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À propos d’une trajectoire intellectuelle : éléments d’une auto-analyse. Un emboîtement de phases et d’influences ainsi que de convictions progressivement forgées

9 Avr, 2013

Résumé

A l’initiative des organisateurs du colloque tenu à la MSH Paris Nord de Saint-Denis de février 2011, l’auteur qui prend part depuis près de 40 ans à des travaux relevant des sciences de l’information et de la communication, après avoir conduit des recherches sur l’action culturelle, s’est efforcé de retracer sa trajectoire, autant personnelle qu’intellectuelle, et ce afin de donner à ceux qui l’ont lu ou le lisent aujourd’hui des éléments de compréhension. La démarche suivie relève avant tout d’une socio-analyse mais sans que soit vraiment garantie la nécessaire distanciation exigée du chercheur dans cette approche. En tout cas, les éléments biographiques évoqués ne visent aucunement à une interprétation d’ordre psychologique. A l’issue cet exercice inconfortable, inquiétant même, il montre que cette trajectoire peut se comprendre comme un emboîtement de huit phases et influences successives.

Mots clés

Epistémologie de l’information et de la communication – histoire des sciences de l’information et de la communication – interdisciplinarité – recherche critique – trajectoire intellectuelle

In English

Abstract

At the initiative of the organizers of the symposium held in the MSH Paris Nord of Saint-Denis in February 2011, the author who has been involved for almost 40 years in works about information and communication sciences, after having conducted research on cultural action, has tried to trace his trajectory, both personal and intellectual, and to give to those who have read or read today his research, some elements of understanding. The approach is primarily a socio-analysis approach but without being able to guarantee the necessary distance of the researcher in this approach. In any case, the biographical elements mentioned are not intended to give a psychological interpretation. After this uncomfortable exercise, he shows that this trajectory can be understood as an interweaving of eight successive phases and influences.

Keywords

Critical research, epistemology of information and communication, history of information and communication science, intellectual trajectory, interdisciplinarity

En Español

Resumen

Por iniciativa de los organizadores del simposio a la MSH Paris Nord de Saint-Denis, en febrero de 2011, el autor que participó en casi 40 años de trabajo en ciencias de la información y la comunicación, después de la realización de investigaciones sobre la acción cultural, ha tratado de trazar su trayectoria, tanto personal como intelectual, para dar a los que lo han leído o que lo leen hoy elementos de comprensión. El enfoque es principalmente un socio-análisis sin que uno pueda garantizar el distanciamiento necesario del investigador en este enfoque. Después de este ejercicio incómodo, el autor muestra que su trayectoria puede ser entendida como un entretejiendo de ocho fases sucesivas e influencias.

Palabras clave

Epistemología de la información y de la comunicación, historia de la ciencia de la información y de la comunicación, interdisciplinaridad, investigaciónes críticas, trayectoria intelectual

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Miège Bernard, « À propos d’une trajectoire intellectuelle : éléments d’une auto-analyse. Un emboîtement de phases et d’influences ainsi que de convictions progressivement forgées », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°14/3A, , p.33 à 42, consulté le mercredi 24 avril 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2013/supplement-a/03-a-propos-dune-trajectoire-intellectuelle-elements-dune-auto-analyse-un-emboitement-de-phases-et-dinfluences-ainsi-que-de-convictions-progressivement-forgees/

Introduction

Dans cette contribution, mon but est de mettre l’accent sur les éléments marquants de ma trajectoire intellectuelle en ce qu’ils peuvent intéresser ceux qui, lecteurs de mes travaux, souhaiteraient mieux savoir ce qui a pu les fonder, et ce que sont les bases théoriques des propositions que j’ai pu avancer en un peu plus de quarante-cinq ans de production intellectuelle. Ainsi, avec toute la distance possible et le souci de l’objectivation, je m’en tiendrai à une évocation minimale d’éléments biographiques, car je ne prétends nullement retracer ma trajectoire personnelle, à commencer par ma trajectoire universitaire ; ce serait une entreprise qui excéderait mes possibilités et mes intentions actuelles, et qui irait au-delà de ma détermination.

Certes, par bien des aspects, l’élucidation de ma trajectoire intellectuelle ne peut faire abstraction d’éléments biographiques, et je ferai part de ceux qui permettent de mieux comprendre ce en quoi consiste ma trajectoire intellectuelle, mais ce ne seront que des éléments ; et s’ils se rattachent sans conteste à quelque chose comme une socioanalyse personnelle, ce ne seront que des bribes, ou des éléments bien incomplets.

