Vers une remédiation muséale à partir de l’expérience située des visiteurs
Résumé
Nous analysons l’expérience des visiteurs dans un musée à partir d’entretiens réalisés en re-situ subjectif. Cette méthode permet d’identifier et de recenser les attentes et les savoirs mobilisés par les visiteurs durant leur parcours de visite. Dans un premier temps, nous comparons les intentions du musée et les connaissances réellement construites par les visiteurs. Puis nous proposons de regrouper les attentes des visiteurs en plusieurs classes thématiques. La typicalisation de ces attentes précise les écueils de la médiation et dessine des pistes de remédiation. De même, la typicalisation des savoirs mobilisés par les visiteurs dans le cours de leur visite permet de décrire certains cheminements cognitifs qui conduisent à des expériences de visite négatives. Avec cette méthode, nous proposons un outil de diagnostic fin et précis de la médiation muséale au sens large, ainsi qu’un outil prospectif de remédiation.
Mots clés
musée, expérience de visite, cours d’expérience, médiation, remédiation.
In English
Abstract
This study analyzes the experience of visitors in a museum by means of subjective re-situ interviews. This method allows us to identify and classify visitor expectations in addition to the knowledge activated during their visit. The intent of the museum is first compared to the knowledge actually acquired by visitors. Visitor expectations are then classified according to several thematic categories. The typicalization of these expectations points to the problems of mediation, but also suggests avenues of remediation. Similarly, the typicalization of the knowledge activated by visitors during their visit allows us to describe certain cognitive processes leading to negative visitor experiences. Using this method, I propose a subtle and precise diagnostic tool for museum mediation in a broad sense as well as a potential remediation tool.
Keywords
museum, experience of visit, course of experience, mediation, remediation
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Schmitt Daniel, «Vers une remédiation muséale à partir de l’expérience située des visiteurs», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°15/2a, 2014, p.43 à 55, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2014/supplement-a/04-vers-une-remediation-museale-a-partir-de-lexperience-situee-des-visiteurs
Repenser la médiation d’un musée à partir du cours d’expérience des visiteurs
Au cours d’un travail de thèse consacré à l’expérience des visiteurs dans les musées (Schmitt, 2012), nous avons souhaité confronter les intentions communicationnelles d’un musée avec le cours d’expérience des visiteurs en situation naturelle et en autonomie (sans guide, sans enseignant). Le cours d’expérience est défini par Jacques Theureau (2006) comme « la construction de sens pour l’acteur de son activité au fur et à mesure de celle-ci ». Nous sommes ici dans un musée consacré en partie à la statuaire du Moyen Âge. Dès que les visiteurs franchissent le seuil de ce musée, ils tentent de trouver un sens aux œuvres exposées, au besoin en s’aidant des outils de médiation mis à leur disposition dans l’espace d’exposition : cartels, panneaux graphiques, fiches de salle, audioguides, QR codes. Néanmoins, les enquêtes que nous avons réalisées précisent que le sens construit par les visiteurs dans le cours de leur visite ne recouvre que très partiellement le sens du discours souhaité par l’institution. Non seulement les visiteurs déploient des efforts considérables pour trouver des informations et pour établir une relation aux œuvres, mais de plus ils n’ont pas la certitude d’établir « la bonne relation », celle qu’ils supposent élaborée par l’institution. La médiation est ici entendue selon deux points de vue : selon celui des concepteurs, il s’agit principalement d’une mise en exposition par l’attribution d’un discours à un objet (Davallon, 1999) ; selon celui des visiteurs, il s’agit plutôt d’une « opération par laquelle le sens devient sensible » (Caillet, 1994). C’est cette tension que nous explorons à travers les questions suivantes : le cours d’expérience des visiteurs peut-il aider à repenser la médiation d’une exposition ? Le sens construit par les visiteurs dans le cours de leur visite peut-il servir de base de réflexion à une remédiation des contenus d’une exposition muséale ?
L’entretien en re-situ subjectif pour saisir et analyser le cours d’expérience des visiteurs
Les intentions communicationnelles de l’institution sont recueillies in situ dans les espaces de visite au cours d’entretiens semi-dirigés avec les responsables de la médiation du musée (conservatrice, attachée de conservation). S’il est aisé d’interviewer la conservatrice et l’attachée de conservation sur ce que l’institution souhaite dire, montrer et signifier dans cette partie du musée, en revanche, réussir à saisir la construction de sens du point de vue des visiteurs dans le cours de leur visite paraît constituer une gageure. En effet, si nous interrogeons les visiteurs pendant leur visite selon une approche du type Thinking Aloud (Dufresne-Tassé et al., 1998), nous modifions significativement le cours de leur expérience et nous nous éloignons d’une visite en situation naturelle et autonome. Par ailleurs, si nous interrogeons les visiteurs à l’issue de leur visite, nous recueillons principalement des récits d’expérience qui ne permettent pas de formuler l’articulation précise de la construction de sens. Pour pouvoir décrire la construction de sens du point de vue des visiteurs, nous devrions réussir à dissocier le temps de l’expérience vécue et le temps de la verbalisation de l’expérience tout en conservant la précision et la finesse de la description de l’expérience réellement vécue. Cet obstacle peut être surmonté en réalisant des entretiens en re-situ subjectif (Rix & Biache, 2004 ; Rix-Lièvre, 2010). Nous avons décrit cette méthode en détail par ailleurs et nous en rappelons les principes (Schmitt, 2012, 2013).
