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Appropriation du téléphone portable dans l’économie informelle de la ville de Ouagadougou (Burkina Faso)

10 Fév, 2015

Résumé

Cette recherche tente de cerner les modes d’usage du téléphone portable par les acteurs du secteur informel burkinabè, souvent illettrés et évoluant dans un environnement économique non structuré. L’étude s’appuie sur une approche compréhensive pour saisir les motifs des actes individuels et exhumer la diversité des significations accordées à l’outil de communication. L’hypothèse retenue postule que les inégalités économiques et sociales influent sur les capacités d’initiatives et de représentation des individus dans le domaine des technologies de l’information et de la communication.

Mots clés

Appropriation, usage, téléphone portable, économie informelle, Burkina Faso.

In English

Abstract

This research attempts to identify the modes of use of the mobile phone by the actors in Burkina Faso informal sector, often illiterate and evolving in a non-structured economic environment. The study is based on a comprehensive approach in order to enter the grounds of individual acts and exhume the diversity of meanings given to the tool of communication. The hypothesis postulates that the economic and social inequalities affect the capacity of initiatives and representation of individuals in the field of information and communication technologies.

En Español

Resumen

Esta investigación busca a identificar y conocer los modos de uso del teléfono móvil por los actores que actúan en el marco del sector informal de la sociedad burkinabesa, que son frecuencia analfabetos y se desenvuelven en un entorno económico no estructurado. El estudio se apoya en un enfoque comprensivo para entender debidamente los motivos que mueven los actos individuales y para poner de relieve la diversidad de significados atribuidos al instrumento de comunicación. La hipótesis desarollada en este trabajo sostiene que las desigualdades económicas y sociales influyen sobre las capacidades de iniciativas y de representación de los individuos en el campo de las tecnologías de la información y de la comunicación.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Compaore Alizéta, «Appropriation du téléphone portable dans l’économie informelle de la ville de Ouagadougou (Burkina Faso)», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°15/2B, , p.51 à 61, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2014/supplement-b/05-appropriation-du-telephone-portable-dans-leconomie-informelle-de-la-ville-de-ouagadougou-burkina-faso

Introduction

L’étude de la téléphonie mobile en Afrique, en général, n’est pas nouvelle. Plusieurs études, en effet, ont déjà abordé le phénomène selon des angles diversifiés. De l’approche technique à l’approche microéconomique en passant par l’approche de la socialisation, la littérature est assez bien fournie sur le sujet. Les organismes internationaux privilégient souvent l’approche technique en mettant en exergue le phénomène du fossé numérique et les politiques d’accès qui l’accompagnent. D’autres institutions telles que la Banque Mondiale se sont penchées sur l’effet de ces industries technologiques dans les économies nationales.

Les rôles de la communication pour accompagner le développement des secteurs sociaux, politiques et économiques au Burkina Faso sont au cœur des débats ces dernières années particulièrement depuis l’émergence et la popularisation des technologies de l’information et de la communication notamment l’Internet et la téléphonie mobile. Ainsi de multiples perspectives théoriques ont vu le jour. Si les unes sont optimistes parce qu’elles épousent l’idéologie technique, les sceptiques, par contre, sont désabusés au regard des expériences et des pratiques du passé. Les pessimistes quant à eux sont méfiants car aucune technologie n’est neutre en soi.

Cette étude se focalise sur les usages du  téléphone portable dans la ville de Ouagadougou. Elle tente de  comprendre le sens que les acteurs de l’économie informelle burkinabè, souvent illettrés et évoluant dans ce secteur non structuré, accordent au geste même qu’ils posent, soit celui d’utiliser un outil personnel comme moyen pour faire fructifier leurs affaires économiques. L’acception de l’économie informelle va dans le même sens que celle connue sous l’appellation « économie de survie » selon l’angle sociologique (Cossette et alii, 2002, p. 212). Plus précisément, il s’agit d’accéder aux significations profondes que revêtent les gestes individuels de ces acteurs dans l’univers d’une pratique généralisée. Alors quels peuvent être les modes d’usages du téléphone portable par ces acteurs de l’économie informelle ? Existe-t-il des formes d’ajustements personnalisés avec le téléphone portable au niveau de ces publics ?