Il me faut reconnaître que je n’avais pas envisagé d’entreprendre une telle opération, me plaçant toujours dans l’action, fût-elle scientifique, et ayant été de tout temps plus agi par les événements et les demandes ou les sollicitations que mû par un programme bien réfléchi, quelque soient les représentations que je donne de mon activité ; et s’il est vrai que je n’ai vraisemblablement jamais laissé longtemps le temps s’écouler dans des directions que je ne contrôlais pas ou guère et qui m’échappaient, les tournants et les inflexions de ma trajectoire ont été largement aléatoires, voire accidentels. Et même, pour engager la réalisation de cette trajectoire, pour commencer dans la voie de cette élucidation, il a fallu une incitation, celle de notre colloque sur les recherches critiques en communication. Ce sera donc une première tentative.

Il m’apparaît que ma trajectoire intellectuelle peut se comprendre comme un emboîtement de huit phases et influences successives ; je précise, si ces phases se succèdent à peu près chronologiquement, elles s’emboîtent, les premières ne manquant pas de rester actives, de continuer à m’influencer quasi quotidiennement. Car tout au long de ces années de production intellectuelle, c’est un certain nombre de convictions fortes (pour certains, ce seront autant d’idées fixes) que je me suis forgées.

Une sensibilité active pour le social tôt acquise

Il ne m’est pas difficile de trouver 2 origines à cet intérêt pour les questions de société.

D’abord, l’influence familiale et scolaire a été déterminante. Si j’ai été le premier de ma famille à passer le baccalauréat de l’enseignement secondaire, c’est certainement grâce à la résolution de ma mère (qui avait souffert de devoir arrêter ses études en 1 ère) et le volontarisme de mon père, grâce aussi au soutien de mon grand-père maternel (magasinier puis « fruitier », mais 1 er de son canton au certificat d’études primaires), qui m’a fait lire très tôt la presse régionale et suivre les événements. Dans le même temps, j’ai effectué toute ma scolarité d’écolier, de collégien et de lycéen à l’école publique, précisément au lycée proche du domicile familial, le Lycée Berthollet à Annecy. Et faire référence à l’enseignement public dans la Savoie post-Seconde Guerre Mondiale, ce n’est pas une litote. J’ai été formé par quelques enseignants d’histoire, de lettres et de philo, dont je garde le souvenir vivace, et qui sont à l’origine de mon orientation universitaire, une orientation in extremis, à l’aube de la rentrée universitaire, de préférence à des études médicales envisagées antérieurement. C’est ainsi que je me retrouve à l’automne 1959 – en pleine Guerre d’Algérie – à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, découvrant un milieu social qui m’était totalement étranger.

Ensuite la religion catholique (omniprésente alors dans ma région), ou plutôt l’action catholique. Le paradoxe est que ma famille, en tout cas ma famille maternelle avec laquelle je vis, est fort peu pratiquante et même distante vis-à-vis de la religion mais l’Eglise catholique joue un rôle majeur d’ordre socio-éducatif. Je me trouve donc très tôt participant aux activités de la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC), par la médiation d’un aumônier du Lycée où j’étudie, un prêtre résistant, progressiste sur le plan politique et peu directif sur le plan éducatif. Et je suis amené à assumer très tôt des responsabilités locales, puis départementales et enfin nationales (lorsque je vis à Paris) ; ces responsabilités, j’en suis toujours persuadé, n’étaient pas fictives et j’ai ainsi passé des soirées, des week-ends et des vacances, à organiser, animer et prendre en charge des activités autant/plus socio-éducatives et militantes que proprement religieuses. A 21 ans, je suis ainsi devenu le n°2 du mouvement, et même, a été sérieusement envisagée mon accession au secrétariat général ; j’hésite longuement, puis je refuse, pour des raisons autant personnelles que professionnelles auxquelles s’ajouteront rapidement des raisons plus fondamentales : un conflit ouvert avec la hiérarchie catholique qui hâte mon éloignement de la foi religieuse. Ce qui est sûr c’est que j’ai gardé de ces années d’engagement militant et civique (sans doute plus que religieux) comme une appétence pour la vie en société et les responsabilités sociales.

Ce que je ne peux mesurer c’est l’influence des événements rencontrés et leur marque : né pendant la 2 ème Guerre Mondiale, j’ai connu dans ma petite enfance l’occupation italienne (peu contraignante) mais surtout l’occupation allemande entraînant des bombardements en 1944 (ce sont mes plus anciens souvenirs) ; adolescent, j’ai assisté aux manifestations répondant à la répression du soulèvement de Budapest ; et la Guerre d’Algérie, bien vite, a été pour moi une préoccupation quotidienne, politique et personnelle (je faisais partie d’une classe d’âge pour qui un échec à un seul examen conduisait à la suspension du sursis militaire et donc un long séjour sur le théâtre même des opérations). En raison de tout cela, je me trouve avoir vingt ans avant que ne débutent toutes les modernisations : industrielle, éducative, culturelle, médiatique, religieuse, urbanistique et consommatoire, toutes avec des effets concrets, aisément repérables dans le temps court.

