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Les créateurs, maillons faibles des TIC en Afrique ?

15 Fév, 2015

Résumé

Dans un contexte de globalisation, la protection des droits intellectuels en Afrique semble reléguée au second plan. La communication a pour objet de démontrer que les instruments juridiques pour protéger les spécificités culturelles du continent existent (Convention Unesco sur la protection et la promotion de la diversité culturelle, volet TRIPS de l’OMC,…). La plupart des Etats, trop peu sensibles aux droits des créateurs, peuvent trouver dans l’arsenal juridique existant des pistes pour protéger ce patrimoine immatériel souvent copiés sans contrepartie.

Mots clés

Propriété intellectuelle, droit d’auteur, protection du folklore, exception culturelle.

In English

Title

The Creators, the Weak Links of ICTs in Africa?

Abstract

In the context of globalisation, the protection of the intellectual property rights seems not to be a priority in Africa. The current communication intends to show that there exist legal tools to protect the cultural specificities of this continent (UNESCO Treaty, part TRIPS of WTO…). Most African countries, not enough aware of creator rights, can find in these international conventions, elements to protect this immaterial heritage often copied without any counterpart.

Keywords

Intellectual property, copyright, folklore protection, cultural exception.

En Español

Título

Los Creadores: ¿los Puntos débiles de las TIC en África?

Resumen

En el contexto de globalización, la protección de los derechos intelectuales en África parece relegado al segundo plano. La comunicación tiene como objetivo de mostrar que existen los instrumentos jurídicos para proteger las especificidades culturales del continente (Convención de la Unesco sobre la Protección y la Promoción de la Diversidad Cultural, sobre los viajes de los participantes de l’OMC,…). La mayoría de los Estados, poco sensible a los derechos de los creadores, pueden encontrar en el arsenal jurídico existente varia formas para proteger ese patrimonio inmaterial demasiado copiado sin consideración.

Palabras clave

Propiedad intelectual, derechos de autor, protección del folclore, excepción cultural.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Saerens Patrick, «Les créateurs, maillons faibles des TIC en Afrique ?», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°15/2B, , p.101 à 108, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2014/supplement-b/09-les-createurs-maillons-faibles-des-tic-en-afrique

Introduction

Nul ne conteste que l’Afrique soit une terre de culture et de création mais paradoxalement, ses créateurs parviennent rarement à vivre de leur art. Les raisons en sont multiples : d’une part, dans un continent qui relève la tête sur le plan économique et politique, les pouvoirs publics estiment la question secondaire au regard des besoins primaires. Cela se traduit non seulement par la faiblesse des subventions, mais aussi par le peu d’intérêt vis-à-vis des droits spécifiques pour les créateurs. D’autre part, les artistes travaillent souvent de manière isolée, sans prendre part à des syndicats ou des groupements qui pourraient faire valoir leurs intérêts et défendre leurs droits. Enfin, les frontières issues du passé colonial rendent difficile la protection d’œuvres collectives comme la musique traditionnelle ou le folklore qui résultent de groupes ethniques parfois à cheval sur plusieurs Etats. Alors que les « industries » culturelles tombent désormais sous les règles de l’OMC par le biais des accords du GATT (commerce des biens) ou du GATS (services), voire des TRIPS (droits de propriétés intellectuelles liées au commerce international), les créateurs africains souhaiteraient que ces textes ne restent pas un catalogue de bonnes intentions.

