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Les figures métaphoriques du transmédia – Analyse sémiotique du discours d’escorte du Transmedia Lab d’Orange

27 Fév, 2015

Résumé

Dans un contexte d’engouement discursif pour le transmédia, cet article invite à déconstruire les logiques figuratives sur lesquelles s’appuie sa promotion. La nébuleuse sémantique régnant autour de ce terme apparaît être un atout pour sa valorisation. Elle permet au transmédia de se présenter comme un phénomène novateur et créatif. L’analyse de sa figuration dans les articles publiés sur le site Transmedia Lab d’Orange, conduit l’auteur à identifier trois récurrences figuratives (la fragmentation, l’immersion et la participation) considérées comme un moyen de sublimer les pratiques et écrits transmédiatiques tout en légitimant des stratégies industrielles.

Mots clés

Transmédia, discours, figuration, figures, stratégies industrielles, écritures, pratiques médiatiques, sémiotique.

In English

Title

Metaphoric representations of transmedia Semiotic analysis of the discourse in the Transmedia Lab by Orange

Abstract

In the context of a discursive infatuation for transmedia, this article encourages us to deconstruct the representations on which transmedia promotion is based. The semantic confusion around this term seems to be an advantage for its own publicity. It allows transmedia to be perceived as an innovative and creative phenomenon. The analysis of its figuration in articles published on the website of Orange Transmedia Lab, led the author to identify three figurative recurrences (fragmentation, immersion and participation) seen as a way to sublimate transmedia uses and writings while justifying industrial strategies.

Keywords

Transmedia, discourse, representation, figures, industrial strategies, writings, media uses, semiotics.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Renaud Lise, «Les figures métaphoriques du transmédia – Analyse sémiotique du discours d’escorte du Transmedia Lab d’Orange», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°15/3, , p.63 à 72, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2014/dossier/05-figures-metaphoriques-transmedia-analyse-semiotique-discours-descorte-transmedia-lab-dorange

Introduction

Dans un contexte de multiplication des supports écraniques (tablettes, liseuses, smartphones, etc.) et de diversification des formats médiatiques (sites de réseautage sociaux, applications mobiles, etc.) les professionnels des industries de la communication et des médias encouragent le développement de projets intégrant une conception de contenus permettant d’articuler les différentes pratiques sur ces objets médiatiques.

Plusieurs stratégies d’écriture multi-support sont ainsi promues. Ces dernières prennent plus ou moins en considération les problématiques inhérentes aux variations de contextes d’usages, aux contraintes de formats et de matérialité des supports. Les promoteurs du « responsive design » passent sous silence ces questions en prônant la conception en amont d’un seul contenu déclinable et adaptable via le langage informatique sur différents supports(1). Quant aux défenseurs du « transmedia storytelling », ils présentent au contraire cette écriture comme la création d’une œuvre narrative s’appuyant sur les spécificités matérielles et contextuelles de chaque support et pratique médiatiques.

Ainsi, bien que l’histoire des médias ait depuis longtemps souligné les origines inter-médiatiques de ces dispositifs (Müller, 2006) ainsi que révélé la porosité des codes et des formats d’écriture et de lecture qui s’y affichent(2), la promotion des projets transmédias(3) présente la circulation entre les médias sous l’angle d’une approche singulière et innovante des pratiques médiatiques contemporaines. Cette posture bien que critiquable dans sa conception révolutionnaire, possède l’intérêt de révéler un besoin de signifier, de marquer par l’adjonction de ce qualificatif une originalité d’écriture et de lecture qui résulte d’une approche inter-médiatique particulière. Par cette mise en discours se construit et est véhiculée une imagerie sémiotisante donnant une consistance figurative aux œuvres et aux pratiques transmédiatiques. En effet, en représentant, en inscrivant ces dernières dans des formes sémiotiques, les productions discursives écrites présentifient. En d’autres termes, ces tracés rendent le transmédia visible (Christin, 2011). Un imaginaire des relations et variations médiatiques se développe et se diffuse ainsi ; il convient d’en dessiner les contours afin de dégager les enjeux sémiotiques sous-jacents.

