions donnent lieu. Plusieurs sites tunisiens, clairement opposés à la majorité électorale, ayant plus de cent mille abonnés, fonctionnent et assurent la visibilité de leurs publications en ligne grâce à l’ordonnancement des réseaux (Cardon, 2011) et à la réactivité des internautes qui donnent aux informations, aux opinions en ligne et donc à l’action contestataire une réelle existence. La nouveauté que ces mouvements en ligne introduisent sur la politique du conflit se situe au niveau de leurs finalités intrinsèques. Plus que les revendications qu’elles comportent et qu’elles cherchent à légitimer, les campagnes de protestation que nous renvoient quotidiennement les plateformes numériques sont organisées grâce au réseau d’interconnexion pour donner du poids à la contestation, faire réagir l’opinion connectée, attirer l’attention des médias en ligne et susciter des réactions de la part des acteurs politiques contribuant de cette manière à construire et alimenter les tensions et le conflit politique. Leurs formations seraient dépendantes de la conjugaison de plusieurs éléments dans lesquels l’architecture technique du répertoire soutient les stratégies expressives des internautes participants.

En effet, plusieurs campagnes collectives s’opposant à la majorité électorale ont pris naissance grâce à des stratégies expressives individuelles. Pour les administrateurs des sites, s’engager en ligne dans le combat politique auquel se livrent l’ensemble des acteurs sociaux en Tunisie  implique d’être en éveil de manière constante et régulière aux informations qui circulent dans les médias et sur les  réseaux de l’Internet. Une grande partie des mobilisations symboliques se constitue en réaction à des informations que certains individus auraient dénichées grâce à leurs propres réseaux personnels ou par une veille et une recherche active de tout document, preuve et témoignage médiatisés ou non qui permettent de travailler symboliquement leurs campagnes de protestation. Certains arrivent par des stratégies opportunes de mise en visibilité de certains documents à leur assurer une large diffusion. Ils constituent de ce fait des « chiens de garde » prêts à embrayer et entrer en scène à tout moment, aidés par l’environnement numérique dans lequel ils évoluent.
Plusieurs mobilisations numériques et donc symboliques se sont déroulées de cette manière. Elles se sont souvent focalisées sur la dénonciation des pratiques politiques de la majorité au pouvoir, comme le soutien à certains réseaux salafistes, le silence du gouvernement vis-à-vis des milices constituées après la révolution ou l’encouragement de certains Tunisiens à partir combattre en Syrie contre le régime d’Assad. Certains documents audiovisuels tournant en boucle, comme les propos du leader islamiste Rached Ghannouchi déclarant que les salafistes lui rappellent sa jeunesse et qu’ils prédisent une nouvelle culture, sont utilisés à charge contre les intentions hégémoniques du parti islamiste. De même, certaines décisions et lois votées à l’Assemblée rencontrent un raz-de-marée informationnel et sémiotique montrant les élus majoritaires sous une mauvaise posture, comme c’était le cas pour la loi votée en décembre 2013 consistant à accorder sur des deniers publics des compensations financières aux prisonniers politiques, dont une majorité de militants islamistes. Au moment où le pays vit une grave crise économique et sociale, cette décision a été considérée par les internautes comme scandaleuse et anti-démocratique, visant à spolier le peuple au profit des intérêts particuliers de certains militants du parti islamiste.

Toutefois, si ces pratiques d’information et de publicisation que construisent ces mobilisations se rattachent à la viralité constitutive du réseau, elles sont soumises à une temporalité spécifique et fonctionnent souvent soit comme un rouleau compresseur visant les pratiques de certains acteurs politiques soit comme un dispositif d’élection pour d’autres. Elles montrent aussi l’extrême perméabilité, le flottement et le ballottement constant de l’opinion. Par exemple, la campagne menée en ligne, devenue aujourd’hui une affaire judiciaire, visant l’ancien ministre des affaires étrangères du gouvernement Mohamed Jbali accusé de détournement d’argent public à la suite de révélations publiées par une blogueuse. Les informations qui construisent la critique de cette affaire étaient très impactées par les conflits et règlements de compte parfois personnels qui s’interposent entre acteurs. De même, l’institution présidentielle n’échappe pas à une critique acerbe et virulente d’une communauté d’internautes en extrême vigilance, d’autant plus que la légitimité et la pertinence de ses interventions sont quotidiennement mises à l’épreuve de la réalité des évènements.

A contrario, ces mouvements de mobilisation symbolique sont susceptibles, dans une temporalité extrêmement rapide, de construire de manière fulgurante la notoriété et la visibilité d’un acteur politique en collectant, filtrant et sélectionnant l’ensemble des informations le concernant. C’est ainsi que, lors de la crise politique de l’été 2013, le professeur de droit constitutionnel Kais Said a été promu par les internautes comme l’homme de la situation et parfait chef du gouvernement. Plus récemment encore, l’actuelle ministre du tourisme a été bien avant sa nomination le centre des informations et des conversations en ligne au point que la campagne de mobilisation entre partisans et opposants à sa nomination au ministère a donné lieu à un hashtag sur Twitter désigné par #karboulmania. Cette forme d’action collective illustre parfaitement ce que Dominique Boullier appelle le High Frequency Politics, à propos de l’opinion publique construite sur la base de la circulation virale des informations et des réactions auxquelles elles donnent lieu dans l’espace médiatique (Boullier, 2013, p. 47). La réactivité générée en ligne aux messages médiatiques et aux discours d’acteurs politiques peut susciter, dans ce contexte de crise, des pratiques de publicisation provocatrices alimentant la viralité de certaines mobilisations dont les effets peuvent dépasser le périmètre des interactions en ligne.

