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L’autoproduction en édition scolaire. Ou comment le geste de survie de quelques micro structures modifie la culture de l’édition scolaire

15 Sep, 2013

Résumé

Le secteur de l’édition scolaire est habituellement considéré comme inaccessible à de nouveaux entrants. Pourtant des collectifs d’enseignants regroupés en associations, ignorant tout du processus éditorial et des logiques de mise en marché, sont parvenus à concurrencer les éditeurs historiques avec des manuels autoproduits.
Ces manuels autoproduits étaient à l’origine destinés à permettre la survie de ces collectifs qui ne bénéficiaient d’aucun financement et s’en trouvaient fragilisés. Le succès de ces initiatives a eu des effets repérables sur les stratégies des éditeurs historiques.
Nous étudions dans cet article la montée en puissance de l’autoproduction dans l’édition scolaire puis nous mettons en perspective ses enjeux et son avenir.

Mots clés

Auto production, manuels scolaires, édition collaborative.

In English

Title

Self-published school books The impact of self publishing by teachers on the strategies of school books publishers

Abstract

Publishing school books is commonly thought to be impossible for start ups. Groups of teachers, gathered in associations have however managed to compete with school books publishers though they were completely ignorant of the editing process and the marketing rules.
These self-published school books were at first produced in order to help these teachers’ associations to survive, since they were granted no public financing which made them vulnerable. Their success had a noticeable impact on the strategies followed by the historical publishers.
We analyse in this study the rise and the future challenges of self publishing in school books.

Keywords

Self publishing, school books, collaborative publishing.

En Español

Título

La autoproducción en la edición escolar O cómo el instinto de supervivencia de algunas microestructuras modifica la cultura de la edición escolar

Resumen

El sector de la edición escolar suele considerarse inasequible a nuevos actores. Sin embargo, asociaciones de profesores, que desconocían totalmente el proceso de edición y comercialización, han logrado competir con los editores históricos gracias a libros de texto autoproducidos.
Éstos fueron publicados para que estas asociaciones, muy fragilizadas por falta de financiación, pudieran sobrevivir. El éxito de estas iniciativas ha tenido efectos concretos sobre la estrategia de los editores históricos.
Estudiaremos en este artículo el incremento de la autoproducción en la edición escolar y a continuación, pondremos en perspectiva sus retos y su porvenir.

Palabras clave

Autoproducción, libros de texto, edición colaborativa.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Abensour Corinne, « L’autoproduction en édition scolaire. Ou comment le geste de survie de quelques micro structures modifie la culture de l’édition scolaire« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°14/1, , p.63 à 73, consulté le jeudi 28 mars 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2013/varia/05-lautoproduction-en-edition-scolaire-ou-comment-le-geste-de-survie-de-quelques-micro-structures-modifie-la-culture-de-ledition-scolaire/

Introduction

Le secteur de l’édition scolaire est caractérisé par une forte concentration, un nombre très limité d’acteurs et des logiques très industrielles. Il s’agit en effet d’une production qui bénéficie d’achats publics, de tirages massifs (pour une large part des titres diffusés), de canaux de promotion et de vente spécifiques et coûteux à mettre en place (Abensour, 2012). On est donc habitué à considérer que ce marché est inaccessible à de nouveaux entrants. L’échec de maisons d’édition puissantes, jouissant d’une forte notoriété auprès des enseignants et qui seraient légitimes sur ce marché conforte ce raisonnement. Ainsi Gallimard, développant en 2001 une offre de manuels de lycée en littérature, c’est-à-dire là où la cible lui reconnaît une réelle compétence, connaît un échec retentissant, en partie compensé d’ailleurs, ce qui n’est qu’un demi paradoxe par la vente de ces livres(1) sur le marché grand public auquel ils n’étaient pas destinés.

Comment imaginer dès lors que des associations, des microstructures, dont les membres ignorent tout du processus éditorial et des logiques de mise en marché puissent venir concurrencer les éditeurs historiques.

