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Introduction Supplément 2013 A

9 Avr, 2013

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Mattelart Tristan, « Introduction Supplément 2013 A », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°14/3A, , p.5 à 15, consulté le vendredi 19 avril 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2013/supplement-a/01-introduction-supplement-2013-a/

Introduction

Depuis les années 1980, de nombreuses perspectives de recherche se sont développées qui tendent à s’accommoder des logiques croissantes de commercialisation et de concentration structurant, à une échelle mondiale, les industries de la culture et de la communication. En témoignent ceux des travaux sur la réception qui soulignent de manière univoque la capacité de résistance des consommateurs ; les analyses invitant à considérer l’accroissement de la diversité médiatique offerte au temps des fusions et acquisitions ; les études vantant les vertus décentralisatrices et démocratiques des technologies numériques ; ou encore ceux des écrits sur la mondialisation qui célèbrent l’avènement des mélanges culturels à l’heure de la transnationalisation croissante.

Ces perspectives se sont d’autant mieux imposées que les apports des travaux critiques ont été négligés ou ignorés, quand ils n’ont pas été caricaturés et disqualifiés, pour mieux imposer de nouvelles visions qui tendent à être dominantes dans les recherches sur la communication. Olivier Voirol note comment certaines analyses sur la réception exécutent sommairement la théorie adornienne de l’industrie culturelle, brandie comme un « repoussoir — souvent de manière caricaturale — », afin de bien « en souligner les limites et dénoncer le caractère suranné de sa critique » et, ainsi, de mieux « exposer d’autres perspectives supposées plus subtiles » (Voirol, 2011, p. 10). De même, nombre d’études sur la globalisation culturelle, sur la « diversité culturelle » ou le web « collaboratif » s’évertuent-elles, comme le montrent les articles de ce dossier, à faire « table rase » des savoirs critiques contemporains se réclamant peu ou prou de l’héritage de l’École de Francfort, pour mieux faire passer leurs visions enchantées.

La tentative de disqualification des recherches critiques en communication est telle que des chercheurs totalement opposés à cette tradition ont pu, depuis les années 1990, s’approprier le vocable « critique » pour mieux asseoir leurs arguments. Dominique Wolton peut de cette façon présenter son ouvrage Éloge du grand public comme une contribution à « une théorie critique de la télévision ». Mieux, le travail est réputé s’inscrire dans la lignée d’ »une perspective empirique critique » inaugurée par des chercheurs —  » L. Bogart, G. J. Blumler, E. Katz, J. P. Klapper, H. Lasswell, P. Lazarsfeld, D. Mac Quail » — pourtant peu connus pour leur dimension critique… (Wolton, 1990, p. 10)(1).

L’objectif de ce dossier, dont les articles sont issus d’un colloque sur les « Recherches critiques en communication » tenu à la Maison des Sciences de l’Homme de Paris Nord en février 2011 (2), est, tout en revenant sur les conditions d’apparition de ces travaux, d’éclairer, en focalisant autour de quelques questions-clé, les apports de ces recherches, sans toutefois prétendre à l’exhaustivité. Le numéro est pour ce faire composé de textes aux statuts différents : aux côtés des témoignages de deux figures historiques des recherches critiques, Armand Mattelart et Bernard Miège, où ceux-ci reviennent sur leurs trajectoires intellectuelles, l’on trouvera ici des articles analysant, à partir d’une perspective critique, tour à tour la notion de diversité culturelle (Pierre Mœglin), les enjeux suscités par le web collaboratif (Philippe Bouquillion) et deux contributions esquissant un état des recherches, l’une sur la musique (Émilie Da Lage et François Debruyne), l’autre sur la propriété artistique (Vincent Bullich). Par-delà la variété des contributions, émerge de leur lecture un faisceau d’interrogations et de perspectives communes que nous tenterons ici de mettre en valeur.

Un foyer critique en Amérique latine

C’est d’abord, au travers de cette lecture, à la naissance d’un pôle majeur de la pensée critique en communication en Amérique latine que l’on assiste. Dans son « Itinéraire intellectuel », Armand Mattelart revient sur les étapes qui l’ont conduit, dans les années 1960, au Chili, de la sociologie des populations aux études sur la communication, champ qu’il entreprend de défricher avec son épouse, Michèle Mattelart. Le thème du contrôle des naissances, au cœur des interrogations sur le développement, constituait, il est vrai, une bonne propédeutique pour entrer dans les études en communication : « Les stratégies de diffusion des méthodes contraceptives à l’adresse des femmes des classes populaires ne faisaient que décliner les techniques marchandes de la vente et de la création de la demande ».