Comme l’observe Germann (2004), ce sont les pays les mieux armés juridiquement et économiquement qui ont pu promouvoir leur identité et diversités culturelles : les Etats à l’économie fragile ont été la cible de pressions importantes des Etats-Unis pour que la culture rentre dans le champ des accords multilatéraux sur les investissements (AMI), afin de considérer les produits culturels comme un autre bien de consommation. Pourtant, chacun s’accorde à reconnaître que la variable économique ne peut être la mesure étalon pour une politique culturelle ambitieuse : c’est la raison pour laquelle des initiatives ont été mises en place par le Conseil de l’Europe au niveau régional et par l’UNESCO au niveau international afin que la culture soir reconnue comme « bien public » (donc inaliénable) et patrimoine commun de l’Humanité à travers la déclaration universelle sur la diversité culturelle du 2/11/2001 et la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de l’UNESCO du 20/10/2005. La tension permanente entre le droit au libre échange (prôné par l’OMC) et le droit à la diversité culturelle à laquelle s’attache l’UNESCO se retrouve partout dans le monde mais l’Afrique semble la grande absente du débat. Ces enjeux, que de nombreux Etats semblent obvier, sont complexes : il n’est pas toujours évident de « classifier » les supports culturels entre biens et services : ainsi par exemple, la diffusion de programmes de télévision est classée comme un service selon les règles du commerce international, alors que les films sont considérés comme des biens. Or, le GATS prévoit une plus grande liberté pour préserver la compétence nationale en matière de politique culturelle que le GATT, notamment sous l’angle des subventions destinées à promouvoir les secteurs. Pour les biens, l’accord SMC (Subventions et Mesures Compensatoires) pose des règles concernant les aides publiques.

L’incapacité des politiques publiques peut se combler par la promotion des droits de propriété intellectuelle : un degré important de protection octroyé au droit d’auteur, aux droits voisins et au droit des marques peut consister un palliatif à la mise en danger de la diversité culturelle. C’est toutefois un secteur où l’Afrique en est malheureusement au stade du défrichement. La présente contribution vise à s’interroger sur les possibilités d’améliorer les droits des créateurs africains par le biais d’instruments juridiques existants, avec, en toile de fond, la question de savoir si les TIC constituent une opportunité ou un frein à ces protections des industries créatives.

La double exception culturelle du continent

Dans la plupart des cas, la culture apparaît pour les gouvernants africains comme quelque chose de secondaire qui n’a pas besoin de soutien public alors qu’il faut faire face à des préoccupations plus essentielles (emploi, santé, infrastructures…). Si la plupart des Etats reconnaissent l’intérêt de protéger la diversité culturelle afin de ne pas considérer les productions créatives comme de simples marchandises mais bien comme des fondements d’identités, d’expression et de sens, force est de constater que même les Etats qui ont ratifié la convention UNESCO du 20/10/2005 mettent rarement en pratique son article 1er qui prévoit de « créer les conditions permettant aux cultures de s’épanouir et interagir librement de manière à s’enrichir mutuellement ». Les pays qui peuvent revendiquer une exception culturelleface à la dérégulation et à la privatisation partielle du secteur de la culture (particulièrement l’audiovisuel et la télécommunication) sont peu nombreux au point que cette dernière bascule, selon l’expression d’Armand Mattelard (2003), dans « la nomenclature de services ».

Il est vrai que la dichotomie entre l’héritage des colonies « latines » (France, Portugal, Espagne et Belgique) et anglophones se reflète aussi dans le cadre de la protection des droits intellectuels que se partagent deux organisations régionales: l’OAPI (Organisation africaine de la propriété intellectuelle) créée en 1962 mais revisitée en 1977 et 1999 (« accords de Bangui ») et l’ARIPO (African Regional Intellectual Property Organisation) créée en 1976. Chacune d’entre elles comprend une quinzaine de membres avec un particularisme local marqué : si l’OAPI est essentiellement présente en Afrique de l’Ouest (Bénin, Burkina-Faso, Cameroun, Centrafrique, Congo, Cote d’Ivoire, Gabon, Guinée, Guinée Bissau, Guinée Equatoriale Mali, Mauritanie, Niger, Sénégal, Tchad, Togo mais aussi République des Comores), l’ARIPO couvre davantage l’Afrique centrale et australe (Botswana Lesotho, Kenya, Malawi, Mozambique, Namibie, Rwanda, Soudan, Sierra Leone, Swaziland, Somalie, Uganda, Zambie, Zimbabwe mais aussi le Ghana). Ces deux organisations avaient à l’origine une vocation à protéger la propriété industrielle (droit des brevets, des marques de commerce et de fabrique et les dessins et modèles industriels) mais ont étendu leur champ d’activité en matière de propriété littéraire et artistique incluant les droits d’auteur et les droits voisins ainsi que la protection du patrimoine culturel. Derrière ces deux organisations se cache moins des divergences linguistiques (chacune de ces organisations couvre au moins trois langues de travail) qu’une « guerre du droit » entre les pays de tradition civiliste et ceux de la common law. Encore ce constat doit-il être tempéré puisque l’ARIPO accueille en son sein le Rwanda ou le Mozambique issus de la tradition romano-germanique. Toutefois, cette organisation n’a fait qu’esquisser le droit d’auteur et est plus en phase avec la protection des droits industriels, ce qui démontre combien l’influence anglo-saxonne peut interférer dans l’ordre des priorités.