C’est pourtant ce qui s’est produit avec les succès éditoriaux de Sésamath, qui ont depuis le début des années 2000 amené cette association de professeurs de mathématiques à capter des parts de marché importantes et à devancer certains des éditeurs traditionnels.

Observant ces succès, les autres collectifs disciplinaires et notamment les Clionautes en histoire et Weblettres en français, ont tenté à leur tour à partir de 2006 d’imposer une offre.

Or si on s’intéresse à l’histoire de ces collectifs d’enseignants et à la façon dont sont nées ces démarches d’autoproduction, on constate que deux facteurs ont favorisé ces tentatives dont certaines ont été couronnées de succès.

Ce qui a permis la montée en puissance de ces groupes, c’est l’échec de l’Éducation nationale à proposer aux enseignants une offre pédagogique crédible en ligne. Les sites académiques qui auraient pu accueillir du contenu pédagogique se sont enlisés dans des logiques de validation et de contrôle qui les ont rendus inattractifs. Leur cloisonnement géographique s’est par ailleurs avéré être un non sens dans un espace ouvert comme le web. Impuissants à recueillir les contributions des professeurs, les sites académiques, par leurs limites ont provoqué l’essor de collectifs d’enseignants indépendants qui ont transformé de simples sites personnels en portails de plus en plus fréquentés.

Mais ce succès des sites des collectifs d’enseignants (Sesamath, Weblettres, Clionautes) n’est pas la seule cause de leur volonté de s’autoproduire. En effet, au-delà d’une notoriété considérable et de la reconnaissance de leurs pairs, ces associatifs ont rencontré des difficultés importantes liées à l’absence de moyens financiers et pour certains d’entre eux (Weblettres, Clionautes) au nombre très limité des personnes impliquées dans le projet et disponibles pour l’accompagner dans la durée. Face à l’absence de subventions, ces professeurs ont cherché à s’autofinancer et la production de supports pédagogiques payants est apparue comme la seule voie possible pour faire face aux besoins de leurs structures : se professionnaliser, pérenniser l’activité, conformément au processus de glissement vers un « positionnement hybride » qu’a décrit Sophie Noël au sujet des éditeurs britanniques engagés, contraints pour survivre de développer leur attention au marché (Noël,2011).

C’est donc à la fois le succès incontestable de ces sites qui sont devenus sans l’avoir vraiment voulu des marques à part entière, bénéficiant d’un réel capital d’image auprès de la cible des éditeurs scolaires, et leur fragilité, parce qu’ils fonctionnent sans subventions, avec un personnel de bénévoles (ces professeurs ne bénéficiant le plus souvent d’aucune décharge pour ce travail) qui sont à l’origine des logiques d’autoproduction.

Il n’y a pas eu chez ces professeurs par ailleurs militants (du libre, des pédagogies actives, etc.) une volonté assumée, affichée, de capter une part des profits de l’édition scolaire. L’autoproduction est plutôt un acte de survie. C’est pour cette raison que ces structures développent des démarches éditoriales dans lesquelles le gratuit occupe une large place. Or ce parti-pris trouve un écho très favorable chez leur cible enseignante, de longue date très critique sur la dimension marchande de l’édition scolaire.

C’est ainsi que s’est constitué le modèle Sésamath d’autoproduction reposant à la fois sur la production de manuels librement accessibles en ligne et sur la commercialisation de ces ouvrages dans leur version papier.

Le succès de Sésamath a eu une double conséquence : il a suscité l’inquiétude des éditeurs scolaires et il a été perçu comme un exemple à suivre par les autres collectifs disciplinaires.

On a pu alors observer deux mécanismes : la recherche par les éditeurs scolaires de parades à cet essor des collectifs d’enseignants (annexion de Weblettres par Editis, création de structures professionnelles mimant les démarches des collectifs d’enseignants, telles que lelivrescolaire.fr) et les tentatives, pour la plupart infructueuses, des sites collaboratifs de s’auto produire en préservant leur indépendance.

