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Les dispositifs de « TV connectée »

5 Sep, 2014

Résumé

La télévision connectée, soit l’arrivée d’Internet sur l’écran de salon, permet depuis quelques années à de nouveaux acteurs d’intégrer la filière audiovisuelle et à de nouveaux services d’être mis en place introduisant deux changements importants. Le premier réside dans la délinéarisation qui offre au téléspectateur une capacité nouvelle d’interagir avec le contenu et rompt ainsi avec la logique de flot pour permettre une consommation potentiellement « active » et personnalisée. Le second porte sur l’offre de contenus qui n’est plus le domaine exclusif des chaînes de télévision mais est désormais susceptible de s’ouvrir à tout éditeur de contenus ou services, d’où une probable intensification de la concurrence. La télévision connectée est ainsi porteuse de deux promesses : celle d’un renouvellement des usages et des pratiques et celle d’une modification de la chaîne de valeur qui sont au fondement des mutations effectives, des espoirs et des craintes que suscitent les dispositifs présentés dans cet article. Au-delà de la recomposition des rapports entre les acteurs de la filière désormais élargie, l’analyse souligne trois enjeux décisifs : les conditions de régulation, la place et le financement des contenus, les modalités de valorisation de la production.

Mots clés

TV connectée, convergence, industries culturelles, intermédiation.

In English

Abstract

The connected TV, or the arrival of the Internet on the Home TV set, has allowed, over the past few years, new players to integrate the audiovisual industry and new services to be implemented introducing two major changes. The first is unserializing that offers the viewer a new way to interact with the content and thus breaks with the flow logics to allow consumption potentially « active » and personalized. The second relates to the content supply that is no longer the exclusive domain of traditional broadcaster but is now likely to be open to all content or service publishers which means an increase in competition. Thus, the connected TV carries out two promises: the renewal of uses and related practices and a change in the value chain which are in the depths of effective change, hopes and fears aroused by the devices presented in this article. Beyond the restructuring of relations between actors in the enlarged sector, the analysis highlights three key issues: the regulating conditions, the place and funding of contents, the valuation methods of production.

Keywords

connected TV, convergence, cultural industries, intermediation.

En Español

Resumen

La televisión conectada, o sea la llegada de Internet a la pantalla de salón, permite desde hace algunos años, a unos nuevos actores integrar la ramificación audiovisual y a unos nuevos servicios ser colocados al introducir dos cambios importantes. El primero estriba en la delinearización que ofrece al televidente una capacidad nueva de interacción con el contenido y rompe así con la lógica de flujo para permitir un consumo potencialmente « activo » y personalizado. El segundo se refiere a la oferta de contenido que ya no es el ámbito exclusivo de las cadenas de televisión sino que desde ahora es susceptible de abrirse a cualquier editor de contenidos o servicios, de donde resulta una intensificación probable de la competencia. Así la televisión conectada lleva dos promesas : la de una mejora de los usos y de las prácticas y la de una modificación de los modelos económicos. Más allá de la recomposición de las relaciones entre los actores de la ramificación, el análisis subraya tres puestas decisivas : las condiciones de regulación, el sitio y la financiación de los contenidos, las modalidades de valorización de la producción.

Palabras clave

TV conectada, convergencia, industrias culturales, intermediación

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Bullich Vincent, Guignard Thomas, «Les dispositifs de « TV connectée »», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°15/2a, , p.5 à 19, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2014/supplement-a/01-dispositifs-de-tv-connectee

Introduction

La technologie numérique a, en un peu plus de 25 ans, investi tous les domaines de la filière audiovisuelle. Si la mutation technique ne semble pas avoir eu de répercussions fondamentales sur l’organisation du secteur (Moeglin, Tremblay, 2005), le positionnement récent de nouveaux entrants puissants à l’aval de la filière audiovisuelle (distribution/diffusion) en raison de la commercialisation de dispositifs permettant la connexion des téléviseurs à Internet nous amène à interroger la nouvelle configuration qui se dessine. Ainsi, l’hypothèse selon laquelle les stratégies de « convergence » mises en place depuis près d’une trentaine d’années tant par les industriels de l’électronique grand public que ceux de l’informatique ou des télécommunications seraient en passe de profondément affecter l’organisation de la production et de la diffusion, les modes de valorisation, d’accès et de consommation liés aux programmes mérite-t-elle d’être posée à nouveau.

Cette hypothèse a déjà une longue histoire puisqu’elle a été mise à l’épreuve de façon récurrente dans de nombreux travaux depuis la fin des années 1980 (1). A l’encontre des discours incessants de la part des pouvoirs publics et industriels sur l’avènement prochain d’une « nouvelle ère de la télévision », le tableau présenté dans cet article est celui d’une indéniable mutation du secteur audiovisuel mais pour lequel tout scénario de rupture a jusqu’à présent été écarté. Le questionnement qui a guidé la recherche dont nous livrons ici une partie des résultats (2)s’inscrit donc dans une démarche que nous qualifierons de « traditionnelle » dans le champ des sciences de l’information et de la communication, prolongeant les perspectives des recherches susnommées. Par l’étude des dispositifs de « Tv connectée » aux Etats-Unis principalement, il s’est agi ainsi d’apprécier les principaux facteurs de changement au sein de la filière audiovisuelle élargie. Cependant, considérant la nouveauté de ces dispositifs et afin de résister à la tentation prospectiviste, nous nous en sommes tenus à une identification des éléments mutagènes sans chercher à évaluer la portée potentielle de ceux-ci. Au-delà de la recomposition des rapports entre les acteurs de la filière désormais élargie, l’analyse de l’émergence de ces dispositifs de TV connectée nous a conduit à identifier trois enjeux décisifs (i. e. à même d’orienter significativement les stratégies des acteurs de la filière) : les conditions de régulation, la place et le financement des contenus et enfin les modalités de valorisation de la production.

