L’appropriation professionnelle d’Internet dans la presse congolaise
Résumé
Partant de l’hypothèse que l’évolution des pratiques journalistiques à l’« ère du numérique » est liée autant à l’usage des technologies de l’information et de la communication (TIC) qu’à des logiques professionnelles inhérentes à chaque environnement social, cet article analyse l’appropriation d’Internet dans les entreprises de presse écrite congolaises. Il met en lumière les réalités économiques et sociopolitiques congolaises autour desquelles se construisent des logiques d’appropriation professionnelle d’Internet dans ces entreprises, où l’Internet apparaît comme un simple moyen de diffusion d’un contenu traditionnellement centré sur l’écrit et l’image fixe, avec un rejet volontaire du participatif.
Mots clés
Presse congolaise, société de l’information, TIC, journalisme, Congo, presse africaine.
In English
Abstract
Assuming that the evolution of journalistic practices in the « digital age » is as much related to the use of information and communication technologies (ICTs) to business logic inherent in each social environment, this paper analyzes the appropriation of the Internet in press Congolese companies. It highlights the Congolese economic and sociopolitical realities around which build professional logics of Internet appropriation in these companies, where the Internet appears as a simple means of diffusion of content traditionally focused on writing and the still image, with a wilful reject of participation devices.
Keywords
Congolese press, Information Society, ICT, journalism, Congo, African press
En Español
Resumen
Suponiendo que la evolución de las prácticas periodísticas en la « era digital » es lo más relacionado con el uso de tecnología de la información y la comunicación (TIC) a la lógica empresarial inherente a cada entorno oficina, este trabajo se analiza la adopción de Internet en las empresas de prensa congoleña. En él se destacan las realidades económicas y sociopolíticas en torno al cual los congoleños de construcción lógica de negocio de la apropiación de la Internet en estas empresas, en la que Internet aparece como un simple medio de distribución de un escrito centrado en los contenidos y la imagen, con un rechazo voluntaria participativo.
Palabras clave
Prensa congoleña, Sociedad de la Información, TIC, periodismo, Congo, prensa africano
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Minkala-Ntadi Pierre, « L’appropriation professionnelle d’Internet dans la presse congolaise« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°14/1, 2013, p.5 à 18, consulté le samedi 21 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2013/varia/01-lappropriation-professionnelle-dinternet-dans-la-presse-congolaise/
Introduction
En tant que manière d’écrire l’actualité, le traitement de l’information apparaît comme un des lieux d’observation des mutations survenues dans la pratique du journalisme à « l’ère d’Internet ». Au niveau de la presse occidentale, par exemple, l’on assiste à un traitement multi médiatique de l’information. Ce traitement consiste en la réalisation des écrits d’écran, « combinant texte, image et son, souvent non linéaire, dans lequel le passage d’une page-écran à une autre se fait en activant des zones d’écran (liens) » (Ollivier, 2007, p. 263). Internet est en effet un concentré de techniques diverses « relevant de disciplines différentes » (Miège, 1997, p. 168). Aussi l’information traitée avec ce « concentré de techniques » devient-elle une « information en réseaux » car concentrant en elle plusieurs autres techniques d’écriture, du texte au son, en passant par l’image fixe et/ou animée, la graphique, la vidéo, etc. Ce mode de traitement de l’information s’accompagne souvent de la segmentation des publics, l’interactivité de la relation entre les journalistes et les publics, la diversification de l’offre informationnelle et des supports de diffusion, etc. (Damian, Ringoot, Ruellan, Thierry, (dir.), 2002). Fort de ce constat, nous nous sommes posé la question de savoir si l’appropriation d’Internet par les professionnels de la presse induit partout la même reconfiguration des pratiques. L’appropriation s’entend ici comme un ensemble de pratiques liées à un processus d’adoption, d’adaptation et/ou de transformation du dispositif technologique, en l’intégrant dans des pratiques professionnelles en cours (Jouët, 2000). Nous étudions ici le cas des entreprises de presse écrite congolaises du secteur privé. L’usage d’Internet dans ces entreprises de presse renvoie-t-il aux pratiques observables dans la presse occidentale, par exemple ? Notre hypothèse est que, au niveau de la presse, l’évolution des pratiques professionnelles est liée autant à l’usage des TIC (Technologies de l’information et de la communication) qu’à des logiques professionnelles inhérentes à chaque environnement sociopolitique. L’objectif de notre analyse est de mettre en lumière les logiques de traitement de l’information qui sont en cours dans les entreprises de presse écrite congolaises, pour voir en quoi l’usage d’Internet les reconfigure ou pas. De ce fait, nous nous inscrivons dans une approche info-communicationnelle, en mobilisant notamment la notion d’ancrage social des techniques, que Bernard Miège définit comme l’articulation entre « les déterminations techniques » et les « modèles d’organisation et des logiques sociales de la communication qui concourent à leur avancée » (Miège, 2007, p. 14). Cette approche nous permet d’appréhender les différentes logiques sociales et les stratégies d’acteurs qui structurent l’appropriation professionnelle du dispositif technologique, qu’est Internet, dans les entreprises de presse congolaises. L’analyse des données du terrain révèle une appropriation des TIC cristallisée autour de la monopolisation de la relation « presse-publics » par le champ de l’action politique. Ce qui se traduit par un traitement de l’information toujours centré sur l’écrit et l’image fixe, et par le rejet du participatif.