Le cadre contextuel, les objectifs, les référents théoriques et méthodologiques

Le contexte de l’étude

Au Burkina Faso, le secteur informel est une réalité incontournable dans l’environnement économique et social. Ce secteur regroupe plus de 70% des acteurs et sa contribution est estimée à 32% au Produit Intérieur Brut (PIB). Dans la capitale du pays, six ménages sur dix tirent l’ensemble ou une partie de ses revenus d’une unité de production informelle. Deux tiers (2/3) de ces unités se concentrent dans le secteur commercial et un tiers seulement (1/3) dans les activités industrielles. Le secteur se caractérise par une grande précarité des conditions d’activité en ce sens que près de 70% des unités sont des installations de fortune dont la majorité sont privées des services publics tels l’eau et l’électricité. Dans ce secteur, le développement des activités économiques se fait de manière spontanée (INSD, 2003). De façon générale, les gens de ce secteur « grouillent » pour  s’activer à toutes sortes de petits boulots en vue de gagner un peu d’argent pour nourrir leurs familles. C’est la raison pour laquelle l’économie informelle est classée dans le registre de la « survie » selon une vision sociologique. Lautier pense d’ailleurs qu’ « en raison des barrières à l’entrée [du secteur formel], la plongée dans l’informel n’est possible que presqu’uniquement dans des conditions de précarité et de misère. Il s’agit d’une stratégie de survie, non d’une stratégie alternative » (1994, Page de garde).

L’intérêt pour les acteurs du secteur économique informel dans cette étude tient à leur position socioéconomique. Nous partageons l’hypothèse selon laquelle les inégalités économiques et sociales influent sur les capacités d’initiatives et de représentation des individus dans le domaine des technologies de l’information et de la communication. Pour analyser efficacement l’appropriation du téléphone portable au Burkina Faso, nous nous intéressons aux comportements de ces usagers dans leurs activités quotidiennes.

Les objectifs

L’angle d’approche épouse la conception de Joseph Schumpeter, laquelle considère que toute explication d’un phénomène social commence avec l’individu car celui-ci est à la base de ce phénomène. Loin de construire un schéma explicatif assimilable à la réalité, il s’agit plutôt de trouver des explications aux différents usages du téléphone portable dans la capitale burkinabè. Ces explications permettront de comprendre le sens des choix opérés par les acteurs. L’objectif recherché est de mettre en lumière des pratiques individuelles porteuses de significations et fondamentales dans le maintien du lien social et économique. L’approche compréhensive permet de saisir les motifs des actes individuels et d’exhumer la diversité des significations accordées.

La présente recherche s’intéresse donc à la dimension de l’appropriation des usages. Cependant, il ne s’agit pas de se limiter à une description des divers modes d’appropriation mais de dépasser ces modes pour interroger les contraintes institutionnelles, culturelles et idéologiques à partir desquels s’inscrivent les usages. De fait, l’on partira de l’usage de ces modes pour analyser les formalités socioéconomiques de leur déploiement. Dans le contexte qui nous intéresse, nous ne proposons pas une analyse économique des modèles informels de ces petites entreprises mais tentons de comprendre les logiques d’action constitutives des expériences de ces acteurs en lien avec le téléphone portable.

Les références théoriques

L’appropriation représente un des angles d’étude des technologies de la communication. Le processus d’appropriation est envisagé comme étant la manière dont chacun des acteurs du secteur informel construit sa relation avec le téléphone portable en famille ou en milieu professionnel. Ainsi, l’acte d’appropriation se conçoit comme une construction personnalisée de l’usage.