Dans un contexte de fébrilité extrême de l’opinion marquée par des discours médiatiques qui se télescopent, de nombreuses informations et expressions qui participent de la formation des mouvements sociaux en ligne sont ponctuées d’une rhétorique désinhibée et parfois d’une extrême violence où les termes relatifs à la menace et à l’assassinat reviennent fréquemment dans les discours qui circulent sur les réseaux. De même, les insultes et les injures sont devenues des pratiques routinières provoquées par des personnes agissant souvent sous couvert d’anonymat. D’autres opérations de bricolage de l’information (diffusion de fausses nouvelles, déformation et détournement de certaines images, etc.) visent la désinformation et la manipulation pour remporter quelques avancées symboliques sur l’adversaire politique. En ce sens que les internautes font quotidiennement l’expérience de ce que Erik Neveu appelle la course aux armements communicationnels et symboliques (Neveu, 2010, p. 246), c’est-à-dire la manière dont la mise en langage de la critique et des réactions et l’agrégation de contenu au sein de collectifs interconnectés permet de gagner en visibilité et de réussir des coups symboliques vis-à-vis du camp adverse. Cette mise en langage particulière est souvent source d’une guerre symbolique entre mouvements et contre-mouvements dans laquelle chaque acteur du conflit cherche à impressionner l’opinion par une démonstration populaire de sa puissance ce qui alimente et entretient, dans ce contexte particulier, la fracture politique et provoque plutôt une forme de balkanisation de l’espace numérique.

Conclusion

Dans ce contexte où l’ensemble des structures politiques et médiatiques sont en mouvement, les actions collectives de protestation prenant appui sur les fonctionnalités des réseaux de l’internet et sur l’engagement des participants à la production et à la diffusion d’informations et de discours participent de l’étayage de la conflictualité sociale. Si elles ne sont pas à l’origine des clivages et tensions qui traversent l’espace public, elles contribuent néanmoins par l’inflation discursive au travers des médias interposés à les entretenir. Ces mouvements en ligne apparaissent dans le premier modèle comme une construction symbolique visant à élargir le spectre de la visibilité et de l’influence de certains groupes sociaux impliqués aussi politiquement à l’extérieur de l’univers numérique. Le travail politique et symbolique du mouvement ne s’appuie qu’en partie sur les réseaux de l’internet à l’image des organisations associatives et politiques classiques. Il vise surtout, par une stratégie de communication globale, à élargir le champ des adhérents à la cause, à s’introduire dans le débat public en provoquant des réactions chez les acteurs politiques. Mais ces mouvements restent marqués par les divisions qui caractérisent la sphère politique au même titre que les campagnes de protestation symboliques conduites par des collectifs peu « structurés » qui se fondent sur les interactions sociales numériques et sur la réactivité virale des individus et institutions interconnectés. Si les pratiques d’information et de publicisation par lesquelles se construisent les actions protestataires en ligne entendent favoriser un mouvement de conscience, elles fonctionnent surtout comme des procédés galvanisants permettant d’insuffler une énergie et un dynamisme passagers. L’analyse de la participation en ligne dans le contexte de la construction démocratique impliquerait ainsi de dépasser cette centralité qu’occupent les réseaux socio-numériques et d’être attentif aux actions et programmes de la société civile dans ses formes institutionnalisées accueillant, depuis la révolution, les normes de la démocratie participative et contribuant à la diffusion de la culture participative.

Les résultats des élections législatives du 26 octobre 2014 et la manière dont les Tunisiens ont participé à l’exercice de leur citoyenneté confirment deux tendances dont il serait nécessaire de tenir compte à l’avenir. D’une part l’attachement irrévocable des Tunisiens aux acquis de la révolution en faveur d’une liberté intellectuelle et politique. Les technologies de l’information et de la communication viennent en appui pour assurer sa pérennité. D’autre part, la persistance d’une fracture sociale et politique que les réseaux socio-numériques par exemple contribuent à nourrir en grossissant les divisions entre élites et entre citoyens. Bien que certains collectifs se sont effacés de ces réseaux depuis le dernier mouvement de protestation contre le projet d’islamisation de la société et à la suite de la promulgation de la constitution, le ton demeure virulent et pulsionnel accentuant ainsi la bipolarisation politique et sociale, marquant le débat autour du projet économique et social pour la Tunisie et menaçant ce projet démocratique naissant.

Références bibliographiques

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Auteur

Zouha Dahmen-Jarrin

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