Les entretiens en re-situ subjectif sont séquencés en deux étapes : dans un premier temps, nous équipons un visiteur d’une mini-caméra qui enregistre le champ de sa perception visuelle durant sa visite. Ainsi nous conservons une trace vidéo du monde perçu par le visiteur. Dans un deuxième temps, à l’issue de son parcours de visite, nous présentons ce film au visiteur et nous l’invitons à raconter et à commenter son expérience à partir de ses propres images. Une caméra placée derrière le visiteur et le chercheur enregistre cette fois les images de l’écran vidéo en même temps que les échanges durant l’entretien avec le chercheur. Ces entretiens mettent en œuvre la capacité de réminiscence des visiteurs qui est une forme de reviviscence produite par une excitation neurophysiologique. A l’aide de ce dispositif vidéo, nous pouvons provoquer et entretenir la réminiscence des visiteurs de sorte qu’ils puissent verbaliser avec précision l’expérience telle qu’elle a été vécue. L’apport remarquable de cette méthode est le suivant : lorsque nous stimulons une personne avec la trace vidéo subjective de son activité, cette personne ne revoit pas le film de son activité, elle n’est pas spectatrice d’un film. Comme le disent Humberto Maturana et Francisco Varela (1994) « nous ne voyons pas l’espace du monde, nous vivons notre champ de vision ». Une personne ainsi stimulée mobilise instantanément sa capacité de réminiscence et revit à nouveau une expérience très proche en qualité de celle qu’elle a vécue. De plus avec un dispositif vidéo, cette personne peut faire des arrêts sur images et prendre le temps de décrire et commenter son expérience. Bien entendu, ces descriptions de l’expérience ne sont pas l’expérience elle-même, mais si l’on s’en tient à demander au visiteur de « décrire, raconter et montrer » son expérience, alors nous pouvons considérer ces descriptions comme des verbalisations préréflexives qui rendent compte de l’effet de surface du couplage de l’acteur avec l’environnement tel qu’il l’a vécu (Theureau, 2010). Les verbalisations ne rendent pas compte de toute l’expérience, mais d’une part importante de l’expérience, suffisante pour comprendre les relations significatives d’un acteur avec son environnement. Nous pouvons aussi considérer ces verbalisations comme des descriptions symboliques acceptables du domaine cognitif du visiteur (Varela, 1989, p. 183 ; Theureau, 2006, p. 41).Cela signifie que ces verbalisations condensent des régularités dynamiques internes aux visiteurs et qu’elles peuvent être considérées comme des symboles qui rendent intelligible et partageable leur expérience.
Figure 1. Les entretiens réalisés en re-situ subjectif (1) Les visiteurs sont équipés d’une mini-caméra puis laissés à leur parcours de visite. (2) Les visiteurs sont ensuite invités à décrire leur expérience à partir de ce film tandis qu’une caméra placée derrière le visiteur enregistre l’image de la vidéo, l’entretien et les gestes du visiteur.
Lors de leur entretien en re-situ subjectif, les visiteurs découpent spontanément la trace vidéo de leur activité en unités signifiantes. Chaque unité signifiante de l’activité peut être considérée comme la manifestation d’un signe qui comporte six composantes (Theureau, 2006, p. 286) :
Composante du signe
|
Identification de la composante |
Représentamen | Qu’est-ce qui est pris en compte par le visiteur à cet instant t ? |
Engagement | Comment le visiteur se lie-t-il aux Représentamens à cet instant t ? |
Anticipation | Quelles sont les attentes du visiteur à cet instant t ? |
Référentiel | Quelles sont les savoirs mobilisés par le visiteur à l’instant t ? |
Interprétant | Quelle est la connaissance construite par le visiteur ? |
Unité de cours d’expérience | Quelle est la séquence minimale qui fait sens pour le visiteur ? |
A travers l’identification des six composantes du signe, nous pouvons reconstruire la dynamique significative de l’activité des visiteurs : nous pouvons décrire leur expérience et la construction de sens du point de vue des visiteurs dans le cours de leurs interactions avec leur environnement. Pour les besoins de cette étude, nous avons réalisés douze entretiens en re-situ subjectif.