En ce sens, une analyse sémio-visuelle du discours d’escorte (Souchier, 2001) du Transmedia Lab d’Orange, acteur incontournable dans la promotion de projets transmédias(4), permet non seulement d’apprécier les caractéristiques des projets auxquels la qualification « transmédia » est attribuée (acteurs, contenus, supports) mais plus encore d’identifier les références symboliques exploitées dans une stratégie de valorisation. Etudier cette figuration comprise comme un processus de matérialisation dans des formes sémiotiques (Jeanneret, 2014, pp. 71-75) est un moyen de cerner les ressorts idéologiques contribuant à la promotion de ces projets. Ce n’est en effet pas seulement la nature des projets qui participe à la construction de l’imaginaire social au sens de B. Baczko (Baczko, 1984) du « transmédia » mais aussi et surtout la manière de le définir, de le mettre en scène et de mettre en mots et en images les expériences qui lui sont associées. Reste néanmoins à voir la nature des pratiques médiatiques ainsi défendues et à identifier par quelles promesses figurées ces discours cherchent à y parvenir.

La métamorphose discursive d’un adjectif en notion

Le transmédia est d’abord un objet de discours. Il fait parler, écrire voir débattre. Pour s’en convaincre, la quantité d’articles émanant d’acteurs divers (journalistes, chercheurs, experts en marketing digital(5), etc.) publiés sur le Web à son sujet, est symptomatique de son succès discursif. Quel que soit leur statut, les différents acteurs semblent de surcroît en accord sur la nécessité de débuter leur propos par une clarification terminologique. Il s’agit en effet régulièrement de préciser ce que recouvre ce néologisme supposant de fait des problèmes de compréhension de la part des publics, induite par une prétendue complexité(6). Il y a indéniablement un effet de préfixation dans cette apparente technicité. De façon similaire à la notion d’hypertexte qui par sa composition « affirme une sorte de superlatif de la textualité » (Davallon, Jeanneret, 2004, p. 44), le terme « transmédia » postule un « au-delà », un « à travers » médiatique et implique par là-même une approche qui traverse et surplombe les frontières physiques entre les médias. Cette impression de supériorité se voit de surcroît renforcée par la nominalisation progressive de cet anglicisme et par son ennoblissement par le recours de plus en plus fréquent à une majuscule dans sa graphie. Ainsi à travers ses différents emplois linguistiques, un glissement sémantique s’opère ayant pour effet de transformer petit à petit ce qualificatif en notion.

Une autre récurrence contribue à renforcer ce sentiment de prééminence : la plupart des définitions procèdent en creux. Avec une certaine insistance présupposant de potentielles confusions, le terme « transmédia » est en effet opposé au cross-média ou plurimédia voire multimédia c’est-à-dire à d’autres termes visant à désigner des relations inter-médiatiques. Cette opposition est explicite dans le site Web du Transmedia Lab d’Orange(7). Ce procédé s’accompagne d’un argumentaire qui vise à souligner une distinction profonde dans le type de relations médiatiques construites à travers les productions, à la fois dans l’appréhension du contenu et des usages des supports. L’écriture transmédia gagne en hégémonie dans ce jeu d’opposition discursif. Elle est en effet présentée comme surpassant une approche additionnelle des médias, dans la mesure où elle fait du mouvement de circulation et de dispersion des facteurs de démultiplication de l’expérience médiatique.