La découverte boulimique des sciences humaines et sociales

A l’IEP de Paris (et parallèlement à la Faculté de Droit où je passe une licence avec la mention « économie politique »), j’ai à la fois acquis une réelle formation tout en ressentant en permanence comme un sentiment de malaise et de décalage. Une fois diplômé, je savais cependant ce que je ne voulais pas faire et à quoi les études me destinaient tout naturellement, en raison de mon rang de classement final : devenir un fonctionnaire d’Etat. C’est pourquoi, ayant suivi une dominante économique à l’IEP, je poursuis en 3ème cycle de sciences économiques à la Faculté de Droit tout en commençant des petits boulots qui vont m’orienter vers l’action culturelle (j’y reviendrai ci-après).

La formation de l’IEP m’a apporté une méthodologie de travail (que je ne renie point à partir du moment où je me suis évertué à la « digérer ») et des rencontres éclairantes avec quelques grands universitaires : l’historien René Rémond, le géographe Pierre Georges, l’anthropologue Georges Balandier, le psychologue social Jean Stoetzel, divers politistes, et des conférenciers comme Paul Lazarsfeld, Alfred Sauvy, etc.

Dans le temps où je poursuis ma formation d’économiste en entreprenant une 1 ère Thèse de Doctorat d’Etat (d’abord sous la direction d’André Philip puis sous celle d’Henri Bartoli, autrement dit entre 1963 et 1968), je m’initie, quelque peu fébrilement, aux sciences humaines et sociales (Roland Barthes, Pierre Bourdieu dont j’ai connaissance de la 1 ère version de Les Musées et leur public, Michel Foucault, Marc Bloch, Fernand Braudel, etc.) et je lis assez systématiquement les grands textes du marxisme ainsi bien sûr que la version structuraliste qu’en donnent en cette période Louis Althusser et ses étudiants d’alors. Je suis quelques cours à la Sorbonne et j’utilise à plein mon temps de service militaire pour me former. Habitant à Saint-Germain des Prés, je suis aux premières loges pour les conférences et je suis un visiteur très régulier des librairies et bibliothèques. En réalité ce maelström me permet de combler les insuffisances éprouvées de la formation reçue à Sciences Po même si mon approche est plutôt celle d’un artisan (terme que je revendiquais avant d’avoir rencontré et lu Michel de Certeau).

Une orientation non préméditée vers l’Action Culturelle

A la fois soucieux de ne plus rester à la charge de mes parents (petits commerçants), de préparer une orientation professionnelle et de trouver sinon un sujet du moins un terrain pour une recherche doctorale, je commence par travailler, pour l’Association des Maires de France qui engage un travail comparatif sur les politiques socio-culturelles en Europe ; ma maîtrise (suffisante) de l’allemand a été en l’occurrence déterminante ; avec deux amis, également diplômés de l’IEP, nous formons un trio qui se retrouvera ultérieurement dans des compositions différentes. Cette première activité est suivie de vacations données au Centre d’études sociologiques (CNRS) où je suis, un temps, le collaborateur de Joffre Dumazedier, pionnier de la sociologie du loisir et du développement culturel, et responsable d’une importante association d’éducation populaire ; puis, comme chargé d’études, je trouve une activité permanente, celle-ci donnant lieu à la réalisation d’une importante enquête sur la production culturelle des comités d’entreprise, qui non seulement me fournira matière à une Thèse de Doctorat de sciences économiques (soutenue à la fin de 1968), mais me permet de travailler avec Michel Rocard, responsable du contrat et intéressé par les questions de développement local, et Augustin Girard, qui m’engage au Ministère d’Etat chargé des affaires culturelles dès la fin de mon service militaire et fait de moi son adjoint dans le petit service d’alors qui est devenu aujourd’hui le DEPS. Par bien des côtés cette expérience a été très éclairante pour moi, et j’ai pris part, de près, aux travaux déjà engagés sur la prospective culturelle, mais surtout à ceux alors à l’état naissant sur les statistiques de la culture, sur les pratiques culturelles, sur les indicateurs culturels et les comptes dits « satellites », ainsi que sur les différentes composantes de l’action culturelle (après mai 1968 je participe aux débats sur la démocratisation culturelle où je rencontre, entre autres, Jean Caune). J’administre à la fois des contrats d’études et je poursuis mes propres recherches (dont le livre collectif sur L’Appareil d’action culturelle est issu). Et surtout, je suis amené à rencontrer beaucoup d’acteurs, administratifs, artistes ou chercheurs : l’expérience est inoubliable, et sans doute aujourd’hui guère imaginable, surtout au sein d’un Ministère qui s’est fortement hiérarchisé et bureaucratisé. Mais je savais qu’elle prendrait fin car je ne tenais pas à m’enraciner dans l’administration centrale. Je quittai le Ministère des affaires culturelles avec d’autant moins de regrets qu’un Ministre franchement réactionnaire venait d’arriver rue de Valois et avait fait savoir dès son entrée en fonction qu’il entendait mettre au pas les directeurs d’équipements culturels venus lui « tendre la sébile ».