L’un des intérêts du texte est de rappeler que les recherches critiques naissent en Amérique latine, mais aussi plus au nord du continent latino-américain, en opposition aux théories du développement/modernisation qui épousent si bien l’agenda qui « domine alors la politique d’assistance et de coopération des États-Unis : le triangle Communication-Développement-Sécurité ». Le Chili est un véritable laboratoire pour étudier la dimension stratégique de l’internationalisation des médias confronté qu’il est, dès les premiers jours de la présidence de Salvador Allende, aux complots de l’International Telephone and Telegraph (ITT), « de concert avec les agences de renseignement des États-Unis et un secteur de l’extrême-droite chilienne », ou encore aux campagnes de presse orchestrées par l’agence United Press International (UPI) et de grands quotidiens nord-américains ou latino-américains.

C’est dans ce contexte géopolitique que se mettent en place les jalons d’une économie politique critique internationale réunissant chercheurs latino-américains et états-uniens. La jonction entre ces deux perspectives critiques s’opère dès le début des années 1970 — et l’une des étapes décisives de celle-ci est la rencontre, au Chili, entre Armand Mattelart, Herbert I. Schiller et Dallas Smythe, à l’occasion de leur visite de ce pays, en 1971. « La lecture des textes des pionniers de la recherche critique aux Etats-Unis » a, de l’aveu d’Armand Mattelart, constitué « un moment clé dans [sa] formulation du fait transnational ». Avec ces chercheurs, il partagera « une vision non média-centrée de l’impérialisme culturel. Cette forme de violence symbolique nourrie par un ethnocentrisme politiquement opérant qui étend au reste du monde ses systèmes de référence et ses matrices organisationnelles ».

Revenus en France après avoir été expulsés par la dictature militaire fin septembre 1973, Armand et Michèle Mattelart découvrent vite comment, dans ce pays, « la prédominance d’une notion de culture privilégiant la langue et la haute culture » constituait la « source d’un blocage culturel », retardant « l’institutionnalisation d’un champ d’études spécifique sur les processus de communication », sans parler de la prise en compte des dimensions internationales de ceux-ci.

Vers une économie politique critique de la communication en France

Le texte de Bernard Miège permet de mieux comprendre, à partir du récit de sa « trajectoire intellectuelle », comment s’est développé en France cet intérêt pour les processus de communication et comment se sont structurées dans ce pays des études sur l’économie politique critique de la communication. C’est à partir d’une réflexion sur l’action culturelle que l’auteur va progressivement être amené à s’intéresser aux industries culturelles. Étudiant en thèse de sciences économiques, Bernard Miège commence par travailler, pour l’Association des Maires de France, sur une étude portant sur les politiques socioculturelles en Europe, avant de devenir « le collaborateur de Joffre Dumazedier, pionnier de la sociologie du loisir et du développement culturel, et responsable d’une importante association d’éducation populaire », puis de mener une enquête sur la production culturelle des comités d’entreprise, sujet sur lequel portera son doctorat. Engagé par Augustin Girard au Ministère d’État au sein du « petit service d’alors qui est devenu aujourd’hui le DEPS », Bernard Miège participe aux travaux sur la prospective culturelle, « à ceux alors à l’état naissant sur les statistiques de la culture, sur les pratiques culturelles, sur les indicateurs culturels » ou à ceux portant sur les composantes de l’action culturelle, ainsi qu’aux débats sur la démocratisation culturelle.

C’est en tant que socio-économiste que se définit l’auteur. « Et ce trait, explique-t-il, rejoint et prolonge mon rapport au marxisme », puisque c’est l’une des caractéristiques majeures de la pensée de Marx que d’être et « économique » et « sociologique ». Cette perspective socio-économique lui apparaît comme particulièrement éclairante « pour l’étude de l’objet qu[’il a] choisi, dans lequel sont à l’œuvre des imbrications complexes entre supports et contenus, matériel et immatériel (et idéel), actions sociales et représentations, production de sens et idéologie ».

Après avoir été les témoins du développement des recherches critiques en Amérique latine et, plus tangentiellement, en Amérique du Nord, on assiste, à la lecture des deux premiers textes de ce dossier, à leur émergence en Europe puisque, en même temps qu’en France, se formalise, à partir de la deuxième moitié des années 1970, dans plusieurs pays européens, comme le rappelle Armand Mattelart, « un projet critique d’une économie politique des industries culturelles qui pense la communication et la culture à partir de leurs conditions matérielles ».