La « télévision connectée » : des innovations techniques et économiques

Présentation de l’objet technique et des services

Dans leur dimension strictement technique, les dispositifs de TV connectée se composent d’un téléviseur relié directement (« smart TV ») ou indirectement (grâce à un autre terminal connecté nommé set-top-box – STB) à Internet et d’une interface utilisateur. Probablement le composant le plus visible du dispositif de télévision connectée aux Etats-Unis, ces STB permettent d’accéder à un nombre important de fonctionnalités et, via leur interface, sont au cœur de l’expérience des utilisateurs. Initialement des décodeurs pour la télévision par câble et pour la télévision par satellite, ces boîtiers se sont sophistiqués et diversifiés au cours des années 2000.

Nous en distinguerons quatre principaux types :

  • Les consoles de jeux de salon connectables
  • Les lecteurs DVD/Blu-ray, PVR/DVR (personal/digital video recorder)
  • Les boîtiers propriétaires dédiés (intégrant l’utilisateur dans un environnement numérique spécifique contrôlé par un acteur : Apple TV, Roku ou encore Boxee) ; ces boîtiers sont également désignés par l’expression Over-the top (OTT) Set top box.
  • Les « boîtiers opérateurs » fournis par les gestionnaires de réseaux (câblo-opérateurs, fournisseurs d’accès à Internet et opérateurs du satellite)

La connexion à Internet a permis à de nouveaux contenus et services de faire leur apparition, en complément ou en concurrence des usages traditionnels liés à la télévision. On peut ainsi en distinguer quatre principaux (Girieud, Fontaine, 2010, p. 18) :

  • des contenus et services proposés par les éditeurs de chaînes eux-mêmes, en complément de leur offre de télévision linéaire : télévision de rattrapage (« catch-up TV »), programmes non diffusés à l’antenne, quizz, jeux concours, votes, contenus additionnels de programmes comme les fiches techniques, statistiques, etc.
  • des contenus vidéos en ligne concurrents des chaînes de télévision : offres de vidéo à la demande (Video on Demand – VoD), des contenus courts (e. g.  clips vidéos ou des bandes-annonces), des contenus produits par des particuliers (User Generated Contents – UGC), etc.
  • des contenus personnels, stockés localement (disque dur interne ou externe, serveur domestique) ou sur un service de cloud computing.
  • des services Internet reformatés à l’usage du téléviseur : informations diverses (e. g. météo, cours de la bourse), accès aux principaux réseaux sociaux, commerce en ligne, etc.

En raison de l’ancrage territorial, essentiellement national, lié à la gestion des droits de contenus, l’offre de vidéos accessible depuis les dispositifs de TV connectée diffère fortement d’un pays à l’autre mais demeure relativement proche au sein d’un même pays (bien que la tendance actuelle soit à la recherche d’exclusivités – cf. infra). Par exemple aux Etats-Unis, les services phares de VoD payantes comme Netflix, Hulu ou encore Amazon Video on Demand sont disponibles sur la plupart des dispositifs. En outre, l’offre de services Internet sur le téléviseur demeure encore relativement limitée et se structure autour d’une poignée d’acteurs, notamment les acteurs transnationaux du Web comme Facebook, Yahoo, Skype, Twitter.

L’enrichissement du téléviseur par des contenus et services liés à Internet entraîne une abondance de l’offre et une complexité accrue pour les utilisateurs. Dans un environnement concurrentiel intense initialement marqué par une faible différence en termes d’offres tant pour les dispositifs que pour certains services OTT (comme les services de vidéos à la demande payants), la qualité de l’interface est cruciale pour attirer et fidéliser les usagers : l’ergonomie – i. e. la simplicité et le caractère intuitif de l’utilisation, la fluidité du système de navigation, la rapidité du temps de réponse à la requête, les fonctions avancées de la télécommande, la fiabilité des différents dispositifs et autres fonctionnalités (contrôle parental, protection des données personnelles, sécurisation des transactions, etc.) – apparaît ainsi comme un critère décisif de différenciation des dispositifs.

Une reconfiguration des rapports entre acteurs au sein de la filière

Bien qu’il soit largement prématuré d’apprécier la portée de ces dispositifs, toujours est-il que leur succès croissant aux Etats-Unis est en passe de rebattre les cartes entre les acteurs de la filière audiovisuelle. De prime abord, les acteurs installés semblent nettement fragilisés par de nouveaux entrants ambitieux ; ils disposent néanmoins d’indéniables atouts, en raison notamment de leur proximité avec la production de contenus qui demeurent les ressources essentielles.

La télévision connectée apparaît comme un marché ouvert à de nombreux acteurs : acteurs du Web (« pure players »), fabricants de téléviseurs, chaînes TV, constructeurs de consoles, industriels du logiciel, etc. L’hétérogénéité des acteurs, tant en termes de poids économiques que de métiers de base, entraîne logiquement des positionnements et des stratégies variées : certains se spécialisent sur les catalogues vidéos, d’autres privilégient les services Internet, d’autres encore cherchent à proposer un catalogue pluri contenus, etc. De même, on observe généralement un jeu d’externalités de réseaux croisées servant des finalités multiples : la vente de matériels, la conquête et la fidélisation d’abonnés, la vente ou la location de contenus et services, la maîtrise de données personnelles et de nouvelles sources de revenus publicitaires.