Au contraire, le texte de l’OAPI est très proche du droit français. Son annexe VII, qui concerne la propriété littéraire et artistique, est un exemple d’acculturation juridique, soit la transformation d’un droit par l’importation d’un système étranger. Toutefois, il s’écarte par moment de la tradition personnaliste européenne pour rejoindre le pragmatisme anglais. Comme le note Siirianen (2012), son originalité est d’accepter un droit de propriété de la communauté alors que la tradition française est d’accorder une liberté à un groupe : par ce biais, on se rapproche de la tradition orale et collective qui marque le continent africain. Le texte s’écarte aussi du droit français en n’accueillant pas le droit de la rémunération proportionnelle, pilier du droit d’auteur. Depuis la réforme de 1999, les droits sur la création des salariés ou à la suite d’une commande, sont accordés à l’employeur ou au commanditaire, ce qui se rapproche du système anglais du « work for made hire ». En revanche, le fait de protéger une œuvre qui ne doit pas forcément être fixée sur un support est une conception « latine », contraire à la philosophie anglo-saxonne du copyright. Le texte accorde des droits patrimoniaux étendus, y compris le droit de suite, le droit de communication au public, le droit de location, d’une durée identique à ce qu’on retrouve en Europe. La principale différence entre le texte de l’OAPI et ceux de l’Europe continentale est la création d’un droit moral post-mortem géré par un organisme de gestion collective, innovant par rapport aux standards individualistes du droit moral et qui correspond au caractère collectif du continent africain. En fait, le texte pêche surtout par l’absence de sanction à l’échelle régionale: ce sont largement les législations de chaque Etat qui doivent prendre le relais.

La scission entre deux organes qui représentent les grandes traditions juridiques n’a rien d’exceptionnel puisque l’UE connaît aussi ce binôme, mais elle nuit à l’harmonisation et à la protection des créateurs africains dès lors qu’il n’y a pas de cour de justice panafricaine qui permettrait, à l’instar de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), d’interpréter les textes. Ce rôle pourrait naturellement être dévolu à la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage (CCJA) de l’OHADA pour autant que l’ensemble des membres de l’accord de BANGUI adhèrent à l’organisation ou que la Cour puisse exercer en droit intellectuel une compétence à l’égard de non membres de l’OHADA. L’Afrique perd beaucoup d’efficacité en multipliant les acteurs régionaux alors que les problèmes sont les mêmes de la Corne du Continent au Cap de Bonne Espérance et, qu’au-delà des organes consultatifs, seuls des tribunaux panafricains peuvent éviter que des zones de non droit (intellectuel) prolifèrent.

Droits individuels versus gestion collective

L’organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), satellite de l’ONU – qui a conclu un accord avec l’OAPI et l’ARIPO pour protéger le droit d’auteur (conformément à la Convention de Berne de 1886) et la propriété industrielle (convention de Paris de 1983) – tente désormais de répondre aux avancées technologiques et aux préoccupations nouvelles telles que les noms de domaine, le folklore et l’environnement. C’est pourquoi elle a passé un accord avec le centre régional africain des technologies (CRAT) pour promouvoir les droits intellectuels notamment pour les PME qui constituent l’essentiel du tissu économique local. Car la culture ne s’arrête pas, comme le prétendent certaines élites politiques à la protection de films ou de chansons : ainsi, par exemple, la Convention de Berne protège-t-elle également les programmes d’ordinateur, la peinture, la sculpture, les œuvres d’architectures tant au niveau des auteurs que des interprètes, des exécutants ou des producteurs (droits connexes ou droits voisins). Quant à la Convention de Paris, son champ d’application couvre la protection des signes distinctifs, les indications géographiques, les marques ou les noms commerciaux ainsi que des protections liées à l’invention (brevets), dessins et modèles industriels ainsi que des secrets commerciaux. Ces droits de propriété peuvent être non seulement exploités directement mais aussi vendus par l’octroi de licences. Outre la légitime protection des droits moraux, les droits intellectuels ont une véritable incidence économique qui ne peut être négligée à l’échelle du continent. Or, les acteurs africains du secteur se plaignent de l’inefficacité du système qui résulte de difficultés d’ordre conjoncturel (faiblesse de moyens, inefficacité du système de la gestion collective,…).