Cette distinction permet aussi aux auteurs d’attester du caractère profondément novateur des projets transmédias en les hiérarchisant temporellement par rapport aux projets cross-media ou plurimédia les ayant précédés. Bien que plusieurs articles démontrent dans un second temps l’origine ancienne du « transmedia storytelling » (Peyron, 2014), la plupart des définitions insistent sur la nouveauté de cette forme narrative qui correspondrait pleinement au « multitasking » considéré comme la pratique médiatique de référence actuelle. Cette argumentation se renforce par un rattachement causaliste qui consiste à relier le développement de ce type de narration aux médias numériques et à leurs usages ; ils sont dans une certaine mesure les garants de sa modernité. Ce raisonnement est d’ailleurs accrédité par la référence régulière, considérée comme fondatrice du transmédia, à Convergence Culture : Where Old and New Media Collide (Jenkins, 2006) dont le titre est pour le moins évocateur de ce rapprochement. Dans cet ouvrage, H. Jenkins défend en effet l’émergence d’une nouvelle culture participante reposant sur le rôle des publics dans la mise en relation de produits médiatiques disparates. Bien que s’opposant au substrat techniciste de la convergence et considérant les activités des « participants créatifs » comme la clef des transformations actuelles, H. Jenkins insiste sur le pouvoir donné aux usagers-consommateurs grâce aux nouvelles technologies dans la reconfiguration du paysage médiatique. Nous serions, selon lui, dans une période de transition où les rencontres, les confrontations entre les anciens et nouveaux médias, entre producteurs et publics-fans augurent de profondes transformations et mutations pour la sphère médiatique, et plus largement pour l’ensemble du fonctionnement social.

L’étude de ces définitions montre enfin que l’étiquette « transmédia » est apposée à des productions inter-médiatiques hétéroclites (livetweet, jeux en réalité alternée, applications « double écran », etc. ) dont les qualités narratives sont très hétérogènes. Ce terme possède une plasticité et bénéficie d’une sympathie, contrairement à d’autres comme inter-média, qui lui ont permis de devenir une supra-catégorie dans laquelle sont rangés des éléments particulièrement disparates. S’il était dans un premier temps réservé au storytelling, il qualifie aujourd’hui non seulement des œuvres, des dispositifs mais aussi des stratégies et des franchises. De fait, un autre glissement sémantique opère qui révèle combien la production (et la promotion) de projets transmédias est devenue un enjeu pour les professionnels de la communication et des médias, et plus largement pour le secteur marchand. Ce terme se trouve revendiqué par les industries dites « créatives » et constitue une source de valorisation pour encourager leurs actions et productions. Le discours autour du « transmédia » se métamorphose ainsi de plus en plus en plaidoyer promotionnel visant à soutenir des objectifs économiques et marchands.

Nous sommes donc ici face à ce que P. Breton nomme un discours d’accompagnement qu’il désigne en considérant les nouvelles technologies de la communication comme « un ensemble d’énoncés caractérisés par le fait qu’ils sont tenus dans l’espace public et sont formés des commentaires extérieurs sur une technique, son emploi, le contexte et les conséquences de son usage » (Breton, 2002). Ces énoncés émanent d’acteurs divers intéressés à la diffusion des nouvelles technologies, valorisent les projets et jouent un rôle de prescripteur d’usages (Jouët, 2002) à travers les cadres de référence qu’ils construisent et médiatisent. Or en prenant acte des travaux d’Y. Jeanneret (Jeanneret, 2001), nous considérons que le discours autour du transmédia ne se contente pas d’accompagner ou de masquer des desseins économiques, ils le constituent. Autrement dit, ce discours l’escorte tout en lui donnant une consistance, une forme, une matérialité. Par là-même, il contribue à diffuser une imagerie des médias, des publics médiatiques et de leurs pratiques, qui a tendance à diluer la complexité de la réception dans une simple question de circulation.