La notion d’usage, quant à elle, est  perçue ici dans le sens de Michel De Certeau qui a examiné l’inventivité et la créativité quotidienne des gens ordinaires. A la passivité supposée des usagers, De Certeau pense qu’il existe une créativité cachée dans un enchevêtrement de ruses silencieuses et subtiles, efficaces par lesquelles ces gens ordinaires s’inventent des manières propres pour cheminer à travers la forêt de produits imposés (1990, Page de garde). La problématique sociologique de Michel De Certeau porte spécifiquement sur l’invention et la création quotidiennes à travers les pratiques des usagers. Le point de départ des questionnements de cet auteur pourrait  être relié aux mouvements sociaux de mai 1968 en France, période pendant laquelle Michel De Certeau publie, avec une analyse à vif de ces évènements, une série d’articles dans la revue « Etudes ». Le contexte dans lequel ces mouvements sociaux sont intervenus était celui de la centralité et de l’unidimensionnalité du pouvoir des institutions. D’où l’émergence de cette résistance politique et sociale par les différents acteurs de la société. Cette émancipation va même s’étendre jusqu’aux produits de consommation culturels offerts sur le marché des biens. Cependant, si le contexte actuel dominant est marqué par le règne des régimes démocratiques contrairement à la dictature du passé, la perspective relative à la créativité des gens ordinaires qui s’affranchissent de la consommation passive reste d’actualité. Serge Proulx le reconnaît en ces termes : « […] Certeau s’interroge et cherche à re-problématiser autrement les opérations des usagers qui sont supposées être vouées à la passivité et à la discipline. Considérant chaque individu comme un « lieu où joue une pluralité incohérente (et souvent contradictoire) de ses déterminations relationnelles » et cherchant à faire apparaître la logique opératoire mise en œuvre dans les pratiques quotidiennes » (Proulx, 1994,       p. 173). Considérant le contexte burkinabè de l’usage du téléphone portable, l’usager se voit doté d’une capacité d’autonomie dans le choix des opérations à mener pour ne pas rester enfermé dans l’imposition déterminante de l’outil technique. Cette vision va évidemment à l’encontre des représentations habituelles véhiculées notamment par les ingénieurs, industriels ou responsables de marketing. Ces derniers sont souvent restés à un schéma simpliste de la diffusion des nouvelles technologies de la nature offre⟶demande reproduisant de ce fait le modèle linéaire de la communication du type émetteur ⟶ récepteur. Or pour être efficace, il ne suffit pas d’avoir seulement un raisonnement en termes économiques, à savoir réfléchir sur la manière de satisfaire la demande par une offre adaptée. On peut aussi chercher à comprendre ce que des usagers comme des opérateurs de l’économie informelle font des nouvelles technologies.

L’usage relève plutôt de la tactique au sens où l’entend Michel de Certeau parce qu’il existe toujours un écart entre l’usage proposé et l’appropriation effective. L’usage correspond à l’activité réelle de l’usager et représente la manière dont celui-ci se sert de l’objet technique. L’adoption du téléphone portable par ces « opérateurs économiques » évoluant dans l’informel pourrait être le résultat de plusieurs étapes. A la phase d’exploration, en tant qu’usagers, ils sont exposés à l’outil technologique qui réveille leur curiosité. La suite est une phase déterminante car c’est au cours de cette période que l’usager décidera de se familiariser ou de rejeter l’instrument de communication. La familiarisation est réussie lorsque l’outil devient alors « un objet ordinaire inséré dans la banalité du quotidien » (Rieffel, 2005, p. 192). Toutefois, on ne doit pas perdre de vue que l’apprivoisement d’un nouvel outil de communication véhicule également une valeur de distinction sociale. En l’occurrence, si posséder un téléphone portable peut être vu comme une volonté de se conformer à l’époque à laquelle on vit, cela peut être aussi un moyen d’évitement d’un déclassement social. Ce qui corrobore bien le point de vue selon lequel l’usage social comporte des significations symboliques non négligeables au-delà même de la fonction instrumentale lorsqu’on étudie l’adoption des nouvelles technologies de l’information (Rieffel, 2005, p. 193). 

Une revue de la littérature sur le téléphone portable nous enseigne qu’il apparaît dans certaines études de la Banque Mondiale que les téléphonies mobiles produisent, à travers leurs investissements dans les pays en développement, des retombés économiques dont le taux est estimé à 20%. L’approche de la socialisation a reçu les contributions  d’Annie Cheneau-Loquay et d’Osée Kamga. La croissance et la popularité inattendues que le téléphone portable a connues parmi les couches populaires feront dire à Annie Cheneau- Loquay que c’est un outil « beaucoup mieux adapté aux espaces africains » qu’Internet (2001). Osée Kamga pense que la téléphonie mobile convient davantage aux réalités des pays africains compte tenue du caractère adaptable de l’innovation aux structures sociales et économiques (Kamga, 2006, p. 108). Ainsi, au Burkina Faso, le rythme de croissance de la téléphonie mobile est passé d’un taux moyen de 44% en 2002 à 64 % en 2007 soit une hausse de 20% sur la période concernée (Kaboré, 2011). 

La méthodologie de l’étude : outils d’enquête, zone d’étude et sélection des répondants

Cette recherche a utilisé deux types de techniques de collecte de données à savoir les entrevues semi-directives et l’observation directe. Les entrevues se sont déroulées au cours du mois de septembre 2013.