La question des droits d’auteur pour les musiciens, écrivains ou peintres est à cet égard particulièrement éclairante : il faut dire que la majeure partie des sociétés d’auteurs sont publiques ou semi-publiques (en RDC toutefois, cette mission est confiée à une société privée) dont le financement ne permet pas de remplir leur mission. Dans de nombreux pays (Cameroun, Gabon, Côte d’Ivoire), les artistes réclament leur dû auprès des sociétés de gestion des droits d’auteur qui peinent à mettre en œuvre des mécanismes efficaces de collecte et de redistribution des droits alors qu’il existe pourtant une trentaine de sociétés d’auteurs affiliées à la confédération internationale des sociétés d’auteurs et de compositeurs. A côté des Etats qui s’en sortent mieux (Sénégal, Burkina,…), dans la plupart des pays, les artistes sollicitent une loi forte et une structure efficace qui les protègent mieux. La grande difficulté du droit d’auteur dans les pays en voie de développement est de faire comprendre au public que l’immatérialité a une valeur : si le support d’un CD ou d’un DVD a un coût, il est plus délicat de faire accepter que l’œuvre musicale ou visuelle fixée sur le support reste la propriété de l’auteur, avec une incidence économique mais aussi morale. Ces sociétés d’auteur semblent aussi gangrénées par le processus administratif : alors qu’en Europe, leur coût de fonctionnement avoisine 15% des rentrées (20% au plus), en Afrique, ce taux dépasse régulièrement 30% ce qui représente un manque à gagner pour ses bénéficiaires, lesquels ont aussi plus de mal à faire connaître leurs œuvres, la transmission par voie électronique étant l’exception.

Ce problème existe aussi dans l’autre volet de la propriété intellectuelle notamment à travers la lutte contre la contrefaçon régie par le titre IX de l’OAPI. Comme l’observe Kabinda (2006), dans l’Afrique subsaharienne, le droit des brevets reste incapable de jouer le rôle qu’on lui assigne généralement, soit celui d’encourager l’innovation et donc la création de richesse. Le débat entre ses partisans – qui estiment que ces droits sont nécessaires pour les affaires – et ses détracteurs – qui  considèrent que ces droits paralysent les industries locales et ne peuvent bénéficier qu’au monde développé – n’est pas tranché, mais de nombreux gouvernements restent passifs, estimant qu’il ne faut pas mettre leurs maigres ressources pour protéger les inventions venues d’ailleurs au point que le brevet continue d’évoluer comme un véritable « corps étranger ». Cette politique à court terme ne favorise évidemment pas une prise de conscience de la population à protéger les droits intellectuels, tant nationaux qu’extérieurs.

Du créateur au webacteur

Dans cet environnement où le foisonnement culturel est inversement proportionnel à la faiblesse de la protection des droits intellectuels, l’arrivée des TIC ne semble pas encore avoir modifié la donne. Il est vrai qu’avec Miège (1994), il nous faut constater que si les pouvoirs publics ont joué un rôle de tout premier plan dans la rénovation des conceptions de la communication pour « entretenir ces mythes modernes que sont l’informatique pour tous, l’interactivité, la libéralisation de l’audiovisuel», le service « après-vente » des Etats n’est pas encore aux rendez-vous. Ce que l’auteur avait déjà constaté de manière prémonitoire au milieu des années 90 – le secteur des télécommunications obéit plus à des logiques financières (fusions, rachat, absorptions, …) qu’à des logiques industrielles – pourrait s’appliquer aussi au secteur culturel où la notion de droits patrimoniaux est plus souvent mise en exergue que les droits moraux qui y sont attachés.