Quand je rejoins l’Université de Grenoble 3, c’est pour continuer sur le même terrain et avec l’intention de remplacer le temps consacré à des tâches administratives par du temps consacré à la formation. Mais j’ai déjà commencé des travaux sur les industries culturelles qui prendront progressivement de plus en plus d’importance dans mes préoccupations et mes recherches.

Un engagement politique plus ou moins prenant

De 1963 à 1973, avant d’entrer à l’Université, j’ai donc fait le choix d’une activité professionnelle orientée sur la connaissance, et donc la production de travaux de recherche ou d’études relevant des sciences humaines et sociales. Et en quelque sorte, je suis animé par la volonté d’intervenir dans les débats publics par le biais de recherches répondant à des méthodologies validées du point de vue scientifique. Cette orientation ne m’a jamais quittée ; même si on peut la trouver idéaliste, je ne m’en cache pas.

De même, je ne peux dissimuler que mes travaux sont, d’une manière difficilement évaluable (par moi en tout cas), marqués par un engagement politique qui fut particulièrement actif surtout de 1968 à 1973 (je travaillais dans une administration centrale pendant une partie de la journée, et je militais et même assumais des responsabilités politiques pendant les soirées et les week-ends), et beaucoup moins dans les années suivantes (régulièrement jusqu’au tout début des années quatre-vingt, et beaucoup moins régulièrement par la suite jusqu’à aujourd’hui). Sur le marxisme et ses variables traductions ou transpositions politiques, je n’ai rien de plus à dire que d’autres qui se sont efforcés d’en dresser le bilan ; autour et après mai 1968, j’ai, avec d’autres, participé à l’organisation en termes politiques de l’élan révolutionnaire et des mouvements sociaux qui le prolongeaient ; non sans illusions ni erreurs d’appréciation ou précipitations, faciles à percevoir a posteriori, mais avec la volonté de ne pas laisser passer les occasions de favoriser des mutations politiques en profondeur ; ces engagements successifs, je ne les ai pas désavoués, tout en reconnaissant combien ils recelaient d’erreurs stratégiques ; tout simplement je me suis éloigné d’une activité politique militante régulière (à l’exception d’une activité syndicale constante et de mobilisations périodiques, par exemple lors d’élections locales) tout en restant politiquement concerné, et critique vis-à-vis de la social-démocratie. Par contre, devant des chercheurs en information – communication, je peux reconnaître de quoi je suis redevable à cette activité politique militante : la confrontation des idées, la réflexion et l’élaboration collectives, le test des programmes d’action en situation (par exemple dans les mouvements sociaux), l’analyse de classe (au-delà des catégories objectivantes) et l’intérêt pour les enjeux géo-stratégiques.

J’ajouterai que l’on m’a souvent confié des activités de formation ou portant sur les questions internationales (pendant plusieurs années j’ai ainsi été le responsable d’une association « Cinémas des Peuples du Monde »), domaines qui m’éloignaient peu de mon travail d’universitaire.

Un penchant pour la pluridisciplinarité devenant une option résolue pour l’interdisciplinarité

Qu’est-ce qui est à l’origine de mon intérêt récurrent pour un ensemble de disciplines, et de fait pour presque toutes les sciences humaines et sociales, à l’exception des psychologies ? J’ai bien peine à répondre à une telle question comme j’avoue ne pas trop savoir pourquoi, par ailleurs, je me passionne pour des musiques diverses ou plurielles.

Suis-je avant tout économiste ? Si je ne renie pas la formation reçue, parfois au prix d’efforts ingrats, j’avoue avoir toujours éprouvé les limites de l’économie politique (la discipline était ainsi qualifiée lors de mes études), puis de la science économique universitaires. C’est la raison pour laquelle je me suis adressé pour l’encadrement de ma Thèse à des universitaires en marge de l’establishment universitaire. Mais je conserve des réactions d’économiste, non seulement face à des questions qui relèvent assez directement de l’économie (ainsi mes connaissances en économie financière m’ont certainement aidé à comprendre ce qu’étaient les enjeux profonds de la crise financière mondiale de 2008-2009), mais surtout lorsque des publicistes autant que des spécialistes en information – communication font preuve de méconnaissance voire de confusionnisme manifestes face à des interrogations d’ordre économique. Paul Beaud l’avait bien compris lorsqu’il écrivait pour présenter l’un de mes textes sur la problématique des industries culturelles : « Ayant reçu une formation poussée en économie, sanctionnée par un Doctorat d’Etat, avant de rejoindre ce que l’on appelle maintenant les sciences de l’information et de la communication, Bernard Miège était le mieux à même d’apporter un correctif à l’image parfois quelque peu simpliste que les premiers analystes de la production industrielle des biens culturels se faisaient d’un secteur économique plus diversifié qu’ils ne le pensaient, mettant dans un même sac théorique cinéma, livre, disque, presse écrite et télévision. Sociologues de la culture, certes, sociologues du travail moins souvent, économistes plus rarement, ils concevaient bien souvent cet ensemble comme régi par ces mêmes règles dont Edgar Morin avait tenté la synthèse » (Beaud in Beaud, Flichy, Pasquier, Quéré, dir., 1997, p. 33). Il me faut toutefois reconnaître que, tout au long de ma carrière, je n’ai guère été payé en retour par les économistes universitaires ou professionnels, particulièrement en France, y compris lorsque dans les années récentes ils en sont venus à envisager la production des services numériques, immatériels donc, à la compréhension desquels la dite théorie des industries culturelles était une propédeutique.

Suis-je un socio-économiste ? C’est incontestablement ce qui me caractérise le plus précisément, et ce dès mes études universitaires. Et ce trait rejoint et prolonge mon rapport au marxisme. L’historien Eric Hobsbawm écrivait ainsi, pour exprimer ce qu’il devait toujours au marxisme : « C’est en effet une caractéristique essentielle de la pensée historique de Marx que d’être ni “sociologique” ni “économique”, mais les deux simultanément. On ne peut prononcer de divorce entre les rapports sociaux de production et de reproduction (c’est-à-dire l’organisation sociale dans son sens le plus large) et les forces matérielles de production. » (Hobsbawm, 2008, p. 55). Je me reconnais largement dans ce projet, qui reste particulièrement éclairant pour l’étude de l’objet que j’ai choisi, dans lequel sont à l’œuvre des imbrications complexes entre supports et contenus, matériel et immatériel (et idéel), actions sociales et représentations, production de sens et idéologie. Mais mon arrimage socio-économique m’a aussi conduit à adopter une position de retrait critique face aux épistémologies déconstructionnistes et au relativisme post-moderniste, ainsi que face aux cultural studies (mais pas de toutes les études culturelles). Pour toutes ces raisons, je considère toujours que la pensée de Marx (et l’approche, j’oserai dire les éléments de méthode, qu’il a proposé pour les sociétés modernes) sont d’un apport appréciable, mais à condition de les mettre à l’œuvre, et à l’épreuve. Suis-je marxien ? ou marxiste « théorique » ? ou marxiste intellectuel ? Même si j’ai du mal à choisir un qualificatif, il ne fait pas de doute que c’est ce qui me qualifie pour partie, d’autant qu’est guère dissociable de la pensée de Marx le projet d’émancipation sociale, avec il est vrai une composante utopique (mais sous réserve de ne pas confondre ce projet avec les tentatives avortées visant à le réaliser). Cependant, comme cela apparaît dans cette trajectoire, je ne saurai être caractérisé seulement ainsi, car j’endosse aussi d’autres influences et d’autres questionnements.

Comme je l’indiquerai ci-après, mon rattachement aux sciences de l’information et de la communication (dès 1975, mais c’était guère prévisible peu avant lorsque j’ai rejoint l’Université), m’a conduit très vite à abandonner le positionnement commode de la pluri-disciplinarité (qui demeure une option encore largement retenue mais finalement guère fondée) pour une interdisciplinarité assumée et méthodologiquement appuyée sur des recherches susceptibles d’être validées. Mais il m’a permis de m’ouvrir à d’autres disciplines, et particulièrement à la sémiologie, spécialement maintenant dans sa version sémio- pragmatique, que dans la situation de précarité des premières formations auxquelles j’ai pris part, j’ai été même été dans l’obligation d’enseigner (en licence). Plus sérieusement, c’est surtout en recherche et en formation à la recherche, que l’articulation entre sciences sociales et sémiologie s’est révélée la plus productive ; elle est toujours riche de potentialités.

Est-ce donc que je me rattache pour l’essentiel à l’économie politique critique de la communication ? Assurément, c’est du reste ainsi que je suis quelque peu connu voire reconnu, moins dans mon pays qu’en dehors ; c’est ainsi que je me reconnais, mais selon une approche qui ne se réduit pas à l’analyse de la domination financière et qui est désormais renouvelée et repensée dans la perspective tracée par des auteurs comme Vincent Mosco. Mieux vaut spécifier la dimension critique de cette économie politique, pour éviter toute confusion avec les versions classiques et néo-classiques, dans le domaine de la communication comme de la culture d’ailleurs.

Une ouverture assumée à l’international

Bien avant que cela n’entre dans les obligations des universitaires et dans les stratégies ostensibles des universités, je me suis retrouvé participer à des séminaires, à des colloques et même à des recherches coordonnées, au-delà de ma région et des frontières nationales. Cette participation directe, en face à face, appuyée sur les lectures de textes alors peu accessibles, était-il est vrai le seul moyen de sortir de sa province, ce qui à mon grand étonnement reste un travers que n’évitent pas aujourd’hui nombre d’universitaires.

J’y ai trouvé rapidement de l’intérêt ainsi que quelques solides amitiés. De ces confrontations et échanges, j’ai certainement beaucoup retiré. Et, ainsi, j’ai certainement été payé en retour des efforts que je consentais à chaque fois pour me sortir de chez moi.

Au-delà, je me suis efforcé de cibler mes déplacements (avant tout en direction de pays africains et latino-américains), refusant autant que possible de devenir un « donneur de cours » transnational ; et, entre autres activités, je me suis investi dans des actions de coopération de niveau doctoral, par le biais d’une Summerschool européenne (dont j’ai organisé les cinq premières rencontres) et dans le cadre de la Chaire Unesco en communication internationale (que j’ai créée puis animée pendant deux mandats, de 1997 à 2005).

Cette ouverture, toutefois, ne se limite pas aux déplacements. Je me suis efforcé de faire en sorte que mes travaux eux-mêmes se déplacent, et soient épurés des trop évidentes spécificités de leur ancrage national. Ai-je réussi dans cette entreprise ? Partiellement seulement, mais il me faut avouer que j’ai été beaucoup aidé par les questionnements incessants et les contributions de mes nombreux étudiants étrangers, en master et en doctorat. En la matière ils ont été mon « moteur ».

Une attention aux exigences de l’activité universitaire

Mon entrée à l’Université fut tardive, et elle s’effectua dans des conditions difficiles, précaires même pendant une période difficile de ma vie privée. Puis, pendant près de quinze années, les écueils, les chausse-trappes et les oppositions de toutes sortes s’accumulèrent et commencèrent à s’estomper seulement à la fin des années quatre-vingt, tout en réapparaissant au début de ce siècle, différemment mais de pénible manière. Mais les membres de la petite équipe de départ que j’animais, savaient tous plus ou moins à quoi s’attendre et pour la plupart accordaient à la recherche et la production de connaissances une place éminente. Pour ma part, je savais qu’une activité académique ne se justifiait que si elle permettait de poursuivre le travail que j’avais déjà engagé ; et je me suis bien vite rendu compte que la légitimation des nouvelles filières de formation comme des SIC impliquait en priorité une reconnaissance scientifique, et donc un effort particulier sur ce terrain. Il s’agissait de se saisir des avantages que pouvait procurer l’émergence d’une nouvelle discipline, qui, elle-aussi, devait faire ses preuves. D’où la prise en compte conséquente et réfléchie de ce qui pouvait apparaître à certains comme des contraintes : les enquêtes et recherches de terrain ; les publications ; les communications ; la participation aux (rares) colloques et à la vie de la société scientifique, la Sfsic ; l’encadrement hors obligation statutaire des premiers doctorants ; la réponse aux appels d’offres et les contacts, progressivement, avec les instances scientifiques ; et rapidement les échanges avec les collègues étrangers. Mais de cet ensemble d’éléments, le principal, celui pour lequel je n’ai cessé de consentir des efforts (jusqu’à aujourd’hui !) même lorsque j’assumais par ailleurs de lourdes responsabilités administratives, c’est l’organisation du travail commun au sein d’une équipe de recherche, puis d’un laboratoire, avec des règles de fonctionnement qui se sont précisées au fil des années mais qui a été et demeure ma constante préoccupation; la nécessité de l’organisation de la recherche est restée chez moi comme une conviction forte, que j’avais l’intention de mettre en œuvre avant même mon entrée dans l’Université.