Approche de terrain
Cet article est construit sur la base des entretiens semi directifs que nous avons réalisés auprès des professionnels de la presse congolaise, en juillet et août 2011, à Brazzaville. Nous avons interrogé onze titres de presse, dont un quotidien (Les Dépêches de Brazzaville, l’unique quotidien de la place), deux bihebdomadaires (La Semaine Africaine, Talassa), quatre hebdomadaires (Les Echos du Congo, L’Agenda, Epanza Makita, Le Patriote), un mensuel (Le Chemin), deux irréguliers (Le Nouvel Observateur d’Afrique, La Rue Meurt, paraissant au gré des circonstances financières et/ou événementielles), et un disparu (Le Miroir, absent des kiosques après un an de parution). Il s’agit d’un échantillon basé moins sur la représentativité des journalistes que sur celle de l’orientation éditoriale et de la propriété des titres de presse congolais. Notre préoccupation ne porte pas en effet sur les pratiques individuelles ; elle porte plutôt sur les logiques professionnelles et les stratégies internes aux entreprises de presse, et qui sont susceptibles d’orienter les pratiques journalistiques. Dans les onze titres abordés, nous retrouvons les différents types d’orientation éditoriale qui caractérisent la presse congolaise, à savoir les journaux d’informations générales, d’action sociale et d’opinions sociopolitiques, appartenant soit aux acteurs politiques ou économiques, soit aux fonctionnaires d’État ou aux hommes d’Églises. Le repérage des titres étudiés s’est fait autant par une lecture des journaux que par la consultation des personnes-ressources. Au sein de chaque titre, nous avons interrogé le directeur de publication, le rédacteur en chef, le secrétaire de rédaction, et les responsables de rubriques. Au total, nous avons réalisé trente entretiens, auxquels s’ajoute l’entretien avec le coordinateur de l’organe d’autorégulation des médias congolais, l’Observatoire congolais des médias (OCM).
Internet : un support de diffusion plutôt qu’un mode d’écriture de l’actualité
Si l’usage d’Internet dans les activités de production et de diffusion de l’actualité s’est traduit, entre autres, par l’hyper textualité, la multi modalité et l’interactivité de l’information de presse (Deuze, 2003), ce constat est encore loin d’être une réalité au niveau de la presse congolaise. Les Dépêches de Brazzaville ne diffuse encore qu’une information basée sur le texte et l’image fixe, alors que son site Internet annonce toujours l’ouverture imminente d’un accès libre aux séquences sonores et vidéo. En fait, ce journal est une publication d’une agence d’information, l’Agence d’Information d’Afrique Centrale (ADIAC). Le contenu de son édition papier n’est qu’une sélection de différents articles, préalablement mis en ligne la veille sur le site Internet d’ADIAC et dont l’accès est réservé aux abonnés, comme l’affirme un responsable de l’équipe de rédaction : « Quand ils [les journalistes] envoient [les articles] chez le webmaster, chez lui, c’est instantané : dès qu’il reçoit, il la [l’information] balance et la met déjà en ligne. Or, la même information, dans l’édition papier, va sortir demain ». Le traitement de l’information reste ainsi le même sur les deux supports papier et numérique, puisque la même information mise en ligne sera reprise pour le journal papier sans modification aucune, tout comme on a pu le constater au début des pratiques d’écriture en ligne dans la presse quotidienne française à la fin du 20ème siècle (Thierry, 1998 ; 2000). À son tour, l’édition papier, qui est vendue à 100 francs CFA (soit environ 0,15 €) l’exemplaire, sera intégralement mise en ligne sur le site Internet d’ADIAC et offerte gratuitement aux publics, sous le format PDF.
Au niveau de La Semaine Africaine, on observe le même fonctionnement : le contenu mis en ligne sur son site Internet ne diffère point de celui de l’édition papier, et il n’existe aucune mise à jour, sinon l’exposition à la page d’accueil de certains articles phares de l’édition papier en cours. Tout comme on le constate au niveau des Dépêches de Brazzaville, l’édition papier de La Semaine Africaine est intégralement mise en ligne et proposée gratuitement aux publics sous le format PDF, alors que l’exemplaire imprimé est actuellement vendu à 350 francs CFA (soit environ 0,53 €). Le contenu y est aussi uniquement centré sur le texte et l’image fixe : « Pour l’instant, on s’est limité au fait que le site doit reprendre le même contenu du journal […] », affirme un membre de la direction. Avec l’introduction de la gratuité, notamment à travers l’offre informationnelle mise en line, « l’économie réelle et l’économie symbolique de la presse » (Estienne, 2008, p. 87) se côtoient au sein des entreprises de presse. Il s’agit là d’un aspect majeur que l’on a pu observer un peu partout, particulièrement avec l’émergence des sites Web d’information (Estienne, 2008).
Tous les autres journaux que nous avons abordés et qui diffusent actuellement en ligne, connaissent presque le même fonctionnement, tout au moins en ce qui concerne l’écriture de l’actualité mise en ligne et le mode d’accès : uniquement centré sur le texte et l’image fixe, le contenu est partout offert gratuitement aux publics. La seule différence que nous avons pu observer se situe au niveau des modalités de mise en ligne : si Les Dépêches de Brazzaville et La Semaine Africaine ont opté pour une transposition intégrale sur le Web du fichier PDF de l’édition papier, les autres journaux, tels que Le Patriote et Talassa, se limitent simplement à la transposition des rubriques papier sur le Web. Ainsi, au niveau du Patriote, par exemple, on ne trouvera pas en ligne toute la maquette du journal tel qu’il se présente en imprimé, mais plutôt toutes les rubriques du journal correspondant à l’ensemble des rubriques de l’édition papier en cours, avec le même contenu. En ce qui concerne Talassa, l’information mise en ligne ne semble pas suivre la même périodicité que l’édition papier, qui se présente tantôt comme un hebdomadaire, tantôt comme un bihebdomadaire ; on n’y retrouve pas non plus d’illustration, contrairement à l’édition papier qui associe le texte à l’image.
