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Musique et perspectives critiques à l’ère des industries créatives

9 Avr, 2013

Résumé

Cet article vise à saisir les perspectives ouvertes par les diverses approches critiques sur la musique à l’ère des industries créatives. Pour ce faire, nous tentons d’abord de faire le point sur les divergences marquées à ce sujet entre l’économie politique critique et les cultural studies, à la fois en embrassant la pluralité des travaux contemporains et en situant les motifs de ce qui est présenté comme une crise de la critique. Il s’agit ensuite de focaliser l’attention sur deux cas exemplaires de ces motifs divergents comme de l’évolution de la visée critique relative à la musique. Enfin, nous partirons des limites de ces différents travaux pour proposer d’autres pistes critiques à l’horizon de nos propres investigations.

Mots clés

Musique, industrie culturelle, industries créatives, approches critiques

In English

Abstract

This paper is centred on the different perspectives opened by critical approaches about music at the time of creative industries. To this end, we try first to review the significant differences existing between critical political economy and cultural studies, both covering the multiple present-day studies and placing the motives of what is depicted as criticism crisis. We then focus on two exemplary researches, which reveal both these motives and the recent changes of the critique of musical industries. Finally, to escape the limits of these studies we suggest some other critical perspectives.

Keywords

Music, cultural industry, creative industries, criticism

En Español

Resumen

Este artículo tiene como objetivo de hacer un análisis de los diversos enfoques críticos de la música en la era de las industrias creativas. En primer lugar abrimos un dialogo entre la economía política crítica y los estudios culturales, estudiando la diversidad de las investigaciones contemporáneas y situando la base de lo que se presenta como una crisis de la crítica. Tratamos entonces de centrar la atención en dos casos, que ilustran la evolución divergente en la crítica sobre la música. Finalmente, salimos de los límites de estos estudios para sugerir otras vías para la crítica tomando el ejemplo de nuestras propias investigaciones.

Palabras clave

La música, las industrias culturales, las industrias creativas, los enfoques críticos

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Da Lage Emilie, Debruyne François, « Musique et perspectives critiques à l’ère des industries créatives », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°14/3A, , p.69 à 80, consulté le mardi 15 octobre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2013/supplement-a/06-musique-et-perspectives-critiques-a-lere-des-industries-creatives/

Introduction

Le projet d’une critique, théorique et pratique, s’est d’emblée trouvé entremêlé avec celui d’une approche ambitieuse et radicale de l’expérience musicale dans les travaux de Theodor W. Adorno. Que ce dernier soit d’abord associé, dans l’économie politique critique en particulier, au concept d’industrie culturelle qu’il a forgé avec Max Horkheimer (Adorno, Horkheimer, 1974, [1947 ]), ne doit pas nous faire perdre de vue que c’est d’abord dans la mise en perspective des transformations de l’expérience musicale, dans la réponse à Walter Benjamin sur les questions de reproductibilité (Benjamin, 2007, [1936 ] ; Adorno, 2001, [1938 ] ; Adorno, Benjamin, 2006) et dans d’autres écrits en amont de la publication de La dialectique de la raison (Adorno, Horkheimer, 1974, [1947]), que s’échafaude la critique adornienne et de l’industrie culturelle et de la culture de masse (Voirol, 2011 ; Wellmer, 2011). Il nous semble nécessaire de le rappeler ici pour plusieurs raisons. La première renvoie au fait que le projet de Theodor W. Adorno de penser ensemble les transformations de la société et du sujet moderne, l’industrie culturelle et l’expérience musicale, ouvrait un vaste champ d’investigation qui nous semble pertinent pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, que l’on se réclame de cet héritage ou que l’on se situe très loin de lui. La deuxième renvoie au fait que les diverses perspectives critiques qui nous intéressent ici continuent d’en faire un point d’ancrage – qu’elles amendent le concept d’industrie culturelle (Miège, 1978, 1989, 2000 ; Garnham, 1990, 2005), qu’elles articulent cette pensée critique avec d’autres perspectives plus ou moins compatibles (Negus, 1992, 2002, 2004, 2006 ; Hesmondhalgh, 2002, 2006, 2007, 2008) ou que le projet adornien soit repris dans sa complexité pour aller chercher ailleurs de quoi dépasser les apories du système Adorno (Wellmer, 2011). Enfin, effectivement, les discussions à l’endroit des industries créatives et de la musique tournent notamment autour de la crise de la critique – au sens de Theodor W. Adorno ou contre lui.