Il y a néanmoins, chez Armand Mattelart comme chez Bernard Miège, la volonté de ne pas se laisser enfermer dans une approche donnée, fût-ce celle de l’économie politique critique. « Je ne saurai être caractérisé seulement » en tant que « socio-économiste », écrit ce dernier, « car j’endosse aussi d’autres influences et d’autres questionnements ». Ainsi, Bernard Miège explique comment ses écrits vont progressivement s’organiser autour de « quatre axes structurants et inter-reliés » qui comprennent non seulement « l’industrialisation de la culture et de l’information », « l’ancrage (ou l’enracinement) des technologies de l’information et de la communication (Tic) dans les sociétés et les organisations » ; mais aussi « les mutations de l’espace public » et « la proposition d’une épistémologie de l’information – communication ».

Critique des théories de la globalisation culturelle

Les travaux d’Armand Mattelart sont eux aussi marqués dès le départ par une pluralité de questionnements, émergeant à partir de la réalité des luttes en cours au Chili, sous l’Unité populaire. « Dans cette période ont pris corps [s]es interrogations sur le rapport savoir/pouvoir, entre la théorie et la pratique » ou encore sur la « construction de médias en phase avec la construction d’un pouvoir populaire ». Les préoccupations épistémologiques vont, chez cet auteur, comme chez Bernard Miège, prendre une place prépondérante. Il développe, dès la deuxième moitié des années 1970, un « projet de généalogie des théories et pratiques fondatrices des pratiques communicationnelles » qui se poursuivra, à partir de la fin des années 1980, par son travail, à rebours du « culte de l’actuel » qui imprègne tant de travaux sur la globalisation, de généalogie du « mouvement vers l’unification mondiale » où il retrace tant la généalogie des dispositifs que des outils conceptuels. Avec cette dernière préoccupation, l’ »axe central » autour duquel Armand Mattelart organise sa réflexion se déplace « de l’espace médiatique à l’ensemble des modes de communication des biens, des personnes et des messages ».

C’est cet intérêt pour l’international qui, comme il le reconnaît en introduction de son texte, constitue le « fil rouge » de son activité scientifique. Et cette réflexion est marquée par des révisions, des inflexions, dont son témoignage permet de retracer le cours. À travers sa contribution, on comprend mieux comment, dès le début des années 1980, dans un autre contexte que celui dans lequel avaient été menés ses premiers travaux, il fait évoluer ceux-ci, critiquant en particulier, avec Michèle Mattelart, « les carences du paradigme de l’impérialisme culturel ». Ces « visions tranchées » des rapports internationaux en matière de moyens de communication vont céder la place à de nouvelles manières d’envisager les enjeux de l’internationalisation. De nouvelles façons de penser ces processus qui, s’inspirant des travaux d’Antonio Gramsci, se montrent plus attentives aux « combinaisons de rapports de force et de médiations en train de remodeler l’espace transnational et changer la nature des interactions et transactions entre les dimensions internationale, nationale et locale ».

Il est ainsi particulièrement bien placé pour critiquer les théories de la globalisation culturelle qui, proposées par des sociologues, des anthropologues ou des spécialistes des Cultural Studies découvrant, à partir de la fin des années 1980, le thème de l’internationalisation des médias, se sont efforcés d’exécuter scientifiquement les recherches critiques sur ce sujet, les présentant comme fossilisées dans le moule de l’impérialisme culturel, dont elles n’offrent qu’une vision des plus déformées, pour mieux chanter la capacité de négociation des sujets et des cultures particulières à l’heure des logiques croissantes de transnationalisation. Quitte à ce que soient éclipsées, de la réflexion sur les processus d’internationalisation, l’importance des « rapports et des déterminants socio-politiques, économiques et géopolitiques ». À cet égard, les théories de la mondialisation culturelle s’accommodent bien des logiques néolibérales qui accompagnent, dans la sphère économique et financière, les processus de globalisation.

Problématique « diversité »

Les discours sur la « diversité culturelle » vont eux aussi contribuer à répandre dans les enceintes nationales ou internationales des visions des processus de transnationalisation des cultures tendant à faire abstraction des réalités géopolitiques ou géoéconomiques. C’est à l’encontre de ces discours sur la diversité culturelle — et ceux sur l’économie créative qui les accompagnent — que Pierre Mœglin exerce ici son « activité critique ».