Comme on peut le constater, cette description met simplement en relief quelques caractéristiques langagières de l’information en ligne diffusée par certains journaux congolais. En tant que telle, si elle ne peut nous renseigner sur les logiques d’entreprise qui sous-tendent ce mode de traitement de l’information, elle constitue néanmoins une porte d’entrée dans l’appréhension des usages d’Internet au sein des entreprises de presse congolaises. En effet, tout mode de traitement de l’information de presse obéit à des « règles secrètes » (De la Haye, 1985, p. 3) qui représentent autant de logiques socioprofessionnelles en cours dans les entreprises de presse. Et les sites Internet, de quelque manière qu’ils se présentent, sont à leur tour traversés par ces logiques (Rouquette, 2009). Ce qui revient à dire que la matérialité langagière, c’est-à-dire le mode de traitement de l’information de presse décrit ci-dessus n’est pas du tout neutre, elle est porteuse de stratégies et de logiques d’entreprise auxquelles elle obéit. Notre enquête révèle bien cette inscription du traitement de l’information en ligne dans des logiques internes aux entreprises de presse congolaises. Au niveau de La Semaine Africaine, par exemple, on justifie ce mode de traitement de l’information par une stratégie d’entreprise liée au manque de ressources financières et humaines : « Oui, par choix, mais aussi dicté par le manque de moyens. Parce que, quand on ouvre un site, il faut carrément une double rédaction pour s’occuper vraiment du site », affirme un membre de la direction. Ces propos confirment à la fois la nécessité de la réorganisation des ressources, notamment l’acquisition de nouvelles compétences professionnelles et la restructuration des services rédactionnels. La diffusion en ligne s’accompagne en effet d’une restructuration des services rédactionnels, dans le cadre d’un traitement multi médiatique de l’information (Matthien, 2007). Cela implique la nécessité d’une réorganisation du structurel rédactionnel, qui passe ici par l’affectation de nouvelles ressources humaines (acquisition de nouvelles compétences professionnelles), matérielles mais aussi financières.
Une technologie financièrement discriminatoire pour la presse congolaise
Le traitement de l’information généré par l’usage d’Internet pose donc un problème de compétences au niveau des professionnels de la presse. Car, pour produire une information multi médiatique, il faut acquérir d’autres compétences techniques, c’est-à-dire d’autres savoir-faire, d’autres manières de faire, mais aussi d’autres supports de diffusion, puisqu’il s’agit de passer du papier à l’écran (Ollivier, 2007). Le changement d’écriture implique ainsi un changement de compétences professionnelles. Cette réorganisation exige alors des moyens tant humains que matériels conséquents. Et l’acquisition de ces moyens passe par une mobilisation de ressources financières. Or, l’un des problèmes majeurs auxquels sont confrontées les entreprises de presse congolaises privées, c’est celui de la précarité financière. En effet, la situation actuelle de la presse congolaise relevant du secteur privé, c’est celle de « jeunes entreprises de presse indépendantes qui n’ont souvent pas de budgets de fonctionnement adéquats » (Mbanza, 2004, p. 8). En dehors des journaux comme Les Dépêches de Brazzaville, La Semaine Africaine, Le Patriote et Le Chemin, qui ont une assise financière plus ou moins stable, tous les autres journaux que nous avons interrogés fonctionnent sans budget et vivent au jour le jour : « Si nous avions renforcé la base de notre budget, je pense que les choses seraient peut-être mieux faites. Mais, malheureusement, comme nous vivons au quotidien, nous n’avons pas un budget », affirme le directeur de publication de l’hebdomadaire Les Echos du Congo. Pour certains journaux, la périodicité est liée au rythme d’acquisition d’un hypothétique financement de la part d’une quelconque personnalité physique ou morale. C’est ce qui explique le phénomène des parutions irrégulières, voire la disparition complète sur le marché, pour des titres de presse qui se définissent dans leur grande majorité comme des hebdomadaires : « […] beaucoup de titres ont disparu, ou bien même [dont] la périodicité est devenue déréglée : il y a des journaux qu’on respecte bien, qui paraissaient toutes les semaines mais qui paraissent trois semaines après ; c’est dû à ça », nous a confié le directeur de publication du journal Le Miroir, un titre qui a déjà disparu des kiosques après une petite année de parution.
Cette situation pose donc le problème du financement des entreprises de presse congolaises, dont la principale source financière demeure la publicité. Or, le marché publicitaire congolais est très faible ; il est principalement tenu par les sociétés de téléphonie mobile. Les quelques journaux qui tiennent le cap de leur périodicité sont souvent ceux bénéficiant de contrats publicitaires avec ces sociétés de téléphonie mobile : « Quand vous n’êtes pas abonnés à une société de téléphonie mobile, il n’y a rien ! Même moi, quand j’étais au Choc, les salaires étaient payés grâce aux contrats avec les sociétés de téléphonie mobile », affirme le directeur de publication du Miroir. L’on peut également noter le fait que l’activité commerciale y est très dominée par le secteur informel qui, généralement, brille par le manque de transparence dans les transactions et par la corruption. Des produits qui, par exemple, entrent frauduleusement sur le marché congolais, sans déclarations douanières ni paiement de taxes, ne peuvent faire l’objet d’annonces publicitaires dans les médias, au risque de se faire rattraper par le fisc. La faiblesse du marché publicitaire est un fait qui a été reconnu par tous les journalistes que nous avions interrogés. Par ailleurs, il n’existe encore aucun financement public conventionnel pour les entreprises de la presse privée, malgré cette possibilité de bénéficier d’une assistance de l’État mentionnée dans la loi n°8-2001 du 12 novembre 2001 sur la liberté de l’information et de la communication. A ce sujet, le texte d’application devant fixer les modalités de cette « assistance » n’a jamais vu le jour.