On distingue ainsi quatre catégories d’acteurs proposant des dispositifs de TV connectée :

  • Les producteurs/éditeurs/diffuseurs de contenus et services (chaîne de télévision, studio de cinéma, service vidéo, fournisseurs d’applications tiers, etc.).
  • Les acteurs du matériel (fabricants de téléviseurs, de consoles de jeux vidéo et autres STB). Ils intègrent la filière en ce qu’ils produisent les terminaux connectés ou les outils de raccordements des terminaux. Simples prestataires techniques, ils agrègent généralement des agrégateurs de contenus mais développent quelquefois des services vidéo propriétaires.
  • Les acteurs de l’informatique et du Web qui se positionnent comme les principaux intermédiaires, dans leur fonction d’agrégation de contenus et de prescription.
  • Les gestionnaires de réseaux (opérateurs de télécommunication et câblo-opérateurs).

 

Figure 1 – Les fonctions gérées par les différents services de télévision connectée

Fonctions Netflix Xfinity Roku Apple TV
Conception et création de contenu   x    
Acquisition des droits x x x x
Agrégation/formatage/Encodage x x x x
Marketing/Prescription/Recommandation/CRM x x x x
Gestion de la facturation x x x x
Distribution (gestion de réseaux)   x    
Fourniture de matériel (STB)   x x x

 

Le tableau ci-dessus (figure 1) indique que les offres vidéo des dispositifs de TV connectée se structurent autour de quatre fonctions plus ou moins intégrées : la création et la production de contenus ; l’agrégation et la distribution de contenus ; la gestion de réseaux ; la production de terminaux ou de solutions de raccordements des terminaux. On observe fréquemment la présence de plusieurs niveaux d’intermédiation : celui des agrégateurs de contenus, comme par exemple Netflix qui négocie les droits d’exploitation des films et séries proposés en streaming, et celui des « agrégateurs d’agrégateurs », comme Google TV ou Samsung Apps qui apparaissent ce faisant comme de simples prestataires techniques, n’étant pas (ou peu) positionnés sur la fonction relative à l’acquisition des droits d’exploitation. Il convient cependant d’indiquer qu’un nombre croissant « d’agrégateurs d’agrégateurs » proposent des services propriétaires dédiés à la vidéo (nécessitant une négociation des droits d’exploitation) : Sony, par exemple, propose depuis peu son  propre service de VoD en streaming, Qriocity, initialement dédié à sa console de jeux et qui est désormais intégré à certains modèles de téléviseurs et de lecteurs Blu-ray connectés de la marque ainsi que sur ses terminaux mobiles. Pour autant, Sony continue de distribuer des offres de VoD tierces sur ses terminaux connectés (Amazon VoD, Netflix, ou encore Hulu Plus), stratégie qui illustre pleinement la généralisation de rapports de coopétition au sein de la filière élargie.

Comme l’indique la figure suivante, le risque que la TV connectée fait peser sur les chaînes traditionnelles ne doit pas être surestimé. Si les offres vidéos OTT (comme Netflix) peuvent représenter un complément de choix voire un substitut ponctuel à la télévision linéaire, il ne constitue pas une alternative à part entière au flux broadcast. Les chaînes disposent de solides atouts pour résister à l’arrivée des contenus en ligne sur le téléviseur : la force de leurs programmes premium et de leurs marques médias, la puissance du prime time et des événements en direct, leur capacité à fidéliser l’audience grâce à des rendez-vous hebdomadaires voire quotidiens (séries, journal télévisé, émissions de téléréalité, etc.).

Figure 2 – La consommation de la télévision et des services vidéo aux Etats-Unis

Source : Nielsen 2011 – Rapport d’activité 2011 de Comcast pour Xfinity (moyenne sur le premier trimestre 2011).

Les gestionnaires de réseaux (opérateurs de télécommunication, fournisseurs d’accès à Internet, câblo-opérateurs et opérateurs satellitaires) apparaissent, eux, plus menacés par la diffusion du dispositif (à laquelle ils participent néanmoins) : le développement de la consommation de contenus OTT sur le petit écran pourraient entraîner une forte croissance du trafic vidéo sur IP et donc d’importantes difficultés de gestion de la bande passante avec des risques de congestion de leurs réseaux en cas de forte affluence. En outre, les coûts de trafic additionnels engendrés par la massification des usages vidéo OTT ne génèrent aucun revenu additionnel pour les fournisseurs d’accès à Internet et posent, de fait, de façon aiguë la question du financement des infrastructures de réseaux.

D’autre part, le nombre d’abonnés aux services de télévision payante aux Etats-Unis a baissé pour la première fois au cours du deuxième trimestre 2010. Une étude sur la télévision connectée (Girieud, Fontaine, 2010, p. 23) insiste sur le phénomène de « cord cutting » qui consiste pour le client d’une offre de TV à péage sur réseau dédié à résilier son abonnement pour le remplacer par un service de vidéo OTT, phénomène qui se développe en période de crise surtout chez les jeunes consommateurs. Le graphique suivant (cf. Figure 3) illustre ce phénomène puisqu’au cours du deuxième trimestre 2011 les opérateurs de la télévision payante ont perdu 458 000 abonnés à l’image de Comcast, premier câblo-opérateur des Etats-Unis, qui avait annoncé avoir perdu 165 000 abonnés à son offre vidéo sur la même période. Dépassé par la compagnie Netflix qui a enregistré une augmentation remarquable de son parc d’abonnés sur la même période (environ 7 millions d’abonnés supplémentaires), la société Comcast, qui comptabilisait 22,4 millions d’abonnés à  son offre vidéo en mars 2011, est devenue ainsi le second service vidéo payant dans le paysage audiovisuel américain.