La question posée est double : l’influence de l’édition collaborative sur les acteurs historiques sera-t-elle durable ? Les éditeurs scolaires traditionnels sont-ils en mesure d’étouffer cet essor de l’autoproduction chez les collectifs d’enseignants ou des projets du type Sésamath ressurgiront-ils ?

Un constat néanmoins s’impose : l’autoproduction a réussi à s’imposer sur un des marchés les plus fermés de l’édition, à en modifier (ne serait-ce que temporairement) la culture et à contester le « modèle éditorial » (Moeglin, 2010).

Pour analyser cette montée en puissance de l’autoproduction dans l’édition scolaire nous allons nous intéresser à l’histoire des collectifs enseignants, aux différents modèles d’autoproduction qui se sont succédés ces dix dernières années et aux relations entre les acteurs de l’autoproduction et les éditeurs historiques. Nous mettrons ainsi en perspective les enjeux et l’avenir de l’autoproduction.

Des collectifs d’enseignants aux associations auto productrices

Les collectifs d’enseignants sont nés au début des années 2000. À l’origine, le mouvement est issu de la démarche de quelques enseignants qui dans les débuts d’Internet (à partir de 1996) avaient mis en ligne leur site personnel. À une époque où peu de professeurs utilisaient Internet et où plus rares encore étaient les contributeurs, ces pionniers forment une petite communauté au sein de laquelle tout le monde se connaît. Il leur paraît naturel de se réunir et de se fédérer par disciplines ou par niveaux(2) comme l’explique Caroline d’Atabekian, la fondatrice de l’un de ces collectifs, Weblettres : « Quelques enseignants ayant réalisé un site personnel, puis d’autres, se sont réunis pour mutualiser leurs travaux et, à l’écoute de leurs collègues, mettre en place les services qui, au fil du temps, s’imposaient. D’une discipline à l’autre les services qu’ils offrent sont variables, néanmoins il existe une sorte de tronc commun. On y trouve essentiellement un lieu d’échange de documents (cours, séquences, travaux divers et, généralement, un annuaire de sites intéressant les enseignants de la discipline). » (d’Atabekian, 2003)

Les sites associatifs évoluent en répondant aux demandes des utilisateurs. Il n’y a pas chez les fondateurs de ces sites de projet de développement et encore moins d’ambition éditoriale. Ces professeurs ne sont pas non plus animés par des intentions militantes. La dimension idéologique de leur démarche ne s’est affirmée que plus tard (à partir de 2003) et elle a pris des formes différentes selon les associations.

Weblettres, régulièrement attaqué par un collectif contestataire « Sauvez les lettres » qui s’est constitué pour mener un combat politique contre le Ministère de l’éducation nationale, prend progressivement conscience des résistances que suscite sa présence sur Internet et de la cohérence pédagogique des contenus qui sont mutualisés par son intermédiaire. Naît ainsi une identité autour de la promotion des pédagogies actives et de l’utilisation des TICE dans l’enseignement.

Pour Sésamath la nature de l’engagement est différente. Ces professeurs de mathématiques n’affirment pas leur différence par des choix pédagogiques clivants, s’avérant même plutôt traditionnels dans leurs propositions. Leur combat est celui du libre. Ils vont mettre en ligne des manuels téléchargeables gratuitement et n’utiliser la co-édition avec des éditeurs privés que pour financer cette politique, rejoignant en cela une fonction critique et militante présente dans bon nombre de pratiques d’autoproduction (Kafai et Peppler, 2011),

Nés de sites personnels d’enseignants qui se sont progressivement fédérés, les collectifs ne rencontrent pas dans leurs débuts le soutien de l’institution scolaire. Le Ministère de l’éducation nationale a en effet mis en place des sites académiques qui ont les mêmes objectifs que les sites des collectifs d’enseignants : informer les professeurs et leur fournir des contenus pédagogiques. L’institution n’entend donc pas encourager des initiatives individuelles, d’autant plus qu’elle ne peut pas les contrôler.