Figurations de pratiques médiatiques et de relations inter-médiatiques

Les articles de la plateforme Transmedia Lab d’Orange constitue un modèle des discours d’escorte du transmédia. Ce site Web se décrit lui-même comme « un catalyseur de projets transmedia« . Son lancement en juillet 2009 fait suite à la mise en place la même année de l’équipe « Tranmedia & Social » au sein de la direction d’Orange. Dans sa description, la volonté d’encourager le développement et la diffusion de projets et d’initiatives transmédias est clairement assumée. L’objectif premier affiché est en effet « d’évangéliser, de décrypter et d’expérimenter de nouvelles formes d’écritures, liées à l’apparition de nouveaux usages et aux nouvelles technologies qui contribuent au phénomène grandissant du storytelling transmédia ». Par ailleurs, si cette plateforme se définit comme un lieu collaboratif ouvert aux contributions extérieures, dont le but est de mieux faire connaître « les différentes facettes du transmédia » aux publics, elle permet surtout à Orange de s’assurer une visibilité stratégique dans ce domaine. La présentation des activités connexes (exposition d’expérimentations pilotées par Orange, offre de conseils et d’accompagnements de projets, développement d’applications informatisées) confirme les enjeux de ce positionnement.

Au delà des intérêts économiques et industriels sous-jacents, qui inévitablement travaillent le contenu des publications et leur référencement (les expérimentations d’Orange étant accessibles par différents menus afin d’être davantage visibles), cette plateforme agrège des articles ayant pour thématique fédératrice le transmédia. Celle-ci peut être abordée suivant l’exposition d’initiatives inter-médiatiques (par exemple l’univers du jeu vidéo croisant celui des séries télévisées ou le Web relié à la littérature), d’événements (conférences, ateliers ou workshop internationaux), d’appels à projets, de projets financés ou récompensés, de points de vue de spécialistes voire de portraits ou d’interviews d’acteurs marquants tel l’incontournable H. Jenkins. L’architecture d’accueil de la plateforme reste sommaire avec quatre menus d’entête. Elle comprend « le blog » rubrique la plus fournie en nombre d’articles sur laquelle nous avons focalisé notre analyse, « le lab » qui donne des indications contextuelles sur la nature du site Web, « les outils » qui présente les outils techniques développés par Orange et qui ne comporte qu’une seule fiche de présentation, « les essentiels » qui donne accès à des définitions de compétences métiers du transmedia, à un glossaire, à des appels à projets mais aussi aux articles présentant des projets qualifiés de « marquants ». Concernant le menu le plus dense, il recense 180 articles publiés entre 2009 et 2014. Ils sont classés respectivement de la façon suivante : 64 sont étiquetés en « actualités », 16 en « marketing », 29 en « storytelling« , 7 en « technologies », 16 en « tribune », 6 en « usage », 5 en « dossier » et 37 en « étude de cas ». Cette répartition dessine la tonalité événementielle de la plateforme et la logique de présentation de projets. La diversité du nom des auteurs des articles, explicitement spécifié dans un encart réservé à cet effet, confirme l’ouverture aux publications extérieures à Orange. Toutefois, précisons que cette ouverture reste relative. D’une part, les auteurs sont majoritairement employés par Orange ou ont des partenariats avec cette entreprise, d’autre part, les contributeurs extérieurs sont intéressés à la promotion d’innovations et de créations numériques, et possèdent une expertise professionnelle dans ces domaines. Pour exemple, les articles signés E. Viennot, auteur d’In Mémoriam, ou V. Puren, fondateur de l’Atelier du Numérique, voire par les étudiants du Master MISC (Médias Informatisés et Stratégies de Communication) du CELSA illustrent cette logique éditoriale. L’ensemble des auteurs est donc de surcroît plus que favorable au développement d’initiatives transmédias.