Figure 3 – Abonnés aux services vidéo (Etats-Unis, mars 2011)

Source : The Guardian (Mai 2011)

De nouveaux enjeux pour les acteurs

L’adaptation complexe de la régulation

La multiplication ainsi que l’hétérogénéité des dispositifs donnant accès à des contenus audiovisuels via Internet soulève d’épineux problèmes quant aux modalités d’adaptation du cadre réglementaire. Deux approches en termes de régulation ont été adoptées. La première se fonde sur l’identité de contenus et la proximité des pratiques et usages des dispositifs de « TV connectée » avec la télévision « traditionnelle » pour engager une harmonisation des lois quel que soit l’écran et la modalité technique de réception. On trouve par exemple ce type de démarche au Canada ou en Allemagne (Noam, 2008). Les Etats-Unis ont, quant à eux, mis en place une régulation fondée non pas sur la nature des contenus, les pratiques et usages qui en découlent mais sur les caractéristiques techniques des modalités de leur diffusion/distribution (la Corée a adopté une démarche similaire). En effet, la Federal Communications Commission (FCC) aborde officiellement la question de la régulation de la diffusion audiovisuelle par Internet tardivement et ce n’est ainsi qu’en 2004 qu’elle entame une réflexion en profondeur sur les conditions d’encadrement des services sur IP (qui comprend donc les différents dispositifs de TV connectée). Contrairement à la plupart des pays de l’Union Européenne par exemple, la FCC ne distingue pas la diffusion linéaire (e.g. IPTV) et non linéaire (e.g. VoD) et, de fait, ne transpose pas les règles s’appliquant à la diffusion hertzienne ni n’applique de régulation spécifique à l’un et l’autre mode de diffusion. En Europe, la réglementation communautaire s’est construite autour du principe de « neutralité » (i.e. l’équité de traitement) qui s’applique tant aux modes techniques de diffusion qu’aux services proposés. Ainsi, les réseaux de communication ne sont-ils pas distingués les uns des autres, bien que des exceptions soient ménagées dans le cadre de l’audiovisuel notamment (Vachey, 2011). L’enjeu pour le législateur européen réside dans la pertinence d’une adaptation du cadre réglementaire spécifique à la télévision à ces nouveaux modes de diffusion de programmes audiovisuels.

Dans tous les cas étudiés, le législateur est resté prudent, cherchant notamment à ne pas créer de barrières réglementaires au développement de ceux-ci ; il apparaît cependant, notamment dans le cas européen, que, sous la pression des chaînes de télévision, il soit amené à étendre – tout du moins partiellement – les principes de régulation propres à l’audiovisuel aux dispositifs de TV connectée afin de respecter l’équité de traitement. Or, si la transposition de certaines de ces règles ne semble a priori pas poser de problèmes majeurs, pour d’autres, en revanche, la tâche promet d’être sensiblement plus ardue. En effet, l’harmonisation des règles en matière de chronologie des médias, de signalétique jeunesse, d’encadrement de la publicité, de contrôle des contenus diffusés (respect de la dignité de la personne humaine, interdiction des messages à caractère raciste, antisémite, négationniste etc.) aux différents dispositifs de diffusion de contenus audiovisuels ne présente de difficultés ni techniques ni juridiques à partir du moment où les programmes en question intègrent le circuit traditionnel de diffusion. Dans le cas des contenus non édités (i. e. contenus générés par les utilisateurs sans visée commerciale ou alors des programmes contrefaits), une telle transposition se révèle toutefois beaucoup plus compliquée à mettre en œuvre : à l’instar de ce qui se passe sur Internet, il est, d’une part, particulièrement difficile de contrôler l’ensemble des contenus proposés par des particuliers (considérant leur nombre et leur vitesse de rotation) et, d’autre part, les lois en vigueur dans la plupart des pays où se développent ces dispositifs de TV connectés restent souvent très imprécises ou absconses quant à la responsabilité vis-à-vis des contenus proposés. En effet, cette responsabilité varie grandement en fonction du dispositif considéré : si elle est susceptible de s’appliquer à des services menant une activité se rapprochant de l’édition (e. g. Youtube) ou une activité d’agrégation de contenus pour lesquels des droits de diffusion ont été négociés au préalable (e. g. Netflix), elle n’incombe nullement à un « simple » prestataire technique ayant composé un bouquet de chaînes (comme cela est le cas, par exemple, pour les opérateurs de télécommunication dans le cadre de leur offre d’IPTV).