Cette précarité financière peut aussi se justifier par le fait que, dans certains pays d’Afrique francophone (dont fait partie le Congo), « la presse n’attire pas les capitaux des hommes d’affaires africains, soit qu’elle n’apparaît pas rentable, soit que la pression des gouvernants ou seulement la crainte de leur déplaire les éloignent d’investir dans la presse indépendante, soit parce que la classe commerçante, peu instruite, attache peu d’intérêt à la presse » (Tudesq, 1995, p. 123). Bref, la presse congolaise privée, tant écrite qu’audiovisuelle, évolue actuellement dans un environnement assez contraignant, marqué par l’étroitesse du marché publicitaire et par l’absence des aides publiques. L’absence de moyens financiers oblige donc les entreprises de presse à une appropriation contextualisée d’Internet qui sert de simple support de diffusion du contenu « traditionnel ». Ses autres fonctionnalités sont exclues, notamment celles liées au mode d’écriture de l’actualité, dont la mise en œuvre paraît ici financièrement discriminatoire.
Quand la dominance du champ politique induit le rejet du participatif
Dans la presse occidentale, l’évolution de la diffusion en ligne s’est également traduite par la mise en œuvre des dispositifs sociotechniques d’interactivité, tels que les commentaires, les blogs, les forums, les chats, le partage sur les réseaux socio numériques (Facebook, Twitter, etc.). Ces dispositifs, qui sont favorisés autant par les mutations du numérique que par la demande sociale (Aubert, 2011), connaissent une réception assez mitigée au niveau des entreprises de presse congolaises que nous avons étudiées. Deux attitudes principales se dégagent à ce sujet. La première consiste dans une semi-intégration de ces dispositifs sur les sites Internet des journaux, où ils jouent une fonction d’alertes sur les réactions des publics par rapport à l’information publiée par le titre. C’est le cas du journal Le Patriote, qui a intégré le « commentaire » sur son site, sans pourtant publier les réactions d’internautes : « Non, on ne les publie pas, mais, en conférence de rédaction, on dit : » Voilà ce qui s’est dit […] Il y a tant de réactions pour tel article, tant de réactions pour tels articles… » Puis, nous analysons », affirme un journaliste évoluant au sein de cet organe de presse. Les réactions d’internautes servent simplement à alimenter les débats de l’équipe de rédaction dont elles peuvent nourrir les sujets d’analyse – l’analyse étant la spécialité de ce journal. La seconde attitude consiste dans le rejet pur et simple de ces dispositifs d’interactivité. Pour le directeur de publication de La Semaine Africaine, par exemple, il n’est pas question d’introduire le discours des « profanes » dans un espace réservé à l’expression des professionnels, « tout simplement parce que, malheureusement, les gens ne respectent pas une certaine déontologie ». La position de ce professionnel de la presse se veut on ne peut plus radicale sur la question, lorsqu’il affirme que, au niveau de la société congolaise, il y a plus du négatif que du positif dans les réactions d’internautes : « […] il y a un côté positif, qui est le plus important. Mais, il y a un peu de débordements. Mais chez nous, il n’y a que des débordements. Chez nous, il y a 80% de débordements, et 10% de positif ».
Ces « débordements » invitent donc à une prudence qui se traduit, au niveau de La Semaine Africaine, par l’exclusion de son site Internet des dispositifs d’interactivité. Et le directeur de publication justifie sa prudence par la crainte de voir son journal servir d’espace de diffusion des « joutes politiques ». Ces dernières sont en effet supposées être à l’origine des affrontements armés ayant embrasé la société congolaise dans les décennies 1990 et 2000. Cette posture prudentielle apparaît ici comme la révélation d’un profond traumatisme psychosocial lié à l’histoire politique locale. En fait, La Semaine Africaine porte en elle les stigmates de l’autoritarisme et de la brutalité du monopartisme, notamment avec la torture et les emprisonnements dont ont été victimes ses anciens directeurs de publication, tels que l’Abbé Louis Badila. Ce dernier, prêtre et journaliste de son état, s’illustra par des prises de position frontales à l’égard des idéologues communistes du régime du président Alphonse Massamba-Débat, et par la dénonciation des exactions commises par les milices officielles de ce régime, à savoir la Défense civile et la JMNR (Jeunesse du Mouvement national de la révolution, le parti unique), dans les années 1963-1968, ce qui lui valut la prison et la torture. Cet arrière-plan historique traumatisant, encore présent dans la mémoire collective de l’entreprise, peut donc justifier le positionnement éditorial actuel de La Semaine Africaine, d’autant plus que le cadre sociopolitique actuel n’exclut pas (dans les faits) l’existence d’une conflictualité liée à un quasi « monopartisme » entre les acteurs du champ politique et ceux du champ médiatique, comme en témoignent ces propos du directeur de publication d’un journal : « Je ne peux pas te parler plus correctement pour la simple raison que j’ai eu un AVC (accident vasculo-cérébral) ; on dit ça, mais moi-même je sais que ce n’est pas un AVC. Simplement, parce que nous étions sept à faire [le journal], dont cinq sont aujourd’hui sous terre ; nous sommes restés deux ».