Les contrats scellés entre de nombreux Etats et les grandes firmes informatiques poussent cette dichotomie à son paroxysme. Dans une période de baisse généralisée de l’aide au développement, alors que les Etats très endettés doivent chercher des financements, la manne financière apportée par l’ouverture du secteur des TIC à la concurrence tombe à point nommé. Mais cet argent est en partie englouti dans d’importantes dépenses pour moderniser les administrations. La plupart des Etats africains préfèrent passer des partenariats avec les grands groupes (Microsoft, Cisco) plutôt que de développer des logiciels libres. Grâce à cela, ils bénéficient certes de formation personnalisée et disposent des mises à jour qu’il est plus difficile d’implémenter pour les logiciels non payants, qui demandent l’intervention de spécialistes, mais cette politique a non seulement un coût mais constitue aussi une sorte de déresponsabilisation de la puissance publique. Ainsi, le gouvernement du Burkina a-t-il signé un accord avec Cisco pour équiper ses ministères avec une remise importante et la possibilité de mettre en place des « académies Cisco ». Dakouré (2013) relève que la stratégie des multinationales ne se réduit pas à la vente de PC, elle vise aussi la signature de contrats pour la licence de logiciels de serveurs afin de mettre le « fil à la patte » des Etats pour l’achat de versions nouvelles. Le manque de compétences techniques et de ressources humaines, la volonté politique, les questions de sécurité informatiques ont souvent été évoquées pour justifier la plus grande utilisation des logiciels propriétaires par rapport aux logiciels libres.

Mais derrière ces arguments, ce sont les rapports de force entre les pouvoirs publics et les grands groupes industriels qui se posent où la création semble laissée à la marge. Pour les tenants de l’action étatique, le marché ne peut, à lui seul, garantir l’intérêt du citoyen, ce qui relève du rôle de l’Etat. Comme le souligne Kiyindou (2009), la mission des pouvoirs publics est de garantir et d’assurer le respect des équilibres. Il n’est pas certain que les TIC puissent vraiment changer la donne dès lors que le problème est avant tout lié aux choix de gouvernance. Tout au plus peut-on constater que les créateurs sont désormais mieux informés de leurs droits. Le Web 2.0 permet en effet aux auteurs d’échanger leurs informations, de s’impliquer et de participer à des forums de discussion. Ces webacteurs, comme les surnomment Pisani et Piotet (2008), ne se contentent plus de naviguer et de surfer : ils agissent. A travers l’effervescence des médias sociaux, une véritable culture identitaire africaine se fait jour, vouée au syncrétisme et à l’identité plurielle plutôt que monolithiques. Peut-être est-ce par ce biais qu’il faut espérer une prise de conscience de l’importance de protéger juridiquement la culture dans le continent ? L’exemple récent d’un collectif d’artistes du Ghana qui s’était révolté contre une législation locale relative à la protection du folklore ghanéen est à cet égard révélateur d’une tendance lourde. Des musiciens, plasticiens et sculpteurs se désignant sous le nom de «Comité sur les appréhensions des praticiens de l’industrie de la musique (CMMIP) » estimaient injuste que les Ghanéens ne soient pas exemptés de payer pour utiliser le folklore de leur pays, patrimoine légué collectivement par leurs ancêtres. Tout artiste, même autochtone, devait payer des droits à la société étatique de gestion collective ce qui leur semblait une incongruité qu’ils ont pu dénoncer en se regroupant via les réseaux sociaux. Leur ligne de défense, qui a fait plier le gouvernement, était particulièrement pertinente puisqu’ils estimaient que pareille mesure aboutissait à la raréfaction de la musique traditionnelle au détriment de l’influence de la musique importée des DJ. En quelque sorte, trop de droit tue le droit, à tout le moins s’il n’est pas accompagné d’une réflexion en profondeur sur son utilité.