La zone concernée est Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso. Cette zone a été découpée en trois segments à savoir, le centre ville, les quartiers secondaires et les quartiers périphériques pour avoir un regard croisé des points de vue des intervenants.

Les différents corps de métiers représentés concernent les petits mécaniciens, les vendeuses de fruits et légumes, les revendeurs de cartes téléphoniques,  vendeurs d’agrégats et de briques de constructions des maisons, les coiffeurs et coiffeuses, les tenanciers de marchandises sur des étals, revendeurs de matériels de secondes mains, les mécaniciens. La plupart de nos enquêtés sont installés aux abords des routes. Leurs installations sont mobiles car ils déplacent leur matériel la nuit et ils les ramènent le jour. Seulement une minorité des enquêtés possèdent des installations fixes en ville et dans les quartiers secondaires et périphériques.

L’enquête a engagé la participation volontaire de vingt hommes et de vingt cinq femmes, soit un total de 45 personnes enquêtées. Nous avons utilisé la méthode de saturation empirique quand nous nous sommes rendu compte que la collecte des données n’apportait plus de nouvelles découvertes dans les réponses des répondants. Le nombre de femmes ayant répondu à nos questions dépasse celui des hommes  pour deux raisons. D’une part parce que les femmes sont plus nombreuses à effectuer les petits métiers aux abords des routes, d’autre part elles représentent environ 52% de la population burkinabè. Toutefois, ces femmes, n’étant pas habituées à participer à des enquêtes étaient plus hésitantes au début mais ont libéré leurs pensées au fur et à mesure que des questions leur étaient posées.

Les modes d’appropriation du téléphone portable par les acteurs de l’économie informelle

Les résultats de l’étude révèlent trois catégories d’appropriation du téléphone portable :

  • le téléphone portable comme outil ordinaire d’intégration sociale ;
  • le téléphone portable comme moyen de promotion des activités socioéconomiques ;
  • le téléphone portable comme facteur de déstabilisation de la cellule familiale.

Toutes ces catégories ont été construites à partir des conceptions des usagers eux-mêmes. Elles se diffèrent les unes des autres par les significations qu’en donnent les concernés.

Le téléphone portable comme outil ordinaire d’intégration sociale

Les téléphones portables sont très répandus au Burkina Faso. Ils sont facilement accessibles en termes de coût, de disponibilité et d’abonnement chez un opérateur de réseau téléphonique. Le marché est inondé par toutes sortes de téléphones portables. On note l’existence de portables neufs qualifiés « d’original » dont les prix semblent inaccessibles pour les couches pauvres. A côté, on retrouve des portables neufs traités de  « chinoiseries » parce qu’ils sont moins chers, moins durables et que la qualité laisse souvent à désirer. A ce propos l’anecdote suivante de cette enquêtée est édifiante : « A la mosquée, avant de commencer la prière, il a été demandé à tous ceux qui avaient des portables sur eux de les éteindre. Mais ceux qui avaient des « chinoiseries » ont été priés d’enlever simplement les batteries parce que les éteindre normalement comme « les originaux » perturberait davantage ». Les portables de secondes mains ont également leur place sur le marché de sorte que si une personne ne peut pas se procurer un portable neuf, il puisse se contenter d’un portable « d’occasion ». A ce sujet un des enquêtés affirmait que « l’on ne possède pas un portable pour sa beauté. Pourvu qu’on puisse émettre et recevoir des appels ». Si l’aspect du portable n’a pas une importance pour certaines personnes, d’autres par contre y tiennent car, si le portable qu’ils détiennent commence à vieillir, ils se présentent devant un vendeur pour échanger l’ancien portable contre un neuf en complétant avec un peu d’argent. Comme on le constate, sur le marché chacun peut trouver son compte s’il veut vraiment s’équiper. Les propos d’un mécanicien enquêté sur le sujet vont dans le même sens : « Si une personne n’a pas de portable, nous lui disons qu’il n’a pas « grouillé » [pour dire que la personne ne fournit pas d’efforts] car de nos jours posséder un portable n’est plus une question de moyens financiers ». Le téléphone portable s’est vulgarisé au point que posséder un tel outil ne repose plus sur une valeur de distinction sociale mais représente plutôt un symbole d’intégration sociale. Chacun, quelle que soit la modestie de ton statut socioéconomique, fait l’effort d’avoir son téléphone portable. En réalité, lorsqu’on détient un téléphone portable, on affiche sa volonté d’être en phase avec l’air du temps présent par crainte d’être marginalisé.