En clair, « le cadre sociopolitique marqué à la fois par des luttes politiques, se transformant par moments en affrontements armés, et par des discours politiques d’apaisement » (Minkala-Ntadi, 2012, p. 113) a induit, au niveau de La Semaine Africaine, l’adoption d’un registre prudentiel dans le traitement de l’information. Le registre prudentiel consiste ici dans le refus volontaire (autocensure) de toute prise de position critique vis-à-vis des acteurs du champ politique, particulièrement ceux de l’action gouvernementale ; il s’agit d’éviter la publicisation des discours susceptibles de déranger les tenants du pouvoir politique. Certains journalistes évoluant dans cette entreprise sont bien conscients de ce nouveau tournant éditorial, comme en témoigne notre entretien avec le responsable de la rubrique « Société » : « La Semaine Africaine a fait aussi un certain virage, parce que c’est [sic] plus La Semaine Africaine d’hier. Aujourd’hui beaucoup de gens nous reprochent que c’est le tout politique. C’est parce que la rubrique « Courrier des lecteurs » n’existe plus sinon on aurait pu faire ce constat ». Cette prudence a entraîné pas mal de changements au sein du journal. Même la rubrique « Nos lecteurs écrivent » ou « Courrier des lecteurs », un espace dédié aux réactions des lecteurs vis-à-vis de l’actualité, n’existe plus dans l’édition papier.
Le rejet des dispositifs d’interactivité est donc lié au fait que, dans la société congolaise, le traitement de l’actualité semble être fondé sur la dominance du champ de l’action gouvernementale. C’est ce que le chercheur bolivien Luis Ramiro Beltràn S. appelle « l’élitisme », c’est-à-dire « la croyance en un ordre social naturel commandant la prédominance des uns et l’obéissance des autres » (Beltràn, 1978, p. 75). Il s’agit ici de la prédominance du champ de l’action gouvernementale, dont le discours se présenterait comme l’unique cadre social (Goffman, 1991) d’appréhension de toute la réalité congolaise. Dans ce cadre précis, l’information diffusée par la presse se confondrait avec le discours officiel des gouvernants ou de l’ensemble des acteurs de la classe politique au pouvoir. La presse ne serait alors qu’une simple caisse de résonance des institutions gouvernementales. Tout brouillage apporté à ce discours officiel, notamment par le « colportage » des informations incontrôlées circulant sur les blogs ou autres réseaux socionumériques, serait considéré comme une atteinte à l’image non seulement des organes de presse eux-mêmes, mais aussi et surtout des institutions gouvernementales dont ils sont censés relayer le discours. Cette posture trouve sa justification dans l’institution du monolithisme politique dans la société congolaise qui, à un moment donné de l’histoire politique de ce pays, s’est traduite par la mise en œuvre du Nouvel ordre national de l’information (Kouvibidila, 2008), concevant les médias comme de simples supports de transmission des visées idéologiques du parti politique au pouvoir. C’est une conception des médias qui semble perdurer dans la mentalité des acteurs politiques actuels.
Les acteurs politiques congolais auraient en effet compris que la presse constitue un lieu de valorisation de leurs actions : « ils ont compris les médias et ont assimilé la nécessité de faire parler de soi, de se mettre en valeur, de vendre son image, de faire passer le message » (Gakosso, 1997, p. 26). D’où cette tendance d’occupation quasi exclusive de l’espace médiatique par les acteurs du champ de l’action politique, qui sont « en concurrence pour le monopole de la manipulation légitime des biens politiques », une concurrence dont l’enjeu consiste dans la conquête du pouvoir sur l’État afin d’imposer leur propre « principe légitime de vision et de division du monde social » (Bourdieu, 2000, p. 63-64). Pour ce faire, les acteurs de l’action gouvernementale, qui ont déjà conquis ce pouvoir sur l’État, supportent mal l’intrusion des adversaires politiques et des « publics profanes » dans l’espace médiatique qu’ils veulent bien contrôler pour n’y faire circuler que leurs propres « idées-forces », c’est-à-dire « des idées qui donnent de la force en fonctionnant comme force de mobilisation » (Bourdieu, 2000, p. 63). Aussi les acteurs de l’action gouvernementale n’hésitent-ils pas à rappeler les journalistes à l’ordre, dès lors qu’ils se plaisent à publiciser les « ragots de la rue » ou tout autre discours oppositionnel/contestataire vis-à-vis de la classe politique au pouvoir. Ce qui conduit à une forte tendance à la monopolisation de la relation « presse-publics » par les acteurs du champ de l’action gouvernementale. D’où cette prudence remarquée vis-à-vis des dispositifs sociotechniques d’interactivité. Autant dire que les logiques sociales de la communication mises en œuvre dans les entreprises de presse congolaises sont bien fonction du cadre sociopolitique dans lequel elles évoluent.