L’expérience des visiteurs imaginée par l’institution
L’espace d’exposition
L’accès à la salle du jubé du musée de l’Œuvre Notre-Dame se fait par une salle d’introduction petite et sombre (10 m²) où sont présentées quelques sculptures dont deux chiens et une chimère. Cette antichambre ouvre sur la salle du jubé, salle qui expose une partie de la statuaire de la cathédrale de Strasbourg, des œuvres de grande taille, présentées principalement en surplomb des visiteurs. Le volume architectural imposant (145 m² et 8 m sous plafond), son acoustique et les ogives de deux arcades rappellent l’architecture gothique des églises. Les fenêtres en hauteur diffusent une lumière naturelle presque zénithale. La muséographie de ces salles a été conçue et réalisée il y a plus de 25 ans.
Figure 2. Les lieux des enquêtes au musée de l’Œuvre Notre-Dame (1) La salle d’introduction avec les panneaux didactiques et la chimère. (2) La salle du jubé, un volume architectural imposant.
La salle d’introduction
En entrant dans la salle d’introduction, on distingue deux parois qui supportent des informations :
Conservatrice : — Sur ma gauche, on a une série d’informations sur les ateliers de sculpture de la cathédrale avec des données comparatives d’autres cathédrales, avec les trois grands ateliers qui sont représentés dans la salle d’après… il y a des ateliers différents… c’est ça le gros du message, le message principal [à droite] on a vraiment les phases de construction, il faut comprendre que l’on a commencé par les parties Est et puis qu’on est allé vers l’Ouest… dans quel ordre et quelle durée.
Les sculptures incontournables des chiens et de la chimère sont anecdotiques :
Conservatrice : — Avec deux chiens de part et d’autre de la porte… clairement, ils sont là pour qu’on les voie, pour amuser avant d’aborder les parties plus sérieuses présentées dans la salle du jubé… c’était décoratif… c’est anecdotique… on est accueilli par des petits chiens et ça fonctionne comme ça, les gens sont attendris, ils sont étonnés, ils se disent : ah tiens, on a représenté les petits chiens comme le mien… ah tiens, un gros monstre horrible.
La médiation dans la salle d’introduction porte sur les différentes écoles stylistiques, les étapes de la construction de la cathédrale, les sculptures des chiens et de la chimère comme éléments décoratifs.
La salle du jubé
La salle du jubé du musée de l’Œuvre Notre-Dame est « la salle de la grande statuaire majestueuse de la cathédrale, avec des pièces internationalement connues ». La scénographie de la salle (volume, ogives) suggère l’ambiance d’une chapelle ou d’une église :
Conservatrice : — Une salle qui a été conçue spécialement pour le musée à partir d’un édifice qui était une auberge au Moyen Âge, Hans Haug le créateur du musée a décidé de ne pas remettre deux planchers… pour augmenter le volume et créer un espace qui évoque plus un intérieur de chapelle ou d’église. Il y a une mise en scène délibérée pour mettre en condition le visiteur, pour lui faire comprendre qu’il est dans un espace quasiment sacré.
Le message principal est précis. Il porte en priorité sur la nature et l’emplacement des œuvres à l’origine sur la cathédrale :
Conservatrice : — Il faut faire comprendre au visiteur que ce sont les originaux de la cathédrale de Strasbourg qui sont désormais présentés dans une salle de musée, donc retirés de leur emplacement d’origine et il faut aussi essayer de faire comprendre au visiteur que ces sculptures se trouvaient à tel endroit, à telle place sur la cathédrale à l’origine.
Nous devrions aussi deviner les différences stylistiques des trois ateliers, notamment en comparant des visages ou des plissés de vêtements.
Conservatrice : — Après devant le Tentateur et les Vierges… on sent qu’on n’est pas dans la même chose, on n’est déjà pas dans la même échelle et puis on est dans un type d’expression qui n’est pas le même… c’est-à-dire l’expression de ces visages n’est pas du tout la même… ça devient technique le plissé au XIIIe siècle… à mon avis les gens le ressentent quand même dans la salle.
Les visiteurs devraient appréhender les œuvres majeures présentées dans la salle du jubé : le jubé, l’Église et la Synagogue, le Tentateur et le Vierges folles, le gâble du jubé.
Conservatrice : — Alors ce que l’on attend [du visiteur], c’est qu’il voie d’abord les deux grands chefs-d’œuvre de la cathédrale qui sont l’Église et la Synagogue qui ornaient le portail sud du transept sud de la cathédrale et qui sont présentés ici dans la salle… pour aider le visiteur, sont mises sur les murs quelques reproductions de gravures anciennes avec l’emplacement des statues.
