Le Président me parle par texto : semiosis des usages du SMS en régime autoritaire à partir du cas camerounais
Résumé
Depuis 2011, chaque fin d’année, le président camerounais envoie un SMS à des millions de ses compatriotes pour leur souhaiter ses meilleurs vœux. Ce travail suggère un décryptage sémiosique de ce texto présidentiel auquel les dispositifs technologiques des entreprises mobilisées ne permettent pas aux destinataires de répondre. Nous voulons comprendre comment cette opération a germé et a été formalisée. Quels en sont les objectifs ? Comment, dans une démarche de marketing politique, des millions de fichiers clients ont-ils pu être mis à la disposition d’une institution (fût-elle la présidence), en violation des dispositions légales ? Par décryptage sémiosique, nous entendons un cheminement théorique et méthodologique de décodage, d’interprétation (déconstruction / reconstruction) du système signifiant que constitue ce SMS, et qui peut conduire à une intelligence des imaginaires et des changements que les Tic rendent possibles à l’intérieur du régime d’autorité qui préside aux destinées du Cameroun depuis 1982. Nous sommes arrivés à la conclusion que, à l’âge du marketing politique viral par mobile, cette initiative vise à influencer les perceptions des destinataires par la manipulation et la persuasion en tentant d’humaniser l’image d’un président souvent qualifié de « bête politique » froide et prête à tout pour conserver le pouvoir ad vitam aeternam. Cette opération, qui veut créer de la proximité entre lui et ses compatriotes, relève de la violence symbolique séductrice intrinsèque à toute communication politique à l’heure de l’hégémonie des Tic.
Mots clés
Président camerounais, SMS, communication politique, marketing politique, violence symbolique, Tic.
In English
Title
The President talks to me by text messages: semiosis of SMS uses in an authoritarian regime from the Cameroon case
Abstract
Since 2011, each end of the year, the Cameroonian president sends an SMS to millions of his countrymen to wish them all the best. This paper suggests a semiosis analysis of this presidential practice which mobilized mobile phone companies in context of political marketing in authoritarian regime. We want to understand how the operation has germinated and was formalized. What are the objectives? How millions of customers’ personal data have been made available to an institution like Cameroonian presidency, in violation of the law? Along this research, semiosis refers to a theoretical and methodological path to deconstruct/reconstruct the meaning system of this short message. By this, we try to describe and elucidate changes and imaginaries that ICT makes possible within the system of authority that presides over the destinies of Cameroon since 1982. We conclude that, in the age of viral marketing via mobile phone, this political initiative aims to influence perceptions of recipients through manipulation and persuasion in attempting to humanize the image of a Cameroonian president often qualified as « a cold political animal » who is using all strategies to keep the power ad infinitum. The operation aims also to create closeness between him and his countrymen in a sort of seductive symbolic violence intrinsic to all political communication at the time of the hegemony of ICT.
Keywords
Cameroonian president, SMS, political communication, political marketing, symbolic violence, ICT.
En Español
Título
El Presidente me habla por texto: semiosis de los usos de SMS en el régimen autoritario del caso de Camerún
Resumen
Desde 2011, a cada fin del año, el presidente del Camerún envía un sms a mileones de sus compatriotas para felicitarlos por el Ano nuevo. Entonces esta análisis surgiere una descifra semiosica de ese mensaje presidencial al cual los dispositivos tecnológicos de la empresas atenadas no permiten a los destinatarios nunca respuesta. Queremos comprender como esa operación a nacido y fue formalizada. Cuales son los objetivos ? Como, en un trámite de marketing político, mileones de ficheros de clientes fuen puesto a disposición de una institución (que sea presidencial) en violación de las normas legales. Con una descifra semiosica damos a entender un camino teórico y metodológico de desciframiento, de interpretación (deconstrucción/reconstrucción) del sistema significante que constituye ese SMS, y que puede llevar a una inteligencia de los imaginarios y de los cambios que los Tic hacen posible en el régimen autoritario presidiando al destino del Camerún desde 1982. La conclusión fue que al tiempo del marketing político viral con el mobil, esa iniciativa tiende a influenciar las percepciones de los destinarios por la manipulación y la persuasión intentando humanizar la imagen de un presidente a menudos calificado de « bestia política » fría y dispuesta a todo para conservar el poder ad vitam aeternam. Esa operación que visa a creer una proximidad entre el y sus conciudadanos marca la violencia simbólica seductora intrínseca a toda comunicación política al tiempo de la hegemonía de los Tic.