L’appropriation du téléphone portable par le public évoluant dans l’économie informelle se traduit également par la manière de désigner l’outil. Pendant la collecte des données, les enquêtés se limitaient uniquement au terme « portable » pour désigner le téléphone mobile. Nous avons insisté pour savoir comment ils appelaient quotidiennement cet instrument de communication et le mot « portable » est effectivement revenu à plusieurs reprises.  Alors nous avons cherché à savoir si les enquêtés « portaient » en permanence leurs téléphones portables comme le stipule le qualificatif « portable ». Sur le sujet les avis sont partagés. Pendant que les hommes disent l’avoir avec eux à tout moment, et le gardent dans les poches de leurs chemises ou des pantalons, les femmes ne semblent pas avoir le même comportement vis-à-vis de l’outil. A ce propos, un homme témoigne : « Je crois que les femmes ne doivent pas l’appeler « portable » mais « fixe » parce qu’on n’arrive jamais à les joindre quand on a besoin d’elles. On ne les gagne pas facilement. Si elles ne l’ont pas égaré dans les multiples poches de leurs sacs à main, elles l’ont oublié à la maison ». Pourtant les femmes utilisent également le qualificatif « portable » pour désigner le téléphone mobile. Si elles sont d’accord que le téléphone portable peut se trouver soit dans leurs sacs ou laissé quelque part à la maison, elles ont leur propre explication comme l’atteste une enquêtée : « Comme nous ne portons pas toujours des habits qui possèdent toujours des poches, je veux parler des robes et des jupes, nous gardons nos portables dans nos sacs. Mais au-delà de ça, c’est une mesure de sécurité. Si tu mets ton portable dans une des poches de tes habits, il peut glisser et tomber sans que tu le saches. Mais si tu le gardes au moins dans ton sac, tu es sûr qu’il ne tombera pas ». Cependant, les hommes enquêtés pensent que s’ils gardent régulièrement leurs portables dans les poches de leurs vêtements lorsqu’ils se déplacent, c’est pour répondre ou émettre facilement des appels téléphoniques car « ce qui compte avec le portable, c’est le fait de pouvoir contacter quelqu’un rapidement. Mais si on t’appelle et on ne te gagne pas, ton portable ne te sert plus » confie un enquêté.

Le téléphone portable comme moyen de promotion des activités socioéconomiques

Il ressort des enquêtes que l’efficacité du téléphone portable, à savoir, sa capacité à trouver des solutions commodes aux problèmes actuels, est un critère guidé par des fins pratiques. Les métiers de ce secteur relèvent essentiellement de l’ordre de la « débrouillardise ». Ce n’est pas une situation dans laquelle des stratégies à long terme se forment pour servir de base à quelque politique d’intervention (Kanga, 2006). C’est un milieu dans lequel les acteurs inventent de multiples formes de stratagèmes pour prendre en main leurs destins. Pour reprendre les formulations de Serge Latouche, ils sont ingénieux sans être ingénieurs, entreprenants sans être entrepreneurs et industrieux sans être industriels. Ainsi, la logique utilitaire du téléphone portatif est partagée à l’unanimité par l’ensemble des enquêtés car il rime avec efficacité, gain et rentabilité dans le cadre des activités économiques des publics du secteur informel. Le téléphone portable multiplie, en effet, les possibilités de contacts et d’action ; il réduit également les délais de réponse et favorise la compétition entre les différents acteurs (Rieffel, 2005, p.195).

Le téléphone portable constitue un outil qui permet d’entrer facilement en contact avec des clients dans la gestion des affaires. Un mécanicien avec lequel nous nous sommes entretenu déclare ceci : « J’ai écrit mon numéro de portable sur la porte et sur le mur comme vous pouvez vous-même le constater. Lorsque je m’absente, un client qui passe et qui n’a pas mon numéro se réfère à ce numéro pour me joindre. Je n’ai plus peur de bouger car je sais que je reste joignable ».