Une analyse lexicale et visuelle de ces articles, permet de repérer plusieurs récurrences figuratives dans ce discours d’escorte du transmédia. Cette rémanence – d’autant qu’elle se constate dans les contributions d’auteurs différents – atteste du caractère collectif de ces représentations ambiantes. Précisons que l’identification de ces figurations a été réalisée à l’aide d’une grille d’analyse appliquée à l’ensemble des écrits publiés sur cette plateforme sans privilégier une sous-rubrique thématique spécifique. L’étude a donc porté autant sur des articles étiquetés « storytelling » ou « marketing » que sur ceux estampillés « tribune » qui se veulent plus engagés. De même, les dates de publication n’ont pas constitué un critère de sélection. Nous avons seulement écarté de notre corpus les articles concernant les annonces de conférences ou d’appels à projets. Précisons que l’objectif préalable à l’étude de ce corpus consistait à identifier les spécificités des projets qualifiés de transmédias ; autrement dit, ce qui les caractérise. Nous souhaitions en outre voir sur quelles conceptions des pratiques, des supports, des écritures et des relations inter-médiatiques s’appuyaient ces articles. Pour ce faire, nous avons construit une grille qui opérait à partir d’un repérage du lexique et des arguments utilisés pour présenter les projets transmédias ainsi que d’une analyse iconographique des photographies (repérage des motifs et des connotations) présentes dans le corps des textes.

Dans cet article, nous nous focalisons sur l’exposition des trois principales logiques métaphoriques identifiées concernant les pratiques médiatiques, les médias et leurs relations : celles de la fragmentation, de l’immersion et de la participation. Par logique métaphorique, nous entendons un type de logique figurative fonctionnant par analogies et assimilations et se présentant en apparence comme une évidence.

En premier lieu, les choix lexicaux et les illustrations utilisées mettent en scène le transmédia comme une écriture fragmentée, dispersée, éclatée sur divers supports médiatiques. Pour le désigner, les auteurs des articles usent de métaphores qui procèdent suivant une vision réticulaire des relations médiatiques (avec des nœuds et des liens) : l’écriture transmédia s’affiche comme constituée de plusieurs éléments dispersés et reliées les uns aux autres en formant un tout unitaire. Il est question de « briques », de « pièces de puzzle » et de « canevas ». Sachant que les auteurs des articles étudiés considèrent les dispositifs numériques comme des supports favorisant le déploiement des projets transmédias, la conception de l’hypertexte laisse vraisemblablement son empreinte dans cette logique métaphorique (Angé, 2011). L’écriture transmédia est d’ailleurs considérée comme innovante du fait de son caractère « non linéaire », argument de valorisation qui n’est pas sans évoquer les représentations de l’hypertexte (Jeanneret, 2004, pp. 149-150). Cela dit, au-delà de l’empreinte laissée par la figure d’une écriture structurée en réseau (Davallon, Jeanneret, 2004), cette image de l’éclatement s’insinue jusque dans la définition des pratiques médiatiques. Il est question de fragmentation des médias, des supports mais aussi des audiences. Le transmédia serait en phase avec une consommation médiatique fragmentée, éparpillée, dispersée. Cette conception s’insinue dans l’iconographie des articles où la mosaïque est une mise en forme récurrente pour illustrer la réception des projets transmédias. Ainsi tout en posant les relations inter-médiatiques au fondement du caractère transmédiatique, les frontières physiques entre les médias semblent à travers ces discours d’une certaine façon perdurer. Assez paradoxalement, les lieux et temps de pratique bien que reliés, conservent leurs limites dans la figuration. De fait, si le transmédia place sur le devant de la scène la problématique de l’articulation entre les médias, de leur hybridation, les discours qui l’escortent n’appréhendent (toujours) pas ces relations à travers une approche des pratiques en situation. Autrement dit, ces discours produisent l’image d’un récepteur multitâche, ayant une consommation multiple(8) mais en passant sous silence chaque configuration particulière des pratiques qui demanderait d’intégrer les contraintes spatio-temporelles.