Palabras clave
Presidente del Camerún, SMS, comunicación política, marketing político, violencia simbólica, Tic.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Atenga Thomas, Wangue Jean Edimo, «Le Président me parle par texto : semiosis des usages du SMS en régime autoritaire à partir du cas camerounais», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°15/2B, 2014, p.135 à 146, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2014/supplement-b/12-le-president-me-parle-par-texto-semiosis-des-usages-du-sms-en-regime-autoritaire-a-partir-du-cas-camerounais
Introduction
À la fois comme discipline et ensemble de pratiques tendant à légitimer un candidat, sa personnalité, son programme ou son action (Gingras, 2003), la communication politique se décline sous plusieurs modes qu’on peut regrouper en quatre courants (Gerstlé, 2004) : comportementaliste (behavioriste) ; structuro-fonctionnaliste ; interactionniste et dialogique. Toutes ces tendances connaissent des transformations significatives et concourent aux stratégies de conquête et de conservation du pouvoir, ainsi qu’aux exigences de visibilité et de légitimité qui les caractérisent désormais dans divers contextes sociopolitiques sous l’emprise des technologies de l’information et de la communication (Tic). A partir d’un short message service (SMS) que le président camerounais envoie depuis 2011 à des millions de ses compatriotes pour leur souhaiter ses meilleurs vœux, cette recherche rend compte des mutations contraintes de la communication politique en contexte autoritaire à l’âge de l’hégémonie des Tic. Au pouvoir depuis le 06 novembre 1982, le chef de l’Etat camerounais est perçu dans l’imagerie populaire comme un dirigeant reclus dans ses palais ou toujours en déplacement à l’étranger, et qui se défie des populations à qui il ne s’adresse que par des allocutions aseptisées. C’est pourquoi l’idée qu’il feigne un contact avec eux par un autre moyen que les discours télévisés nous a paru digne de curiosité intellectuelle. Tout en restituant les mondes de significations que les destinataires ont de ce texto présidentiel auquel les dispositifs technologiques des entreprises mobilisées ne permettent pas de répondre, cette recherche veut comprendre comment cette opération a germé et a été formalisée. Quels en sont les objectifs ? Comment, dans une démarche de marketing politique, des millions de fichiers clients ont-ils pu être mis à disposition d’une institution (fût-elle la présidence), en violation des dispositions légales ?
En guise de pistes de réponse, nous formulons, trois hypothèses à savoir que :
- Ce SMS, qui constitue une pratique nouvelle dans les rapports que le président camerounais entretient avec ses compatriotes, participe de sa stratégie de rapprochement avec eux, en s’appuyant sur les techniques de marketing viral ; stratégie qui entend au final l’afficher comme un dirigeant moderne épris des Tic, en dépit de son âge avancé et de sa longévité au pouvoir.
- L’objectif de ce marketing politique viral vise à influencer les perceptions des destinataires par la manipulation et la persuasion en tentant d’humaniser l’image d’un président souvent qualifié de « bête politique » froide et prête à tout pour conserver le pouvoir ad vitam aeternam.
- Cette opération de proximité entre le président camerounais et ses compatriotes par le biais du téléphone mobile relève de la violence symbolique séductrice intrinsèque à toute communication politique de type structuro-fonctionnaliste qui recherche la cohésion, la stabilité et la survie d’une forme de gouvernement.
Pour confirmer ou infirmer ces hypothèses, nous avons, entre juin et septembre 2013, procédé à 10 entretiens approfondis avec les communicants de la présidence ainsi qu’avec les responsables techniques des entreprises de téléphonie impliquées dans l’exécution de cette opération. En plus, nous avons, selon la technique dite de l’échantillonnage dirigé (raisonné), administré un questionnaire à 50 personnes (25 hommes et 25 femmes de 18 à 65 ans), représentatives des différentes strates sociales, et ayant reçu ce texto. Elles ont été sélectionnées principalement dans la ville de Douala, capitale économique du Cameroun et réputée frondeuse à l’égard du pouvoir de Yaoundé. Dans cette configuration (pouvoir/résistance), cette agglomération s’est avérée un site d’observation pertinent pour voir si les effets recherchés par les communicants du président camerounais étaient atteints.