Par-delà son apparente évidence, la « diversité culturelle » est une notion construite et elle traduit, en même temps qu’elle masque, de nouvelles façons d’envisager les enjeux suscités par les logiques accélérées de l’internationalisation des industries culturelles. L’intérêt du texte de Pierre Mœglin est dès lors de déconstruire méthodiquement cette notion.

L’auteur montre d’abord comment le passage, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, « de l’exception culturelle à la diversité culturelle », correspond à la nécessité de se doter d’une notion censée être plus en phase avec les supposées réalités de la mondialisation. Le contexte, rappelle-t-il, est celui de la « volonté de lever les obstacles réglementaires à la transnationalisation des produits culturels ». Le contexte est aussi le « remplacement d’une définition de la culture comme ensemble (plus ou moins homogène) de productions culturelles » — qui était celle mobilisée dans le cadre des négociations du GATT sur l’exception culturelle — par une « autre définition, anthropologique et qui privilégie la diversité des expressions culturelles et modes de vie ». Au tournant du siècle, l’ »exception culturelle » va ainsi être stigmatisée comme renvoyant « à une pratique passéiste de la culture, refermée sur elle-même et tenue à l’écart du grand mouvement de la mondialisation » et, à l’inverse, « l’objectif de la diversité » va être lui célébré, à l’heure de ce grand mouvement, comme davantage à même de conjuguer « avantageusement protection des identités et fluidification des échanges culturels commerciaux ».

Le succès de la notion tient pour partie aux « connotations biologiques » dont elle est parée. « Écosystème culturel », « biodiversité culturelle » : les documents en charge de la question, à commencer par ceux produits par l’Unesco, ont, note Pierre Mœglin, dès la décennie 1990, multiplié « les métaphores tirées du monde végétal et animal pour qualifier la diversité culturelle ». Ce faisant, se diffuse une autre vision des rapports entre les cultures, tendant, par l’importance des références au monde de la nature, à postuler que la diversité « s’impose toute faite ». Une vision qui tend à éclipser le fait que les rapports entre cultures sont surtout le fruit de rapports « entre groupes et entre classes en leur sein ».

Après avoir relevé les « impensés idéologiques sous-jacents à la notion de diversité », Pierre Mœglin identifie ce que « cachent les usages naturalistes » de cette notion : « Qui a intérêt à l’idéal de la diversité ? ». Dans la lignée des expressions « société de l’information », « économie immatérielle », ou, plus récemment, « économie et société créative », la notion de diversité offre, avance l’auteur, un « lexique commun », hautement « polysémique », qui a pour avantage de pouvoir réunir un ensemble hétéroclite d’acteurs — « décideurs publics », « experts patentés », « industriels de la culture, de l’information et de la communication », artistes et créateurs — par-delà leurs antagonismes, autour d’un projet : celui de la « réorientation des politiques publiques à l’échelle internationale en faveur [de] l’établissement d’un nouveau régime économique, appuyé sur de nouveaux modes de production et de consommation et se traduisant par de nouvelles manières de quantifier la richesse et d’organiser la division du travail ».

Économie politique critique du « web collaboratif »

C’est à d’autres discours, jouant sur un répertoire non moins enchanteur que celui de la diversité et n’étant pas moins porteurs d’enjeux en termes de politiques publiques, que Philippe Bouquillion porte son attention. Sa contribution s’en prend en effet aux discours sur le « web collaboratif » qui  » se font les chantres d’une ère nouvelle d’émancipation des individus face à l’État et aux intérêts économiques, une ère où fleuriraient les échanges interindividuels et les productions culturelles issues des individus ou de leurs interactions ».

À rebours des visions présentant le web collaboratif comme étant le produit de ses utilisateurs et comme « construit en opposition aux logiques industrielles et marchandes », Philippe Bouquillion envisage celui-ci, dans le prolongement des recherches entreprises avec Jacob Matthews sur ce sujet (Bouquillion et Matthews, 2010), « comme une composante des industries de la culture et de la communication », à partir d’une perspective relevant de l’économie politique critique de la communication.