Nous pouvons sans doute résumer les linéaments des approches critiques sur la musique à l’ère des industries créatives(1) par l’association de deux questions : comment adopter une perspective critique satisfaisante pour analyser l’expérience musicale aujourd’hui ? Le paradigme de la créativité travaille-t-il à transformer les mondes de la musique ?

Il s’agira dans un premier temps de faire le point sur les travaux qui prennent en charge ces questionnements, en économie politique critique, mais aussi du côté des cultural studies, puisque les débats sur ce que devrait être une perspective critique se déploient à partir d’oppositions très marquées entre les deux types d’approches. Nous suivrons dans un second temps la trajectoire exemplaire suivie par les travaux de David Hesmondhalgh dans sa tentative, plus moins réussie, d’interroger la musique et les industries créatives en dépassant ces débats. Ce deuxième moment sera aussi l’occasion de profiter de la publication récente d’un texte d’Albrecht Wellmer (Wellmer, 2011) pour voir comment, à Francfort, peuvent être mobilisés les travaux des cultural studies pour reprendre l’ensemble du projet adornien relativement à la musique. Enfin, nous tenterons de proposer d’autres pistes à partir des limites de ces deux cas particuliers et à l’horizon de nos propres travaux.

De la critique des logiques des industries musicales et créatives à celle des rapports entre musique, culture et société

Economie politique et socio-économie de la musique

La critique socio-économique des industries musicales s’articule classiquement autour de quatre grands points : l’articulation entre local et global et le déséquilibre des flux économiques et culturels, le poids des industries musicales et principalement des grandes majors dans les orientations des politiques publiques, dans le risque que fait courir cette concentration à la diversité musicale, et enfin dans la manière dont cette organisation participe de rapports inégaux entre artistes et producteurs.

Dès 1986, André Lange décrivait les stratégies de glocalisation des industries musicales et montrait le déséquilibre entre les productions, majoritairement anglo-saxonnes, destinées au marché mondial et les productions locales destinées à rester locales. Il posait les bases d’une critique de la marginalisation de certaines formes musicales et de l’émergence d’une esthétique globalisée hégémonique (Lange, 1986). Cette forme particulière de critique est au cœur du classique The Global Juke Box de Robert Burnett (Burnett, 1996) — plutôt issu des popular music et des media studies — pour qui, si les médias ne sont plus uniquement américains, ils n’en participent pas moins à la création d’une esthétique globalisée largement dépendante des conditions économiques de sa production.

Une critique qui a été renouvelée ces dernières années par l’accent mis sur une géographie des réseaux et des flux, qui place les villes comme nœuds économiques mondiaux dans lesquels se concentrent l’essentiel des capitaux et du pouvoir de décision, y compris culturel. Patrick Burkart montre que les flux économiques et culturels légaux générés par les industries musicales courent le long de réseaux physiques et numériques qui recouvrent la géographie du pouvoir (Burkart, 2005), reprenant là les analyses de Saskia Sassen (Sassen, 2002) sur les villes globales. En France, Pierric Calenge a dressé le portrait d’une industrie très métropolisée, concentrée en Ile-de-France pour les activités de production (Calenge, 2002). Le passage au numérique a accentué la concentration des centres de décision artistique dans les grandes métropoles mondiales, appuyée par les politiques internationales de labellisation comme le programme de l’UNESCO des villes créatives.

Cette importance de la géographie de la production et de la diffusion des productions musicales peut être affinée grâce aux travaux analysant les rapports entre scènes locales et logiques de l’économie globale sous l’impulsion des recherches consacrées aux clusters créatifs. Le Royaume-Uni fait figure de précurseur, spécialement pour les études consacrées à l’économie de la musique. De fait, les politiques publiques de développement de la créativité, mises en œuvre dès les années 1990 sous le gouvernement Blair, ont placé en leur cœur l’économie musicale, appelant de fait des analyses sectorisées.