Il s’agit là, d’ailleurs, d’un aspect lié à la caractéristique même des industries de la culture, de l’information et de la communication (ICIC), qui sont partout ancrées dans un cadre sociopolitique où « elles concourent à la vie politique, à la construction des territoires et des identités » (Bouquillion, Combès, 2007, p. 13). Ainsi, suivant l’évolution sociopolitique, chaque société crée ses propres logiques sociales de la communication, qui sont effectivement liées à cet ancrage sociopolitique des ICIC (dont font partie les entreprises de presse), et ce malgré d’éventuelles « injonctions technologiques » venant d’ailleurs et qui sont, elles-mêmes, porteuses de valeurs sociopolitiques propres aux sociétés qui les ont produites. Cet aspect renvoie donc à la perspective d’ancrage social des techniques, consistant à « replacer les objets et produits [techniques] nouveaux dans l’évolution des structures de médiation et des pratiques informationnelles et culturelles » (Miège, 1997, p. 162). En effet, dans la majorité des milieux sociaux et professionnels où elles s’insèrent, les techniques « accompagnent des mouvements en cours, contribuant progressivement à les renforcer ou à les accélérer, mais plus exceptionnellement à les amplifier brutalement dans des directions imprévues » (Miège, 1997, p. 169). C’est ce processus « d’accompagnement des mouvements en cours » que Bernard Miège (1997) appelle ancrage social des techniques. Et la presse écrite figure au nombre de ces champs professionnels de la communication où l’usage des TIC accompagne des modèles d’organisation et des logiques communicationnelles déjà en cours, d’autant plus que les TIC ne créent pas des pratiques professionnelles « différentes de celles impulsées par les médias en place » (Miège, 2010, p. 134). Toutefois, en évacuant « l’impératif technologique » dans la relation entre TIC et organisations, il ne s’agit pas non plus de tomber dans un déterminisme sociologique ou organisationnel qui prônerait le primat du social sur la technique. Nous nous inscrivons plutôt dans une perspective d’émergence où « technologie et organisation entretiennent une relation d’influence mutuelle et coévoluent en fonction de processus particuliers » (Vaast, 2000, p. 163). Ce qui revient à dire que « l’appropriation d’un dispositif technique dépend d’abord « des significations d’usage projetées et construites par les usagers sur le dispositif technique qui leur est présenté » » (Granjon, 2001, p. 11). D’où ce constat d’un usage sélectif des potentialités d’Internet, un usage répondant à des besoins de chaque entreprise de presse, et ce suivant le cadre sociopolitique de son évolution.
Un rejet de la cacophonie discursive liée aux dispositifs d’interactivité
Si la tendance à la monopolisation de la relation « presse-publics » par les acteurs de l’action gouvernementale influe fortement sur l’appropriation professionnelle des dispositifs d’interactivité au niveau des journaux congolais, c’est parce que ces dispositifs sont porteurs d’un contrat de conversation (Granier, 2011). Ce contrat de conversation s’appuie sur « une idéologie, une vision des rapports humains et sociaux, en affinité avec les mythes fondateurs d’Internet tels que l’horizontalité, la réciprocité, la liberté » (Pynson, 2011, p. 64). L’horizontalité de la relation est bel et bien une caractéristique des interactions sociales promues par le mythe de la « société de l’information », en s’appuyant sur le type de relation ayant caractérisé « les pionniers de l’internet qui se considéraient comme « une communauté d’égaux où le statut de chacun repose sur le mérite évalué par les pairs » » (Granjon, 2001, p. 11). La mise en œuvre d’une horizontalité de la relation dans les interactions sociales induit donc une remise en cause du mode de fonctionnement « traditionnel » de la société, qui est plutôt fondé sur la verticalité de la relation qu’implique la hiérarchisation des statuts, rôles et fonctions dans les différentes organisations sociales. Et c’est sous ce mode d’organisation sociétale fondée sur la verticalité de la relation dans les interactions sociales que s’inscrit le fonctionnement « traditionnel » de la presse. Aussi la relation « presse-publics » était-elle une relation verticale, voire surplombante, les professionnels de la presse se présentant comme des experts (pédagogues) d’un savoir à transmettre à un public supposé être en situation d’apprentissage (Mehl, 1996). Ce qui plaçait les professionnels de la presse dans une position dominante hégémonique (Hall, 1994) qui, du reste, renvoyait à la supposée omnipuissance des médias.
Or, cette position dominante hégémonique se trouve aujourd’hui contestée par les publics. En effet, saisissant les opportunités technologiques offertes par Internet, les publics vont eux-mêmes réagir à l’actualité diffusée par les organes de presse, en se plaçant soit dans une position dominante hégémonique, soit dans une position négociée, soit dans une position oppositionnelle. C’est ce que révèle, par exemple, l’étude réalisée par Laura Pynson (2011) pour la presse française. Dans sa typologie d’internautes participant aux forums mis en place sur les sites Internet de certains journaux français, Laura Pynson évoque quatre différents types de profils, réagissant par rapport à l’information publiée par le journal : du « correcteur » (qui veut rétablir la « vérité ») au « provocateur » (qui veut produire de la réaction et de l’action), en passant par l’« éditorialiste » (qui veut exprimer son opinion et son sentiment) et le « commentateur » (qui veut approfondir la réflexion) (Pynson, 2011). Ces profils d’internautes renvoient à des positionnements concurrentiels à l’égard des professionnels de la presse, chaque profil adoptant un registre et un ton particuliers vis-à-vis de l’actualité diffusée par le journal. Cela conduit à une polyphonie énonciative, voire une cacophonie discursive au sein d’un même titre de presse, et dont le risque est de brouiller la ligne éditoriale du titre de presse d’où le souci de contrôle, c’est-à-dire d’un encadrement de la liberté d’expression par le journal lui-même, « pour éviter une perturbation qui pourrait s’avérer gênante pour l’éditeur comme pour les usagers » (Pynson, 2011, p. 63). A ce niveau, le problème n’est plus tellement celui de l’ouverture ou non de l’espace rédactionnel aux internautes, mais plutôt « comment utiliser et canaliser ces productions disparates » (Aubert, 2011, p. 42). Cette dernière préoccupation participe du mode de gestion de toute entreprise, ce mode de gestion reposant effectivement sur le « souci d’uniformiser l’image externe de l’organisation sur tous les supports » (Rouquette, 2009, p. 7). Il s’agit donc de veiller à l’homogénéité du traitement de l’information au sein du titre de presse, afin de garantir la lisibilité de son identité discursive (Esquenazi, 2002).