L’utilité du téléphone portable est aussi perçue en comparant les possibilités offertes à partir du moment où on l’acquiert et l’époque où l’on n’en possédait pas. Cette restauratrice enquêtée indique les modifications qu’elle a vécues depuis qu’elle s’est procuré un téléphone portable : «Lorsque je n’avais pas de portable, je devais me lever très tôt pour aller chercher de la salade chez un vendeur dans une petite localité. Si tu ne pars pas tôt aussi, tu peux aller trouver que la salade est finie. Depuis que j’ai le portable, il suffit que je l’appelle sur son portable à lui et j’ai une réservation de salade. A n’importe quelle heure de la journée,  je peux m’y rendre maintenant avec la certitude que je serai servie ». En outre, l’efficacité du téléphone portable est prouvée dans la réduction des distances géographiques comme l’atteste ce commerçant de matériaux de construction de bâtiments : « Grâce au portable, je peux rester sur place et coordonner des affaires de dizaines de millions à distance. Lorsque je voulais contacter une personne quand je n’avais pas de portable, j’étais obligé de me déplacer. Avec mon téléphone, je n’ai plus besoin de me déplacer. De nos jours, le téléphone portable n’est plus un outil de plaisir mais un instrument de travail ».

Les téléphones portables fonctionnant avec une énergie supportée par des batteries rechargeables, un manque d’énergie dans la batterie empêche le téléphone de fonctionner. Par conséquent, quels comportements ces usagers affichent-ils en matière de recharge des batteries des portables ? Ne sont-ils pas parfois injoignables parce que les batteries sont complètement déchargées ? La plupart des personnes enquêtées affirment veiller attentivement sur la recharge des batteries et les propos de ce commerçant vont d’ailleurs dans ce sens : « Je ne laisse pas mon portable se décharger entièrement car je veux rester joignable. Mon portable représente mon secrétariat ». D’autres personnes ont un comportement différent lié soit à l’oubli soit à la défectuosité de la batterie. Mais lorsqu’ils se rendent comptent que le portable est déchargé, ils prennent toutes les précautions nécessaires pour le recharger. La recharge des batteries des téléphones portables provient en grande partie de l’énergie électrique. Or, ce type d’énergie est une denrée rare dans les ménages pauvres où la priorité est accordée à la nourriture quotidienne. L’accès à l’électricité se pose également au niveau des installations de fortune et chez les commerçants assis aux abords des routes. Avec cette difficile accessibilité à l’énergie électrique, il s’est développé dans les quartiers périphériques un marché de recharge électrique de portables permettant à ceux qui ne disposent pas d’électricité à domicile ou sur leur lieu de travail de pouvoir payer pour recharger leurs portables.

Cependant, l’efficacité du téléphone portable est limitée par certaines contraintes structurelles relatives aux services offerts par les opérateurs de téléphonie mobile. Des problèmes de connexion aux différents réseaux téléphoniques sont récurrents provoquant des mécontentements au niveau des usagers et des répercussions sur la gestion des affaires économiques. Ce qui révolte le plus les usagers, c’est que les sanctions  pécuniaires déjà engagées à l’encontre de ces opérateurs par les autorités gouvernementales du Burkina Faso sont en deçà des torts causés au quotidien. Certains usagers proposent ouvertement le retrait de licences aux opérateurs inefficaces  pour non respect des cahiers de charges. Les usagers abonnés aux services de téléphonie mobile usent de stratégies pour éviter de subir les disfonctionnements constatés chez les opérateurs de la téléphonie mobile. De plus en plus, la plupart des enquêtés sont abonnés à deux opérateurs au moins. Les propos de ce commerçant de marchandises le confirment : « Moi, je suis abonné à tous les trois opérateurs de téléphonie mobile, à savoir TELMOB, TELECEL et AIRTEL. C’est une mesure de prudence avec les nombreux problèmes de connexion de réseau que nous vivons. Ainsi, si j’appelle avec un réseau qui ne passe pas, je tente le deuxième et ainsi de suite. Ce qui est important, c’est qu’on puisse me joindre et que je puisse téléphoner quand j’en ai besoin. Je ne peux pas faire trente minutes sans toucher à mes portables. Si je fais une journée dans une localité non connectée à un réseau, je suis mécontent car je reste injoignable».