En phase avec le travail de déconstruction qu’a opéré Pierre Mœglin avec la notion de « diversité culturelle », Philippe Bouquillion montre combien le thème du web collaboratif, et en particulier la notion de web 2.0, apparue au début des années 2000, est « un construit historique, fruit des efforts conjugués de consultants, d’acteurs financiers et d’industriels en quête d’un nouveau “label” ». Imprécis, le terme de web 2.0 a la vertu, du point de vue de ses promoteurs, de masquer les réalités économiques, les logiques industrielles qui le fondent, au profit d’une imagerie de la communication sans intermédiation.

Interroger le web 2.0 à partir des stratégies des acteurs permet à cet égard d’offrir des perspectives bien différentes de celles auxquelles il est souvent associé. Philippe Bouquillion revient sur la manière dont « les anticipations favorables dont le Web collaboratif a bénéficié de la part des acteurs de la sphère financière » et sur la façon dont cela a placé les entreprises des industries de la communication actives sur le web en position de force « face aux industries de la culture ou face aux opérateurs de télécommunications » et a permis aux précédentes d’acheter des actifs stratégiques pour nourrir leurs offres en contenus. Poussant plus loin l’analyse des relations entre les différents acteurs gravitant autour du web collaboratif, l’auteur considère que celui-ci, loin de déroger au modèle de « fonctionnement oligopolistique ou monopolistique des industries de la culture et de la communication », s’y intègre parfaitement.

De même, Philippe Bouquillion se penche-t-il sur la manière dont le web collaboratif tend de plus en plus à s’insérer dans « une industrie du marketing électronique » et comment il participe, à ce titre, de concert avec les autres industries de la culture et de la communication, « à la construction de la sphère marchande ». Mieux, il montre comment le web collaboratif constitue une étape importante dans « l’histoire des liens entre les industries du marketing et les industries de la culture ». En son sein s’est en effet développée une interpénétration croissante entre les industries de la consommation et celle des contenus, à tel point qu’ont émergé « des stratégies dites de “culturalisation” des produits de consommation » par lesquelles les produits cherchent à être associés à des produits culturels ou à s’imposer eux-mêmes en tant que tels pour mieux se différencier et davantage accroître les chiffres de vente. Loin de considérer le web collaboratif comme un domaine à part, l’auteur analyse donc celui-ci comme « partie prenante d’un système économique » plus vaste, avec toutes les incidences que cela peut avoir sur son rôle social et politique.

Enfin, comme Pierre Mœglin avec la diversité culturelle, Philippe Bouquillion montre que les discours sur le web 2.0 véhiculent aussi des « propositions idéologiques visant à transformer les politiques publiques » dans un sens qui soit en cohérence avec les intérêts, certes contradictoires, de ses principaux acteurs.

Le thème du web collaboratif est ainsi traité — c’est suffisamment inhabituel pour être souligné — à partir non de la question des usages, mais des logiques socio-économiques et socio-politiques qui l’organisent. La question des usages n’est cependant pas évacuée. Dans la mesure où ceux-ci dépendent aussi de l’ »offre », les propositions de Philippe Bouquillion « offrent un cadre aux études des usages ».

Les rapports, souvent conflictuels, qu’entretient l’économie politique critique avec les travaux portant sur la réception ou sur les usages apparaissent à plusieurs reprises, de manière plus ou moins explicite, dans ce dossier. Non pas que les chercheurs se réclamant de l’économie politique critique ignorent l’importance de ces dimensions. Dès le milieu des années 1980, Michèle et Armand Mattelart ont souligné, comme en témoigne ce dernier ici, « les vertus heuristiques » dont était porteur le mouvement de retour au sujet qui s’opère au cours de cette décennie — « changement de paradigme » qui « a mis en question la tendance à n’avoir d’yeux que pour les structures, les invariants, les macro-sujets au détriment de la multiplicité des interactions, des transactions, les regards depuis les cultures, les vécus et la quotidienneté ». Tout en reconnaissant ces apports, ces auteurs mettaient néanmoins alors l’accent sur les ambiguïtés dont était porteur ce retour au sujet. « Le laissait soupçonner, écrit Armand Mattelart, le fait qu’il s’opère à un moment où s’installe comme régime de vérité le mode managérial du post-fordisme et ses impératifs de décentralisation, fluidité, flexibilité et interaction accrue entre la sphère de la production et celle de la consommation ». Ces lignes, décrivant un « changement de cap » intervenu dans les années 1980, demeurent, au temps des discours enchantés sur le web 2.0, d’une vive actualité, comme l’illustre le texte de Philippe Bouquillion. L’on trouvera les mêmes appels à la vigilance dans le texte de Bernard Miège. Son « arrimage socio-économique » l’a conduit, explique-t-il, « à adopter une position de retrait critique face aux épistémologies déconstructionnistes et au relativisme post-moderniste, ainsi que face aux Cultural Studies (mais pas de toutes les études culturelles) ».