Justin O’Connor, Sara Cohen et Adam Brow ont exploré les rapports entre local et global dans les industries musicales à partir de l’analyse de deux quartiers dédiés aux industries musicales, à Sheffield et à Manchester (O’Connor, Cohen, Brow, 2000). Ils relèvent que l’objectif des politiques publiques ayant encouragé la création de ces clusters n’est pas de promouvoir une scène et une économie alternative, mais bien de donner les moyens à des productions locales de se « brancher » sur les réseaux globaux de l’industrie musicale et à se placer, de ce fait, sur la carte des villes mondiales. Les scènes locales n’apparaissent plus comme des viviers de productions exploitées par l’industrie musicale globale, mais comme des ressources dont des localités tentent de tirer parti dans le contexte de la mondialisation. L’investissement des politiques publiques locales dans ces quartiers dédiés entendait faire bénéficier l’ensemble de la localité de la valeur relative accordée au local, dans le contexte de la mondialisation, et de retenir les bénéfices économiques potentiels d’une industrie prospère. S’ils observent le peu d’efficacité des stratégies volontaristes dans le développement d’une industrie musicale locale, ainsi que l’impuissance des scènes musicales locales anglaises à écorner l’hégémonie de Londres, ces chercheurs notent le travail que ces politiques publiques, chacune dans leur contexte, ont réalisé pour tenter de dépasser les dichotomies entre art et industries, culture et économie. Ce dépassement est précisément l’une des marques du paradigme de la créativité mis en évidence par les travaux développés au sein de l’Observatoire des Mutations des industries culturelles. Dans le cas britannique, les travaux de Philip Schlesinger permettent de comprendre comment la référence à la créativité dans les politiques publiques anglaises a permis de redéfinir la nécessité d’intervenir dans les industries musicales en les liant au développement économique et à l’emploi (Schlesinger, 2007).

Les travaux autour des clusters ou quartiers dédiés aux industries de la musique permettent donc de pointer un second point critique qui repose sur l’articulation parfois complexe entre politique publique et défense des intérêts particuliers d’un secteur industriel et le travail idéologique de redéfinition de l’intérêt commun ou du bien public que cette articulation entraîne.

Au cœur de cette redéfinition, les enjeux conjoints de l’articulation des politiques culturelles et économiques sous le prisme du développement des industries créatives et leurs appuis sur le paradigme de la diversité culturelle, au niveau local, national, européen (Bouquillion 2011) ou international (Tremblay, 2011), a également permis de renouveler la théorie critique des industries musicales.

Les travaux développés dans le cadre d’un programme de recherche dirigé par Tristan Mattelart (Mattelart, 2011) ont participé à montrer la manière dont les industries culturelles dans leur ensemble, et plus particulièrement les industries du logiciel et de la musique, opéraient un lobbying important auprès des organisations internationales pour faire appliquer au niveau mondial des politiques favorables à leur développement et au maintien de situations hégémoniques, et cela notamment en favorisant la promotion des droits d’auteurs. Ce lobbying a eu comme résultat de redessiner les contours de la défense de la diversité culturelle autour des enjeux du développement des industries culturelles et créatives comme industries du copyright (Bullich, 2011).

Des travaux ont par ailleurs été menés ces dernières années sur la question de la diversité, souvent à la demande du ministère de la culture afin d’asseoir ses nouvelles orientations en matière de politiques culturelles. Là où certains travaux tentent de mesurer la diversité et ont pour résultat de faire apparaître un lien entre crise du disque et baisse de la « diversité musicale » (Bourreau, Moreau, Senellart, 2011). Les travaux réalisés en socio-économie permettent de comprendre les effets de la rationalisation et de la financiarisation du secteur non seulement sur la diversité en termes de variété et de quantité de titres produits ou consommés, mais également en montrant leurs conséquences au cœur même d’une économie de la singularité (Karpik, 2007) produisant de fortes inégalités, notamment de rémunération et de réputation entre les créateurs. Par ailleurs, ces approches montrent que le flou notionnel entourant le terme de diversité musicale (Mattelart, 2009) est propice à un important travail des acteurs pour la charger de sens et de contenu et organiser la défense de leurs intérêts. Au nom de la préservation de la diversité musicale et culturelle s’engagent aussi bien des luttes portées par les acteurs indépendants pour préserver la neutralité d’Internet ou casser les monopoles, que le développement de stratégies marketing singularisantes, celui de nouvelles intermédiations techniques et industrielles autour des productions des acteurs en situation oligopolistique, mais aussi une économie de courtage (Moeglin, 2007), rabattant la question de la diversité sur l’individualisation de l’offre. Par ailleurs, l’arrivée dans le secteur des acteurs de l’informatique, qui captent une grande partie des ressources générées par l’économie musicale sans être impliqués dans la production musicale et de facto dans le financement de la création (Bouquillion, 2008 ; Bouquillion, Matthews, 2010), permet de comprendre et de réinterroger la crise actuelle du secteur en revisitant les articulations entre artistes, producteurs et distributeurs. Enfin, les synergies nouvelles créées au sein de l’économie de la musique entre spectacle vivant et musique enregistrée, les phénomènes de convergence qui s’opèrent via notamment les réseaux sociaux et les opérateurs de billetterie, force à rediscuter la place centrale de la reproductibilité dans les logiques industrielles de concentration et de financiarisation. Dans ce cadre d’analyse renouvelé, il apparaît central de questionner l’articulation entre les différents outils juridiques permettant la monétisation des productions culturelles – droit de la propriété intellectuelle, droit d’auteur, copyright et droit des marques (Bullich, 2011).