Non seulement le Ministère a été pris de vitesse par les collectifs, présents dès 1996, alors que le déploiement des sites académiques se fait avec lenteur, mais il s’est fourvoyé dans une logique géographique qui ne correspond pas à l’esprit d’Internet. L’offre en ligne n’aurait pas dû être régionale mais d’emblée nationale. Or en invitant les professeurs à contribuer sur le site de leur Académie, le ministère a ralenti le développement de son offre. Convaincus que les modes de validation des contenus sont plus contraignants sur les sites académiques, les professeurs déposent en priorité leurs documents sur les sites des collectifs.

En 2003, le Rapport de l’inspection générale prend acte du succès des collectifs d’enseignants.

« La production par les enseignants eux-mêmes de documents pédagogiques, mis en ligne sur des sites divers constitue un phénomène qui va croissant. » peut-on lire dans le chapitre 5 consacré aux réseaux numériques (Collectif, 2003) et l’inspection ajoute : « une part notable des enseignants préfère mettre en ligne leurs productions sur des sites d’association ou des sites personnels, car les procédures de validation pour les sites institutionnels apparaissent lourdes et rigides ; les délais ne semblent pourtant pas démesurés (de l’ordre de un à trois mois) ; les réticences semblent plutôt provenir d’une sensation d’atteinte à la liberté pédagogique ; le fait que la validation institutionnelle apporte des garanties quant à la conformité au programme et à la validité scientifique des productions concernées, semble de ce fait souvent oublié. »(3)

Après avoir constaté et regretté que les collectifs d’enseignants se soient imposés face aux sites académiques, le Ministère de l’éducation nationale va progressivement prendre conscience de la nécessité de collaborer avec eux. Ainsi, en 2012, le séminaire des Lettres organisé par l’inspection générale pour promouvoir les TICE dans l’enseignement scolaire affiche officiellement un partenariat avec Weblettres.

Les causes et les modalités de l’auto production

Ce succès des collectifs d’enseignants n’explique pas que certains d’entre eux se soient tournés vers l’autoproduction alors même que la production d’ouvrages papier n’était pas dans les missions qu’ils s’étaient fixées en réalisant leurs sites.

Mais comme l’explique Caroline d’Atabekian, malgré une réussite reconnue tant par les utilisateurs que par l’institution, ces collectifs sont fragiles : « En dépit de leur succès, les sites associatifs ne reposent pas sur un socle solide. En effet, s’ils ont derrière eux l’histoire des communautés virtuelles d’enseignants, leur essor tient bien souvent au dynamisme de quelques-uns qui, poussés par la nécessité commune, mettent leur temps et leur énergie au service de tous. Si certaines associations sont subventionnées, d’autres continuent de fonctionner sans le moindre financement, et, victimes de leur succès qui demande toujours plus de temps et impose des moyens techniques toujours plus importants, risquent à tout moment de perdre pied. » (d’Atabekian, 2003). Ces propos, tenus en 2003, précèdent de trois ans les débuts de weblettres dans une démarche d’autoproduction en co-édition avec le CNDP (pour publier les meilleures séquences en ligne sur son site). Quatre ans plus tard, en 2010, weblettres s’allie avec un éditeur privé, Le Robert, pour faire paraître un manuel de français pour le lycée(4).

En refusant de subventionner certains collectifs, le Ministère les a amenés à s’auto produire et à s’engager dans des logiques de partenariat avec le privé.

Mais la fragilité économique et humaine de ces structures n’est sans doute pas la seule cause du recours à l’autoproduction. Pour Sésamath la décision de produire des manuels scolaires repose sur un autre cheminement.

Dans un article sur le travail collaboratif qui date de 2009, Jean-Michel Dalle revient sur l’histoire de Sésamath. « Créée en 2001, Sésamath est une association reconnue d’intérêt général et à but non lucratif dont l’un des buts principaux est de favoriser le travail coopératif et de développer collaborativement des ressources éducatives dans le domaine des mathématiques. En 2008, elle a reçu plus d’un million de visiteurs par mois sur ses sites ; 500 000 élèves s’étaient déjà inscrits à la version réseau de Mathenpoche ; 300 000 manuels et 350 000 cahiers d’exercices avaient été édités en format papier » (Dalle, 2009).