Ici la muséographie et la médiation souhaitent faire appréhender les œuvres comme des originaux et des œuvres majeures, en indiquant leur emplacement d’origine sur la cathédrale et en signifiant les différences stylistiques annoncées dans la salle d’introduction.
L’expérience des visiteurs
Les mondes propres des visiteurs
Chaque visiteur saisit des éléments dans son environnement qu’il tente de relier. Nous entendons cette liaison comme une tentative d’insérer l’élément circonscrit dans une histoire propre au visiteur, histoire qui rend compte de ses attentes et de des savoirs mobilisés à cet instant. Chaque visiteur décrit un monde propre qui lui est très personnel.
Figure 3. L’expérience de la Synagogue : (1) Olivier : « Là aussi, c’est une figure de Synagogue, bon, avec un déhanchement qui n’est pas commun, qui n’est pas celui d’une vierge. » (2) Gwenn : « C’est très caractéristiques des statues je trouve, des statues au Moyen Âge, elles penchent souvent la tête » (photogrammes des vidéos subjectives des visiteurs).
Nous avons regroupé des extraits de cours d’expérience où des visiteurs commentent la figure de la Synagogue. Ces séquences ont été obtenues sans contrainte de parcours, en sélectionnant les cours d’expériences de visiteurs qui ont décrit leur relation à cette sculpture :
Annie : — ce qui me guide là, c’est les formes… la statue bandée que je connais et je ne saurais pas dire ce que c’est, mais ce qui m’a intéressée… c’est justement ce qui a l’air moins religieux
Genny : — je me suis focalisée sur les mains… les mains de toutes les statues parce que je les trouvais géniales
Gwenn : — je ne sais pas trop ce qu’il tient, sur sa main enfin, je me rappelle… une lance voilà et la robe… la toge qui tombe, puis c’est très caractéristique des statues je trouve, des statues au Moyen Âge, elles penchent souvent la tête
Hélène : — celle-là m’intéresse… parce qu’elle est très très élancée… les proportions sont extraordinaires
Isis : — elles sont très belles… déjà elles sont très grandes… elles sont majestueuses quand même et puis tout le drapé, la façon dont ç’a été travaillé, le sculpté… c’est un art… c’est remarquable
Olivier : — là aussi, c’est une figure de Synagogue, bon, avec un déhanchement qui n’est pas commun, qui n’est pas celui d’une vierge
Remarquons par exemple que « la toge qui tombe » ou « la tête penchée » sont des faits réels qui ont lieu dans le monde propre de Gwenn. Cette « toge qui tombe » n’existe pas dans le monde propre d’Olivier, il ne la perçoit pas ou ne la verbalise pas en tant qu’élément signifiant. Pour Gwenn, c’est l’inclinaison de la tête qui fait sens en tant que paradigme des sculptures du Moyen Âge tandis que pour Olivier, c’est le déhanchement qui fait sens comme une exception parmi les représentations classiques du corps de cette époque.
Dans le cadre de l’énaction, le monde en lui-même n’est pas connaissable, il s’agit d’un X-monde (Bottineau, 2011) qui dépend de notre structure biologique, de notre histoire et de nos attentes. Ce X-monde se manifeste à travers notre expérience pour constituer notre monde propre, le monde ordinaire qui nous apparaît évident, mais qui convoque des savoir-faire complexes sans que nous en ayons conscience (Varela, 1996). La réalité physique de la sculpture dans le X-monde est la même pour tous les visiteurs, mais c’est l’expérience singulière des visiteurs qui confère une réalité individuelle à la sculpture dans le monde de chaque visiteur, dans leur monde propre.
Les intentions de l’institution comparées à l’expérience des visiteurs
Si la plupart des visiteurs enquêtés (9 sur 12) appréhende les sculptures de la salle du jubé comme des œuvres majeures, seul un visiteur (1 sur 12) saisit les différentes étapes de construction de la cathédrale, la place originelle des sculptures et les influences stylistiques des écoles de sculpture. La qualité de la médiation appelle des réserves qui sont partagées par l’institution elle-même :
Conservatrice :
— Pour les trois grands ateliers… c’est intéressant en particulier pour les étudiants en histoire de l’art ou des gens érudits. A mon avis, rares sont les personnes qui vont véritablement s’appesantir sur ces questions-là
— C’est parlant parce que moi je sais de quoi il s’agit… c’est d’ailleurs pour ça que ça ne marche pas et que c’est pour ça que l’on va faire autre chose
— actuellement c’est obsolète… on va certainement redynamiser cet espace pour capter le visiteur et lui faire comprendre qu’il va voir la sculpture de la cathédrale de Strasbourg et l’aider à situer cette sculpture sur l’édifice
A partir de ces réserves, l’institution peut être tentée de concevoir une nouvelle médiation plus explicite qui permettra de situer les sculptures sur l’édifice, d’identifier les ateliers par leur style, etc. donc de renforcer la dimension communicationnelle de la médiation selon le paradigme de la transmission. Cette approche ne prend pas en compte la médiation comme articulation et construction de sens du point de vue des visiteurs ; elle s’empare de ce qui n’est pas saisi pour renforcer sa foi en la transmission des savoirs.