De mon activité professionnelle antérieure, je retirais quelques avantages qui se sont révélés des atouts : la nécessité d’organiser la recherche et l’importance du travail collectif en sciences sociales (à quoi on préférait généralement les contributions individuelles) ; les relations nouées avec les instances administratives et scientifiques ; et l’accent mis sur la diffusion et la valorisation des travaux (surtout par des ouvrages conçus pour …être lus autant par les collègues et les étudiants que les professionnels). Mais il me fallut également m’adapter aux normes spécifiquement universitaires : la production d’articles relativement « typés » ; les évaluations par les pairs ; les échecs nettement plus nombreux que les réussites dans les appels d’offres ; et la gestion d’un temps contraint pour la recherche à partir du moment où les tâches pédagogiques et administratives tendent à prendre le dessus.

Cette détermination pour l’organisation de la recherche est conjointe d’une autre préoccupation, tout aussi présente dans mes activités (et qui perdure également), celle visant à l’édification des SIC ; je me suis fréquemment expliqué à ce sujet, non sans provoquer l’agacement de certains. Mais je suis tout aussi agacé de la faible compréhension des enjeux par certains représentants des nouvelles générations d’universitaires, soucieux surtout d’affirmer l’autonomie de micro-spécialités.

Plus généralement, on a voulu voir dans cette propension à l’organisation, intellectuelle et matérielle de la recherche en Information – Communication, comme l’indice d’une volonté de « faire école », soit pour me le reprocher, soit pour m’y inciter. Je ne saurais trancher sur ce point car on touche là aux limites manifestes d’une auto-analyse ; mais il m’apparaît que, sans être insensible à la vision du rayonnement (relatif) de tous ceux que j’ai contribué à former, je reste mû par l’avancée de mes propres travaux, dont je crois bien mesurer les incomplétudes.

Et la quête d’une épistémologie générale à moyenne portée

Ce n’est pas par hasard si cette phase apparaît en dernier. Je n’étais certainement pas préparé à lui accorder de l’importance, sans doute parce que j’ai pendant longtemps été sensible aux épistémologies générales et aux grands récits, desquels, consciemment ou non, je faisais découler mes travaux sur un domaine de la connaissance bien délimité. Mais comme je l’ai déjà signalé, j’avais déjà éprouvé fortement, le décalage voire les contradictions entre ces perspectives générales (surplombantes en réalité) et mes enquêtes sectorielles (ce fut exemplaire pour la réalisation de L’appareil d’action culturelle). Par prudence ou par pusillanimité, j’ai ainsi pendant longtemps refusé de trop m’interroger sur l’information et la communication, domaine transversal nouveau qui s’offrait à moi sans que je l’ai vraiment prévu. Les travaux se sont donc succédés et ce n’est que tardivement que je les ai classés autour de quatre axes structurants et inter-reliés :

  • l’industrialisation de la culture et de l’information ;
  • l’ancrage (ou l’enracinement) des Tic dans les sociétés et les organisations ;
  • les mutations de l’espace public ;
  • et la proposition d’une épistémologie de l’information – communication.

A vrai dire, c’est en 1988, que j’ai commencé à me poser sérieusement la question. D’abord lors de l’écriture de ce qui allait devenir le tome 1 de « La société conquise par la communication ». Ensuite lors d’un Colloque qui s’est tenu à Cerisy-la-Salle, où je me suis confronté avec, et même affronté à, quelques auteurs majeurs ; c’est la première fois que j’ai mise en avant la perspective de « problématiques transversales et partielles » avec un début d’argumentation. Au cours des années quatre-vingt-dix, je me suis positionné par rapport à la pensée de Jürgen Habermas sur l’espace public, ou plutôt sur les espaces publics. Et progressivement j’en suis venu à proposer, autour de différentes logiques sociales de la communication, ces mouvements structurants/structurés autour desquels s’enroulent les actions (et stratégies) des diverses catégories d’acteurs sociaux. La critique de l’école française de sociologie des usages, dont j’avais suivi de près les productions, a complété mon approche, approche que j’ai exposée dans l’ouvrage L’Information – Communication (2004) et dans divers textes postérieurs.

Pendant toute cette phase je me suis intéressé aux articles et ouvrages qui entendaient avancer sur ce même objet, leur répondant le plus souvent par des recensions critiques dans des revues.

 

Deux observations me permettront de conclure cette communication, première version d’une mise à jour de ma trajectoire intellectuelle, sans considérer celle-ci comme achevée.