C’est ce souci de contrôle de la ligne éditoriale qui explique, au niveau des entreprises de presse congolaises, ces deux attitudes vis-à-vis du participatif, c’est-à-dire des dispositifs sociotechniques d’interactivité (Aubert, 2011). Ce rejet est d’autant plus justifié que l’on assiste, au niveau de certains sites Internet, forums, blogs ou portails congolais, à l’émergence d’un profil-type d’internaute réagissant à l’actualité. Ce profil-type est celui du dénonciateur des travers de l’action des gouvernants. La dénonciation de l’action des gouvernants renvoie ici à la critique sociale, qui consiste en la remise en cause de la « croyance en la légitimité de la domination rationnelle légale de l’État » (Granjon, 2001, p. 9). Comme telle, elle ne peut donc honorer les acteurs du champ politique dont le discours s’inscrit plutôt dans l’imposition des idées mobilisatrices pour l’ensemble de la société. Le rejet du participatif participerait ainsi de cette logique d’« exclusion des profanes dans le cercle sacré des politiques » (Bourdieu, 2000, p. 55), contribuant « fortement au maintien de la frontière, de la censure qui tend à exclure les manières non-conformes à l’orthodoxie, à la doxa du champ politique » (Bourdieu, 2000, p. 76). Dès lors, la presse se met au service des tenants du pouvoir politique, et ce au détriment des « publics ordinaires » pour lesquels elle apparaîtrait comme une simple caisse de résonance de l’action gouvernementale.
Deux logiques sociales de la communication
L’attitude des journalistes vis-à-vis du participatif révèle deux logiques sociales de la communication en cours dans la presse congolaise. Il s’agit des logiques communicationnelles, que nous appelons la communication révérencieuse et la communication irrévérencieuse. La première consiste en une dépendance assez prononcée de l’information de presse, vis-à-vis des institutions publiques (politiques/administratives) ; elle s’exprime à travers la mobilisation des sources dites « officielles » ou institutionnelles. Dans cette logique, l’information est soit « valorisante » et « promotionnelle », soit « distanciée » (elle souligne les problèmes et les conflits, elle donne la parole aux protagonistes mais sans prendre parti), soit « engagée » (elle juge et prend parti) (Ruellan, 2003). La seconde logique communicationnelle consiste plutôt en une posture de démarcation de l’information de presse vis-à-vis des « sources officielles » ; elle s’exprime par une attitude oppositionnelle/protestataire à l’endroit des institutions établies et mobilise les « sources officieuses » (information licencieuse, rumeur), qu’elle confronte parfois aux « sources officielles ». Dans cette deuxième logique, l’information est généralement « engagée », ou « critique » (enquête sur les sujets sensibles et dénonciation des dysfonctionnements institutionnels) (Ruellan, 2003). Ces deux logiques orientent les pratiques journalistiques (en matière de collecte et de traitement de l’information) et structurent l’appropriation professionnelle des TIC, particulièrement d’Internet, dans les entreprises de presse congolaises.
La communication révérencieuse
Comme nous venons de le préciser, cette logique de communication est mise en œuvre par la publicisation de l’information officielle, encore appelée information institutionnelle. Dans leur grande majorité, les titres interrogés se reconnaissent dans cette logique communicationnelle, que les journalistes justifient à la fois par des « injonctions politiques » à l’égard de la presse et par la précarité financière des entreprises de presse. En fait, par manque de moyens financiers, les journalistes sont obligés d’être en connivence avec les organisateurs d’événements à médiatiser, que sont majoritairement les acteurs du champ de l’action gouvernementale. Et l’information qu’ils produisent est essentiellement centrée sur la publicisation des activités gouvernementales et des partis politiques influents, notamment ceux de la majorité présidentielle : comptes rendus d’audiences et de déplacements du chef de l’État et des autres membres du gouvernement, de réunions des partis politiques au pouvoir et autres associations proches du pouvoir, de séminaires, etc. L’information servie aux publics est un discours laudatif vis-à-vis de ces acteurs politiques et associatifs ; c’est l’information institutionnelle, c’est-à-dire celle qui relate (en encensant) la vie et le fonctionnement des institutions publiques/politiques nationales et internationales. La critique et les opinions contradictoires sont en effet considérées comme des facteurs ayant entraîné la société congolaise dans des affrontements armés ; le discours est donc à l’apaisement. Le discours médiatique épouse les visées des idéologies unitaire et pacificatrice. Les journaux s’inscrivant dans cette logique ont une attitude à la fois réservée et prudente, vis-à-vis du participatif ; ils disent ne pas vouloir s’en servir par prudence, à cause de son caractère contestataire vis-à-vis des institutions établies.
La communication irrévérencieuse
À côté de cette logique de communication médiatique évoquée ci-dessus, on retrouve des journaux dont les pratiques professionnelles renvoient plutôt à une posture d’irrévérence vis-à-vis des institutions établies. Certains d’entre eux se définissent même comme une presse d’opposition. C’est le cas de La Rue Meurt que ses animateurs définissent comme « un journal d’opposition à tout ce qui n’est pas normal, que ça soit de la société, que ça soit du pouvoir ». La plupart de ces journaux s’illustrent par la publicisation d’une information licencieuse, c’est-à-dire non officielle, à travers la mobilisation aussi bien de l’enquête que de la rumeur, l’objectif étant de briser la rétention de l’information au niveau des institutions publiques et de diversifier les opinions dans la presse congolaise. Aussi sont-ils prêts à ratisser large sur le Web, pour recueillir des informations croustillantes. Ce qui les place dans un registre polémiste, voire conflictuel vis-à-vis des « sources officielles » dont ils cherchent à briser coûte que coûte le discours (de La Haye, 1985). Ce sont généralement des journaux se référant au mouvement de démocratisation du pays, intervenue dans les années 1990, avec la fin du monopartisme et la libéralisation des opinions. Cette période correspond à ce que le journaliste Thierry Perret appelle le « Printemps de la presse » en Afrique francophone (Perret, 2005), qui a accompagné le vaste mouvement de libéralisation des opinions ayant abouti à la fin des régimes de parti unique.