Vers une remédiation à partir du cours d’expérience des visiteurs ?
C’est aussi ici que les enquêtes réalisées en re-situ subjectif peuvent apporter des nouvelles pistes de réflexion. Nous montrons que ce qui est essentiel dans l’expérience de visite, c’est de pouvoir comprendre au sens de relier un ensemble hétérogène d’objets, d’informations, d’attentes, de savoirs, de sensations, de croyances, etc. afin de créer une histoire qui relie et nous lie à ces objets et cette production de sens s’accompagne d’une émotion de plaisir (Schmitt, 2012, 2014 à paraître). Plutôt que de mesurer les écarts entre les attendus et les connaissances réellement construites par les visiteurs, nous nous intéressons à la façon dont ces visiteurs « comprennent » les œuvres, comment ils réussissent (ou ne réussissent pas) à se lier à des œuvres d’une façon qui leur convient. En franchissant le seuil du musée, les visiteurs savent qu’il y a quelque chose à comprendre ou à trouver. Cette intrigue crée une tension et la résolution de cette tension est rapportée par les visiteurs comme étant l’acte de comprendre. Dès qu’un visiteur trouve une réponse à la question qu’il se pose, il « comprend » et il éprouve un sentiment de plaisir. C’est bien le plaisir de la visite qui retient notre attention comme moteur de découverte, de compréhension, de délectation. Nous interrogeons la muséographie et la médiation comme l’ensemble des éléments qui concourent à la compréhension des visiteurs, à leur capacité de se relier aux œuvres d’une façon qui leur convient. Ainsi la question qui nous guide est la suivante : quels sont les éléments qui favorisent le plaisir des visiteurs et quels sont ceux qui y font obstacle ?
Renseigner les thématiques à partir de la typicalisation des attentes situées des visiteurs
En recensant les différents cours d’expérience, nous trouvons des visiteurs qui perçoivent les « informations » comme trop succinctes et éloignées de leurs attentes. Alain trouve des informations intéressantes dans le sas. Il comprend les différences entre ateliers et cela lui plaît. En revanche la présentation des œuvres dans la salle du jubé ne lui convient pas. Il aimerait qu’on le guide, qu’on lui dise ce que ces œuvres représentent et il en déduit que « cette salle ne souhaite pas faire passer un message » :
Alain : — [j’aimerais] qu’on essaye de me dire qu’est-ce que ça représente, ce que je suis censé voir en fait là. Là, je vois des statues, mais est-ce que ce sont des personnages importants ? Est-ce que c’est des personnages qui sont censés faire peur aux gens qui allaient à la messe à l’époque ? […] Il n’y a pas la mise en scène disant : bon les cathédrales à l’époque étaient des lieux où on essayait de terrifier la population… fallait pas faire de pêchés etc. Il n’y a rien qui me dit tout ça dans cette salle-là.
Fanny guide sa famille en commentant la visite. Elle connaît le musée et souhaiterait des cartels plus détaillés. Devant la sculpture du chevalier, elle aimerait connaître le personnage représenté et devant la chimère, elle aimerait connaître l’emplacement d’origine :
Fanny :
— je me doutais que c’était un chevalier, je voulais voir quel chevalier c’était… ça ne dit pas… ç’aurait pu être un croisé, ç’aurait pu être un chevalier en particulier, je ne sais pas… un donateur, pour la construction de la cathédrale…
— là j’essaye de savoir où se trouve la statue sur la cathédrale, non enfin à quel endroit elle est positionnée… alors je ne l’ai pas trouvé, enfin j’ai lu le siècle… lequel… mais ça ne dit pas l’endroit. Je trouve que c’est dommage que l’on ait des éléments sans avoir exactement leur situation.
Daniel cherche la salle Renaissance et souhaiterait avoir plus d’indications sur la salle tandis qu’Hélène ne lit pas les cartels sauf quand l’œuvre peut lui raconter une histoire :
Hélène :
— là je dois regarder les cartons que j’ai dû trouver un petit peu moches et un petit peu ternes… que j’ai trouvés un petit peu austères et du coup je suis passée vite.
— parce qu’il y a une scène représentée, il y a pas une seule sculpture, donc je suis allée voir l’histoire, ce qu’il y avait dessus et j’ai regardé le cartel… c’est la scène qui m’intéresse… j’ai lu sacrifice d’Isaac, j’ai identifié les différents personnages sur le groupe.