En second lieu, les discours étudiés abordent abondamment la réception de projets transmédias suivant des formes sémiotiques relevant de l’expérientiel. Il est promis aux publics une expérience « immersive », « augmentée » ou « enrichie ». Les supports médiatiques ne sont pas définis comme de simples plateformes de diffusion de contenu mais comme des lieux de création ou d’extension d’expérience et d’émotion. Cette conception est évidemment étroitement liée à la réflexion sur le storytelling c’est-à-dire à l’art de raconter une histoire, et à l’intertextualité inhérente à tout texte. En ce sens, le contenu de l’œuvre transmédia (les récits et le monde fictif construit) en débordant les supports matériels semble leur déléguer pour partie ses propriétés romanesques. La place centrale de la narration fictionnelle dans les productions transmédias, dont les genres narratifs privilégiés sont justement la science-fiction, le fantastique, la fantasy, soit desgenresde l’imaginaire (Peyron, 2008), facilite ce rapprochement et cette assimilation entre perception, imagination et émotion. Par ailleurs, cette allégorie de l’immersion relève aussi d’une fascination écranique. L’omniprésence du vocable « écran » dans les articles(9) et les logiques de mise en réseau des écrans dans les projets, montre combien les productions transmédias s’inscrivent dans une vision de l’écran appréhendée comme une fenêtre ouverte sur un monde fictif. La mise en visibilité d’un récit par une surface écranique (qu’il soit d’ailleurs écrit ou non) s’accompagne d’une garantie d’absorption du public dans l’espace visible en surface. Puisant dans le mythe de la transparence (Jeanneret, 2004), cette figuration de l’écran (qui rend visible et immerge) innerve les discours ambiants sur le transmedia. Il est toutefois à noter que les présentations des productions transmedias conservent dans les qualifications une hiérarchie entre les différents écrans et supports. Dans chaque projet, un média, généralement celui dont émane l’histoire originelle, agrège autour de lui les autres. Les écrans des téléphones mobiles et tablettes sont souvent considérés comme « second ». L’hybridation et la convergence annoncées sont en ce sens, toutes relatives.

En dernier lieu, la participation du public qui dans la lignée des travaux d’H. Jenkins prend de façon récurrente la figure du fan, dans la production du contenu constitue un critère essentiel pour qualifier les productions de transmédias. Il est en effet question de favoriser « l’interactivité avec la communauté », d’encourager la « participation des fans en ligne », de faire du « collaboratif à l’extrême » ou de concevoir des œuvres adoptant une « architecture collaborative ». Cette image du public médiatique non comme usager-spectateur mais comme producteur, créateur de contenu, s’enracine à la fois dans la figure des amateurs de littérature de l’imaginaire mais aussi dans la vision du dit « Web 2.0 » (Rebillard, 2007). Elle résulte donc d’une rencontre entre deux représentations sociales, bien que ne relevant pas du même plan, en adéquation qui s’encouragent mutuellement et s’autoalimentent. Ajoutons que l’omniprésence des sites de réseautage social dans les productions promues qualifiées de transmédias montre la prégnance de l’imagerie d’une narration collaborative prenant corps sur ce type de plateforme. Ainsi est révélée l’importance de la communauté fédérée autour de l’œuvre et son rôle dans sa circulation, sa diffusion et par là-même son impact potentiel sur la transformation de l’histoire. Est-ce à dire que la matérialisation des échanges autour d’une œuvre, leur inscription était une condition nécessaire pour les producteurs pour réaliser combien leur produit est en devenir constant à travers les jeux de déplacement opérés par leur appropriation par les publics-récepteurs ? Ou peut-être est-ce la possibilité pour les concepteurs d’intervenir sur et d’exploiter les contenus de ces plateformes qui contribue à en faire des lieux éminemment stratégiques. Quoiqu’il en soit, ce rapprochement avec les sites de réseautage sociaux est vu comme une manière de garantir une forme de « « socialisation » des contenus ». A travers ce rapprochement, il s’agit par exemple pour la télévision de produire des « programmes « socialisés » » et de se métamorphoser en « Social TV » comme si l’intégration des tweets attestait de la création de lien social autour du programme et de son degré de socialisation.

