Présentation du supplément : les Industries culturelles, nouveaux questionnements
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Miège Bernard, «Présentation du supplément : les Industries culturelles, nouveaux questionnements», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°15/2a, 2014, p.1 à 4, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2014/supplement-a/00-presentation-supplement-2014-les-industries-culturelles-nouveaux-questionnements
Les industries culturelles ne sont pas oubliées par les technologues et penseurs de la modernité ; depuis le début du XXIème siècle (ou à peu près), elles sont l’objet des propositions les plus diverses par ceux dont l’activité consiste surtout à envisager sous un angle avant tout prospectif le futur des contenus et applications rendus possibles par les Tic et dépendants de leur diffusion croissante : dépassement et remplacement par les industries créatives ; mutations radicales de la phase d’intermédiation et pouvoir donné aux consommateurs-usagers de se passer des diffuseurs et distributeurs ; possibilités données aux créateurs les plus divers, et particulièrement aux amateurs qui ont du mal à se faire (re)-connaître, d’entrer directement en contact avec ceux qui ne formeraient plus des publics mais pourraient désormais exercer sans être influencés leurs droits et leur liberté d’usagers, goûtant pleinement les produits (le terme de produit est généralement proscrit) résultant de la création artistique ; multiplication presque sans limites de la gamme disponible de ces mêmes produits, garantissant notamment l’effectivité de la diversité culturelle ; remise en cause des monopoles, plus exactement des oligopoles, s’interposant entre créateurs et consommateurs (là aussi le terme de consommateur est écarté) ; et extension des relations directes, de pair à pair, sans le medium de la monnaie, la culture se trouvant être pour certains en première ligne de l’extinction de la marchandise.
Avec l’arrivée à maturité des Tic, les contenus culturels et créatifs sont au cœur des promesses de toutes natures qui circulent, comme autant de promesses de réalisation de soi et de singularité, sans même qu’il soit besoin de faire appel aux actions du marketing (pourtant omniprésentes) pour les accompagner. Les paradigmes de la création, de la collaboration et même de la convergence, jouent ici à plein. Le numérique serait (enfin) l’occasion d’opérer un redressement et de revenir sur cette contradiction manifeste qui a réuni, par l’intermédiaire des industries culturelles, cet antonyme qu’est fondamentalement la culture par rapport à la marchandise, et vice versa.
Que ces promesses mettent du temps à se réaliser, et même que le développement du numérique entraîne dans son sillage de nouvelles structurations faisant la part belle aux nouveaux majors que sont les Big Five, commencecependant à inquiéter, sans pour autant invalider les perspectives (faiblement) utopiques que nous avons rappelées ; celles-ci demeurent prégnantes, et influencent encore fortement les discours sociaux, émanant tant de professionnels que d’usagers et d’amateurs, particulièrement dans les mondes de la musique et des arts plastiques. Aussi est-il temps pour la recherche de s’emparer des questions qui viennent d’être soulevées, en faisant le point sans réserves sur les développements récents et en se gardant de donner la part trop belle, comme c’est souvent le cas, au déterminisme technologique. Car, on ne saurait s’appuyer, consciemment ou inconsciemment, sur les changements liés à la technique pour anticiper les changements à venir ; tout au contraire, il convient de montrer : 1° en quoi les mutations des industries culturelles ne sont pas seulement techno-dépendantes, 2° que les Tic, lorsqu’elles adviennent, ont à prendre en compte des évolutions qui sont parfois engagées depuis longtemps, qu’elles soient culturelles, sociales ou économiques, et 3° que ce qui est décisif, c’est la confrontation, et même l’affrontement, des stratégies des différents acteurs, autant les acteurs dominants que les autres et les usagers. Pour chaque filière les enjeux diffèrent, et malgré l’internationalisation croissante des flux d’échanges, des spécificités, des originalités même, se maintiennent durablement dans les espaces linguistico-culturels, y compris nationaux. Dans ces conditions, les prévisions sont le plus souvent risquées et peu assurées ; à chaque fois, l’analyse est à faire.
Sur ces terrains, des recherches ont déjà été réalisées ou sont en cours. Mais, elles sont loin d’avoir acquis l’influence des approches orientées vers le domaine technique. C’est tout l’intérêt d’un colloque qui s’est tenu à Montpellier les 14 et 15 novembre 2013 à l’initiative du LERASS-CERIC sur le thème : La culture en projets : service ou industrie, d’Adorno au Web 3, dont la présente livraison reprend 6 communications évaluées à l’issue du colloque (une autre série de communications est publiée, parallèlement, par la revue Communication & Management). Le simple énoncé de ce qui est au fondement de ces articles, au demeurant fort dissemblables, va nous aider à présenter ce que sont certains des questionnements, aujourd’hui au centre de la question des industries culturelles.