Le gain et la rentabilité émanant du téléphone portable constituent d’autres dimensions qui témoignent de son utilité dans les activités socioéconomiques des usagers du secteur informel. Une de nos enquêtée témoigne : « Je suis restauratrice et j’avoue que le portable m’aide vraiment dans mes activités. Là où il me permet de gagner de l’argent, c’est lorsque des clients m’appellent pour lancer une commande. Par exemple lorsque j’ai une commande, cela représente un plus sur mes gains quotidiens. En plus de la nourriture prévue pour être écoulée dans la journée, j’ajoute une autre quantité pour couvrir la commande du client ». Le téléphone portable constitue un outil de communication qui permet à ses usagers d’échanger entre eux et de faire fructifier leurs affaires. C’est le point de vue d’un autre commerçant : « Grâce au portable, j’ai pu conclure des marchés importants car la plupart des clients travaillent avec les portables ». Le téléphone portable permet également à la concurrence de s’exercer en ce sens que l’instrument de communication qu’il représente favorise des contacts rapides entre les différents usagers. Un enquêté témoigne : « En tant que mécanicien, le portable que j’utilise est utile. Lorsque je suis à la recherche d’une pièce de rechange pour un client, c’est avec mon portable que je contacte mes fournisseurs. Je les appelle pour savoir s’ils ont la pièce que je recherche et en même temps je discute des prix avec eux. Celui qui va me proposer une pièce de qualité et qui soit moins chère par rapport aux autres, c’est chez lui que j’irai acheter la pièce. Avant que je n’achète un portable, je devais mettre du carburant dans ma mobylette pour faire le tour de mes fournisseurs. Cela revenait très cher avec le coût élevé du carburant. Maintenant avec le portable, les choses sont plus simples, rapides et on économise en temps et en argent ».

La rentabilité émanant de l’usage du téléphone portable par les acteurs évoluant dans le secteur informel se justifie par ailleurs dans un rapport de fidélité avec la clientèle. Le téléphone portable permet, en effet, de maintenir le contact avec les clients. Les acteurs qui détiennent un répertoire téléphonique fourni sont assez nombreux. Lorsqu’ils ont l’opportunité de recevoir la visite d’un client sur leurs lieux de travail, ils prennent le soin de négocier son contact et ils l’enregistrent précieusement dans le but de s’en servir en tant opportun. Si certains acteurs du secteur informel sont lettrés, la plupart ne le sont pas. Alors, comment les illettrés arrivent-ils à conserver les numéros de leurs clients ? Cette jeune commerçante a son astuce : « Si un client accepte de me laisser son contact, je lui donne un cahier pour qu’il écrive son nom et son numéro. Ensuite je demande aux enfants d’enregistrer les numéros dans mon portable. Pour faire parfois la différence, je leur demande d’enregistrer les numéros avec quelques indices ; parfois c’est un ballon, parfois une voiture. Là où je peux dire que le portable est rentable, c’est lorsque j’ai un nouvel arrivage ; je fais envoyer des messages à mes clients qui ne tardent pas à me rendre visite pour acheter mes marchandises ».

Le téléphone portable est un outil banal mais reçoit toutefois une grande estime au niveau des acteurs du secteur informel. La peur de perdre cet outil de communication est un sentiment qui ne les épargne pas. Ce sentiment a été qualifié par l’expression « nomophobie » (No Mobile Phobia), terme anglophone inventé en 2008 pour traduire cette peur de perdre son téléphone portable et les innombrables informations qu’il contient. Certains enquêtés pensent qu’ils peuvent retrouver quelques uns des contacts enregistrés en se rendant chez leur opérateur de téléphonie mobile en cas de perte de leur téléphone portable ; ce qui représente un souci secondaire. Mais le problème majeur, selon ces enquêtés, serait en grande partie lié au temps requis c’est-à-dire la longue file d’attente devant les guichets et la durée de réactivation du numéro d’appel.  Ce temps perdu est interprété comme ayant un impact négatif sur les opportunités d’affaires. Ces acteurs sont donc conscients du caractère indispensable de l’outil dans les activités sociales et économiques au point que certains pensent ne plus pouvoir s’en passer. La fonction téléphone apparaît comme étant la plus importante puis vient la fonction radio, malgré les multiples possibilités. C’est ce qui ressort des propos de cet enquêté : « j’utilise mon portable pour appeler et recevoir des appels principalement. De temps en temps j’écoute la radio. Je l’ai payé dans le cadre de mes activités car il me rend beaucoup service. Si aujourd’hui on décrétait qu’il n y aurait plus de portable, les Burkinabè vont grever parce qu’il y a des choses pour lesquelles on ne saurait se passer du portable ».

Le téléphone portable comme facteur de déstabilisation de la cellule familiale

Si les enquêtés reconnaissent au téléphone portable son caractère indispensable au regard de son impact positif dans leurs activités socioéconomiques, ils sont également sensibles aux dérives qu’il provoque dans leurs vies familiales. Il se dégage une sorte de tension permanente entre autonomie et contrôle.