L’assise de ce travail est donc sémiosique. La sémiosis est une théorie et méthode de décodage, d’interprétation et de déconstruction/reconstruction d’un système signifiant de conduites sociales, culturelles, politiques. Elle intègre plusieurs composantes : le véhicule du signe, le signe lui-même, et l’interprétant (Véron, 1978). Ces composantes constituent les deux articulations de ce travail et permettent de mieux comprendre le présent politique, les différents imaginaires et les changements que les Tic rendent possibles à l’intérieur du système d’autorité qu’est le régime du président camerounais depuis 1982.
Le SMS dans la communication politique par mobile
Selon l’Union internationale des télécommunications (UIT, ITU en anglais), l’Afrique compte aujourd’hui près de 670 millions d’abonnés au téléphone mobile et pourra dépasser le milliard dans les trois prochaines années (ITU, 2005-2013). Avec près de 14 millions de personnes disposant d’un téléphone portable pour une population de près de 21 millions d’habitants, le Cameroun n’est pas en marge de cette dynamique. D’après l’Agence nationale des technologies de l’information et de la communication (ANTIC), près de 80% du territoire est couvert par les opérateurs, et la capacité en lignes téléphoniques GSM (Global system for mobile communications) est aujourd’hui de plus de 25 millions. Le téléphone portable connaît donc une démocratisation accélérée à côté d’Internet qui progresse, mais de manière très inégalitaire (Ewangue, 2003).
Des usages politiques variés
En 2008, Barak Obama a envoyé plus de 22,9 millions de SMS à ses sympathisants pour leur annoncer le nom de son colistier pour la présidentielle. Avant sa première visite en terre africaine en juillet 2009, il a mis en place un numéro spécial à partir duquel il pouvait recevoir, par SMS, les préoccupations de l’Afrique actuelle. En 2010, à l’occasion de la présidentielle, la commission électorale guinéenne a lancé, avec le soutien de l’Ambassade des Etats-Unis, une campagne baptisée « Je vote, je vois, j’envoie » permettant aux citoyens de partager par SMS le bon déroulement du vote, ainsi que tout ce qui pouvait entacher sa régularité. Avant, pendant et après le scrutin de 2010, le texto a joué un rôle essentiel dans la communication des candidats ainsi que dans la propagation des rumeurs qui ont contribué à la radicalisation de la crise postélectorale inédite qu’a connu la Côte d’Ivoire. Ce n’est pas un hasard si, deux jours avant le premier tour, les autorités en charge de la régulation des télécommunications envisageaient la suspension de la diffusion des SMS, avant de se rétracter face au tollé provoqué par la mesure.
Au Niger, le SMS a été un média stratégique dans la mobilisation des électeurs par les différents candidats lors de la présidentielle de 2011. En 2011, le gouvernement algérien a bloqué la diffusion des SMS ainsi que l’accès à Facebook et Twitter durant certaines plages horaires afin d’éviter l’effet de contagion des révolutions tunisienne et égyptienne. Au Cameroun, terrain du présent travail, outre les vœux que le président peut désormais présenter à des millions de ses compatriotes par SMS, la surveillance des réseaux sociaux est une préoccupation de tous les instants, témoignant de l’ampleur prises par les Tic dans la gestion du pouvoir et des libertés individuelles. C’est ainsi qu’en mars 2011, par exemple, redoutant lui aussi la transhumance des poussées protestataires venues de Tunis ou du Caire, le gouvernement a recommandé aux principaux opérateurs d’empêcher l’accès aux réseaux sociaux via le téléphone portable pour des raisons officielles de sécurité. C’est dire que la communication politique par mobile (mobile political communication) est désormais un enjeu de premier ordre dans les stratégies des gouvernements de tous bords.
Une technique importée du marketing viral
Dans ce dispositif, le SMS occupe une place particulière. Sa facilité d’utilisation, sa rapidité ainsi que sa fiabilité en font une des formes de communication le plus pratiquées de par le monde, puisque 74% des détenteurs de téléphones portables en font un usage actif. Les marketeurs ont compris sa portée et le placent aujourd’hui au même niveau que les affiches, les tracts, les spots radiotélévisés, etc., pour interagir directement, personnellement et rapidement avec leurs cibles, puisque, d’après Parguel (2009), près de 97% des SMS sont lus par les destinataires 1 à 4 minutes après réception. Le marketing viral fait partie des nouveaux instruments promotionnels et participe des « techniques de communication persuasive fidélisantes » (Debos, 2005, p. 8). Encore qualifié de « bouche à oreille électronique », le marketing viral par mobile vise l’identification, la différenciation, la personnification de masse (Lehu, 2003). En ajoutant au SMS les options accusés de réception et de lecture, il est possible de savoir, en un temps très bref, combien de personnes ont ouvert le message, autres avantages dont les marketeurs tirent profit.