Pour Sésamath, le passage à la réalisation des manuels scolaires n’est que le prolongement d’une démarche collaborative qui avait cours sur le site et qui en était même une des spécificités. Cette démarche originale est considérée par le collectif comme une activité purement auctoriale.

Sésamath donne sur son site (sesamath.net) des explications très précises sur ce point et refuse très clairement d’être qualifié d’éditeur scolaire. Voici ce qu’on pouvait lire en février 2013 : « Sésamath est auteur de manuels et cahiers scolaires, mais n’est pas un éditeur. En effet, Sésamath ne vend aucun manuel, cahier ou CD-rom, mais l’association travaille ou a travaillé avec plusieurs éditeurs scolaires (Génération5 et Magnard à ce jour) et ne s’interdit pas de travailler avec d’autres éditeurs par la suite. À chaque fois, les contenus édités sur ces supports sont sous licence libre et téléchargeables gratuitement sur Internet. Les supports eux-mêmes (cahier, manuel, CD) sont commercialisés par les éditeurs-partenaires à des prix négociés inférieurs à ceux du marché. Pour chaque exemplaire vendu, Sésamath perçoit des royalties : cet argent permet à l’association de proposer gratuitement et sans publicité des sites ou des logiciels comme Mathenpoche (coût estimé: 45 000 €), Labomep (coût estimé: 90 000 €), Sacoche (coût estimé: 25 000 €). Sésamath est une association loi 1901 à but non lucratif. Sésamath ne fait donc pas partie des entreprises qui s’occupent de l’édition scolaire. Sésamath considère l’édition sur de tels supports comme un service supplémentaire pour les utilisateurs. »

Cette déclaration des membres du collectif confond très explicitement les fonctions éditoriale et commerciale. L’éditeur scolaire serait celui qui imprime et qui vend (diffuse et distribue), ce que font Génération 5 et Magnard dans leur partenariat avec Sésamath. Les livres dont le collectif est auteur n’auraient donc pas été édités. Il est difficile de savoir si une telle déclaration révèle une ignorance de la fonction éditoriale, un scepticisme concernant le rôle de l’éditeur dans le champ de l’édition scolaire ou la volonté de ne pas apparaître comme ayant partie liée avec l’édition, activité marchande. Pour autant, Sésamath qui réalise entièrement ses manuels, les met en accès libre sur Internet et ne délègue que l’impression et la vente, est bien auto producteur de contenus pédagogiques, auteur et éditeur à la fois de ces ressources.

À la même date, sur son site Internet, weblettres décrit ses activités en ces termes : « Les principales ressources produites par l’association sont : des ouvrages pédagogiques : la collection de manuels de français Passeurs de textes, édités en partenariat avec les éditions Le Robert ; le Guide TICE pour le professeur de français, coédité avec le CRDP de Paris et enfin la collection imprimée « WebLettres in Folio », réalisée à partir des meilleurs cours et séquences déposés sur le site, qui donne une large part aux écritures contemporaines et aux nouvelles technologies ». Décrivant son travail et sa démarche, weblettres assume donc à l’inverse de Sésamath le terme d’éditeur, employé pour les manuels et les ouvrages de pédagogie. Le collectif évite en revanche de parler d’édition pour la collection « in folio » qui est l’impression de ressources du site. Dans son partenariat avec Le Robert, weblettres a pourtant réalisé un travail strictement auctorial, l’éditorial ayant été pris en charge par l’éditeur privé. Weblettres considère donc que son statut d’éditeur est lié à l’affichage de sa marque sur les ouvrages, qui implique le collectif dans la commercialisation des ouvrages. La cohérence apparaît donc entre les discours de Sésamath et de Weblettres. Sésamath qui est en réalité éditeur de ses manuels récuse le terme par refus d’assumer son implication dans la commercialisation des ouvrages. Weblettres qui n’est pourtant pas éditeur mais qui reconnaît vendre ses livres assume le terme.