Posséder un téléphone portable sous-entend posséder un bien personnel dans lequel peuvent être enregistrés des secrets personnels et professionnels. Dès lors, le conjoint peut-il disposer du téléphone portable de sa conjointe et vice versa ? Que dire de l’attitude de certains parents qui consiste à s’ingérer dans la gestion du téléphone portable des enfants ? Chacun doit-il avoir son intimité propre avec cet outil de communication ? Les formes d’usage privé voire personnel qu’on observe en Occident tranchent-elles avec celles existant en Afrique en général et dans le secteur informel burkinabè en particulier ?

L’usage du téléphone portable provoque sans équivoque des changements de comportements observables qui rompent avec les manières habituelles de vivre dans l’environnement. Les postures, manipulations, gestes avec un téléphone portable sont disséquées au peigne fin et soumis à une sorte d’inquisition par le monde extérieur. Dans le secteur informel, user intempestivement de son téléphone portable fait de vous un homme et, pire quand c’est une femme, une personne suspecte. Une de nos enquêtées pense qu’une telle attitude « n’est plus d’ordre professionnel ». Un commerçant ne s’est pas gêné pour dire qu’ « avec l’apparition du téléphone portable, la voie de l’infidélité est grandement ouverte ». C’est ce qui justifie d’ailleurs, pour certains, cette tentative de contrôler les noms des personnes enregistrés, les appels et messages émis comme reçus tant en couple que dans une relation d’amitié entre jeunes. Les conséquences de ce contrôle sont désastreuses car il s’installe une suspicion et un climat de manque de confiance dans le couple pouvant aller jusqu’à la rupture totale des relations. Les propos de ce mécanicien nous plongent dans une certaine conception des relations en couple : « Le portable gâte plus les foyers des femmes qu’il ne les arrange. Je consulte les appels de ma femme car elle-même et le portable m’appartiennent ». Ainsi, la dimension d’autonomie, visible en apparence, demeure faible face à la pression du contrôle incessant dans la gestion du téléphone portable, notamment dans le milieu de vie des acteurs du secteur informel.

Conclusion

Les Burkinabè évoluant dans l’économie informelle ont su bien intégrer la technologie de la téléphonie mobile dans leurs activités socioéconomiques. A la question de savoir ce que ces acteurs font du téléphone portable, l’observation des modes d’appropriation de cet outil portable laisse entrevoir les différentes incidences sur les aspects de leurs activités quotidiennes. Il se dégage une ambivalence de l’usage du téléphone portable au niveau de ces acteurs de l’économie informelle qui se battent, en marge du cadre règlementaire, à la recherche de leur pitance quotidienne. D’un côté, cet outil de communication favorise la fluidité des échanges et accroit l’efficacité ainsi que la rentabilité au travail ; de l’autre côté, il peut conduire à une dislocation familiale.

L’usage de cet outil de communication se prête effectivement à des techniques d’ajustements particulières aussi bien dans la vie professionnelle que familiale car ces acteurs, aussi ordinaires soit-ils, savent bien ce qu’ils veulent. Les formes d’appropriation du téléphone portable identifiées par les résultats de cette étude montrent que les opérateurs de l’économie informelle de la ville de Ouagadougou font preuve de tactiques et inventent des stratagèmes pour éviter de subir la précarité de leurs conditions sociales et économiques. Ainsi, les usages du téléphone portable par ces acteurs s’insèrent réellement dans la perception de la notion d’usage développée par Michel De Certeau sur la vie des gens ordinaires.

A travers ce panorama sur les usages du téléphone portable par les Burkinabè du secteur informel, on dispose à présent d’un certain nombre de résultats tangibles quant au rôle joué par cet outil de communication dans la vie quotidienne. La première évidence est celle qui met fin à une vision strictement manipulatoire des outils de communication sur les usagers car ces outils possèdent les sens que les usagers leur donnent. A ce titre, on ne saurait continuer à raisonner selon un schéma causal et déterministe de la communication. La seconde évidence est la prise en compte du contexte particulier dans lequel opèrent les usagers et cela évite toute forme d’extrapolation hâtive. Les technologies de communication ne prennent, en effet, leur sens que dans l’univers symbolique des croyances, des valeurs et des mythes.

Références bibliographiques

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Auteur

Alizéta Compaore

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