La protection du folklore, porte d’entrée de la modernité

Le continent dispose d’un « patrimoine immatériel » très important qu’il est particulièrement difficile de protéger : les savoirs traditionnels et les expressions du folklore requièrent une protection juridique effective sui generis qui a nécessité l’action concertée de l’OMPI et de l’UNESCO (voir la Convention de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, adoptée le 20 octobre 2005, la Convention de l’UNESCO pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, adoptée le 17 octobre 2003, la Déclaration Universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle, adoptée le 02 novembre 2001…). Il s’agit en réalité d’un véritable défi si l’on prête attention aux flux mondiaux du commerce des biens culturels et à la situation particulièrement défavorable de l’Amérique latine et de l’Afrique au regard du poids des industries culturelles. Désormais, l’interdiction de l’appropriation illicite et l’obligation de mentionner la source du savoir et des ressources constituent le fondement de cette protection, laquelle s’enrichit de la règle de l’accès aux ressources et du partage des avantages.

Il s’agit, par ce biais, de permettre aux communautés autochtones et locales de tirer profit de l’exploitation commerciale et industrielle de leurs savoirs traditionnels, tout en prenant soin de ne pas restreindre la propension de ces savoirs à contribuer au progrès scientifique et de veiller au partage des connaissances qui peut en résulter. Pourtant, il existe une contradiction essentielle entre les expressions du folklore, d’une part, et le droit d’auteur, d’autre part : les premières résultent toujours d’un processus lent, continu et impersonnel, et ne sauraient être rattachées à un auteur en particulier, mais à la communauté dans sa globalité, échappant, de ce fait, au cadre imposé par la définition juridique des œuvres littéraires et artistiques, lesquelles constituent, à l’inverse, une forme individuelle de création, une expression originale et personnelle d’un ou plusieurs auteurs. Par ailleurs, certains savoirs traditionnels sont souvent détenus par différentes communautés, de telle sorte qu’il est difficile de déterminer le titulaire exact des droits.

En définitive, le principe de l’autorisation préalable de la communauté concernée constitue l’épicentre de cette protection juridique, mettant incidemment en exergue la nature intrinsèquement communautaire de ces savoirs traditionnels (au contraire des œuvres littéraires et artistiques). Selon l’auteur américain Oman (1996) qui a consacré un ouvrage de référence sur la protection du folklore, « l’essor de la technologie et des communications a directement placé des cultures autrefois isolées sur le parcours des autoroutes de l’information en quête de sujets. Il s’ensuit que les peuples autochtones sont de plus en plus démarchés par des entrepreneurs dynamiques qui cherchent à exploiter des ressources nouvellement découvertes et facilement accessibles. De même, au plan de l’expression corporelle, les danses africaines sont régulièrement filmées par des étrangers qui les visionnent, les étudient suffisamment pour en maîtriser les techniques gestuelles et les présentent au public sous forme de ballets par exemple et ce, sans contrepartie pour les pays dont sont originaires ces expressions scéniques ». L’avenir passe peut être par un changement de paradigme : avec Amegatcher (2002), on peut se demander si le folklore « ne devrait pas être protégé par un droit similaire au droit relatif aux bases de données. Cela permettrait de libérer la question du folklore du carcan du droit d’auteur et de la traiter de manière indépendante avec davantage de liberté ». À titre d’exemple, on admet généralement que la compilation de bases de données requiert du travail et des compétences. Puisque le folklore n’existe pas à l’état de nature, mais doit être recensé et classifié par une autorité compétente dans les différents pays, il est juste que toute personne qui souhaite y avoir accès puisse verser une somme en contrepartie. Il est évident que les technologies nouvelles peuvent être d’une aide précieuse pour aider à ces classifications.

Conclusion

Ces questions démontrent qu’il est urgent pour les États de prendre pleinement conscience de l’importance des droits intellectuels. Alors que leur violation n’était le fait que de quelques marchands d’arts ou de rares producteurs de musiques au XXe siècle, le processus s’accélère et les Tic ont, à cet égard, un effet catalyseur qui pourrait être, à terme, dévastateur. La diversité culturelle de l’Afrique ne doit pas être qu’une vitrine ouverte à tout vent, à l’instar de certains de ses musées qui contiennent des Trésors mal gardés. Les moyens juridiques existent, il y a lieu désormais de les arrimer à la volonté politique.

Références bibliographiques

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Auteur

Patrick Saerens

.: Patrick Saerens est chargé de cours à l’IC HEC Bruxelles et IHECS Bruxelles, professeur invité à l’Université de Lorraine