En effet, l’ouverture au pluralisme politique a donné naissance à un régime de « presse libérale », qui n’a pas du tout ménagé les autorités politiques, tant de l’opposition que de la mouvance présidentielle. Ce fut une période de liberté euphorique, où « les lecteurs préféraient les nouveaux journaux, plus mordants, attaquant sans ménagement le pouvoir et les hommes politiques », et où la caricature « tint une bonne place et remporta d’énormes succès auprès du public » (Mbanza, 2003, p. 68). Ces joutes oratoires traduisaient un registre politique polémique, dans lequel la presse a paru pleinement jouer son rôle en vue de la constitution d’un espace public, fait de circulation d’opinions contradictoires. C’était la fin de la pensée unique et du règne de la censure. Du coup, la presse avait fait « office de rouage essentiel de la démocratie, en faisant circuler librement les informations et les opinions qui permettent aux citoyens de se déterminer dans leurs choix politiques », pour reprendre les termes de Daniel Cornu (2003, p. 15).
Dans ce cadre, on retrouve une information critique, à la fois expliquée, analysée et commentée, et ce dans un registre polémique. L’information sort de son cadre primaire pour se fondre dans le moule médiatique, qui lui confère son vrai statut de discours médiatique. Un vieux journal comme La Semaine Africaine enregistra une reconfiguration éditoriale très significative : du registre prudentiel que lui assignait le monopartisme, le journal passa au registre polémique lié à l’émergence du pluralisme politique dans la société congolaise. En reprenant sa liberté de ton à la faveur du pluralisme politique, La Semaine Africaine ne fit là que revenir sur sa ligne éditoriale originelle (Minkala-Ntadi, 2012). Ainsi, ce journal avait retrouvé sa fonction sociale qui présida à sa création en 1952, celle de la formation de l’opinion citoyenne, dont l’objectif fut la préparation d’une élite africaine à prendre les responsabilités historiques qui l’attendaient, dans la perspective de l’indépendance qui pointait à l’horizon (Mbanza, 2003). La liberté d’expression et la diversité d’opinions trouvèrent dans la presse congolaise un nouveau terrain d’expérimentation. Les journaux s’inscrivant dans cette logique se réfèrent donc à l’idéal démocratique (Mathien, 2007). D’où le constat d’un rapport de force (parfois très violent) entre ces journaux et des autorités politiques frileuses de toute diffusion d’opinions contradictoires, supposées être à l’origine des violences armées que le pays a connues au lendemain de ce même mouvement de démocratisation de la vie politique nationale.
Les journaux s’inscrivant dans cette logique sociale de la communication n’hésitent pas à agiter des problématiques considérées comme des sujets tabous dans le milieu politique congolais. C’est le cas, par exemple, des sujets tels que l’enrichissement illicite des membres de la tribu politique au pouvoir, la gestion des deniers publics, les emprisonnements ou les assassinats à caractère politique, le fonctionnement de la justice, etc., des sujets qui circulent abondamment, autant dans les « rues » des villes congolaises que sur la toile. Mais c’est cette catégorie de journaux que l’on retrouve dans la plus grande précarité financière. Ils n’ont, de ce fait, pas de moyens financiers conséquents pour acquérir les équipements et la formation liés à l’usage d’Internet dans leurs activités de production et de diffusion de l’information de presse.
Conclusion
Notre analyse vient de révéler des logiques d’appropriation professionnelle d’Internet structurées par des réalités sociopolitiques et économiques locales. Se cristallisant autour de la monopolisation de la relation « presse – publics » par le champ de l’action politique, ces logiques montrent une appropriation des TIC où Internet apparaît comme un simple support de diffusion d’un contenu traditionnellement centré sur l’écrit et l’image fixe, plutôt qu’un nouveau mode d’écriture de l’actualité et de dialogue avec les publics. Cela se traduit par une semi intégration des dispositifs sociotechniques d’interactivité sur les sites Internet de certains journaux, ou par un rejet pur et simple de ces mêmes dispositifs par d’autres. La semi intégration consiste ici dans l’insertion des dispositifs, tels que le « commentaire », mais sans pourtant publier les réactions d’internautes, celles-ci jouant simplement un rôle d’alertes pouvant nourrir les débats des journalistes entre eux. Si l’absence d’un traitement multi médiatique de l’information peut être justifiée par la précarité financière dont souffrent les entreprises de presse congolaises, la double attitude de rejet et de semi intégration est, quant à elle, liée au contexte sociopolitique dans lequel évoluent ces entreprises. Dès lors, l’appropriation d’Internet par les professionnels de la presse congolaise illustre bien la problématique de la socialisation et de la domestication de la technique, dans la mesure où son appropriation est toujours sujette à la culture locale.
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Auteur
Pierre Minkala-Ntadi
.: Docteur en Sciences de l’Information et de la Communication, ses recherches portent sur la presse écrite face à l’émergence des technologies de l’information et de la communication (TIC). Dans sa thèse doctorale, soutenue en décembre 2012, il traite particulièrement la question du développement des entreprises de presse congolaises sous la double contrainte de la dépendance politique et de la critique sociale soutenue par Internet.