Exporté en politique, le marketing viral, qui se décline en « mobile political communication », permet de faire le « buzz », se faire connaître du public, améliorer son image, se repositionner, développer sa notoriété auprès des électeurs potentiels, optimiser la relation, créer de la connivence, une communauté, se montrer comme un acteur moderne auprès des gouvernés (Prete, 2007). Le SMS du président camerounais emprunte à toutes ces différentes stratégies. Si sa notoriété n’est plus à construire auprès de ses concitoyens, il a néanmoins besoin d’améliorer son image auprès d’eux, de se repositionner en permanence comme un dirigeant légitime, de mimer une connivence avec eux, de se déringardiser en s’adaptant aux Tic en dépit de son âge avancé et de l’usure du pouvoir. Depuis 1999, c’est l’agence PB Com international qui gère cette opération de déringardisation, avec, en moyenne, 3 milliards de francs CFA (5 millions d’euros environ) par an. Elle est, avec le Cabinet civil de la présidence, à l’origine de cette campagne de vœux de fin d’année par SMS.
Rowden (2013), Hellström et Karefelt (2012), Chiumbu (2012), Wasserman (2011, 2005) ont principalement travaillé sur la place désormais naturelle que tient le SMS dans la politique en Afrique, mais anglophone. A partir de leurs études de cas respectifs : Nigéria, Ghana, Ouganda, Afrique du Sud, etc., ces travaux arrivent à la conclusion que, à la fois comme canal et média, le SMS est un nouvel espace de légitimation de la modernité des entrepreneurs politiques, et contribue à la redéfinition de l’espace public médiatique et les conséquences qu’il peut avoir sur l’audience, la mobilisation, la propagande, la captation des ressources électorales, etc. Le SMS est un accélérateur de la participation, de la consultation ainsi que de la production de nouvelles formes de citoyennetés actives. Avec le SMS, on retrouve l’idée d’une démocratie plus directe, une rationalisation des bases de données militantes, une relation raccourcie entre politiques et citoyens, une facilité dans la circulation de l’information, une capacité à créer du lien social et un renforcement des identités.
Il n’existe pas, à notre connaissance, de travaux sur les usages politiques du SMS en Afrique subsaharienne francophone, en dépit des exemples d’usages diversifiés que nous avons cités dans les pages précédentes. Les recherches disponibles portent sur Internet comme technologie, hypermédia lesté d’une dimension sotériologique pour l’Afrique : Bonjawo (2011, 2002), Wame (2005), Ossama (2001), Cheneau-Loquay (2000), Misse (2003), etc. Aux confins de la science politique, de la sociologie des mouvements sociaux ainsi que de la manière dont les Tic contribuent à l’accélération des changements et à l’avènement de nouvelles formes d’identités citoyennes, ces productions analysent ses modalités d’appropriation. Elles observent et étudient les singularités de ses usages quotidiens. Elles s’intéressent aux phénomènes d’adoption, de rejet, d’usage occasionnel ou récurrent en contexte de fracture sociale, économique et numérique. Toutes ces possibilités dépendant des négociations ou des adaptations que les individus réussissent au préalable à faire avec la technologie pendant l’interaction dialogique. Les entrepreneurs politiques disposant souvent de plus de moyens ne connaissent pas ces difficultés, et cherchent plutôt à tirer bénéfice de tous les avantages qu’offrent les Tic dans leurs stratégies de conquête et de conservation du pouvoir. Les leçons tirées de notre enquête sur les significations que les destinataires ont du SMS du président camerounais indiquent que, même quand la « mobile political communication » ne se fait pas dans un contexte de compétition politique, les effets recherchés ne sont pas toujours ceux escomptés.
Une communication monologale aux effets brouillés
En régime autoritaire, les fabriques du consentement, de la sujétion, de l’adhésion à la personne du chef, de la mobilisation des citoyens s’obtiennent souvent par des méthodes qui oscillent entre dispositifs de type disciplinaire ou militaire (Brownlee, 2007), et des démarches puisant dans les registres de la propagande. Dans le cas d’espèce, les communicants du président camerounais visent, d’une part à travers ce SMS, à faire mentir l’idée qu’il est coupé des populations, et d’autre part, à renforcer celle selon laquelle il est plus que jamais, après plus de trois décennies de pouvoir, le bon père de famille soucieux de chacun de ses enfants. « Le président de la République et son épouse vous souhaitent une bonne et heureuse année… », le texto que des millions de Camerounais reçoivent depuis 2011 participent de cette conception du pouvoir.
Une opération de manipulation
L’asserter, c’est affirmer que le SMS présidentiel est bien plus qu’un simple coup de marketing politique par mobile. C’est une opération de propagande « blanche » qui est au cœur du maintien de l’ordre intérieur au service de la stabilité du pouvoir de celui qui le personnifie : du Chef/Père de la nation. Le graphe qui vient indique les différentes perceptions de ce message par ses destinataires, du moins ceux auprès desquels nous avons enquêtés.
Figure 1 : Perceptions du SMS par les destinataires
Source : les auteurs.
D’Ellul (1952) à Breton (1997) en passant par D’Almeida (2005), communication politique, propagande et manipulation sont des notions qui s’imbriquent dans l’univers de la circulation des discours entre acteurs publics et citoyens. Pour Ollivier-Yaniv (2010), la manipulation au moyen des médias de masse a pour objectif la persuasion ou l’imposition du sens. Le SMS présidentiel, objet de ce travail n’échappe pas à cette analyse. On peut le saisir comme une parole institutionnelle qui relève des processus de cadrage réalisé par et dans des énoncés (méta) discursifs en vue de modifier les perceptions que les destinataires ont de leur chef. La perception renvoie ici aux impressions, aux affects, aux émotions et sentiments éprouvés au moment de la réception du message.
En réponse à la question « Quel sentiment avez-vous éprouvé en recevant le SMS du président de la République ? », le graphe qui précède indique la diversité de ces perceptions qui vont de l’indifférence feinte (rien), à la fierté de se savoir exister et considéré aux yeux du Chef/Père de la nation. Les 22% qui y décèlent facilement une opération de manipulation visant à faire de lui un président proche de ses concitoyens s’ajoutent au 54% qui disent n’avoir rien éprouvé en recevant ce message parce que c’est de l’argent public dépensé pour une opération qui ne change rien au sort de son récepteur. Cette catégorie d’enquêtés se recrute essentiellement dans les classes moyennes et hautes de la société, blasées de la longévité au pouvoir de Paul Biya à qui ils attribuent l’immobilisme de la société camerounaise. Mêmes ceux qui se sentent fiers et considérés, et qui se recrutent dans les milieux populaires, affirment ne rien ignorer des véritables mobiles politiques de cette opération. Si nous assertons que le SMS présidentiel est une « grossière » manipulation, c’est parce plus de 90% des enquêtés sont donc lucides sur le fait qu’elle contribue à ce que Ollivier-Yaniv, et Ogier (2006) nomment « lissage » et « gommage » d’un discours ou d’une institution. C’est en accédant aux procédés de fabrication du discours et des textes de cadrages qu’on peut commencer à en dégager les enjeux de communication politique implicites (Ollivier-Yaniv, Ogier, 2006, 63-64).
Le SMS du président camerounais bat en brèche la thèse d’Ellul (1962), puis de Breton (1997) selon laquelle la manipulation et la propagande n’ont de pertinence que dans un contexte démocratique. Pour Ellul, les organisations politiques et économiques font usage de stratégies de persuasion de l’opinion publique pour affronter la concurrence. Pour Breton, les fondements de l’utilisation de « méthodes spécifiques de conquête du consensus » et de techniques de manipulation de la parole sont à chercher dans le fait que la coercition est presque prohibée en contexte libéral et démocratique (Breton, 1997, p. 72). En contexte démocratique, pense-t-il, il est plus question d’argumentation et d’amalgame que de manipulation au sens strict qui rend possible « le parler hors de la cause » (Breton, 2003). D’après Soulez (Soulez, 2004), mobiliser la manipulation comme catégorie d’analyse doit se faire avec circonspection. Non seulement elle peut être réfutée pour des raisons axiologiques, mais aussi elle présuppose une intention cynique ou une représentation hyper-stratégique des acteurs et des métiers politiques, au risque de minorer la complexité des facteurs explicatifs des rapports qu’entretiennent les « professionnels du travail symbolique à leur activité » (Neveu, 1994, p. 116). Recourir à la théorie de la manipulation comme tentative d’élucidation d’un discours ou d’un fait de communication peut également laisser penser que l’analyste méconnaît ou occulte les incertitudes et le caractère conjoncturel de la réception des stratégies de persuasion pour ne croire qu’à leur efficacité (Le Bart, 2001, p. 47).
Au-delà de toutes ses réserves, nous pensons que le SMS du président camerounais est une opération de manipulation en ce sens que, depuis la chute du mur de Berlin et le déclin des grandes idéologies, la communication politique tend à uniformiser les consciences en les décentrant des programmes et des bilans des acteurs publics pour les renfermer dans les phénomènes évanescents à l’âge du citoyen zappeur. La manipulation est ainsi mobilisée et mise en scène pour détourner les consciences civiques des vraies questions d’intérêt général. Elle se fonde sur une maîtrise du temps d’information et l’introduction de fausses informations dans un processus. Elle met en œuvre la violence symbolique comme mécanisme visant à faire oublier l’usage de la force brute.
Une opération de violence séductrice
Parlant de la violence dans la sphère publique, Braud (1993) relève qu’elle est utilisée comme modalité d’affirmation politique et dispositif instrumental qui contribue au renforcement du contrôle social. La communication politique apparaît ainsi comme une forme renouvelée de cette violence intrinsèque à tout discours en quête de légitimation dans l’espace public. Breton (2009, p. 40) parle d’ailleurs de « violence indirecte, cachée, hypocrite, qui est essentiellement une violence séductrice » pour caractériser les modes opératoires de la publicité politique. Pour Le Bohec (1997, p. 52), cette violence participe de la « transfiguration méliorative de la propagande en communication ». Salmon (2007) abonde dans le même sens en remarquant que les mécanismes et les procédés manipulatoires avec leurs objectifs explicites d’influence sont sous-jacents au développement de la communication politique contemporaine. Surtout, depuis que les storytelling, mise en récit et en scène des séquences d’un homme politique comme un héros en vue d’obtenir des effets sur l’opinion, ont pris le pas sur les programmes et les projets. Pour Bernays (2007) en dépit des contextes, la violence et la manipulation sont une sorte de dénaturation cynique de l’idéal démocratique. Le graphe qui vient montre d’ailleurs que les destinataires du texto présidentiel, quelle que soit la perception qu’ils en ont, ne sont pas dupes de l’intentionnalité politique de l’expéditeur.
Figure 2 : Interprétations du SMS par les destinataires.
Source : les auteurs.
En additionnant les enquêtés qui voient dans l’opération présidentielle une forme de violence explicite à ceux qui estiment que c’est une intrusion dans leur vie personnelle de la part de quelqu’un qui les a toujours laissés pour compte, il apparaît que plus de la moitié des destinataires interrogés sont lucides sur les fins de cette stratégie de « rapprochement » qui ne vise en fait qu’à installer le président comme figure centrale de leur vie quotidienne. Même ceux qui y voient reconnaissance ne sont pas dupes de la violence symbolique dont est lestée cette opération parce qu’ils ne peuvent même pas répondre à l’expéditeur. Plus grave encore, elle s’effectue en toute violation des dispositions légales en la matière, de la part de celui est supposé garantir le respect de la loi.
En effet que ce soit la loi cadre n° 2011/012 du 6 mai 2011, portant sur la protection du consommateur au Cameroun, que ce soit son décret d’application n° 2013/0399/PM du 27 février 2013 qui, en son alinéa 2 de l’article 1, « garantit au consommateur les droits relatifs à la vie privée (…) à l’information et au traitement des données personnelles » ces textes ne permettent pas à une institution fût-elle la présidence de la République, d’accéder à des millions de fichiers clients à des fins de publicité politique. C’est aussi l’avis des cadres de MTN et d’Orange, les deux entreprises de téléphonie mobilisées dans cette opération. Par peur des représailles pouvant porter atteinte à la survie de leurs compagnies dans le contexte camerounais, tous ont accepté de témoigner sous anonymat ; c’est pourquoi nous nous contentons de résumer leurs propos, plutôt que de les exploiter par des extraits. Ils reconnaissent être en porte à faux avec la loi en mettant à la disposition de la présidence des millions de fichiers clients, mais estiment ne pas avoir le choix. Ils affirment aussi que c’est la présidence de la République qui prend attache avec eux et formulent le message. Dans l’impossibilité de se faire payer dans les délais, les deux opérateurs sont ensuite rétribués par des compensations fiscales. Ils font aussi état de la saturation de leurs calls centers de la part d’usagersmécontents d’avoir reçu le texto, et qui menacent de poursuite judiciaire en cas de récidive.