D’autres personnes comme Isis aimerait aussi avoir des renseignements sur l’auteur des sculptures. Olivier voudrait avoir des indications plus précises, les cartels ne lui paraissent pas toujours très clairs. Pierce souhaiterait comprendre la position des œuvres, non seulement leur position sur la cathédrale mais aussi leur placement dans un ensemble. Enfin, Roman demande des indications plus techniques sur la construction des cathédrales :
Roman : — ce qui m’intéresse [c’est] qu’est-ce qu’il s’est passé en ce temps-là, qu’est-ce qui s’est passé au niveau [d’un] effort humain… effort logistique… effort d’organisation financière… mais je ne vois pas… il n’y pas d’information parce que ici vous avez uniquement quelques phrases, mais il manque ça… il me manque des petits éléments, peut-être deux trois phrases… comparer tout ce qu’il se passe aujourd’hui… et comparer ce qu’il se passe au Moyen Âge pour comprendre des grandeurs.
Les enquêtes montrent que les visiteurs recherchent plus d’informations dès qu’ils ne trouvent pas de réponses aux questions qu’ils se posent. Les cartels de l’institution (titre, date, matière, numéro d’inventaire) remplissent partiellement cette fonction, mais d’autres thématiques pourraient être explorées. Si l’on identifie les traits communs aux différentes attentes des visiteurs, si on typicalise ces attentes (Ria, 2006), on note en particulier :
- Les attentes liées à la thématique historique et sémantique : ce que l’œuvre représente, sa signification, sa fonction sociale, les histoires liées aux œuvres, la vie au Moyen Âge. Cette demande est d’autant plus forte que l’œuvre paraît singulière.
- Les attentes liées à la thématique technique : poids, position, fonction, méthode et temps de fabrication, organisation et logistique du travail, effort humain nécessaire, comparaison avec des éléments actuels ordinaires.
- Les attentes liées à la thématique philosophique ou spirituelle : la perception du monde au Moyen Âge, les croyances, le rapport aux personnages et animaux représentés.
Face à une œuvre, face à un expôt, à chaque fois qu’une personne s’interroge, elle vit une tension que l’on peut rapporter métaphoriquement à la distance qui sépare ses attentes et les savoirs qu’elle peut mobiliser. Lorsqu’elle persiste au-delà de quelques secondes, cette tension s’apparente à une intrigue d’autant plus prégnante que la personne ne peut pas réduire la distance attentes-savoirs mobilisés malgré ses ressources et celles de l’environnement médiatique. La résolution de l’intrigue, quand elle a lieu, s’accompagne d’une brusque diminution de la tension et d’une sensation de plaisir. Au cours des cycles de résolution des intrigues, les attentes s’évanouissent au moment où l’on construit des connaissances : la personne aimerait savoir où se situait cette statue sur l’édifice ; lorsqu’elle trouve la réponse à cette question, elle construit une connaissance qui dissout la question. Mais les attentes se transforment en intrigues irrésolues lorsque justement elle n’arrive pas à trouver une réponse à la question qu’elle se pose. Les visiteurs sont face à une intrigue : ils font part de leurs attentes et de ce qui – de leur point de vue – aurait dû leur permettre de construire des connaissances comme des réponses adéquates aux questions qu’ils se posaient. Prendre en compte ces intrigues, s’appuyer sur le recensement des situations irrésolues et sur les modalités de construction des connaissances des visiteurs dans des situations jugées désagréables ou négatives permet d’entreprendre une démarche d’une nouvelle médiation que nous appelons remédiation. La remédiation ouvre des perspectives intéressantes pour les acteurs du champ muséal en ce sens qu’on peut la qualifier d’approche holistique située, une approche qui analyse précisément le cours d’expérience située des visiteurs en intégrant les parcours de visite, les espaces vécus, la lumière ressentie, les œuvres perçues, les informations saisies et l’histoire des interactions avec les autres visiteurs.
Renseigner et typicaliser les savoirs mobilisés par les visiteurs
Dans la mesure où les savoirs mobilisés par les visiteurs initient des questions et participent à leur résolution, il est intéressant de les circonscrire et de vérifier leur adéquation avec la médiation proposée. Prenons par exemple les différentes représentations du Moyen Âge qui sous-tendent les expériences des visiteurs dans le sas et la salle du jubé. Ces représentations préexistent pour partie à l’expérience des visiteurs dans le musée, mais elles sont stimulées et mobilisées lors de leur visite. Or certaines de ces représentations véhiculées par la muséographie et la médiation peuvent entrer en conflit avec les représentations telles qu’elles sont vécues par les visiteurs tout en étant attribuées à l’institution. Dans notre cas, nous avons repéré des représentations du Moyen Âge qui font référence à l’oppression, la peur ou les démons :
Annie : – c’est pas mortifère comme comme la plupart du temps… ce qui m’interpelle et m’oppresse tout de suite, c’est ce que j’ai au fond… là… ces figures comme ça posées, ces statues… voilà cette vision-là m’oppresse un peu…
Alain : – elle m’a fait peur la sculpture qui était juste là à ma droite… est-ce que c’est des personnages qui sont censés faire peur aux gens qui allaient à la messe à l’époque ? Là on voit un visage qui fait peur… les cathédrales à l’époque étaient des lieux où on essayait de terrifier la population… fallait pas faire de pêchés etc.