De plus, la promotion des projets transmédias s’appuient sur et exacerbent les figures de la dilution de la fonction d’auteur et la montée en puissance du rôle des amateurs. D’après ces discours, la mise en réseau des éléments de l’univers fictif ne résulte pas du travail auctorial mais est tributaire de l’activité des publics-fans. Faire de « l’interactif », du « participatif » est par ailleurs soi-disant une manière de se montrer en phase avec les pratiques médiatiques contemporaines. Prenant pour référence les « digital natives« , les articles insistent sur le caractère novateur et innovant des pratiques médiatiques actuelles. Les « jeunes » sont « à la pointe des usages digitaux », ils vivent dans une époque « ultra-connectée et bourrée de high-tech ». C’est donc cette capacité à tweeter, à liker, à tagguer, à être « multi-écrans »qu’intègre, et en même temps révèle, la conception des projets transmédias. Les relations entre les médias sont donc ici envisagées comme relevant d’une prise en compte de leur capacité de connexion et de leur désir d’interaction. Cette analogie entre la participation, l’interactivité et le transmédia a toutefois de quoi interroger : en quoi la participation garantirait le caractère transmédiatique d’une histoire ? Nous considérons que ce rapprochement doit beaucoup aux travaux d’H. Jenkins et à sa posture faisant des fans des acteurs centraux dans la création, la circulation et la propagation des contenus médiatiques (Jenkins, 2006). Il contribue ainsi à alimenter le mythe du développement d’une « culture participative » reposant sur le « Web 2.0 ». Cela dit, concevoir la réception dans une optique participative semble être un préalable nécessaire pour penser le décloisonnement médiatique dont le transmédia s’impose comme le fétiche. En somme, les pratiques inter-médiatiques ne sont pas nouvelles mais elles ont pris une autre dimension en venant justifier, légitimer des rapprochements industriels. En effet, l’exposition des projets transmédias sur la plateforme d’Orangetout en arborant un caractère novateur, créatif et ludique, révèle la forte présence de conglomérats des industries de la culture et de la communication dans ces initiatives. L’intérêt de Google pour le domaine des jeux informatisés ou les investissements des studios hollywoodiens dans la mise au point d’applications dites « second écran » sont présentées comme des stratégies inéluctables dans la mesure où elles ne font que répondre aux mutations socioculturelles des pratiques médiatiques présentées comme des états de fait.

Conclusion

A l’issue de cette étude, le transmédia apparaît être un objet aux contours flous, avec une plasticité suffisamment grande pour recouvrir et désigner des productions inter-médiatiques contemporaines hétérogènes et disparates. Son caractère tendance et sa malléabilité discursive en font un agrégateur des représentations sociales des pratiques numériques actuelles. Associé au « Web 2.0 » et aux « écrans nomades », il est valorisé, dans les discours ambiants, par des figures au cœur de notre contemporanéité (innovation, dispersion, circulation, immersion, participation).

Ce terme a certes le mérite de mettre au jour dans l’espace public des problématiques fondamentales dans la compréhension des relations médiatiques (questions de l’intertextualité, de l’intermédialité (Méchoulan, 2010), des articulations d’usages, des jeux de frontières et de territoires) et d’inciter à une prise en considération plus nette du rôle de la puissance narrative dans la conception des œuvres. On pouvait d’ailleurs croire un instant qu’à travers la promotion des œuvres transmédias, l’étroitesse des relations entre forme et contenu, entre support et écriture était susceptible de se dévoiler et que la matérialité des médias, la complexité des pratiques in situ pouvaient être intégrées à la conception d’univers fictionnel. Toutefois, cela semble davantage relever d’un effet d’annonce qui masque au contraire une vision caricaturale des pratiques auxquelles les medias informatisés délèguent leurs propriétés fantasmées (fluidité, multiplicité, liberté, mobilité, etc.). La revanche de la matérialité des supports et du caractère composite des situations d’usage n’est toujours pas d’actualité.