Concilier l’économie politique et les Cultural Studies

Tout l’intérêt de l’article d’Émilie Da Lage et de François Debruyne est, dans ce contexte, d’essayer de concilier les apports de l’économie politique critique et ceux des Cultural Studies, tout en mobilisant les écrits plus ou moins récents produits au sein de l’École de Francfort. Les auteurs, esquissant l’état des approches critiques sur la musique, montrent que « les débats sur ce que devrait être une perspective critique » en la matière sont marqués par de très fortes oppositions entre les travaux en économie politique d’un côté et ceux relevant des Cultural Studies de l’autre. À rebours de cette opposition tranchée, ils explorent différentes manières de combiner ces deux approches, en y ajoutant certains des apports d’Axel Honneth, afin d’offrir une perspective critique heuristique.

Pour preuve de l’intérêt du croisement des deux premières approches, les auteurs évoquent la manière dont les travaux inspirés par les Cultural Studies et les Post-colonial Studies ont aidé à compléter les apports de l’économie politique dans l’établissement d’une géographie des flux musicaux dans le monde contemporain. Les travaux de l’économie politique critique ont de fait, dès les années 1980, joué un rôle pionnier dans l’établissement d’une géographie inégale des flux, soulignant le « déséquilibre entre les productions, majoritairement anglo-saxonnes, destinées au marché mondial et les productions locales destinées à rester locales » et dans la chronique de « l’émergence d’une esthétique globalisée hégémonique ». La carte qui est désormais dessinée par cette économie politique laisse apparaître certaines mégapoles qui constituent des « nœuds économiques mondiaux dans lesquels se concentrent l’essentiel des capitaux et du pouvoir de décision » et sur lesquels tentent de se brancher les productions locales. Certains des travaux s’inscrivant dans les Post-colonial Studies, à l’image de recherches menées sur « la catégorie World Music« , ont, de leur côté, d’une certaine façon, contribué à « renouveler l’approche socio-économique de l’inégalité des flux culturels en pointant l’importance de l’histoire coloniale dans la structuration des industries musicales contemporaines » et en mettant en relief la capacité qu’ont les cultures musicales locales de « créolis[er] » les flux dominants.

Pour démontrer l’utilité d’aller au-delà de « l’opposition entre économie politique critique et Cultural Studies« , les auteurs reviennent sur la trajectoire de David Hesmondhalgh — l’auteur de The Cultural Industries — qui, à bien des égards, selon eux, a dépassé celle-ci. La discussion des travaux de ce dernier est l’occasion pour les auteurs d’introduire Axel Honneth dans l’analyse. En effet, David Hesmondhalgh mobilise dans ses travaux récents la théorie de la reconnaissance du philosophe de l’École de Francfort, ce qui lui permet de mettre l’accent  » sur les relations entre la musique et certains aspects des rapports sociaux, tout en inscrivant la démarche dans l’analyse des conceptions historiques de la subjectivité ». Les travaux de David Hesmondhalgh, ainsi nourris, remettent,  » au moins en partie », en question « la tendance dominante à considérer que la musique est une ressource positive de l’émancipation des individus ». « Premièrement, les valeurs des genres musicaux les plus répandus renvoient à une conception romantique de l’autonomie individuelle très congruente avec les valeurs du capitalisme contemporain. Deuxièmement, le rapport à la musique est pris dans des processus de compétition entre individus, dans un contexte contemporain où l’individualisation est d’autant plus problématique que les revendications de réalisation de soi sont parfois détournées comme injonction à être soi-même ». Dans ce contexte, « l’expérience musicale peut parfois être vécue très négativement et/ou prolonger l’emprise des nouvelles valeurs du capitalisme contemporain ».