Une autre voie critique du côté des études culturelles ?

Les approches des industries musicales par l’économie politique se sont déployées dans un environnement académique marqué par le vif débat entre économie politique critique et cultural studies (Charrieras, 2007). La capacité de l’économie politique critique à porter une critique efficace des rapports entre industrialisation de la culture et transformations sociales a été vivement vilipendée par des travaux inscrits en cultural studies qui, à partir des années 2000, se sont attachés non seulement à appréhender la réception des productions culturelles, mais également leur production, afin d’envisager dans un même mouvement « l’analyse des formes et des activités culturelles dans le contexte des relations de pouvoir qui conditionnent leur production, circulation, déploiement et bien sûr leurs effets » (Bennett, 1998 ; cité par Charrieras, 2007).

Sans déployer ici la dispute entre économie politique critique, approches socio-économiques des mondes de la musique et cultural studies, il est intéressant de s’arrêter sur les travaux qui permettent de comprendre la manière dont les cultural studies entendent mener la critique du système de production à l’œuvre dans les industries musicales.

Keith Negus s’inscrit pleinement dans cette perspective et propose de penser ce qu’il appelle « les productions créatives en contexte industriel », mais de le faire à l’écart et contre la notion d’industries culturelles (Negus, 2006). En effet, Keith Negus voit dans le passage du concept d’industrie culturelle à celui d’industries culturelles un affaiblissement de la pensée critique. Il considère cette transformation comme le passage d’une approche, celle d’Adorno, résolument critique, qui tente de montrer comment l’organisation capitaliste et industrielle transforme le travail artistique et produit des conséquences politiques, à une approche purement descriptive qui montre comment le capitalisme et les industries culturelles ont adapté leurs formes socio-économiques d’organisation, ont développé des stratégies en lien avec les politiques publiques et des logiques hégémoniques adaptées à la spécificité de leur production.

Paradoxalement, en faisant des industries culturelles leur objet d’étude, ces approches déplaceraient le curseur critique et auraient permis de préparer le terrain au développement des théories des industries créatives dans lesquelles s’opère le retournement complet du sens critique: par leur présence sur un territoire donné ces industries favoriseraient la créativité de tous. Par ailleurs, pour Keith Negus, le point central de la pensée des industries culturelles n’est plus tenable : leur « spécificité » s’efface à mesure de la culturalisation de l’économie.

Sur le même registre critique, visant à pointer le travail idéologique au cœur des pratiques professionnelles, des travaux se sont développés sur la production et la reproduction des rapports de race et de genre au sein de l’industrie musicale. Marion Leonard adopte une définition large de l’industrie de la musique ; elle montre que les conceptions du genre conditionnent les relations entre professionnels, producteurs et artistes, mais influencent aussi les décisions financières et de gestion (Leonard, 2007).

Enfin les travaux se réclamant des post-colonial studies tentent de renouveler l’approche socio-économique de l’inégalité des flux culturels en pointant l’importance de l’histoire coloniale dans la structuration des industries musicales contemporaines, via, par exemple, l’analyse de la catégorie World Music, ainsi que celle des logiques d’assignation identitaire que leurs fonctionnement, leurs productions et le système médiatique imposent, tout en pointant les effets de la créolisation du monde (Stokes, 2004 ; Huq, 2006 ; Saha, 2011).

Dans les faits de nombreux travaux ont tenté de dépasser cette opposition et démontrent l’intérêt de comprendre de manière simultanée l’environnement socio-économique et culturel de production et la circulation dans l’espace et le temps des productions pour appréhender de manière critique, le rapport entre musique, culture et société.

Deux cas exemplaires de l’évolution de la visée critique relative à la musique

David Hesmondhalgh

Suivre l’évolution du travail de David Hesmondhalgh, c’est suivre une tentative, certes dispersée, de reprendre à nouveaux frais le pari de Theodor W. Adorno, à savoir envisager en même temps la praxis sociale des sociétés capitalistes contemporaines, les transformations dues à l’industrie culturelle et l’expérience musicale. Sa manière de le faire consiste d’abord à accepter les corrections apportées par Bernard Miège ou Nicholas Garnham au concept d’industries culturelles comme permettant de dépasser l’opposition entre économie politique critique et cultural studies, tout en conservant le meilleur des deux tendances (voir en particulier Hesmondhalgh 2002, 2008a). Cette approche permet à David Hesmondhalgh d’envisager de bonnes conditions de compréhension des productions culturelles contemporaines et de promouvoir le constat, largement partagé, qu’il n’y a pas de mécaniques d’uniformisation culturelle suffisamment puissantes pour conduire inexorablement au conformisme, ni du point de vue des produits culturels (qui fournissent des représentations du monde contribuant à nous constituer en public et en privé), ni du point de vue du travail de création, ni du point de vue des logiques des industries culturelles (comparativement à d’autres industries).

S’articule également chez David Hesmondhalgh une critique des industries créatives comme théoriex(2)dans le sens d’une économie politique à partir de la théorie des industries culturelles (Hesmondhalgh, Baker, 2006 ; Hesmondhalgh, 2008b). Il pointe là l’insuffisance, idéologiquement orientée, de l’argument d’une économie créative qui serait l’économie du XXI e siècle — ayant en fait pour motif de légitimer des politiques publiques en direction des industries créatives.

A mesure, enfin, qu’il prend plus de distance à l’égard de la tradition des cultural studies comme d’une bonne partie de la sociologie de la musique anglaise, il alimente sa réflexion à partir de la sociologie de Pierre Bourdieu et y adjoint les apports des philosophies de Michel Foucault et d’Axel Honneth (Hesmondhalgh 2007 ; 2008c). Il s’agit alors pour lui de permettre une focalisation sur les relations entre la musique et certains aspects des rapports sociaux, tout en inscrivant la démarche dans l’analyse des conceptions historiques de la subjectivité.

Ces glissements successifs ont au moins le mérite d’engager une vaste perspective qui tient compte des travaux développés depuis Theodor W. Adorno . Elle est en particulier mobilisée dans le cadre d’une analyse critique des rapports entre musique, émotion et production de soi. Cette approche vise 1) à contrebalancer une conception (présentée comme) trop optimiste et très répandue dans la sociologie anglaise de la musique, 2) à envisager le rapport à la musique comme pris dans la concurrence entre individus, 3) à accepter la nécessité d’interroger le type de subjectivité contemporaine. Sous cet angle, il propose deux éléments d’analyse qui, selon lui, contredisent, au moins en partie, la tendance dominante à considérer que la musique est une ressource positive de l’émancipation des individus. Premièrement, les valeurs des genres musicaux les plus répandus renvoient à une conception romantique de l’autonomie individuelle très congruente avec les valeurs du capitalisme contemporain. Deuxièmement, le rapport à la musique est pris dans des processus de compétition entre individus, dans un contexte contemporain où l’individualisation est d’autant plus problématique que les revendications de réalisation de soi sont parfois détournées comme injonction à être soi-même (Honneth, 2000, 2006). De ce point de vue, l’expérience musicale peut parfois être vécue très négativement et/ou prolonger l’emprise des nouvelles valeurs du capitalisme contemporain.