Les glissements sémantiques pointés montrent comment le terme transmédia est investi par les industries de la communication et des médias. En ce sens ces discours rénovent les figures de la convergence médiatique. Le grand projet est encore reconduit (Miège, Lacroix, Tremblay, 1994) mais il prend un autre visage. Par ses mises en scène discursives, le transmédia permet de basculer de la quête d’un terminal unique à celle d’un travail sur la complémentarité entre les médias. Exit, dans les discours, les rapports concurrentiels entre les plateformes, il n’est plus question de substitutions mais d’additions aux effets multiplicateurs. L’adage « le tout est plus que la somme des parties » valorise les projets transmédias et enchante les professionnels de la communication et des médias qui voient avec le transmédia un moyen de légitimer leur intervention dans d’autres secteurs médiatiques sous couvert d’une rencontre consensuelle visant la production d’un contenu soi-disant enrichi.

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Notes

(1) L’étude des productions de la Responsive Museum Week nous avait conduit en 2012 lors de la conférence du mois du graphisme à Echirolles à souligner combien cette initiative réactivait des tensions fondamentales en conception graphique entre autres celles des relations entre contenus, supports et contextes d’usage.

(2) Pour exemple, l’histoire des mises en forme de journaux montrent que dans un premier temps les formats étaient inspirés du modèle du livre avant de revêtir une mise en forme en colonnes (Mouillaud, Tétu, 1989). De même les journaux numériques ont affiché dans un premier temps les codes des journaux papiers avant d’offrir une mise en page plus spécifique (Touboul, 2001 ; Jeanne-Perrier, 2001).

(3) Afin de ne pas négliger les problèmes posés par les usages et graphies de ce terme, nous l’utilisons dans ce texte sous sa forme francisée mais l’écrivons volontairement en italique.

(4) Les renvois réguliers à cette plateforme dans divers articles de presse en ligne sur les projets transmédias permettent de considérer cet acteur comme jouant un rôle de référent dans la promotion du transmédia.

(5) De façon identique au terme « transmédia« , le terme de « digital » n’est pas sans poser de problème dans les jeux de glissements sémantiques dont il fait l’objet.

(6) Pour exemple, les titres des articles en ligne sont pour le moins éloquents : « [Antisèche] C’est quoi le transmédia ? » (cf http://www.rslnmag.fr/post/2013/09/04/Antiseche-Cest-quoi-le-transmedia-.aspx), « Transmédia, Trans…Mé…Quoi ? » (cf. http://www.arte.tv/sites/fr/dimension-series/2012/08/24/transmedia-c-est-quoi/), « Le transmédia, Kesako ? Les raconteurs nous racontent » agrémentée d’une vidéo titrée « Le Transmédia expliqué aux gens » (http://frenchweb.fr/le-transmedia-kesako-les-raconteurs-nous-racontent/2567).

(7) Elle est présente dans une page consacrée à la définition du transmédia (cf. http://www.transmedialab.org/definition/) mais aussi dans un article de L. Guérin qui lui est consacré « Transmedia, crossmedia, multimedia, plurimedia… Et si nous devions expliquer ces notions à quelqu’un… » http://www.transmedialab.org/the-blog/opinion/transmedia-crossmedia-multimedia-plurimedia-et-si-nous-devions-expliquer-ces-notions-a-quelquun/

(8) Le préfixe « multi » est d’ailleurs omniprésent dans les articles. Il est question de « multi-plateform », « multi-screen », » multi-format ».

(9) Entre autres : « multi-écrans », « multi screen », « double écran », « une dizaine d’écrans », « second écran », « petit écran », « grand écran ».

Références bibliographiques

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Breton, Philippe (2002), « Que faut-il entendre par discours d’accompagnement des nouvelles technologies ? », Les dossiers de l’audiovisuel, n° 103.

Christin, Anne-Marie (2011), L’invention de la figure, Paris : Flammarion, coll. « Champs ».

Davallon, Jean, Jeanneret, Yves (2004), « La fausse évidence du lien hypertexte », Communication & Langages, n° 140, p. 43-54.

Jeanne Perrier, Valérie (2001), « Média imprimé et média informatisé : le leurre de la complémentarité », Communication & langages, n°129, p. 49-63

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Auteur

Lise Renaud

.: MCF en Sciences de l’Information et de la Communication, Centre Norbert Elias (UMR 8562), équipe Culture et Communication, Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse.