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Le désir d’histoire. Un itinéraire intellectuel

9 Avr, 2013

Résumé

Comment et pourquoi glisse-t-on de la démographie à l’étude des médias ? De la focalisation sur les structures et discours médiatiques à l’action politique en vue d’essayer de les changer ? Du culte du présent à la genèse des processus de communication et culture ? Du national au transfrontières ? Ce sont-là des questions auxquelles tente de répondre ce texte qui retrace en les contextualisant les différentes phases du parcours intellectuel de l’auteur en prise avec les problèmes de son temps. Un parcours qui s’étend sur un demi-siècle. De la sociologie à visée opérationnelle de la « communication internationale » née aux Etats-Unis dans le sillage de la guerre froide aux débats sur ladite « globalisation culturelle » en temps d’ultralibéralisme, ce témoignage, qui entremêle expériences personnelles et collectives, met en lumière les difficultés à penser et à construire un champ d’études critique sur la dimension transnationale.

Mots clés

Asymétrie – Communication-monde – Crise – Diffusionisme – Géopolitique – Globalisation culturelle – Hégémonie – Médiations.

In English

Keywords

Asymmetry – World-Communication – Crisis – Diffusionism – Geopolitics – Cultural Globalization – Hegemony – Mediations.

En Español

Palabras clave

Asimetria – Comunicación-mundo – Crisis – Difusionismo – Geopolítica – Globalización cultural – Hegemonía – Mediaciones.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Mattelart Armand, « Le désir d’histoire. Un itinéraire intellectuel », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°14/3A, , p.17 à 31, consulté le samedi 21 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2013/supplement-a/02-le-desir-dhistoire-un-itineraire-intellectuel/

Introduction

S’il y a un fil rouge dans mon parcours intellectuel, c’est bien l’international. Avant même d’en explorer la spécificité dans le domaine de la communication et de la culture, j’en ai fait l’apprentissage en tant que démographe, engagé en septembre 1962 par l’Ecole de sociologie, nouvellement fondée, de l’Université catholique du Chili. Le thème de l’explosion démographique et des politiques de birth control, aussi appelé par les experts population control, focalisait alors l’attention des stratèges du développement. Il ne m’a pas fallu longtemps pour constater deux choses. C’est là que j’ai vu que l’enseignement pluridisciplinaire que j’avais suivi dans les deux dernières années à l’Institut de démographie de la Faculté de droit de l’Université de Paris (IDUP) m’avait bien armé pour me positionner face aux dérives malthusiennes. J’ai découvert les schémas géopolitiques sous-jacents à la confrontation Nord/Sud telle qu’elle s’exprimait dans les grandes instances internationales autour de ce qui se formulait alors comme le dilemme croissance économique/croissance de la population. J’ai également constaté les effets de réalité de la théorie du développement/modernisation. Les stratégies de diffusion des méthodes contraceptives à l’adresse des femmes des classes populaires ne faisaient que décliner les techniques marchandes de la vente et de la création de la demande. Pour cette conception-là du moderne, pas de salut hors de l’occidentalisation des sociétés et des catégories sociales à la traîne. Pas de salut sans négation de l’histoire de l’Autre et de son identité.

Mes controverses, sur le terrain, avec les experts démographes des universités ou agences de coopération des Etats-Unis ont eu au moins ceci de positif qu’ils m’ont amené à approfondir ma connaissance des classiques de la sociologie diffusionniste. J’ai même été aux premières loges. Car en même temps que moi s’est intégré à l’école de sociologie, un enseignant de l’Université de Californie, pionnier de la sociologie des médias aux Etats-Unis (Wright, 1959). A rebours de cette approche culturellement et socialement hors sol, j’ai entrepris avec Michèle Mattelart deux recherches. Une de caractère historique, sur la question démographique en Amérique latine (Mattelart et Mattelart, 1964). C’est donc à travers l’international que m’est venu le désir d’histoire. L’autre, ethnographique, sur la situation des femmes des classes populaires, dans les zones urbaines et rurales du Chili. Cette étude exploratoire comportait entre autres un volant sur l’usage que ces femmes faisaient des médias (Mattelart et Mattelart, 1968). Toutefois, mon passage de la sociologie de la population à l’étude des moyens de communication de masse n’adviendra vraiment qu’en 1967. En tout, ma carrière de démographe aura donc duré cinq ans. Des années bien remplies. Car avec mon équipe de jeunes assistants du Centre de recherches sociologiques de l’université, je me suis attelé à la construction de la cartographie sociale des régions, d’abord, et de toutes les communes du pays, ensuite, à partir des données du recensement et d’autres statistiques officielles sur l’habitat, l’occupation ou l’éducation (Mattelart et Garretón, 1965 ; Mattelart, 1965).

La communication, cela sert d’abord à faire la guerre

Quel était donc l’état des savoirs sur la relation entre l’international et la communication dans les décennies 1950 et 1960 ? Ce n’est qu’à l’hiver 1952-53 que s’institutionnalise aux Etats-Unis à l’initiative de Paul Lazarsfeld un champ spécifique sur la « communication internationale » dans le cadre des études de l’opinion publique (Lazarsfeld, 1953). La guerre de Corée (juillet 1950-juillet 1953) touche alors à sa fin. Le contexte est à la demande d’études administratives, conditionnée par les besoins engendrés par la guerre froide. De là, hors la recherche liée directement au développement et aux plans d’assistance à laquelle j’ai fait allusion, le poids de la recherche à visée opérationnelle sur la propagande, la guerre psychologique et les radios gouvernementales. S’y investissent de nombreux chercheurs qui durant la seconde guerre mondiale ont été mobilisés dans l’Office of Strategic Services (OSS), en charge du renseignement et de l’information. Versant diplomatique, se peaufine la doctrine du free flow of information, calquée sur le principe du libre-échange, leitmotiv de la stratégie du département d’État à l’Unesco dès 1946. Enfin, côté lutte antisubversive, plus spécialement sous l’Administration Kennedy à partir des années soixante et l’apparition des foyers de guérillas, il y a les études sur les conditions culturelles, économiques et politiques du « comportement insurrectionnel » et les stratégies de communication pour y faire face. La trajectoire d’un chercheur comme Ithiel de Sola Pool, du MIT, est de ce point de vue emblématique : militant du free flow (et plus tard, de la dérégulation à tous crins) en même temps que garant du lien entre la recherche universitaire et les besoins de la défense et de la sécurité nationale. Entre 1965 et 1969, il est membre du Defense Science Board chargé de superviser et d’évaluer la recherche commanditée par le Pentagone. Il est personnellement engagé dans l’élaboration de modèles de simulation en vue de prévenir les situations de contre-insurrection. Une équation stratégique domine alors la politique d’assistance et de coopération des Etats-Unis : le triangle Communication-Développement-Sécurité. De là, la croyance univoque dans la capacité des forces armées à assurer le leadership de la modernisation et de la construction de la nation (Nation Building). On sait à quoi cette croyance a abouti ! Les centres d’intérêt de Daniel Lerner, pionnier de la théorie de la modernisation comme processus de westernization, expriment bien ce triangle. Ses projets portent, à la fin des années 1940, sur son expérience, en matière de guerre psychologique, d’ancien officier de l’OSS détaché sur le front européen (Lerner, 1949). Dans la décennie suivante, c’est sur l’impact des radios gouvernementales internationales dans plusieurs pays du Moyen-Orient, zone déjà géostratégique dans la Guerre froide (Lerner. 1958). C’est également sur la contribution des militaires turcs au développement (Lerner et Richardson, 1960). Quant à Wilbur Schramm qui a analysé la propagande de l’ennemi au cours de la deuxième guerre mondiale, de concert avec l’équipe de Lazarsfeld, puis lors de la guerre de Corée, il est devenu, au temps où les planificateurs sociaux de l’Unesco privilégiaient le paradigme de la modernisation, un des experts les plus en vue de l’institution prodiguant ses conseils sur le rôle de l’information dans les pays en voie de développement (Riley et Schramm, 1951 ; Schramm, 1965). C’est à contre-pied de cette tradition de recherches que va se construire à partir des années 1960 une autre vision des rapports internationaux dans le domaine de la culture et de la communication.

Ce qui déclenche mon changement de discipline, c’est le « mai 1967 », ce moment de contestation des étudiants de l’université où je travaillais, contre la gestion autocratique de cet établissement. Un événement en phase avec les rébellions des campus de par le monde. Ma première étude d’un média prit comme objet El Mercurio, le journal chilien de référence qui avait mené une campagne manipulatrice et virulente contre le mouvement étudiant. A l’aide des outils sémiologiques de l’époque, j’ai disséqué la stratégie discursive de ce quotidien lors de l’occupation de l’université par ses étudiants. J’ai aussi analysé la structure du groupe de presse auquel il appartenait ainsi que ses relations avec les grandes agences de presse et les groupes de presse d’autres pays d’Amérique latine et des Etats-Unis. Deux autres chercheurs de notre équipe de recherches ont, de leur côté, analysé les romans-photos et les magazines de fan de ce même groupe (Mattelart, Mattelart et Piccini, 1970).

Avec la mise en œuvre des réformes de l’Unité populaire (1970-1973) sous la présidence du socialiste Salvador Allende, le thème de l’internationalisation et des firmes multinationales de la communication a acquis un caractère stratégique pour le Chili. Le fait que le premier complot, en vue d’empêcher le président élu d’assumer son mandat, ait été ourdi en octobre 1970 par l’International Telegraph and Telephone (ITT), de concert avec les agences de renseignement des Etats-Unis et un secteur de l’extrême-droite chilienne, en dit long sur la précocité du projet de renversement du régime socialiste, auquel va progressivement se rallier la totalité de l’opposition. Aussi révélatrices sont les campagnes de presse orchestrées, tout au long des trois ans, par l’agence UPI et les grands quotidiens des Etats-Unis et d’Amérique latine réunis dans la SIP, la Société interaméricaine de presse, créée par le département d’Etat au seuil de la Guerre froide et dont le propriétaire du groupe de El Mercurio était en 1970 le président. Les stratégies de déstabilisation du gouvernement chilien représentent un cas d’école quant à l’usage fait par les diverses instances, civiles et militaires, du gouvernement des Etats-Unis des recherches sur la communication internationale mentionnées plus haut.

La structuration d’un champ de recherche critique sur la « communication internationale » était alors embryonnaire. C’est de la période de l’Unité populaire que datent mes échanges avec Herbert Schiller et Dallas Smythe, avec qui j’ai fait connaissance lors de leur séjour de deux semaines à Santiago fin 1971 (Schiller et Smythe, 1972). Mais aussi avec George Gerbner de l’Annenberg School of Communication de Philadelphie qui, à travers Schiller, m’a invité à un des premiers colloques sur les nouvelles technologies (Gerbner, Gross et Melody, 1973). La lecture des textes des pionniers de la recherche critique aux Etats-Unis sur l’interpénétration des industries de la communication et du complexe militaro-industriel ainsi que sur l’asymétrie des rapports Nord/Sud et l’ »idéologie des communications internationales », selon le mot de Schiller, a constitué un moment clé dans ma formulation du fait transnational. Avec ces chercheurs nord-américains, j’ai très tôt partagé une vision non média-centrée de l’impérialisme culturel (Schiller, 1969). Cette forme de violence symbolique nourrie par un ethnocentrisme politiquement opérant qui étend au reste du monde ses systèmes de référence et ses matrices organisationnelles. Le concept d’impérialisme culturel tirait son intelligibilité d’un contexte de rapports de force culturels et communicationnels historiquement donnés. Le diagnostic sur le déséquilibre tangible des échanges entre le centre et la périphérie conditionnait la construction des stratégies de résistance. Ce concept évoluait en résonance avec la théorie de la dépendance développée par les économistes latino-américains et tiers-mondistes. Une théorie qui a marqué une rupture radicale avec la vision linéaire et en tranches de l’histoire qui légitimait les stratégies de modernisation. Au dogme selon lequel l’accession à la société moderne de consommation ne peut avoir lieu qu’au terme d’un parcours initiatique, par paliers, identique à celui qu’ont emprunté en leur temps les pays industrialisés, la théorie de la dépendance objecte que, ainsi conçu, le développement en est réduit au « développement du sous-développement ». Le débat sur cette théorie était d’autant plus intense et foisonnant au Chili qu’y travaillaient nombre de ses pionniers.

A Santiago du Chili, j’ai écrit en espagnol – comme la plupart de mes articles et livres écrits au cours de ma période chilienne – mes deux premiers ouvrages sur l’internationalisation des industries de la culture et de la communication (Mattelart, 1972 et 1974). C’est en ces débuts des années 1970 que se met en place un premier réseau de chercheurs et d’intellectuels latino-américains autour des problématiques communicationnelles et que se fonde la revue Comunicación y Cultura, dont le premier numéro paraît à Santiago en juin 1973. Un projet de « critique de l’économie politique de la communication et de la culture » dans une perspective internationale commence à se dessiner. « Critique », étant entendu, selon Marx, que l’ »économie politique » en tant que science liée à l’existence de la production de marchandises et de la force sociale en tant que valeur et capital est formulée par les économistes du libéralisme. Ce qui explique le sous-titre du Capital qui est précisément « Critique de l’économie politique » ou critique des rapports sociaux aliénés parce réduits à des rapports entre choses et rapports de choses entre personnes.

Mon intérêt pour l’international sous l’Unité populaire n’a cependant jamais été exclusif. Dans cette période ont pris corps mes interrogations sur le rapport savoir/pouvoir, entre la théorie et la pratique. Les enjeux de la communication étaient tels qu’ils se démultipliaient. Analyse des stratégies des médias hégémoniques à l’encontre des réformes inaugurées par le gouvernement de l’Unité populaire, formulation des politiques publiques de communication, construction de médias en phase avec la construction d’un pouvoir populaire. Cet éventail d’interventions, ce sont les modalités des affrontements sociaux dans la société concrète où j’avais choisi de vivre qui les a progressivement mises à l’ordre du jour. Et c’est en essayant de penser les médias dans ces situations de polarisation que j’ai aussi découvert les impensés des forces progressistes sur la dimension communicationnelle des stratégies de changement. L’emprise était grande d’un concept de communication redevable de l’agitprop ou cohérent avec le schéma de relations verticales à l’intérieur des partis de masse (Mattelart, 1974). Cette approche de la stratégie médiatique était d’autant plus inadaptée dans le cas du Chili que, à la différence d’autres processus se réclamant du socialisme, il existait une pleine liberté de la presse et que les médias de l’opposition avaient conservé leur position hégémonique. Ils pervertiront d’ailleurs cette liberté essentielle en permis de sédition.

Le dépaysement de l’exil

Expulsé du Chili par la dictature militaire fin septembre 1973, j’ai trouvé refuge en France. Un constat s’est vite imposé à moi : le manque de légitimité de la problématisation de la communication dans sa dimension internationale et, plus généralement, le retard pris par la France, par rapport à l’Amérique latine, dans l’institutionnalisation d’un champ d’études spécifique sur les processus de communication. La prédominance d’une notion de culture privilégiant la langue et la haute culture apparaissait source d’un blocage culturel. L’enfermement de la première génération de la sémantique dans la clôture des corpus en était une illustration. De fait, la problématisation des processus d’internationalisation a longtemps été assumée en France par quelques individualités branchées, de par leur expérience personnelle, sur l’extérieur. J’avais vécu dans un continent où le poids des agences de publicité des Etats-Unis, de ses industries de la culture, de ses réseaux de la communication et de l’information faisait de la dimension internationale une donnée naturelle et quotidienne de la vie des gens et où cette hégémonie suscitait la réflexion théorique et la volonté de résister. Je débarquais dans un pays qui avait encore la maîtrise de son industrie publicitaire, affichait alors un taux extrêmement bas de consommation de séries de télévision en provenance des Etats-Unis et, surtout, avait réussi à préserver de l’emprise d’Hollywood son industrie cinématographique et ses salles de cinéma grâce à des politiques d’«exception culturelle », avant la lettre. Dans un pays aussi où la puissance publique paraissait encore fermement convaincue de la vocation universelle d’une culture héritée des Lumières, et de son rayonnement. Le sujet de Multinationales et systèmes de communication – la place des industries de la communication et de l’information dans la construction de nouvelles formes d’hégémonie culturelle au niveau mondial – brouillait le sens commun de la formation sociale et culturelle française (Mattelart, 1976).

Un certain laps de temps m’a été nécessaire pour m’affranchir du dépaysement de l’exil. En fait, lorsque que j’ai conçu Multinationales et systèmes de communication, j’étais encore sous l’emprise de mon expérience de vie au Chili. Quelque part j’étais encore au Chili. D’autant que parallèlement à l’écriture de ce livre, sitôt en France, je me suis pleinement investi, à l’invitation de Chris Marker, dans la réalisation de La Spirale, un film documentaire à base d’archives en provenance de télévisions et cinémathèques européennes, latino-américaines et nord-américaines, sur la stratégie de déstabilisation du gouvernement du président Salvador Allende par l’alliance des forces de droite soutenue par la logistique des services d’intelligence civils et militaires des Etats-Unis (Bigo, 2009). Le visionnement jour après jour, entre 1974 et 1975, des images à la table de montage remettait en mémoire des évènements que j’avais vécus de près au Chili jusqu’au coup d’Etat. Il s’agissait donc pour moi d’essayer de prendre de la distance par rapport à mon expérience vécue. La mise en perspective historique de cette dernière m’a aidé à échapper à cet actuel en différé. Un des axes du film a en effet été de ne pas rester confiné au cadre des trois ans de l’Unité populaire. Et ce en nous efforçant de mettre en lumière les racines lointaines des formes de mobilisation auxquelles a eu recours l’alliance des grandes organisations patronales et des corporations professionnelles pour renverser le président Allende. Comment ce front a réussi à construire une « ligne de masse » et comment, dans ce cadre, les médias dominants ont assumé la fonction d’organisateur collectif ? La même mise à distance vaut pour le démontage de la complexité des liens entre les Etats-Unis et les diverses fractions de la bourgeoisie chilienne. La structure narrative du film s’inspire d’ailleurs d’un modèle de simulation dénommé Politica construit à la demande du Pentagone en 1965 – cinq ans donc avant la victoire électorale de Salvador Allende – par un centre universitaire nord-américain et un think tank en vue de tester un lot d’hypothèses sur le comportement probable des divers acteurs socio-politiques, économiques et militaires en cas d’arrivée au pouvoir par les urnes d’un parti à orientation socialiste.

Dans la seconde moitié des années 1970, j’ai jeté les bases de mon projet de généalogie critique des théories et pratiques fondatrices des problématiques communicationnelles. J’ai édité, avec un chercheur et éditeur nord-américain, Seth Siegelaub, une anthologie en langue anglaise et en deux volumes, rassemblant quelque 120 textes, certains connus, d’autres appartenant à la littérature grise, descriptifs ou théoriques, militants ou académiques, contemporains ou historiques, d’origine linguistique et géoculturelle très variée (Mattelart et Siegelaub, 1979 et 1973). Gramsci y côtoie Bourdieu, Lefebvre, Brecht, les Futuristes de la jeune révolution soviétique, Fanon et les penseurs de la décolonisation. Ce projet doit se lire en consonance avec les débats et projets qui se développent au cours des années 1970 autour de la construction d’un « matérialisme culturel », selon l’expression de Raymond Williams. Réhabilitation de la problématique de l’idéologie. Refus du réductionnisme économique que suppose l’orthodoxie marxiste sur la dichotomie Superstructure/Infrastructure. Critique de la vision instrumentale de la communication. Cette anthologie a, pour moi, aussi été l’occasion de poursuivre ma réflexion sur les enseignements de mon expérience chilienne en la replaçant dans une histoire plus large des pratiques et des théories de communication. Ce que je n’avais réellement pas pu faire lors des années de mon engagement chilien, tant les priorités politiques étaient autres.

La vision tranchée des rapports de puissance en matière de culture et de communication qui avait configuré mon expérience en Amérique latine et avait marqué mes premières approches des multinationales et des systèmes de communication a laissé place à la recherche des combinaisons de rapports de force et de médiations en train de remodeler l’espace transnational et changer la nature des interactions et transactions entre les dimensions internationale, nationale et locale. Pour ce, j’ai puisé au cœur de la pensée gramscienne sur la fonction des formations internationales et des réseaux internationaux. Ces formations et réseaux, le philosophe italien les définit comme un type d’organisateurs collectifs, de « partis politiques », une « catégorie sociale d’intellectuels dont la fonction, à l’échelle internationale, est de médiatiser les extrêmes, de “socialiser” les trouvailles techniques qui permettent le fonctionnement de toute activité de direction, d’imaginer des compromis et des échappatoires entre les solutions extrêmes » (Gramsci, 1978, p. 380). C’est depuis cette grille qu’il convient d’évaluer le saut dans l’acclimatation à une nouvelle réalité que représente De l’usage des médias en temps de crise(Mattelart et Mattelart, 1979).

L’accueil par la presse de cet ouvrage qui portait en sous-titre « Les nouveaux profils des industries de la culture » est sans commune mesure avec la réception discrète de Multinationales et systèmes de communication. Et ce n’est pas un hasard. C’est surtout le moment où la société française commence timidement à s’approprier de la question des médias. Il est d’ailleurs emblématique que ce soient à travers des représentants de ladite « haute intelligentsia » que cette légitimation s’opère dans la polémique. C’est l’ouvrage de Régis Debray sur Le Pouvoir intellectuel en France (Debray, 1979). C’est l’époque de la gestation des nouveaux intellectuels médiatiques que sont les « nouveaux philosophes ». C’est aussi d’un point de vue structurel, le moment où la France, et l’ensemble des grands pays industriels, décide de choisir les technologies de l’information et de la communication comme outils de sortie de crise. Une crise diagnostiquée comme celle d’un modèle de croissance et d’un mode de fabrication de la volonté générale. Crise aussi du modèle télévisuel de monopole et service public, confronté qu’il est à la promesse d’un espace audiovisuel concurrentiel à l’échelle internationale et aux demandes de décentralisation citoyennes. C’est dans ce contexte de crise à la fois structurelle et conjoncturelle que, dans plusieurs pays de la Communauté européenne, commence à se formaliser un projet critique d’une économie politique des industries culturelles qui pense la communication et la culture à partir de leurs conditions matérielles. En témoigne l’éclosion de revues spécialisées où paraissent les lignes programmatiques d’un nouveau champ d’études (Cesareo, 1978 ; Garnham, 1979). En 1978, c’est Ikon (nouvelle série) à Milan. En 1979, Media, Culture & Society à Londres. En 1983, en France, Réseaux, éditée par le Cnet. En 1985, à Madrid la revue Telos. C’est dans la seconde moitié de la décennie 1970 que paraissent en France les premières études sur les industries culturelles (Lefèbvre, Huet, Ion, Miège et Peron, 1978 ; Flichy, 1980). Des vecteurs qui inévitablement convoquent directement ou tangentiellement la question de l’internationalisation.

Au cours des dix ans qui ont suivi mon retour en France, j’ai dû alterner périodes de travail et de précarité, j’ai réalisé des missions à l’étranger et rédigé des rapports, officiels mais critiques. Tels Télévision : enjeux sans frontières, un rapport sollicité par le ministère de la Communauté francophone de Belgique (Mattelart et Piemme, 1980), L’Ordinateur et le tiers monde, rapport pour le Centre de recherches pour le développement international du Canada (Mattelart et Schmucler, 1982), Transnationals and the Third World : The Struggle for Culture, pour le Centre sur les sociétés transnationales de l’Onu (Mattelart, 1983), ou La Culture contre la démocratie ?, pour le ministère de la Culture (Mattelart, Delcourt, Mattelart, 1984). Tous ces ouvrages explorent la polysémie de la nouvelle donne de l’internationalisation dans un contexte de crise, avant que ne déferle la vague des dérégulations. Tous ont en commun qu’ils esquissent une réflexion épistémologique sur les carences du paradigme de l’impérialisme culturel quand il s’agit de saisir ce qui est en train de changer dans les rapports entre les cultures. A preuve, l’extrait suivant de La Culture contre la démocratie ? qui, en soi, supposait déjà tout un programme. « Pour répondre au foisonnement de questions, la notion d’impérialisme culturel et son corollaire la “dépendance culturelle” ne suffisent plus aujourd’hui. Historiquement, ces deux notions ont constitué une étape essentielle dans la prise de conscience des phénomènes et des processus de domination culturelle. Grâce à cette prise de conscience, un terrain politique et scientifique s’est progressivement construit, mêlant intimement subjectivités prises dans les combats quotidiens et tentatives de formalisation d’un champ d’observation. Sans ce poids du vécu, il est impossible de comprendre les hésitations, les à-peu-près, mais aussi les certitudes conceptuelles nées d’aires géographiques et sociales diverses. Il faudrait d’ailleurs un jour se pencher davantage sur la genèse des systèmes de communication et sur l’histoire des concepts qui les ont constitués en terrain de recherche privilégié. Seule cette inscription dans l’histoire permet à la fois de saisir les continuités, mais aussi les ruptures qui ont donné naissance à de nouvelles démarches, à de nouveaux outils, qui s’articulent sur le mouvement du réel » (Mattelart, Delcourt, Mattelart, 1984, p. 48). Comme on le verra plus loin, ce sont précisément ces conditions de production, de circulation et de signification historiquement et géopolitiquement situées du paradigme de l’impérialisme culturel et de son cheminement que, dès la décennie suivante, les théories de la globalisation culturelle oblitéreront afin de légitimer leur vision néo-populiste sur la fin des échanges inégaux entre les cultures, entre les flux de produits transnationaux et leurs audiences.

En ce début des années 1980, le monde académique hexagonal restait néanmoins à la traîne dans la perception de la dimension internationale. Cela nous est apparu criant, à Yves Stourdzé et moi-même, lorsque en 1982, nous avons été chargés par le ministre de l’industrie et de la recherche de rédiger le rapport Technologie, culture et communication. Un inventaire et des propositions, fruit de nombreuses consultations avec les universitaires et professionnels du secteur, en vue de la structuration de la recherche en ces domaines (Mattelart et Stourdzé, 1982). Ce constat de carence rejoignait d’ailleurs les observations sur l’ »hexagonalisme de la sociologie française » faites dans d’autres bilans réalisés à la même période sur l’état des sciences de l’homme et de la société (Passeron, 1981, p. 202).

Lorsque j’ai postulé en 1983 sur un poste de professeur, le Conseil supérieur des universités (CSU), alors que j’avais été classé numéro un par la commission de Rennes II, ne m’a-t-il pas déclassé (au grand dam de Robert Escarpit qui y participait), au motif que je ne remplirais pas mon contrat d’enseignement puisque j’étais bien trop axé vers l’international pour m’insérer dans une université de province !

La Communication-monde

J’ai été nommé, fin 1983, professeur à l’Université de Rennes 2. L’instabilité de ma situation professionnelle depuis mon retour du Chili m’avait tenu relativement à l’écart de la réflexion épistémologique. L’ouvrage Penser les médias, en collaboration avec Michèle Mattelart, marque un changement de cap (Mattelart et Mattelart, 1986). Nous nous y interrogions sur les glissements des problématiques communicationnelles du « paradigme du mécanique » vers le « paradigme du fluide » (la post-linéarité et le réseau, la subjectivité, l’intersubjectivité et le retour du sujet, les procédures de consommation, les médiations et le pouvoir négocié). Difficile de nier les vertus heuristiques de ce changement de paradigme qui mettait en question la tendance à n’avoir d’yeux que pour les structures, les invariants, les macro-sujets au détriment de la multiplicité des interactions, des transactions, les regards depuis les cultures, les vécus et la quotidienneté. Tout en reconnaissant les avancées que constituait ce bouleversement, nous en soulignions combien il était lourd d’ambiguïté et d’ambivalence. Le laissait soupçonner le fait qu’il s’opère à un moment où s’installe comme régime de vérité le mode managérial du post-fordisme et ses impératifs de décentralisation, fluidité, flexibilité et interaction accrue entre la sphère de la production et celle de la consommation. Un moment où l’idéologie et les protocoles de l’entreprise commencent à s’exporter vers l’ensemble des institutions. Un moment où, dans le discours académique et politique, l’on assiste à la délégitimation du conflit social, pourtant inhérent à la démocratie. Un moment surtout où l’on assiste à la mise en coupe réglée de la raison critique.

Cette intuition sur l’ambiguïté des nouvelles approches sera corroborée dans les faits lorsque au plus fort des processus de déréglementation , le modèle du capitalisme néolibéral d’intégration des sociétés particulières par le marché dans un tout global réussira s’imposer comme le seul rationnel et évident. Le seul universel. Le souci de l’égalité comme objectif prioritaire de l’action politique fera place à l’identité et à l’individualisation à tout crin. La contrepartie sera la mise à l’écart, dans la réflexion sur les dispositifs de la communication et la culture, des rapports de force et des déterminants socio-politiques, économiques et géopolitiques. C’est pourtant cette matérialité de la culture que Michèle Mattelart et moi-même montrions noir sur blanc dans notre étude sur la généalogie du mode de production du genre Telenovela au Brésil, prémisse de l’émergence de nouveaux acteurs sur le marché international des programmes (Mattelart et Mattelart, 1987). Une étude de cas qui fait donc suite à Penser les médias et qui, en outre, éclaire les révisions critiques en cours, depuis l’intérieur même de l’économie politique critique, des théories de l’impérialisme culturel.

1984-85 sont des années cruciales dans l’émergence du projet universaliste du capitalisme néolibéral. Les indices les plus marquants sont la déréglementation des réseaux de la finance, depuis la City de Londres, et du redéploiement des macro-réseaux de la communication publicitaire. C’est dans cet environnement et à travers ces réseaux que le concept de globalisation fait ses premiers pas. Jusqu’alors, la polysémie des contextes et des configurations des sujets du supranational avait caractérisé les manières de dire les relations transfrontières entre les peuples, les nations et les Etats. En revanche, le champ sémantique de ladite globalisation est fondamentalement tributaire de l’économie. Il exprime l’économisme de la philosophie dominante du capital. C’est ce nouvel universalisme de la dite ère globale, proclamé comme advenu hic et nunc, qui motive mes premières interrogations sur les présupposés idéologiques du projet de société et d’ordre du monde sous-jacents à cette notion matricielle.

J’ai commencé, avec Michael Palmer, fin des années 1980 par une recherche empirique sur la constitution des réseaux globaux de publicité, leur mue de la publicité à la « communication » via le marketing et le management, les discours d’accompagnement de leur stratégie d’expansion à l’ensemble du globe et la mise à jour des organisations de défense de leurs intérêts corporatifs devant les instances de régulation de leur champ d’activités (Mattelart et Palmer, 1990). Je les ai abordées comme un nouveau type d’intellectuels organiques à portée transnationale (Mattelart, 1989).

L’attention à la longue durée et le constat que les structures sont aussi des prisons mentales me sont apparus d’autant plus nécessaires que le grand récit hégémonique de la globalisation sacrifiait au culte de l’actuel. Le phénomène se voulait radicalement nouveau. Tout se passait comme si le mouvement vers l’unification mondiale remontait à pas plus de deux ou trois décennies. Or, comme le rappellent les historiens du temps-monde, il a une histoire. C’est un processus multiséculaire même si il s’est étendu et accéléré. C’est sa généalogie que j’ai entrepris à travers trois ouvrages : La Communication-monde (1992), L’Invention de la communication (1994) et Histoire de l’utopie planétaire (1999). Ouvrir un champ d’interrogations sur la généalogie non seulement des dispositifs mais des outils conceptuels qui servent à les rendre intelligibles, voilà qui m’a semblé pouvoir épargner bien des malentendus.

La notion de « communication-monde» se situe aux antipodes de l’atopie sociale du concept de globalisation. Elle décalque la notion braudélienne d’économie-monde et du temps du monde (Braudel, 1979). La dialectique de la longue durée m’a semblé la plus à même d’orienter mes analyses sur la dynamique du système capitaliste, la construction des hégémonies et hiérarchies, la formation des dissociations et inégalités du monde à travers les « jeux de l’échange » et les réseaux de communication. Les grands axes de chacun des ouvrages de la trilogie témoignent des pôles de ma recherche. Pour La Communication-monde, par exemple, c’est le rapport de la communication internationale à la Guerre, au Progrès et à la Culture. Pour L’Invention, c’est la Société de flux, les Utopies du lien universel, l’Espace géopolitique et l’Individu-mesure. Le regard généalogique a signifié déplacer l’axe central de mes recherches de l’espace médiatique à l’ensemble du mode de communication des biens, des personnes et des messages. Ce qui m’est apparu évident, c’est que entre le principe du libre flux et son contrepoids, le principe de sécurité et de contrôle, se joue l’histoire du mode de communication et de circulation tel que le libéralisme l’institutionnalise. Mes références ont changé. Je suis sorti du cadre du champ d’études où le milieu académique me situe habituellement. J’ai convoqué non seulement les historiens du temps-monde, des imaginaires et des utopies planétaires mais ceux de la topographie des routes comme vecteur de la raison, ceux de la raison statistique, de la norme et de la normalisation des territoires et des hommes. C’est Surveiller et punir de Michel Foucault. Mais c’est aussi les observations de Walter Benjamin sur la construction de l’industrialisme. Chacun de ces trois ouvrages s’emboîte et prépare, parfois à mon insu, d’autres recherches. Ainsi la partie sur l’Individu-mesure qui clôt L’Inventionde la communication préfigure de près de quinze ans mes interrogations sur la face cachée des discours enchanteurs sur ladite « société globale de l’information » dans La Globalisation de la surveillance. Un envers qu’a mis à nu la guerre globale contre le terrorisme et conforté le contexte de crise systémique : l’art de gouverner par la trace, le pistage des citoyens à des fins de contrôle au prétexte de les protéger contre les « nouvelles menaces » (Mattelart, 2007).

Parallèlement à la trilogie, et comme pour la décliner au plan pédagogique, j’ai produit des textes plus courts sur la mondialisation de la communication, la société de l’information ou la diversité culturelle. Et avec Michèle Mattelart, une introduction à l’histoire des théories de la communication (Mattelart et Mattelart, 1995). La philosophie qui guide l’histoire de la notion de société de l’information me paraît bien rendre compte sens d’une démarche de fond : « Sous cette catégorie toute faite [la société de l’information] passent les glissements de sens des concepts de démocratie et de liberté, en même temps que s’impose à nous sur le mode de l’évidente nécessité ce qui est et, surtout, ce qui est censé advenir » (Mattelart, 2001, p. 111).

La fuite en avant culturaliste

C’est justement l’archéologie des concepts mis en circulation à la faveur de la nouvelle phase de l’expansion du capitalisme mondial sur laquelle dès l’abord a fait l’impasse l’ensemble hétéroclite des théories de la globalisation culturelle développées par une nouvelle génération des études culturelles, un secteur de l’anthropologie et de la sociologie (Ang, 1985; Garcia Canclini, 1990 ; Tomlinson, 1991 ; Katz et Liebes, 1993 ; Appadurai, 1996). Ce qui nous a conduit Erik Neveu et moi-même à entamer l’étude des soubassements de ces théories et celle de leurs dérives (Mattelart et Neveu, 1996 et 2003). Mon livre sur la genèse conflictuelle de la notion de diversité culturelle va dans le même sens (Mattelart, 2005). Le milieu académique français n’a certes été touché que fort marginalement par les théories de la globalisation culturelle au moment de leur explosion. Peu de textes – en langue anglaise, pour la plupart – le concernant, ont été traduits au français. Rares sont également les chercheurs qui en ont fait un inventaire critique (Mattelart T., 2008). Sans doute, peut-on ironiser, que l’inexistence d’un véritable champ d’études sur l’international en France a empêché que se mette en place un débat de fond sur l’idéologie qui donne sens à ces théories.

L’internationalisation fulgurante de ces théories depuis l’Angleterre relayée par les Etats-Unis les a propulsées à partir des années 1990 en une doxa apte à rendre compte de la nouvelle centralité de la culture. Les discours sur la globalisation culturelle abondèrent dans des milieux et des champs d’études qui jusqu’alors n’avaient guère manifesté d’intérêt pour l’analyse de la dimension transnationale des processus culturels et communicationnels. Des discours le plus souvent basés sur un corpus surdimensionné de références conceptuelles détachées de leur contexte, qui ne sont pas véritablement mises à l’épreuve du terrain ou étayées empiriquement par des sources de première main. Dans leur démesure, ces théories se sont targuées de construire non pas un nouveau type de transversalité et d’interactions entre regards disciplinaires mais un au-delà des disciplines. La pratique de la table rase a escamoté les apports issus d’autres approches sur le supranational et aseptisé la catégorie « globalisation », rendant superfétatoire la question du caractère historique de la phase contemporaine de l’expansion du capitalisme.

Une chose est de reconnaître la nouvelle donne de la centralité de la culture. Une autre est d’autonomiser la culture. C’est ce piège que ces théories n’ont su éviter. En traitant sur le mode culturel des problèmes qu’elles se refusaient d’aborder en termes politiques, elles ont dérivé d’emblée vers le culturalisme. Mieux, le « panculturalisme », pour reprendre l’expression, déjà ancienne, de Michel de Certeau (1974). Coupées du sens politique et géopolitique, la problématique des mutations des formes de pouvoir s’est dissoute à deux niveaux.

Sur le plan micro-sociologique. Neutralisé le contexte historico-matériel dans lequel les flux et produits culturels transnationaux se produisent, circulent et acquièrent une signification, il est facile d’attribuer au destinataire final, l’individu consommateur, un contrepouvoir inné de « résistance ». A quoi et pourquoi résister ? Cela est loin d’être clair dans les recherches ethnographiques sur la re-sémantisation par les audiences des flux transnationaux qui ont popularisé cette croyance. Ce qui, en revanche, est manifeste dans cet article de foi, c’est que, en se situant hors structure, les tenants de cette idée de « réception active » ont frayé avec le dogme de l’économie politique classique sur la souveraineté du consommateur et revalidé la théorie fonctionnaliste . La vision irénique sur le libre-arbitre du consommateur a débouché sur la relativisation, voire le déni, de l’asymétrie des rapports entre les cultures. Fi de la montée en puissance de la concentration et de la financiarisation des industries culturelles et médiatiques en voie de transnationalisation rapide. Fi des politiques publiques de régulation en la matière. Fi des formes d’organisation des collectifs de sujets citoyens face à la propriétarisation ou patrimonialisation privée croissante de la culture, de l’information et le savoir. Tous domaines où la critique du sens commun globalitaire donne à voir le pourquoi et à quoi résister.

Au niveau macro-sociologique. A travers la thèse de l’avènement de l’âge du postnational et de la sénescence de l’Etat-nation, les théories de la globalisation culturelle ont cautionné la représentation d’un monde réticulaire acéphale, volatil et interactif, selon le jargon en vigueur. Elles ont partagé cette représentation floue du monde, marquée par le déterminisme technique, avec les prédicats des théories du management global. Du même coup, la question est passée à la trappe de la nécessaire redéfinition de l’Etat et de ses fonctions à l’épreuve des nouvelles conditions de l’accélération du mouvement vers l’intégration mondiale par le marché. Des prémisses sur le post-national, les narratifs sur la globalisation culturelle ont transité vers celle de l’âge post-politique, qui, bien sûr, ne pouvait être que « post-critique ». Une thèse qui en réalité n’a fait que mettre au goût du jour l’idéologie de la fin des idéologies inaugurée par les penseurs néo-conservateurs dès les années 1950, lors des premiers débats sur le futur de la société post-industrielle. La prise en compte de la nouvelle donne de la centralité de la culture invitait pour le moins à s’interroger sur le changement des nouveaux dispositifs transnationaux de violence symbolique. Les théories de la globalisation culturelle les ont évitées pour cause de résignation face à l’ordre établi.

Le paradigme culturaliste ne s’est pas limité pour autant aux enclos académiques. Il est au centre de l’esprit du temps des dérégulations. Les instances internationales chargées de la culture l’ont relayé à leur façon. C’est ce qui fait que dans les documents actuels de l’Unesco traitant de la diversité culturelle, on ne trouve pas la moindre trace des acquis de l’institution sur les industries culturelles, les dispositifs et les politiques publiques de communication. La Division des politiques culturelles et du dialogue interculturel a ainsi pu proposer une reconstruction du cheminement de la question de la « diversité culturelle » au sein de l’Unesco depuis sa fondation en 1946 en faisant l’impasse sur le lien indissoluble entre la diversité culturelle et la diversité médiatique, entre les politiques culturelles et les politiques de la communication (Stenou, 2003).

La revanche du politique

Le règne sans partage du projet ultralibéral de globalisation a fait long feu. La crise systémique du capitalisme et des politiques libérales est venue jeter une ombre sur la promesse libre-échangiste de communauté globale. Les désordres financiers et économiques, écologiques, énergétiques et alimentaires sont tous porteurs de conflits sociaux et de tensions géopolitiques. Ils signalent une crise majeure de civilisation dont on ne peut venir à bout qu’à travers de nouveaux paradigmes de changement social. L’histoire dont on avait cessé de célébrer la disparition est de retour, à une cadence accélérée. Certes elle n’est jamais jouée d’avance et elle n’est pas non plus à sens unique. Mais bifurcation, il y a. C’est ce que pensent les historiens du système-monde (Wallerstein, 2008, p.VIII). Ils vaticinent que la détermination d’un nouveau modèle de société devrait se jouer entre une organisation plus violente que le capitalisme et une autre, plus égalitaire, où le partage des richesses serait le moteur d’une économie stable et prospère. Un dilemme qui devrait se dénouer sur trois ou quatre décennies.

Certes la tâche risque d’être longue et sinueuse qui efface les traces de la mue anthropologique opérée par les processus jusqu’au-boutistes d’individualisation au prix de la destruction des systèmes de solidarité collective. Car trois décennies de néolibéralisme amoral, c’est peu, assez cependant pour déconstruire le système de valeurs et l’éthique de toute une société. Longue aussi le temps de l’accumulation d’une masse critique globale et, complexe, la construction des tactiques à court terme et les stratégies à longue échéance. Mais qu’on le veuille ou non, des pans entiers de croyances fondatrices du projet d’ordre ultralibéral se sont fissurés. Le discours de l’inéquitable, de l’injustice, de l’émancipation et de la participation ont retrouvé leur crédibilité. Les rébellions contre l’exclusion, la précarité et la « séquestration de la parole », selon l’expression du mouvement des « Indignés » de La Puerta del Sol, en sont des signes avant-coureurs. Les pouvoirs aux prises avec les nouvelles formes et les nouveaux protagonistes de la contestation ainsi l’entendent qui, du Chili aux Etats-Unis en passant par le Mexique, cherchent à criminaliser la liberté d’association, d’expression et de contestation, suréquipent les forces de l’ordre et en appellent à leur militarisation.

Toute pensée critique implique une utopie sociale. En son absence, la critique se dévoie en pur rejet de la société existante. Le système de relations sociales du néolibéralisme avait prescrit des problématiques et proscrit d’autres. Le déplacement des frontières du possible ouvre à l’imagination sociale de nouveaux espaces de réflexion et d’action. Face à la conception de l’individu souverain, artisan de sa propre aliénation, ce qui affleure à la surface, c’est le primat du politique et du principe fondateur de la souveraineté populaire, le sujet citoyen et son droit à la communication comme condition de son droit à la dignité. La croyance en la fatalité du nouvel ordre a contribué à mettre entre parenthèses la question cruciale de la responsabilité des intellectuels et autres porteurs de savoir. Ce qui se fait évident, c’est la nécessaire redéfinition du contrat social entre ceux qui sont présumés savoir et ceux qui sont censés ne pas savoir. Ce qui est impensable sans une véritable philosophie des biens publics communs, de nouvelles alliances transversales et de nouveaux liens entre la pratique et la théorie. Cela est devenu une condition pour que fleurissent une pluralité de sociétés de savoir aux antipodes des schémas hiérarchiques et des systèmes d’expertise et de décision de la société de l’information promise. Là réside le sens du combat pour la transformation en réalité de la promesse d’un nouveau lien universel entre les humains grâce au partage de la production et de la circulation des savoirs.

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Auteur

Armand Mattelart

.: Armand Mattelart, professeur émérite des Universités. Entre 1962 et 1973, enseignant-chercheur à Santiago du Chili. Professeur à l’université de Rennes 2 entre 1983 et 1997, puis à l’université de Paris 8 jusqu’à sa retraite (2004). Auteur de nombreux ouvrages consacrés à la culture et à la communication, plus spécialement dans leur dimension internationale et historique. La plupart traduits en plusieurs langues. Co-directeur, avec Chris Marker, d’un documentaire sur la période de l’Unité populaire chilienne.