En outre, l’internationalisation de la production ainsi que de la diffusion accentue significativement les difficultés rencontrées pour l’application d’une « équité de traitement » : à l’enjeu d’une harmonisation entre les dispositifs s’ajoute celui d’une harmonisation réglementaire entre les pays. Or, à l’instar des cas controversés d’Itunes ou de Youtube en Europe par exemple, il est évident que les acteurs transnationaux cherchent à se domicilier dans les lieux où l’environnement fiscal et juridique leur est le plus favorable et que ces pays hôtes ne sont pas forcément enclins à modifier leur législation pour aller dans le sens des pays les plus exigeants. De plus, au-delà de l’enjeu en termes de recettes fiscales, se pose ici l’enjeu plus crucial qui porte sur les modalités de financement de la production audiovisuelle et cinématographique. Celle-ci est, en effet, dans de nombreux pays européens, foncièrement dépendante des chaînes de télévision généralistes, publiques comme privées. Il se trouve que les entreprises proposant les nouveaux dispositifs de TV connectée ne sont, elles, soumises pour le moment à aucune obligation en matière de financement et d’exposition (quotas de diffusions) de programmes/contenus nationaux ou régionaux, situation qui ne manque pas de soulever une vive inquiétude de la part des acteurs traditionnels des secteurs concernés car susceptible de conduire à une profonde remise en cause des économies nationales et de l’intervention publique culturelle (ainsi qu’annoncé, pour le cas français, il y a déjà plusieurs années, cf. Farchy, 1999, Benhamou, 2006).

Parallèlement à ces questions relevant, pour certains pays, de l’harmonisation des cadres réglementaires, les dispositifs de TV connectée posent également des problèmes de régulation inédits dans le secteur de l’audiovisuel. Tout d’abord, les possibilités offertes par la grande majorité des STB soulèvent de nombreuses interrogations quant aux modalités d’adaptation des lois sur la propriété artistique. La légalité des PVR/DVR, qui permettent l’enregistrement et la conservation de programmes sous format numérique, a notamment été discutée dans plusieurs pays (en Suède tout particulièrement où ils sont tout simplement interdits). De même, le fonctionnement de ces STB permet la présence d’éléments en surimpression (widgets, applications, bannières publicitaires ou informatives) sur des programmes, ce qui est susceptible de contrevenir au « respect de l’intégrité de l’œuvre » dans les pays disposant d’une composante morale du droit d’auteur. Ensuite, les systèmes de personnalisation, les logiciels de gestion de relation client (« Customer Relationship Management » – CRM) et de ciblage publicitaire (cf. infra) impliquent pour les autorités de régulation de l’audiovisuel de veiller désormais à l’application des lois portant sur la récolte et l’exploitation de données privées. Enfin, se pose la question de l’identification de l’autorité administrative en charge de ces dispositifs. En effet, le caractère hybride des dispositifs de TV connectée, à la fois diffuseurs audiovisuels et services de télécommunication, met à mal le partage de champs de compétences traditionnellement établi entre une autorité dévolue à l’audiovisuel et une autre aux communications électroniques. Ainsi, des concertations ont-elles lieu dans la plupart des pays étudiés sur l’opportunité d’une convergence, voire d’une fusion, entre ces deux organes de régulation et les corps de lois auxquels ils sont associés, aboutissant à quelques fois une autorité unique (comme c’est le cas en Italie, au Royaume Uni ou en Finlande par exemple) mais plus généralement à des rapprochements partiels entre les différentes administrations et cadres réglementaires, réalisés (à l’instar de la Corée) ou en discussion (comme c’est la cas aux Etats-Unis ou en France).

Les contenus comme ressources essentielles

Ainsi que le soulignait N. Sonnac (2011, p. 178) dans un article récent sur les modèles d’affaires de la télévision, « l’exclusivité est un élément consubstantiel de la télévision payante ». Initialement, les dispositifs de TV connectée ont pourtant eu tendance à présenter plus de proximité en termes de catalogues que de différences. En effet, la plupart des propriétaires de contenus ont, dans un premier temps, fait le choix de proposer leurs programmes sur la plupart des plates-formes de distribution afin d’assurer leur présence sur celles qui rencontreraient les faveurs du public. Cependant, à partir de l’été 2010, il est devenu patent que des stratégies de différenciation de l’offre se mettaient en place. Les acteurs traditionnels de l’audiovisuel qui ont initialement ouvert leur catalogues sont devenus plus réticents au partage de leurs contenus, notamment ceux qui ont depuis mis en place leur propre canal de diffusion sur Internet : par exemple, les réseaux ABC, CBS et NBC ont refusé fin 2010 de s’associer au programme Google TV (ainsi qu’au programme Apple TV pour ce qui est de NBC) préférant réserver leurs contenus pour leurs plates-formes Hulu et Hulu+ ; de même, les chaînes câblées et satellitaires qui pâtissent lourdement de l’arrivée des nouveaux dispositifs se lancent dans des offres propriétaires (e. g. HBO Go de HBO, Xfinity de Comcast ou DISH Online de l’opérateur de satellite DISH) fondées sur des programmes exclusifs (bien que les fonds de catalogues de ces câblo-opérateurs soient généralement ouverts aux nouveaux entrants) mais disponibles sur différents dispositifs de TV connectée (Roku ou Google TV par exemple) ; enfin, les studios de productions audiovisuelles et cinématographiques se sont associés pour la création de leurs propres sites de distribution numérique – Hulu, Hulu+ et Epix – accessibles depuis plusieurs STB et plates-formes (e.g. Netflix). Ces acteurs du contenu partagent ainsi une même stratégie qui consiste en la constitution d’un catalogue commun ainsi que d’une plate-forme de distribution pour laquelle l’accès est négocié avec chaque gestionnaire de dispositif.