Le texto présidentiel de fin d’année s’apparente donc, à notre sens, à un processus de soumission politique et économique symbolique par lequel les dominés (populations et entreprises) doivent accepter l’ordre hiérarchique du régime camerounais comme légitime et naturel. Il (re-)structure les rapports politiques top-down en Afrique subsaharienne postcoloniale. Infériorisés et dévalorisés, des millions d’individus en sont à prendre pour acte de reconnaissance le moindre signe du pouvoir qui vient à leur rencontre dans leur insignifiance. Les vœux présidentiels par texto participent de cette instrumentalisation des Tic au service de l’immobilisme politique, et non de la révolution des hiérarchies sociales.
Au-delà des effets de rapprochement avec les populations et de déringardisation qui sont recherchés, la violence de ce SMS est symbolique en ce qu’elle somme implicitement les gouvernés à accepter cette perception du chef de l’Etat camerounais comme objective et collective. Les entreprises mobilisées disent que la présidence ne leur laisse pas le choix, de même qu’elle ne laisse pas la possibilité du feedback aux dominés destinataires. Bien plus qu’un simple acte d’influence ou de manipulation, la violence symbolique est donc une grammaire politique qui permet de maintenir les hiérarchies et les croyances sans que les dominants aient besoin de recourir à la force brute.
En voulant créer, par ce SMS, de la connivence et une communauté avec les dominés, les communicants du président camerounais veulent ainsi atténuer les tensions, les rapports de force qui minent son ordre politique décadent, et tenter de pacifier les relations au sein de la structure sociale. Ce SMS est donc un fait de communication, un énoncé politique qui vient compléter la technologie du contrôle social propre à l’autoritarisme camerounais dans son inclination à imposer des comportements, des opinions aux dominés par toute sorte de pressions.
À défaut de conclure
Ces dernières années, la communication politique a connu des mutations rendues possibles par la place centrale que les Tic tiennent désormais dans tous les aspects de la vie sociale individuelle et collective, et ce, quelles que soient les formes, les contextes et les formes de gouvernements. L’instrumentalisation que les communicants du président camerounais font du SMS souligne que la communication politique est plus que jamais un ensemble hétéroclite de techniques au service des stratégies, des conduites et positions de conquête et de conservation du pouvoir. En contexte autoritaire, l’usage des Tic par les gouvernants peut contribuer à prolonger toutes les formes de violence que ces derniers exercent sur les individus, ainsi qu’à affiner les techniques de sujétion des cadets sociaux. Nous avons montré que les vœux présidentiels camerounais par texto relavaient de toutes ces logiques. Ce moment de la communication politique du chef de l’Etat camerounais peut se comprendre enfin comme une tentative de persuasion directe qui mise sur les effets d’amorçage et de cadrage visant à lisser son image auprès des populations. Car, en régime autoritaire, à défaut de légitimité, les dirigeants sont souvent en quête de techniques quotidiennes permettant d’arracher d’autres marques de consentements renforçant leur emprise sur les dominés.
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Auteurs
Thomas Atenga
.: Chargé de cours habilité à diriger des recherches (HDR) au Département de communication de l’Université de Douala, Cameroun et à l’UFR Langue et communication de l’Université de Dijon en Bourgogne. Il travaille sur les problématiques suivantes : médias et pouvoirs, Tic et changements sociaux en Afrique, communication en Afrique et globalisation.
Jean Edimo Wangue
.: Doctorant au Département de communication de l’université de Douala et membre du Laboratoire des communications et du récit médiatique (LACREM). Il s’intéresse aux questions d’analyse du discours politique en contexte de transition ainsi qu’aux politiques de communication en Afrique.