Roman : – la cathédrale et ce chien avaient un esprit un petit peu bizarre… je n’ai pas peur, mais disons, il y a un petit peu de méfiance… ils sont comme des démons qui sont endormis… les puissances qui se dégagent derrière sont un petit peu aveugles… il y a quelque chose de démoniaque dans ce chien pour moi. Cette dame… a un visage tellement plein de douleur… tous les mauvais esprits qui tombent sur elle… elle est toute seule… ça c’est très brutal quand on regarde à cette époque-là, c’est très brutal, il y a le mal, il y a le bon…
Ces trois visiteurs ont une expérience positive dans le sas d’introduction dont on rappelle l’éclairage de faible intensité et les murs peints en noir. Tout se passe comme si la perception de cette salle était en adéquation avec les représentations du Moyen Âge de ces visiteurs. En revanche, la grande salle du jubé semble ne pas leur convenir : elle est oppressante et sans ligne directrice (Annie), certaines œuvres sont peut-être des manipulations (Roman), elle ne donne pas envie de regarder (Alain) :
Alain : – là l’environnement il est blanc clair… je veux dire c’est… agressif quelque part… enfin ça fait pas musée ou si, ça fait musée, mais pas musée qui donne envie de regarder…
– [un musée qui donne envie de regarder] c’est une mise en scène des statues… quelque chose qui fasse ancien en l’occurrence, où il y a une lumière tamisée, on sait que les statues sont positionnées par rapport à où elles étaient avant, des choses comme ça alors que là on a l’impression quelles sont posées point barre, sans plus quoi !
Là où Alain et Roman voient « un visage de femme qui fait peur » et « un visage plein de douleur », Olivier et Fanny, qui ont en commun un cursus académique en histoire de l’Art médiéval, voient des sculptures impressionnantes au sens positif :
Olivier : – elle est impressionnante parce qu’elle est à la fois réaliste et sculptée très sobrement, donc c’est presque une idée, c’est une idée de l’enfer qui est sculptée de manière réaliste… en général les damnés s’arrachent les cheveux mais par contre c’est le cadre qui est inhabituel, parce qu’elle est seule… enfin elle sort de rien… normalement ils sortent de tombes, ils sortent de la terre, n’importe où mais pas de rien et là, on dirait que c’est une allégorie en quelque sorte.
Fanny : – je lui explique quelles sont les statues, où elles vont… je lui avais déjà montré le Tentateur sur la cathédrale et là on le voit encore plus – comme il n’est pas appuyé contre un mur, on voit encore plus le dos avec toutes les grenouilles… il a des boutons en fait sur sa robe et je lui explique que les boutons, enfin à l’époque de la construction, c’est quelque chose que l’église stigmatise comme quelque chose de mauvais, un élément qui est en trop sur l’habillement… enfin ce qui est impressionnant, c’est d’avoir des morceaux complets d’un édifice comme la cathédrale de Strasbourg dans un musée… c’est assez exceptionnel comme comme objet de muséologie.
D’autres visiteurs mobilisent des représentations positives du Moyen Âge sans avoir des connaissances précises en histoire de l’Art médiéval :
Genny : – [ces sculptures] c’est des êtres en suspension comme au cinoche, dans les films de danse où souvent tu vois des gens qui sont qui sont épinglés… qui descendent dans des flous artistiques magnifiques… j’ai trouvé ça tellement contemporain dans la représentation du corps, c’est tellement fou et tellement libre dans la gestuelle… c’est fou, c’est du virtuel !
Gwenn : – au Moyen Âge, on a l’impression que le temps s’est arrêté et on est dans l’atmosphère… moi j’ai toujours une image où c’est silencieux, c’est un peu sombre… on n’a pas les vieilles femmes avec le chapelet qui prient, mais alors vraiment j’avais cette sensation-là… c’est sympa, là les portes comme ça j’aime bien… puis aussi j’aimais les malles avec les gros cadenas, enfin ça sentait que c’était du vieux quoi.