La lecture transversale des travaux de David Hesmondhalgh peut donc offrir des prises intéressantes pour développer une perspective critique relativement à la musique à l’ère des industries créatives. Outre la réouverture du champ d’investigation pour comprendre les liens entre société, procès de domination et expérience musicale, David Hesmondhalgh reprend à Adorno, semble-t-il malgré lui, le mode dialectique d’argumentation. Ce qui lui permet de conserver et les apports de l’ouverture critique radicale de Francfort et ceux des travaux empiriques menés par l’économie politique, afin de « combiner l’analyse politico-économique et la reconnaissance de la complexité culturelle » (Hesmondhalgh, 2008a, p. 287). Ce qui lui permet également d’envisager un potentiel négatif dans le rapport à la musique et de le faire à l’aune du modèle de réalisation de soi aujourd’hui (Hesmondhalgh, 2007, 2008c). Sous cet angle, la mobilisation des travaux d’Axel Honneth semble effectivement à propos.

On peut donc s’accorder sur le fait que David Hesmondhalgh pose des questions intéressantes à une époque où l’expérience musicale est devenue extrêmement ordinaire, où elle peut facilement faire l’objet d’une valorisation comme expérience individuelle de réalisation autonome des sujets ; une époque, en outre, où le paradigme de l’industrie culturelle tend à être subsumé, voire à disparaître, sous celui de la créativité.

Mais, tant au niveau méthodologique qu’analytique, les manières dont David Hesmondhalgh met en œuvre ses recherches sont discutables. Comme dans beaucoup de lectures françaises ou anglo-saxonnes d’Axel Honneth, l’accent est mis sur la reconnaissance comme horizon individuel ou communautaire dans un contexte d’individualisation, en oubliant que le penseur allemand y réfléchit aussi comme prémisse à toute forme de relation intersubjective (Honneth, 2000, 2006, 2007). De plus, la prudence analytique d’Axel Honneth à l’endroit des questions de reconnaissance, de mépris ou de réification est oubliée au profit de spéculations rapides à partir de données empiriques monadiques. Axel Honneth propose pourtant de s’intéresser aux hiatus réels, pratiques, entre certains discours de reconnaissance et les conditions matérielles pour réaliser effectivement cette reconnaissance. Si des injonctions à être soi-même peuvent être à la fois vécues positivement et être réifiantes, notamment dans le monde du travail ou dans les discours publicitaires, inclure dans la même tendance des manières de présenter ses expériences musicales oblige David Hesmondhalgh à un usage problématique des entretiens qu’il a pu mener. En effet, pour pouvoir interpréter les extraits d’entretiens commentés comme autant de confirmations que la musique peut aussi avoir « partie liée » avec des dynamiques négatives de rapport à soi, il faut 1) accepter le présupposé non discuté selon lequel « les habitudes et les goûts [ sont ] influencés par le sentiment d’avoir à se présenter comme capable d’intensité émotionnelle » (Hesmondhalgh, 2007, p. 218), 2) arrêter l’analyse là où l’on pourrait tout à fait faire dire l’inverse aux extraits présentés. Le sociologisme des derniers travaux de David Hesmondhalgh passe à côté d’une prise en compte circonstanciée des formes musicales elles-mêmes, comme du genre d’articulations ou de gaps entre l’expérience musicale et les appuis socio-historiques de la production des sujets sociaux aujourd’hui.

Albrecht Wellmer

On trouve chez Albrecht Wellmer (Wellmer, 2011) une remarquable lecture des travaux d’Adorno qui permet de clarifier l’arrière-plan, les conceptions et les perspectives d’Adorno pour bien comprendre son approche dialectique de la musique et de l’industrie culturelle, bien au-delà des interprétations trop rapides très souvent faites à son sujet. Il permet également d’imaginer reprendre le programme de travail de Theodor W. Adorno « en connaissance de cause », tout en repérant les apories du système adornien. Afin de saisir le potentiel subversif et créatif des musiques populaires sans en rabattre sur les conceptions adorniennes de l’art réussi et de la critique (triple négativité), Albrecht Wellmer propose de dépasser les « points aveugles de la philosophie de la musique d’Adorno » (Wellmer, 2011) – et en particulier l’incommensurabilité de principe entre productions de l’industrie culturelle et œuvres d’avant-garde. Pour ce faire, il s’agit de prendre en compte les aspects sociaux des musiques populaires qui sont constitutifs de ces musiques (au moins du jazz au rap). S’appuyant alors sur un certain nombre de recherches menées du côté des cultural studies, Albrecht Wellmer pointe les possibilités d’une « affirmation subversive d’un Nous aspirant à vivre autrement que sous l’emprise des impositions raciales et exigeant une reconnaissance dans son expression esthétique propre » (Wellmer, 2011, p. 62). Il nous semble qu’à cet égard, Albrecht Wellmer a tendance à surestimer le potentiel critique de ces formes musicales sociales, car les cas étudiés, quelles que soient en effet les perturbations esthétiques, culturelles et sociales qu’elles initient, semblent bien plus favoriser l’identité des membres, la reproduction du même, que l’ouverture de champs d’expériences nouveaux, en tension, qui pourraient être des appuis pour des critiques libératrices de l’intérieur vers les autres (l’idéal adornien assumé par Albrecht Wellmer). Du moins, on ne peut penser ce potentiel en tablant uniquement sur une analyse interne des cultures esthétiques concernées. Car encore faut-il saisir sous quelles formes elles articulent l’expérience sensible avec les autres expériences.