Vincent Bullich et Thomas Guignard s’intéressent à une offre nouvelle, de grande actualité, celle des dispositifs de TV connectée, à l’origine de deux changements importants : la délinéarisation de la consommation (donc la rupture avec le modèle de flot) et l’élargissement des acteurs de l’offre, qui ne se limitent plus aux seules chaînes de télévision. Les innovations sont donc tout autant techniques qu’économico-culturelles et juridico-politiques (car ces dispositifs posent des problèmes de régulation inédits dans le secteur de l’audiovisuel). On s’explique ainsi que la période récente ait été consacrée à la préparation des marchés car les équilibres sont en train d’être rompus au sein de la filière audiovisuelle et de nouveaux « acteurs majeurs » sont désormais présents, notamment ceux qui disposent de cette ressource essentielle que sont les contenus. D’où la montée en puissance de la fonction d’intermédiation, dans un climat concurrentiel marqué par une logique de coopétition, avec une segmentation et même une individualisation des publics, sans pour autant que l’on puisse déjà parler d’une nouvelle ère pour la télévision, la plupart des potentialités ouvertes par les nouveaux dispositifs s’ancrant dans le temps long.
Dans sa contribution sur le financement participatif, dispositif de désintermédiation du processus de création ? Expériences et discours des artistes, Sandrine Bubbendorf a donc choisi d’enquêter auprès de gestionnaires de plateformes de crowfunding et d’artistes (musiciens, plasticiens, cinéastes, éditeurs culturels) en se demandant si ce nouveau mode de financement des productions artistiques et culturelles est en train de bouleverser la sphère culturelle, permettant aux artistes de se passer de nombre d’intermédiaires et particulièrement des industriels de la culture. Son interrogation de départ est elle aussi très actuelle, et l’une de ses conclusions doit être soulignée : « s’intéresser aux parcours des créateurs sur ces sites a permis de mettre en lumière une réalité moins binaire, qui opposerait plateformes aux acteurs de l’industrie par exemple, que celle présentée par les plateformes. L’industrie culturelle, en effet, n’est pas complètement effacée de tous les projets qui prennent place sur ces plateformes. Le crowdfunding, même s’il permet parfois la mise en place d’un projet dans son intégralité n’est pas toujours en mesure de remplacer les différents intermédiaires plus traditionnels. » Mais, dans le même temps, il garantit aux artistes « une liberté considérable dans la gestion de (leur) œuvre ». Toutefois, on doit d’ores et déjà se demander, d’après l’auteure, si les plateformes ne sont pas déjà en train de devenir … de nouveaux médiateurs culturels.
Simon Claus n’est pas le seul auteur à avoir attiré l’attention sur la nécessaire adaptation du droit d’auteur aux productions contemporaines numérisées. Comme d’autres, il insiste sur la relation étroite entre les modifications successives de ce « régime juridique » et l’histoire même des industries culturelles depuis le XVIIIème siècle et même antérieurement. Mais son apport premier est de nous présenter la toute récente loi adoptée par le Canada, le 19 juin 2012, dite loi sur la modernisation du droit d’auteur (LMDA) qui introduit notamment une quarantaine d’exceptions aux violations du droit d’auteur par le recours au principe d’utilisation équitable qui peut désormais être invoqué à partir du moment où l’usage est destiné à des fins d’étude privée, de recherche, d’éducation, de parodie, de satire , de critique ou compte-rendu ainsi que de communication des nouvelles. Ces exceptions sont supposées éviter le renforcement des pratiques de surveillance et de condamnation, auxquelles les puissantes industries culturelles du voisin américain, organisées en lobbies, incitent fortement. Rien n’assure que cette loi soit suffisante.
L’article de Daniel Schmitt s’intitule Vers une remédiation muséale à partir de l’expérience située des visiteurs, et a a priori peu à voir avec l’industrie culturelle. C’est en effet de médiation dont il est question, et plus particulièrement d’une méthode permettant d’identifier et de recenser les attentes et les savoirs mobilisés par les visiteurs durant leurs parcours de visite, la typicalisationde ces attentes identifiées à partir d’entretiens réalisés en situation de façon à accéder au plus près de l’expérience vécue des visiteurs aidant à mieux préciser les écueils de la médiation puis à dessiner des pistes de remédiation. Comme l’indique l’auteur, c’est à la fois un outil de diagnostic et un outil prospectif, disons de réorganisation de la stratégie de médiation. La méthode, précise-t-il aussi, est particulièrement adaptée lorsqu’il est fait usage de dispositifs numériques : audio-guides, tablettes, mobiles, cartels numériques, etc. avec lesquels les visiteurs ont accès à des informations dynamiques. Dès lors, on peut se demander (mais ce n’est pas l’objectif de l’auteur) si l’on se trouve toujours dans le cadre d’une action de médiation ; l’affinement de la relation aux œuvres et aux objets exposés ainsi que l’importance accordée à la production d’une information dynamique sont des éléments clé allant dans le sens de l’industrialisation autant du patrimoine que des œuvres uniques exposées dans les musées ; cette perspective, déjà engagée par quelques institutions muséales, se trouve en quelque sorte impliquée dans la stratégie de remédiation ici présentée ; c’est du moins une hypothèse à envisager.