Isis : – j’adore les jardins médiévaux… c’est une chose que j’ai toujours aimée donc qu’est-ce que j’imagine… une vie pas forcément facile même difficile à mon avis au quotidien pour les gens qui pouvaient vivre ici. Je ne sais pas pourquoi j’aime tellement le Moyen Âge… parce que peut-être que quand j’étais collégienne on me parlait d’une période obscure de l’Inquisition de tout un tas de choses et après dans mes lectures j’ai pu découvrir d’autres choses, un âge peut-être beaucoup plus doux que ce qu’on avait pu me raconter, enfin plus doux… j’adore cette période du Moyen Âge mais sans connaître finalement… après la représentation que je m’en fais correspond aussi beaucoup aux lectures que j’ai pu avoir et comme je suis une fan de romans historiques, la vérité ne correspond peut-être pas forcément à l’image… j’ai aimé les romans de Jeanne Bourin bien sûr, les Ken Follett, Les Piliers de la Terre…
Les visiteurs qui ont une connaissance de l’art médiéval ou une perception positive du Moyen Âge ont trouvé différentes façons de se lier aux œuvres avec succès, même s’ils ont signifié par ailleurs des demandes d’informations complémentaires. En revanche, l’expérience de visite est plus difficile pour les visiteurs qui perçoivent la salle du jubé en contradiction avec leurs représentations. La relation entre les savoirs mobilisés par les visiteurs – ici la représentation du Moyen Âge – et la qualité de leur expérience de visite met en exergue l’influence du contexte comme stimulant cognitif. Les visiteurs qui perçoivent la salle d’introduction comme sombre et austère mobilisent l’image d’un Moyen Âge oppressant et cela convient à leurs attentes et leurs représentations. En revanche la salle suivante, très claire, leur apparaît alors comme dissonante par rapport aux représentations mobilisées autour d’un Moyen Âge « sombre » et ces mêmes visiteurs se sentent alors désemparés, perdus dans un espace qui leur semble incohérent, sans rapport avec les représentations qu’ils ont mobilisées avec succès dans la salle précédente. Lorsque leurs attentes ne trouvent pas de résolution, elles peuvent être interprétées comme un défaut de médiation de la part de l’institution, comme un musée « qui ne donne pas envie de regarder » dit Alain parce que ces visiteurs ne réussissent pas à se relier aux œuvres à ce moment-là, dans ces conditions.
Conclusion
Les cours d’expérience des visiteurs analysés à partir d’entretiens en re-situ subjectif nous permettent d’identifier et de recenser ce qui est pris en compte par les visiteurs, leurs attentes, les savoirs qu’ils mobilisent, les connaissances qu’ils construisent à chaque instant de leur parcours de visite. La dimension « située » du cours d’expérience est précieuse puisqu’elle rend compte pour un visiteur de ce qui fait sens en ce lieu et en ce temps, indépendamment des intentions des concepteurs.
En typicalisant les attentes des visiteurs, nous faisons apparaître des classes thématiques qui précisent ce qui serait nécessaire pour que les visiteurs puissent construire du sens, se relier aux œuvres d’une façon qui leur conviendrait, ce qui s’accompagnerait alors d’un sentiment de plaisir. Cela ne signifie pas que l’institution doive nécessairement prendre littéralement en compte les attentes, mais plutôt que ces attentes dessinent des liaisons potentielles et donc des pistes de remédiation à évaluer. En typicalisant les savoirs mobilisés par les visiteurs dans le cours de leur visite, nous pouvons comprendre comment certains contextes d’exposition peuvent inviter des visiteurs à mobiliser des savoirs contradictoires ou dissonants et les conduire à ne pas pouvoir construire des Interprétants. Cette situation est d’autant plus critique que ne pas pouvoir trouver de résolution aux intrigues de façon récurrente risque de les transformer en énigmes, et les énigmes persistantes peuvent à leur tour être interprétées comme une volonté de ne pas communiquer de la part du musée.
Cette approche ne permet pas de formuler des règles muséographiques qui conduiraient à un succès, succès entendu comme un ensemble de liaisons positives aux œuvres exprimé par le plaisir et la satisfaction des visiteurs. En revanche, cette approche peut être considérée comme un outil de diagnostic fin et précis, comme une aide précieuse pour les projets de remédiation.
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Auteur
Daniel Schmitt
.: Daniel Schmitt est Maître de Conférences de l’Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis, Laboratoire Design Visuel & Urbain (DeVisU). Ses recherches portent sur la construction de sens et la médiation des savoirs dans les musées et les centres de culture scientifique à partir du cours d’expérience des visiteurs et des entretiens en re-situ subjectif.
Plan de l’article
Repenser la médiation d’un musée à partir du cours d’expérience des visiteurs
L’entretien en re-situ subjectif pour saisir et analyser le cours d’expérience des visiteurs
L’expérience des visiteurs imaginée par l’institution
Vers une remédiation à partir du cours d’expérience des visiteurs ?