Pistes d’investigation

Il ne s’agit pas ici de prétendre résoudre simplement les problèmes évoqués précédemment, mais plutôt d’ouvrir quelques pistes à partir d’enquêtes menées sur d’autres terrains.

Dans des travaux en cours sur les formes usuelles du commerce musical à l’ère de la convergence culturelle et numérique, sur les formes musicales actuelles ou sur les villes créatives, nous avons analysé un certain nombre de nouveaux dispositifs de médiation (et d’intermédiation) de la musique(3) ; des dispositifs suffisamment prépondérants, voire standardisés à l’instar des systèmes de recommandation, pour saisir les transformations actuelles ; des dispositifs, enfin, qui nous semblent cristalliser des tendances relationnelles repérées ailleurs – en particulier dans la généralisation de ce que Bernhard Rieder (Rieder, 2010) a identifié comme applications caractéristiques du web social : des applications qui, à l’instar des fameux réseaux sociaux, font office à la fois d’interface (relient, connectent) et de filtre (isolent de la masse).

Il s’est avéré que si les réflexions d’Axel Honneth pouvaient en effet nous aider à comprendre les enjeux des transformations des industries culturelles comme de l’expérience musicale aujourd’hui, cela nécessitait d’être plus fidèle à l’attitude circonspecte du philosophe allemand. Son approche renouvelée des problématiques de la reconnaissance permet en effet d’éviter deux écueils importants : 1) confondre pouvoir, autorité, domination et asymétrie ; 2) faire un usage aléatoire du concept d’idéologie (comme le font Keith Negus ou David Hesmondhalgh), ce qui inhibe sa puissance heuristique et critique. Dans « La reconnaissance comme idéologie » (Honneth, 2006, p. 245-274), le problème d’Axel Honneth revient à tenter de différencier des formes idéologiques de formes moralement justifiées de reconnaissance. Chez lui comme chez Karl Marx (Marx, 1998 [1844 ], 1962, 1971) et Paul Ricœur (Ricœur, 1997), il y a l’idée d’un écart produit par l’idéologie, qui, du point de vue de la reconnaissance, est « l’écart entre une promesse évaluative et une réalisation matérielle » (Honneth, 2006, p. 264).

De plus, le « double caractère de l’art comme autonomie et fait social », cher à Adorno (Wellmer, 2011), correspond bien à la manière dont Paul Ricœur (Ricœur, 1997) a caractérisé l’utopie comme l’extériorité d’où se donner les moyens de critiquer l’idéologie : si l’idéologie permet de légitimer l’autorité réelle de ceux qui ont le pouvoir, l’utopie consiste à imaginer, inventer, explorer d’autres mondes possibles, d’autres mondes à partir desquels critiquer la réalité du pouvoir.