D’abord je réitère mon retrait et même mon opposition face à ce qui pourrait se définir comme une pensée critique de la communication (et donc ma critique face aux essais d’élaboration de celle-ci), et mon choix résolu pour une démarche faite d’exigences critiques ; sur ce point je n’ai finalement rien à retirer de ce que nous avions proposé Pierre Mœglin et moi, dès 1990, sauf à actualiser et préciser certaines de ces exigences (ce que nous avons entrepris) : enrichissement permanent des problématiques, interrogation systématique des idées reçues, progression de l’élaboration théorique, relations avec les professionnels, les citoyens et les mouvements sociaux ainsi que les décideurs. Nous écrivions alors : « Paradoxe de ces travaux [se réclamant d’une pensée critique, B.M.] : plus les constats qui y sont présentés sont radicaux et véhéments, plus grande est l’impression qu’ils donnent parallèlement d’une évolution irréversible et fatale. Voici qu’à travers la thématique de l’universel “arraisonnement” médiatique, une partie importante de la pensée critique, en France et ailleurs, en revient aujourd’hui à la conscience tragique et crépusculaire héritée notamment de l’heideggerianisme : le problème serait celui de la survie d’une pensée critique individuelle soumise aux menaces de la manipulation et de la répression. Ce retour en arrière traduit évidemment un retournement complet par rapport à la tradition émancipatrice et militante des Lumières. Il ne saurait cependant s’effectuer sans qu’au passage aient été occultés les indices d’une situation sans doute autrement plus complexe. Il y a moins linéarité et univocité dans les processus d’industrialisation de la communication et d’informatisation de la société que coexistence problématique entre logiques diverses qui se concurrencent, se chevauchent ou se complètent, ménageant, de par leur hétérogénéité même, des plages d’incertitude et certaines possibilités de contrôle social, de choix, et donc d’intervention » (repris in Miège, 2004, p. 181-182).

A cet égard, le travail engagé récemment, collectivement et individuellement, à propos des industries créatives, en donne une bonne illustration.

S’agissant de l’élaboration théorique, je confirme qu’elle est orientée vers l’élucidation de logiques sociales de la communication (dont j’ai tenté de montrer en 2004 qu’elle devait être tenue pour une méthode heuristique, Miège, op. cité, 2004, pp. 123-132), et vers la question des normes d’action communicationnelle (Miège, op. cité, 2004, pp. 155-158). La plupart de mes travaux récents peuvent être interprétés selon ces deux perspectives, qu’ils portent sur l’ancrage social des Tic, sur l’espace public contemporain ou sur les mutations des industries culturelles et informationnelles. D’une certaine façon, c’est l’aboutissement des différentes phases de ma trajectoire, mais pas, du moins c’est ainsi que je l’envisage, leur achèvement.

Références bibliographiques

Beaud, Paul, Flichy, Patrice, Pasquier, Dominique et Quéré, Louis, Sociologie de la communication, Paris : Réseaux/CNET, 1997.

Hobsbawm, Eric, Marx L’histoire – textes inédits, Paris, Demopolis, 2008.
Miège, Bernard, L’information – Communication, objet de connaissance, Bruxelles / Paris, de Boeck / INA, 2004.

Auteur

Bernard Miège

.: Univ. Grenoble Alpes, [Gresec, EA 608], F- 38040, Grenoble.
Bernard Miège est depuis novembre 2005 Professeur émérite de sciences de l’Information – Communication à l’Université Stendhal, Grenoble, où il a été nommé en 1973, après avoir exercé comme chercheur contractuel, notamment au Ministère d’Etat chargé des affaires culturelles. Ayant assumé diverses responsabilités pédagogiques (dans les 3 cycles), scientifiques (co-fondateur et directeur pendant près de 25 ans du Gresec), propres à la discipline (président de la Sfsic; co-président de la 71ème section du CNU) et politico-administratives (président d’université), il est l’auteur de 17 ouvrages, dont plusieurs ont été traduits dans diverses langues, ainsi que de nombreux articles; il travaille dans les domaines suivants: 1° l’industrialisation de la culture, de l’information et des communications; 2° les mutations de l’espace public; 3° l’ancrage dans les sociétés des Tic; et 4° l’épistémologie de l’information – communication.
Sa situation de Professeur émérite lui permet de poursuivre au sein du Gresec ses travaux de recherche, et des actions de coopération scientifique internationale.
Il a été directeur éditorial de Les Enjeux de l’Information et de la Communication de 2000 à 2012.
La liste de ses travaux (au cours des quinze dernières années) est consultable sur le site du GRESEC: http://gresec.u-grenoble3.fr/version-francaise/membres/enseignants-chercheurs/miege-bernard-21886.kjsp?RH=U3GREFR_ENS.