Cette étude de cas montre toute la complexité du statut des auto producteurs et de leurs jeux de discours. Chez Sésamath comme chez Weblettres on comprend bien que c’est un souci de transparence qui les pousse à cette description de leurs activités. Et l’enjeu est de taille puisque leur succès repose sur leur crédibilité auprès de leur public.

Une offre en phase avec la culture enseignante qui concurrence l’édition privée

Le succès des ouvrages publiés par Sésamath et par Weblettres qui sont les collectifs les plus engagés dans des projets éditoriaux repose sur deux caractéristiques particulièrement valorisées par les enseignants : la dimension collaborative des projets et leur gratuité.

De même que les collectifs se sont imposés face aux sites académiques grâce à leur autonomie et à leur capacité, prétendue ou réelle, à préserver la liberté pédagogique des contributeurs, de même, face aux manuels des éditeurs privés, supposés co-produits avec l’institution (en raison notamment, de la présence fréquente des inspecteurs dans les équipes), les ouvrages des collectifs semblent plus indépendants et plus proches du terrain. Ils bénéficient d’un a priori favorable lié à la dimension collaborative de la démarche retenue. Peu importe que comme le dit Eric Bruillard « le nombre de contributeurs ne soit pas une garantie de qualité et que les propositions innovantes risquent d’être écartées par le collectif dans un souci de consensus » (Bruillard, 2009). Les enseignants sont convaincus que la démarche collaborative apporte une pédagogie plus proche de leurs conditions d’enseignement.

En vendant ses livres au-dessous des prix du marché et en donnant un accès en libre à tout ce qu’il imprime, le collectif Sésamath joue par ailleurs sur la défiance des enseignants à l’égard de l’édition privée, supposée réaliser d’importants profits sur la commercialisation des livres scolaires.

Que ce soit pour montrer leur solidarité avec la démarche non marchande de leurs collègues ou parce qu’ils ont été séduits par une offre collaborative, beaucoup d’enseignants ont choisi les manuels Sésamath pour leurs classes, permettant au collectif de devancer un grand nombre d’éditeurs historiques sur le marché des mathématiques au collège(5).

Ce succès constitue donc bien pour l’édition privée l’avènement d’une concurrence sérieuse sur un marché réputé difficile d’accès. Même si les mathématiques sont un cas particulier (parce qu’il s’agit dit Eric Bruillard d’une « discipline sans point de vue »(6)), rien n’empêche de penser que des collectifs d’enseignants de toutes les disciplines pourraient à leur tour créer des ouvrages selon des logiques d’autoproduction.

L’effet de l’autoproduction sur les éditeurs historiques et les nouveaux acteurs

Dès lors, l’édition historique et les nouveaux acteurs sont confrontés à cette nouvelle donne et les collectifs d’enseignants sont appelés à prendre position.

La première réponse du champ éditorial est l’apparition d’un nouvel acteur, le livrescolaire.fr. Cette petite maison d’édition se crée en septembre 2009 en empruntant le modèle de Sésamath et en investissant d’autres disciplines, en lettres et en sciences humaines. Les équipes d’auteurs sont très nombreuses, constituées à partir de campagnes de recrutement sur Internet. La maison revendique fortement la dimension collaborative de sa démarche. Les très nombreux auteurs sont encadrés par un comité d’experts. Ils sont comme les contributeurs de Sésamath appelés à travailler bénévolement. Mais alors que Sésamath est une association à but non lucratif, le livrescolaire.fr est un éditeur privé : son attachement au libre (les manuels sont gratuits dans leur version en ligne) et ses mises en scène collaboratives ne relèvent pas d’une démarche militante mais d’une réponse marketing aux aspirations enseignantes.