Les opérateurs de télécommunication apparaissent quant à eux en position plus délicate. Le cas Etats-Uniens montrent que les offres IPTV proposées par les deux principaux acteurs, « FiOS » pour Verizon Communication et « U-Verse » pour AT&T, peinent à proposer des exclusivités. Cette absence d’une offre réellement attractive en termes de qualité couplée à un prix relativement élevé fait que les offres d’IPTV des deux géants connaissent une désaffection de la part des consommateurs. Enfin, les « pure players » (en l’occurrence Netflix, Youtube/Goole et Amazon VoD), en tant qu’acteurs les plus soumis à la dépendance aux contenus, semblent avoir pris conscience de cet état puisqu’ils ont commencé depuis 2011 à investir dans la production de programmes (séries télévisées, courts et moyens métrages notamment) qu’ils proposent en exclusivité. Cependant, on est tout de même très loin d’une logique de production interne systématisée et ces contenus apparaissent comme le résultat d’expérimentations bien plus que comme la mise en œuvre d’une stratégie d’intégration « contenant (ou plutôt plate-forme)/contenus » (pour le moment tout du moins). En outre, certains « pure players » affichent une volonté de proposer un catalogue le plus large possible afin d’attirer et fidéliser l’audience. C’est notamment le cas de Roku, Vudu ou Netflix (avec toutefois une nuance – cf. infra) qui, n’étant affiliés à aucun acteur majeur des secteurs de l’audiovisuel et du cinéma, ni présents sur aucune autre activité susceptible de concurrencer ces acteurs, poursuivent cette stratégie de complétude en proposant un nombre de références nettement plus importants que leurs homologues et en misant sur un effet de « longue traîne » (Anderson, 2004) pour rentabiliser les acquisitions de droits.

Cette course à l’exclusivité a eu pour corollaire logique une crispation des acteurs du contenu autour du respect de leurs droits de propriété intellectuelle. On a ainsi récemment vu se multiplier aux Etats-Unis les litiges et les procédures judiciaires opposant diffuseurs de programmes sur Internet et ayants droits autour d’une question essentielle : les droits acquis par les diffuseurs sur un type de réseau leur donnent-ils droit à une utilisation des contenus sur des services de diffusion alternatifs ? (Durand, 2011). A ce sujet, la revendication des producteurs de contenus est claire : il faut, selon eux, distinguer le marché des droits acquis par une télévision payante de ceux nécessaires pour une diffusion en streaming. Il semblerait donc que les craintes émises par un cadre de la FCC au début de l’IPTV sur le rôle des droits de propriété intellectuelle comme barrière à l’entrée endiguant les innovations en matière de diffusion audiovisuelle (Pepper, 2004) connaissent, avec les nouveaux dispositifs de TV connectée, un regain d’actualité.

Les principaux arguments avancés par les tenants des dispositifs de TV connectée en direction des producteurs de contenus reposaient, premièrement, sur la capacité de ces dispositifs à constituer une alternative aux goulets d’étranglement inhérents au modèle de flot. Deuxièmement, il s’agissait de les assurer d’une augmentation de leurs revenus du fait de la multiplication des sources de diffusion. A l’épreuve des faits, si la première assertion peut apparaître fondée, la seconde mérite d’être sérieusement nuancée. En effet, bien que des accords soient désormais (quasi) systématiquement conclus pour l’utilisation des catalogues, les revenus engendrés par ces nouveaux modes de diffusion pourraient vraisemblablement être inférieurs aux pertes causées par la désaffection des annonceurs des chaînes à large audience. En raison d’une inévitable fragmentation des audiences causée par la multiplicité des modes d’accès aux contenus, il est fort probable que les annonceurs soient amenés à renégocier le prix des espaces publicitaires à la baisse avec ces chaînes qui sont, par ailleurs, les principaux financeurs de contenus audiovisuels. Ainsi, le regain actuel de concurrence à l’aval de la filière audiovisuelle serait-il en mesure de la menacer dans son ensemble. La situation est d’autant plus paradoxale que ce risque de « cannibalisation » des recettes publicitaires peut être le fait de ces mêmes chaînes à large audience qui, comme nous l’avons vu, proposent désormais toutes des dispositifs de TV connectée (applications sur STB en plus des sites Internet dédiés) à même de concurrencer leur diffusion de flot (3)Si l’on ajoute à cela, la possibilité offerte par de nombreuses STB de maîtriser le temps de diffusion des programmes synchronisés (principe du « time-shifting » – contrôle du direct – des PVR/DVR), le risque que les annonceurs se détournent des chaînes de télévision au profit de médias plus « performants » en termes d’exposition des messages publicitaires apparaît comme particulièrement élevé. Cette hypothèse de la corrélation entre dispersion des audiences et baisse du revenu global pour la filière a largement été diffusée tant par des professionnels du secteur audiovisuel que par des travaux universitaires (Napoli, 2003, Konert, 2004 ; Tremblay, 2005). Si aucune donnée ne permet de la valider dans le cas des dispositifs de TV connectée toujours est-il qu’elle manifeste, évidemment, un enjeu crucial pour l’avenir de la filière.

Des modes de consommation et de valorisation des contenus en émergence

Afin de valoriser au mieux des audiences éparpillées, certains diffuseurs de contenus par TV connectée cherche actuellement à adapter leurs outils publicitaires aux caractéristiques techniques du dispositif. Ils misent ainsi notamment sur une individualisation de la relation client, qui serait à même de compenser la diminution quantitative des audiences liée à la fragmentation par une augmentation qualitative de la relation à celles-ci.