Sous le titre Les marques, embrayeurs culturels : quand les livres « brandés » font recette. Un exemple de culturalisation de la marchandise, le texte de Caroline Marti de Montety, aborde une question mise en débat de longue date, surtout à partir de T.W. Adorno, à savoir la circulation de la culture légitime au sein de l’espace commercial et la dégradation qui en résulte. Ce sur quoi elle met l’accent ce sont les transformations récentes de la production culturelle industrialisée et pas nécessairement sous l’emprise du numérique, en ce qu’elle est traversée par des logiques économiques et gestionnaires, particulièrement visibles dans les phénomènes marketing et notamment dans la transformation d’institutions culturelles en marques ou en tout cas en entités soumises aux règles toujours en application extensive du branding. Dès lors, ce qui s’organise, c’est la culturalisation de la marchandise (expression déjà suggérée par d’autres auteurs), mais l’avantage de sa recherche sur la plupart des discours critiques, c’est qu’elle a mis en œuvre une enquête, basée sur une méthodologie communicationnelle, portant sur les livres où les marques sont impliquées, directement ou indirectement ; la recherche porte sur les livres de cuisine ou traitant de l’alimentaire. Et, montrant l’exemplarité de la stratégie de la marque Nutella, elle conclue : « On peut constater la mobilisation des industries culturelles (en l’occurrence ici l’édition de livres, B.M.) pour servir l’éducation à telle ou telle marque et le développement d’un pattern consommatoire autour d’elles… Les livres de marque (ajoutons : en ce qu’ils apparaissent comme des entités culturelles et créatives, éditorialisées et dépublicitarisées) sont révélateurs d’une transformation médiatique et sont emblématiques d’une culturalisation de la marchandise c’est-à-dire du partage des vertus spectaculaires de la marchandise dans les formes légitimes des industries culturelles.» Cette mutation des industries culturelles est à suivre de près ; et comme on l’a compris, elle n’est pas à mettre à l’actif du seul numérique.
L’article, précisément référencé et documenté, de Djordje Sredanovic porte sur Les industries culturelles et la permanence du national à l’ère de l’Internet. L’auteur, pertinemment et courageusement car à contre-courant, entend critiquer les affirmations techno-utopistes sur les effets supposés entièrement globalisants de l’Internet et par extension des Tic. Pour lui, « si Internet a indubitablement résorbé les obstacles et les coûts de transmission physique, il a surtout triomphé des obstacles de temporalité. Du point de vue des industries culturelles, Internet, une fois parvenu à une diffusion et à une portabilité suffisantes, rend possible la diffusion de produits culturels qui autrefois n’auraient jamais pu atteindre des publics mondiaux avant leur obsolescence.» Et de mettre en doute de manière argumentée les résultats en termes de démocratisation de cette évolution du Net, tout en insistant sur la permanence des marqueurs nationaux (d’ordre linguistico-culturel mais aussi dépendant des réglementations étatiques, de l’action publique ainsi que des niches locales dont les possibilités de profit sont trop faibles pour intéresser les multinationales) ; et il signale même des tendances à une certaine renationalisation en relation avec l’individualisation et la personnalisation des pratiques culturelles et communicationnelles (différemment de celles qu’Internet provoquait chez les adopteurs précoces, et à partir de là prêtait à leurs successeurs).
Avec ces six articles on est sans conteste en présence d’autant de questionnements majeurs –stratégiquement et théoriquement– sur les mutations en cours des industries culturelles (et créatives) que la dite révolution numérique ne subsume pas à soi-seule.
Auteur
Bernard Miège
.: Univ. Grenoble Alpes, [Gresec, EA 608], F- 38040, Grenoble.
Bernard Miège est depuis novembre 2005 Professeur émérite de sciences de l’Information – Communication à l’Université Stendhal, Grenoble, où il a été nommé en 1973, après avoir exercé comme chercheur contractuel, notamment au Ministère d’Etat chargé des affaires culturelles. Ayant assumé diverses responsabilités pédagogiques (dans les 3 cycles), scientifiques (co-fondateur et directeur pendant près de 25 ans du Gresec), propres à la discipline (président de la Sfsic; co-président de la 71ème section du CNU) et politico-administratives (président d’université), il est l’auteur de 17 ouvrages, dont plusieurs ont été traduits dans diverses langues, ainsi que de nombreux articles; il travaille dans les domaines suivants: 1° l’industrialisation de la culture, de l’information et des communications; 2° les mutations de l’espace public; 3° l’ancrage dans les sociétés des Tic; et 4° l’épistémologie de l’information – communication.
Sa situation de Professeur émérite lui permet de poursuivre au sein du Gresec ses travaux de recherche, et des actions de coopération scientifique internationale.
Il a été directeur éditorial de Les Enjeux de l’Information et de la Communication de 2000 à 2012.
La liste de ses travaux (au cours des quinze dernières années) est consultable sur le site du GRESEC: http://gresec.u-grenoble3.fr/version-francaise/membres/enseignants-chercheurs/miege-bernard-21886.kjsp?RH=U3GREFR_ENS