Pour les éditeurs historiques, outre l’apparition de nouvelles maisons capables de mimer le fonctionnement des collectifs autoproduits, l’enjeu est l’évolution de la demande enseignante, sensible à une offre éditoriale émancipée du blanc seing institutionnel et émanant du terrain. Pour les maisons historiques il devient nécessaire de s’associer avec des collectifs d’enseignants (c’est le partenariat du Robert avec Weblettres), d’afficher une préoccupation de la liberté pédagogique (c’est le lib’ de Belin, promu comme la dernière innovation d’une maison indépendante), d’élargir les équipes d’auteurs, de consulter les enseignants sur Internet pour leur soumettre les projets en cours (en testant les couvertures, les maquettes, les sommaires). Tester les ouvrages auprès des enseignants en cours de réalisation est une démarche qui existe depuis toujours mais qui jusqu’alors se pratiquait de façon très confidentielle et même si la consultation ne porte pas sur des contenus stratégiques, il s’agit d’une mutation importante pour des éditeurs qui ont plus que d’autres le culte du secret. Le succès des collectifs autoproduits a donc eu pour conséquence une évolution de l’offre des éditeurs privés et de leur relation avec leur public. Qu’ils soient à l’avenir dissous de par leurs difficultés internes ou absorbés par les éditeurs privés qui auront réussi à accaparer leur marque, les collectifs autoproduits seront parvenus à influencer durablement les pratiques des acteurs traditionnels.

Notes

(1) Collectif : Manuel de Littérature française, Bréal, Gallimard, 2001.

(2) Les sites disciplinaires sont les clionautes en histoire-géographie, weblettres en français, sésamath en mathématiques, cyberlangues en langues vivantes. Les sites par niveaux sont cartables pour le premier degré, profs-L, pour les professeurs de lettres des lycées, pagestec pour l’enseignement technologique. Quant au café pédagogique, il ne porte pas de spécialité de niveau ou de discipline et s’adresse à tous les enseignants.

(3) Dans les faits, les sites académiques délèguent la « validation institutionnelle » à un petit groupe d’enseignants, mécanisme comparable à celui mis en œuvre par les collectifs.

(4) Passeurs de textes, Le Robert, Weblettres, 2010.

(5) Sésamath 6e qui présente la  meilleure PDM (pourcentage des ventes l’année de la parution) et part de parc « nouveautés » (18 % environ) est ainsi en seconde position derrière Hachette. En 5e et 4e, Sésamath régresse un peu et perd sa deuxième place (légère déception à l’usage du  6e certainement)..

(6) Op.cit..

Références bibliographiques

Abensour C. (2012), « Le Scolaire », in Legendre Bertrand, Les Métiers de l’édition, Paris, Cercle de la librairie, 2012.

d’Atabekian C. (2003), « Des colosses aux pieds d’argile : les sites associatifs des enseignants» , Dossiers de l’ingénierie éducative, décembre 2003.

Bruillard E. (2009), « Un premier regard sur le fonctionnement de Sésamath et son adaptation possible à d’autres collectifs d’enseignants », Les dossiers de l’ingénierie éducative, mars 2009, page 85.

Collectif (2003), L’école et les réseaux numériques (chapitre 5), in Rapport de l’inspection générale, pages 158 et 159.

Dalle J.M. (2009), La création de ressources éducatives par les communautés d’enseignants à l’ère d’Internet, in Les Cahiers de l’ingénierie éducative, mars 2009.

Kafai, Y. B., et Peppler K. A. (2011), « Youth, Technology, and DIY: Developing Participatory Competencies in Creative Media Production ». Review of Research in Education 35, no 1 (2 mars 2011).

Moeglin P. (2010), Les industries éducatives, Paris, Puf, Que sais-je ?

Noël S. (2011), « Indépendance et édition politique en Grande-Bretagne. Le cas de quelques éditeurs engagés », Communication & Langages, n°170, p. 73-85.

Auteur

Corinne Abensour

.: Corinne Abensour est agrégée de lettres modernes, docteur en Sciences de l’information et de la communication, maître de conférences à l’université Paris 13, où elle dirige le Master Commercialisation du livre. Ses recherches portent notamment sur les politiques éditoriales en France et dans les pays anglo-saxons.