Le rôle de prescripteur des chaînes de télévision a clairement été identifié par un certain nombre de travaux. Par exemple J. P.  Benghozi et T. Paris considèrent qu’à partir du milieu des années 1980 les chaînes « se positionnent […] dans un rôle de prescripteur à qui le consommateur fait confiance pour choisir le bon programme à sa place au moment où il aura envie de voir la télévision : dans un tel cadre, la décision prépondérante n’est dès lors plus la sélection d’un programme mais le choix d’un opérateur. » (Benghozi, Paris, 2003, p. 214). Dans le cas des dispositifs de TV connectée, ce rôle est principalement dévolu aux gestionnaires de plates-formes ou de portails de distribution de contenus (Netflix, Amazon VoD, Vudu, etc.). La délinéarisation, c’est-à-dire le passage d’un modèle de flot à un modèle de stock, a toutefois conféré un caractère décisif à une prescription « active ». En effet, ce changement de paradigme, d’une télévision « descendante » (« Top Down TV », non interactive et en flux continu) à une télévision « ascendante » (« Bottom Up TV », à la demande de l’utilisateur, sans contrainte de temps ni de lieux si l’on dispose de terminaux mobiles) (Boddy, 2011) a pour conséquence majeure d’éliminer la fonction centrale dans la filière de l’audiovisuel qu’est la programmation. Si la chaîne de télévision joue un rôle de prescripteur, c’est surtout par la qualité de sa grille de programmes. Or, l’atomisation des contenus inhérente à ces plates-formes d’agrégation rompt foncièrement avec ce modèle et place le spectateur face à une abondance inédite. L’enjeu est donc pour les gestionnaires de ces dispositifs d’orienter le spectateur vers les contenus susceptibles de lui convenir afin de le retenir dans leur environnement (ce qui leur est indispensable pour l’acquisition de données personnelles –  cf. infra). A cette fin, ils ont généralement mis en place une système automatisé de recommandations en matière de visionnement ou d’utilisation de contenus basées, d’une part, sur les habitudes de consommation, et d’autre part sur les recommandations émises par d’autres utilisateurs de la même plate-forme. En outre, l’ergonomie et la performance des outils de recherche sont capitales pour simplifier la navigation de l’utilisateur au sein de gigantesques banques de contenus (Netflix propose par exemple plus de 100.000 références de contenus audiovisuels) et, au final, faciliter son choix.

Quoi qu’il en soit, et bien que nous n’ayons procédé à aucune enquête à ce sujet, nous faisons l’hypothèse que la force promotionnelle des grands réseaux audiovisuels (broadcast et câble) aux Etats-Unis reste à l’heure actuelle essentielle à la filière dans son ensemble. En effet, les principaux « blockbusters » – y compris sur ces plates-formes – sont systématiquement proposés sur ces réseaux qui bénéficient d’une exposition sans équivalent. Ce constat tend donc à conforter l’idée que les chaînes « à large audience », en tant que « prescripteurs et vitrines » (Benghozi, Paracuellos, 2011, p. 13), ont encore un rôle moteur dans la recommandation des contenus.

Les acteurs positionnés sur le marché de la TV connectée ont rapidement perçu l’intérêt de maîtriser le cœur du système numérique domestique. L’enjeu de ces stratégies est d’établir un lien direct avec les clients, à même de séduire les annonceurs. On reste ainsi sur le modèle d’un marché multi versant, classique dans le domaine médiatique (Sonnac, 2006), avec toutefois une sophistication inédite en raison des outils techniques permettant d’automatiser avec une précision nouvelle l’appariement entre le spectateur et les contenus proposés, et l’appariement entre le spectateur et les messages publicitaires proposés. Grâce à l’acquisition et au traitement des données personnelles par les logiciels de CRM, les gestionnaires de la plupart de ces dispositifs sont en mesure d’orienter, d’une part, les choix des téléspectateurs par le biais d’un système de recommandations personnalisées, et d’adapter, d’autre part, la publicité aux contenus (quels que soient leur nature) visionnés (par le biais de publicités contextuelles et/ou en fonction des contenus – « context & content sensitive advertisements » – présentent sur les habillages d’écrans ou les messages publicitaires apparaissant automatiquement avant la visualisation du contenu demandé – « pre-roll » – notamment). A l’instar de ce que l’on observe sur Internet, les gestionnaires des dispositifs sont, par conséquent, à même de procéder à une « marchandisation de l’usage » et « des traces » (Kocergin, Combès, 2008) qui consiste en la récolte d’informations tout au long de la navigation de l’utilisateur puis en sa valorisation en tant que « profil marketing » (Chamberlain, 2011, p. 242 et sq.). La force de cette stratégie réside dans le fait que les utilisateurs ont tout intérêt à ce que le gestionnaire du dispositif soit en possession de connaissances précises sur leurs goûts et leurs habitudes : ils sont susceptibles d’accepter pour cette raison non seulement une récolte continue d’informations sur leurs pratiques et usages mais de contribuer également activement (via la création des comptes d’accès, d’UGC ou d’enquêtes en ligne notamment) à enrichir les bases de données sur leur personne. En outre, par l’utilisation d’un identifiant unique, ces outils de « marketing personnalisé » sont susceptibles d’être déployés sur l’ensemble des terminaux d’un utilisateur permettant l’accès à une même plate-forme de contenus numériques. Enfin, ils participent à une rationalisation des mesures d’audience en incorporant des « compteurs » qui, couplés à de « nouvelles métriques » produites  par les acteurs eux-mêmes sont destinés « à capter au mieux l’activité hétérogènes de audiences et à la valoriser le plus finement possible sur le marché publicitaire » (Beuscart et alii, 2011, p. 136).