Enfin, Émilie Da Lage et François Debruyne recourent à ces différentes approches pour déconstruire, dans la continuité des analyses de Philippe Bouquillion, les discours euphoriques tenus sur l’économie créative ou le web collaboratif, à partir du cas, emblématique, de la musique. À rebours de l’ »ensemble de convictions partagées et non discutées » dont regorge « le paradigme de la créativité » — « les internautes “font le web”, ils sont extrêmement créatifs et permettent une désintermédiation de la musique forcément bonne en soi, les outils du web permettent de se singulariser, etc . » —, les auteurs se penchent sur le degré de réalisation de ces promesses. Émilie Da Lage et François Debruyne notent dès lors le décalage qui existe entre, d’un côté, les « propositions explicites de réappropriation » formulées par l’industrie et, de l’autre, la manière dont les « conditions d’appropriation [sont] limitées, contraintes et directement orientées vers une promotion interne, par les industries créatives elles-mêmes ». Ils notent, pour le dire autrement, l’ »écart grandissant » qui se crée « entre des promesses de reconnaissance et les conditions pratiques proposées pour la réaliser ». Sans que « le commerce de la musique », tempèrent-ils, puisse être considéré pour autant comme soumettant ses consommateurs « ni à une domination ni à une aliénation directement efficaces » tant sont grandes les pratiques d’ »attention très oblique » et « pluriel[les] » leurs relations à la musique, ce qui crée une variété de « points de fuite ».

Économie politique critique de la propriété artistique

La question des droits de propriété artistique — à laquelle Vincent Bulllich consacre le dernier article de ce dossier — traverse la plupart des autres contributions publiées ici. Comment en serait-il autrement ? Ces droits ne sont-ils pas devenus un « élément décisif » d’une économie qui se présente comme « immatérielle » ? L’auteur dresse un état, certes non exhaustif, des recherches critiques sur la propriété artistique. Il décrit d’abord le « paradigme dominant » qui régit « la conception politico-économique de ces droits ». Un paradigme qui s’est imposé progressivement aux États-Unis à partir des années 1970, un peu plus tard en Europe, puis propagé à l’échelle du monde, à travers des traités internationaux établis sous l’égide de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) et de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Il montre comment va s’opérer, à la fin du XX e siècle, un « changement explicite d’orientation quant à la finalité des droits d’auteur/copyright« , qui, au nom du rôle croissant que jouent les actifs « immatériels » dans le développement et la croissance, va voir le droit de la propriété intellectuelle se rapprocher de plus en plus du « régime commun de la propriété ». Ce mouvement, né bien avant l’essor d’internet, s’est considérablement accéléré avec l’avènement de celui-ci et du développement concomitant de la nouvelle variété de pratiques d’échange et de consommation de contenus numériques, sans paiements des droits, qu’il a favorisées.

Vincent Bullich revient alors sur les critiques qui ont été formulées à l’encontre de l’évolution de ce droit de la propriété artistique. Ce qui est condamné, c’est d’abord le fait que ce droit fasse dorénavant, explique l’auteur, prévaloir « l’affirmation des intérêts privés au détriment de l’intérêt général ». À un moment où internet est présenté avec insistance comme un lieu magique de démultiplication des échanges de connaissances, l’auteur, mobilisant différents travaux, dont ceux de l’économie politique critique de la propriété intellectuelle, montre comment, sous l’effet des évolutions du droit, idées, informations et créations artistiques sont progressivement « extrai[tes] du “bien commun” pour devenir la propriété de quelques-uns ». L’on assiste ainsi à une « privatisation » des connaissances, avec toutes les incidences négatives que cela peut avoir pour la création, la liberté d’expression, le débat démocratique.

La « privatisation des domaines cognitif et culturel » est d’autant plus problématique qu’elle s’accompagne « d’une privatisation du domaine législatif ». Les travaux de l’économie politique critique de la propriété intellectuelle décryptent de fait la manière dont, au travers d’un intense travail de lobbying, mené à une échelle mondiale, les copyright-based industries ont joué et continuent de jouer un rôle majeur « dans les processus d’élaboration des lois nationales et traités internationaux mais également dans leur modalité d’application ». Nul doute que le terme d’ »organisateurs collectifs » — qu’Armand Mattelart emprunte à Antonio Gramsci et qu’il utilise pour décrire la manière dont les firmes globales s’efforcent de structurer les institutions du monde dans le sens de leurs intérêts — pourrait être appliqué à ces entreprises privées qui contribuent à l’édification d’un droit international de la propriété intellectuelle.

L’extension des droits de propriété intellectuelle est légitimée par l’argument selon lequel ceux-ci seraient « indispensables au développement économique intra et international ». Prenant à contrepied cet argument, Vincent Bullich met en relief, en s’appuyant sur les travaux critiques produits sur ce sujet, les effets négatifs de cette extension pour le développement : « accentuation des pouvoirs de marché et des rentes de monopole, déstabilisation du jeu concurrentiel et barrières à l’entrée […], surexploitation des œuvres consacrées et moindre investissement dans l’innovation, frein aux adaptations et réutilisations productives […], coûts d’application de la loi de plus en plus élevés »…

De même, le cadre légal international établi depuis 1994 — avec la signature du traité sur les « Aspects des droits de la propriété intellectuelle qui touchent au commerce » au sein de l’OMC —, loin d’être considéré comme un cadre recherchant l’ »harmonisation » d’un régime juridique à l’échelle internationale, comme l’avancent ses principaux tenants, est condamné par ces travaux critiques comme constituant un cadre pensé prioritairement pour les États-Unis, l’Europe et le Japon, favorisant la domination des entreprises de ceux-ci dans ce domaine, et largement inadapté à l’environnement économique et aux besoins en développement des pays du Sud.

Quelles capacités d’intervention ?

L’étude des stratégies d’expansion des industries de la communication, de même que celle des discours avec lesquelles elles étendent leurs activités à un nombre de plus en plus important de sphères sociales — analyses auxquelles procèdent les différents articles de ce dossier — pourraient laisser penser qu’en plus d’être toutes puissantes, ces industries constituent un tout homogène, sans contradictions, ce qui affaiblirait par avance les tentatives de résister à leur emprise. Or, bien évidemment, rien n’est moins vrai. Ainsi que le constataient Bernard Miège et Pierre Mœglin en 1990, dans un texte cité dans la contribution du premier, « les processus d’industrialisation de la communication » sont un lieu de « coexistence problématique entre logiques diverses qui se concurrencent, se chevauchent ou se complètent, ménageant, de par leur hétérogénéité même, des plages d’incertitude et certaines possibilités de contrôle social, de choix, et donc d’intervention » (Miège et Mœglin, 1990, p. 182).

L’on regrettera sans doute que ce dossier ne traite pas de manière plus explicite ces possibilités d’intervention qui ne naissent pas seulement des contradictions du système, mais qui sont aussi le fruit d’initiatives individuelles et sociales. L’ensemble des contributions publiées ici sont néanmoins tendues par le désir d’intervenir et constituent, à bien des égards, une forme d’intervention. « Toute pensée critique implique une utopie sociale », écrit Armand Mattelart. « En son absence, la critique se dévoie en pur rejet de la société existante ». Gageons que l’accumulation des savoirs critiques en communication saura participer à ce mouvement qui, en réponse à « la crise systémique du capitalisme et des politiques libérales », place au cœur de ses priorités, « le sujet citoyen et son droit à la communication comme condition de son droit à la dignité ».

Notes

(1) En 2000, Dominique Wolton rééditera l’expérience en proposant, dans son ouvrage Internet, et après ?, « une théorie critique des nouveaux médias ».

(2) Le colloque a été co-organisé par Tristan Mattelart, par Luis Alfonso Albornoz et Francisco Sierra, respectivement président et secrétaire de l’Ulepicc (Union latine de l’économie politique de l’information, de la communication et de la culture), ainsi que par Éric George, professeur à la Faculté de Communication de l’Université de Québec à Montréal, et a bénéficié d’un financement du BQR de Paris 8, du Cemti et de la MSH Paris Nord.

Références bibliographiques

Bouquillion, Philippe et Matthews, Jacob T. (2010), Le web collaboratif. Mutations des industries de la culture et de la communication, Grenoble : Presses universitaires de Grenoble.

Miège, Bernard et Mœglin, Pierre (1990), « Défendre la recherche critique », in Miège, Bernard (2004), L’information – Communication, objet de connaissance, Bruxelles-Paris : De Boeck-Ina, pp. 179-184.

Voirol, Olivier (2011), « Présentation », Revisiter Adorno, Réseaux, n°166, pp. 9-28.

Wolton, Dominique (1990), Éloge du grand public. Une théorie critique de la télévision, Paris : Flammarion.

Auteur

Tristan Mattelart

.: Tristan Mattelart est professeur de Communication internationale à l’UFR Culture et communication de l’Université Paris VIII et chercheur au Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation (Cemti). Ses travaux portent sur les enjeux sociaux, culturels, politiques et économiques de l’internationalisation des médias. Le dernier ouvrage qu’il a dirigé porte sur les Piratages audiovisuels. Les voies souterraines de la mondialisation culturelle, Ina-De Boeck, 2011.