Les formes de consommation proposées par les industries créatives – en tant qu’elles allient industries culturelles, logiques médiatiques, design technologique, web collaboratif – intègrent des propositions explicites de réappropriation des productions liées à la musique et font la promotion d’usages créatifs de manière intégrée, tout en ne fournissant que des conditions d’appropriation limitées, contraintes et directement orientées vers une promotion interne, par les industries créatives elles-mêmes. La référence à la créativité, la grandeur de l’audience et la croyance dans la réalité et l’intérêt de relations symétriques entre production et réception de la musique, apparaissent alors comme partie prenante d’un écart grandissant entre des promesses de reconnaissance et les conditions pratiques proposées pour la réaliser. Cela signifierait alors aussi que la créativité, notion pour le moins abstraite et malléable, gagnerait en autorité sans pour autant donner de prises tangibles pour être évaluée, mise en cause, critiquée. De plus, le paradigme de la créativité s’étoffe sur un ensemble de convictions partagées et non discutées : les internautes « font le web« , ils sont extrêmement créatifs et permettent une désintermédiation de la musique forcément bonne en soi, les outils du web permettent de se singulariser, etc. Ces convictions, à l’appui desquelles les nouvelles formes usuelles du commerce musical se déploient, présupposent une critique des époques précédentes suffisamment réitérée pour ne pas donner lieu à l’imagination d’un ailleurs, d’une extériorité d’où se donner les moyens d’une créativité autonome et d’une critique de l’idéologie néo-libérale (qu’elles prolongent au contraire sous la forme d’une opposition à toute forme de régulation des échanges). De ce point de vue également, on peut envisager la volonté partagée de rompre avec les formes d’autorité traditionnelle dans les productions médiatiques et culturelles, comme participant paradoxalement à légitimer le pouvoir croissant des industries créatives dans la relation avec les internautes consommateurs.

En résumé, le potentiel idéologique des dispositifs étudiés réside 1) dans la production de la créativité comme forme idéologique de reconnaissance, c’est-à-dire sans possibilité effective de réalisation concrète, 2) dans l’impossibilité d’une extériorité, d’un ailleurs imaginable, d’où inventer d’autres modes relationnels et à partir duquel critiquer les formes standards massivement développées. Il s’agit bien d’un potentiel idéologique, au même titre que les œuvres musicales réussies, critiques, restent potentielles. En effet, quelles que soient les tendances repérées dans nos recherches actuelles, l’expérience musicale reste difficile à réifier, le rapport purement fétichiste à la musique annoncé par Theodor W. Adorno (Adorno, 2001, [ 1938 ] ) n’est toujours pas advenu, pas plus d’ailleurs que l’expérience de la musique atonale n’a permis de critique sociale. Si le commerce de la musique peut participer de formes idéologiques de reconnaissance, il ne soumet jamais les consommateurs de musique ni à une domination ni à une aliénation directement efficaces : ces derniers peuvent tout à fait s’y soustraire par une attention très oblique et leur rapport à la musique est encore suffisamment pluriel pour créer des points de fuite. De ce point de vue, c’est proprement sans commune mesure avec ce que l’on observe dans le monde du travail ou de l’éducation, institutions centrales et obligées de notre socialisation.

Notes

(1) Pour une approche critique de ce nouveau paradigme subsumant celui des industries culturelles, voir les travaux menés dans le cadre de l’ANR « Culture et Création » dirigé par Philippe Bouquillion, ainsi que dans le cadre de l’Observatoire des Mutations des Industries Culturelles à la MSH Paris-Nord : http://www.observatoire-omic.org/.

(2) En particulier celle développée par les chercheurs du QUT, Brisbane, Australie.

(3) Les systèmes de recommandation sur les sites de vente et d’échange de musique ; les sites de promotion des productions des stars de la pop (Debruyne, 2009) ; le « phénomène » Lady Gaga par le biais de ses productions associées à Google ; des applications pour téléphone qui associent les acteurs des industries créatives, stars de la pop et qui s’appuient sur les modalités d’échange et de publication du web.

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Auteurs

Emilie Da Lage

.: Emilie Da Lage est maîtresse de conférences à l’Université de Lille 3, membre du laboratoire GERIICO et de l’Observatoire des Mutations des Industries Culturelles – MSH Paris Nord. Après une thèse consacrée à la production de l’authenticité musicale par les labels et les festivals de musiques du monde, elle a consacré ses recherches à explorer le lien entre culture et identité, en s’intéressant aux pratiques culturelles amateurs et au rôle des industries culturelles. Elle a également travaillé sur les manières d’habiter et de dire la ville par les habitants. Elle est par ailleurs membre du comité de rédaction de la revue espacestemps.net.

François Debruyne

François Debruyne est maître de conférences à l’Université Lille 3, membre du laboratoire GERIICO et associé à l’Observatoire des Mutations des Industries Culturelles – MSH Paris Nord. Ses travaux concernent l’expérience musicale et l’expérience publique, le commerce de la musique, les cultures populaires, les mutations des industries musicales et médiatiques.