Cependant, si les possibilités offertes par la technique dans le domaine du marketing sont à même d’améliorer significativement la qualité d’exposition des messages publicitaires et ainsi fournir des sources de revenus potentiellement substantielles aux sociétés proposant des dispositifs de TV connectée, il s’agit de bien considérer que ces outils ont un coût de mise en œuvre et de gestion important. Ainsi, dans un premier temps tout du moins, seuls les acteurs les mieux dotés financièrement pourront-ils pleinement en profiter, les autres devant conserver un modèle d’affaires où les recettes publicitaires ne sont pas prépondérantes (abonnement, vente de terminaux, pay per view/achat à l’acte).

Conclusion

L’arrivée d’Internet dans la télévision grand public soulève la question d’une transformation structurelle de la filière, des rapports entre acteurs, des modalités de programmation et des pratiques de consommation des programmes. La télévision était autrefois uniquement regardée sur un écran spécifique avec des contenus et des acteurs identifiés ainsi qu’une régulation propre. L’arrivée du numérique est en train de profondément perturber ce paradigme. Non seulement la télévision peut se regarder sur de multiples terminaux mais l’ouverture de la télévision sur Internet a favorisé l’arrivée de nouveaux entrants positionnés sur la fonction d’intermédiation. Les offres des acteurs se diversifient, la plupart des stratégies abordées s’intègre dans une logique multi écrans d’accès permanent à n’importe quel type de contenus : même si l’écran de salon reste le principal vecteur des loisirs numériques au sein des foyers, il convient de l’inscrire désormais dans un contexte plus vaste.

Les dispositifs de TV connectée illustrent donc une tendance de fond qui est la montée en puissance de la fonction d’intermédiation dans les dispositifs numériques. La valeur globale du dispositif réside dès lors autant dans le bien numérique circulant en tant que tel que dans l’interface qui permet de le trouver et le qualifier. Comme nous avons cherché à le montrer, ces dispositifs sont à même de modifier les équilibres et les pratiques au sein de la filière : (1) l’arrivée de nouveaux acteurs économiques aiguisant la concurrence suivant notamment des logiques de coopétition, (2) la volonté de généraliser une approche différenciée des publics (logiques de segmentation et d’individualisation accrues), (3) l’apparition de nouveaux éléments de valorisation et de nouveaux modes de rémunération (en raison notamment des logiques multi écrans et des écrans multi contenus) sont d’indéniables et de puissants facteurs de mutations du secteur audiovisuel. Pour autant, on ne saurait parler à l’heure actuelle parler d’une nouvelle « ère de la télévision » : la plupart de ces potentialités n’ayant pas été pleinement actualisées, une telle assertion reviendrait donc à faire fi des temporalités « d’ancrage social des TIC » toujours plus longue que le rythme des innovations techniques (Miège, 2007).

Notes

(1) Pour ce qui est des travaux francophones, cf. entre autres (Miège, Pajon Salaün, 1986 ; Miège 1990 ; Tremblay, Lacroix, 1991 ; Lacroix, Miège, Tremblay, 1994 ; Moeglin, Tremblay, 2005) et plus récemment (Bouquillion, Brigaud-Robert, Combès, Miège, Rodionoff, 2011 ; Benghozi, Paracuellos, 2011 ; Beuscart, Mellet, Pasquier, 2011).

(2) Cette recherche s’est déroulée principalement de septembre 2010 à avril 2011 et a notamment bénéficié d’une enquête de terrain auprès d’acteurs majeurs du secteur audiovisuel aux Etats-Unis, pays en pointe pour ce qui est du marché des dispositifs de « TV connectée ». Ont ainsi été interrogés, et nous les en remerciant chaleureusement, des exécutifs de Time Warner Cable, de Boxee TV, de la Public Utilities Commission (District of Columbia), de la National Association of Broadcasters, de Verizon Communications, ainsi que des responsables audiovisuels au sein de la Federal Communication Commission. Nous tenons également à remercier tout particulièrement le service Audiovisuel de l’Ambassade de France et tout particulièrement Géraldine Durand dont l’aide logistique et l’expertise nous ont été précieuses lors de cette enquête.

(3) Il faut toutefois indiquer que les chaînes généralistes ont mis en place un ensemble de mesures destinées à pallier cette baisse des recettes publicitaires. Dans leur analyse de la filière audiovisuelle française, J.S. Beuscart, K. Mellet et D. Pasquier indiquent ainsi qu’elles sont susceptibles d’agir de deux façons pour ce faire : en adoptant une stratégie de bouquets télévisuels afin de « reconstituer une audience de masse commercialisable, à partir d’audiences parcellisés » ou en développant des « produits publicitaires « multicanaux » ou « cross média » qui visent à rapprocher aux yeux des annonceurs, des mondes publicitaires très différents : la télévision et l’Internet » (Beuscart et alii, 2010, p. 135).

Références bibliographiques

Articles et ouvrages scientifiques

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Rapports professionnels et articles de presse

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Auteurs

Vincent Bullich

.: Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication – UFR des sciences de la communication Paris-Nord 13 et membre du LabSic (laboratoire des sciences de l’information et de la communication) et de l’OMIC de la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord. Ses travaux concernent principalement l’analyse socio-économique des industries culturelles et communicationnelles ainsi que l’économie politique de la propriété intellectuelle.

Thomas Guignard

.: Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris 13 et membre du LabSic au sein duquel il est mobilisé sur l’axe « Approche socio-économique de la culture et la communication ». Il travaille notamment sur l’intermédiation, internet et les industries culturelles.