Chaînes publiques de télévision en France et innovation numérique
Résumé
Cet article analyse comment les chaînes de télévision françaises se sont adaptées aux technologies numériques, en considérant notamment le caractère public ou privé de la chaîne. Le point de départ est une typologie de l’innovation dans les médias qui distingue d’une part innovations de produit et de processus, d’autre part les entreprises selon leur rapidité d’adoption des innovations. 21 critères d’innovation sont analysés pour chacune des 15 chaînes de télévision de notre échantillon.
Nous montrons que les chaînes de télévision ont des stratégies différenciées vis-à-vis de l’innovation. Elles adoptent plus ou moins rapidement certains types d’innovation en fonction de leurs caractéristiques (ancienneté, caractère public ou privé, programmation généraliste ou thématique).
Mots clés
Télévision, technologies numériques, innovation, industries culturelles.
In English
Abstract
The paper analyzes how French TV channels have adapted to digital technology, notably taking into account whether the channel is a public broadcaster. It takes as a starting point a typology of media innovation. The typology distinguishes (I) between product and process innovation and (II) among firms depending on their pace of adoption of innovations. 21 innovation criteria were analyzed for every of the 15 TV channels in our sample.
We show that TV channels have differentiated strategies towards innovation, i.e. they adopt more or less rapidly certain types of innovation according to the channels’ features (age of the channel, whether it is public or commercial, whether they are generalist or thematic).
Keywords
Television, digital technologies, innovation, cultural industries
En Español
Resumen
El articulo analiza como los canales de TV franceses se han adaptado a la tecnología digital, tomando en especial consideración el servicio publico de radiodifusión. El trabajo toma como punto de partida la topología de la innovación de medios, la cual distingue entre: (i) el producto y la innovación y (ii) la velocidad de las empresas a la hora de adoptar innovaciones. En total 21 criterios de innovación se han analizado en la muestra formada por 15 canales de TV.
El trabajo pone de manifiesto que los canales de TV tienen diferentes estrategias hacia la innovación, por ejemplo, adoptan mas o menos rápido ciertos tipos de innovación en función de las características de cada canal (como puede ser la antigüedad del canal, si es publico o privado; o bien generalista o temático).
Palabras clave
Televisión, tecnologías digitales, innovación, industrias culturales.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Farchy Joëlle, Gansemer Mathilde, Ranaivoson Heritiana, « Chaînes publiques de télévision en France et innovation numérique« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°14/2, 2013, p.161 à 184, consulté le jeudi 7 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2013/dossier/12-chaines-publiques-de-television-en-france-et-innovation-numerique/
Introduction
Si la première expérience de transmission d’images a été réalisée en 1925 par John Logie Baird, la télévision a depuis crée un véritable chamboulement dans la vie quotidienne de milliards d’individus. Dans tous les pays, l’offre audiovisuelle a elle-même été profondément modifiée au cours des trois dernières décennies. D’abord soumise à la pénurie des fréquences hertziennes, la télévision, sous l’effet de changements technologiques est devenue une ère d’abondance dans laquelle des centaines de chaînes sont désormais accessibles au public. Depuis quelques années, la révolution numérique a fortement accéléré cette profusion de contenus. En France, les chaînes proposées combinent diverses logiques de réception (câble, satellite, ADSL, Télévision Numérique Terrestre…), de financement (redevance, abonnement, publicité), de programmation (thématiques, généralistes..) ou d’ancienneté. Les leaders historiques ont été bousculés par les nouvelles chaînes de la TNT mises en service le 31 mars 2005 puis progressivement disponibles sur l’ensemble du territoire. Les dernières régions françaises ayant basculé dans le numérique le 29 novembre 2011, reléguant la télévision analogique dans la vitrine des souvenirs, la TNT offrant alors au minimum 19 chaînes gratuites pour tous sans compter les chaînes de la TNT payante et les abonnements au câble, au satellite ou à l’ADSL que possèdent de très nombreux foyers. Au-delà de cet effet démultiplicateur de l’offre, le numérique transforme profondément la relation avec le téléspectateur, à travers de nouveaux services comme la VOD ou la télévision de rattrapage. L’objet de cette contribution est de comprendre à partir du cas français, comment les chaînes de télévision ont adopté de manière différente les innovations liées au développement des technologies numériques. En particulier, les chaînes de télévision publiques se distinguent–elles par leur niveau d’innovation ? Pour répondre à ces questions, nous avons sélectionné 15 chaînes parmi les 19 disponibles sur la TNT au moment de notre étude (1), aux lignes éditoriales et poids économiques bien différents. Ont été exclus de notre panel France O, LCP, Gulli, et DirectStar, les deux premières en raison de leurs audiences trop faibles en 2010.Quant à Gulli et DirectStar, leurs positionnements particuliers (respectivement chaîne jeunesse et chaîne musicale) nous ont également amené à les exclure de notre étude. Notre échantillon s’étend donc d’une chaîne grand public comme TF1, un des principaux diffuseurs en Europe, à i>télé, chaîne thématique à l’audience bien plus limitée. Il est constitué de chaînes publiques ou privées, généralistes ou thématiques, intégrées à des groupes de médias plus ou moins puissants. Les modes de financement des chaînes diffèrent également, tout comme leurs poids économiques et leurs parts d’audience (voir tableau ci-dessous).
Tableau 1 – Les quinze chaînes de télévision de l’échantillon (cliquez sur le tableau pour zoomer)
*Date du lancement de la chaîne sur la TNT française. France 4 existe depuis 1996 (sous le nom de Festival), TMC depuis 1954 et I<Télé depuis 1999. ** En 2011, Canal + a annoncé son intention de racheter au groupe Bolloré la chaîne Direct 8, acquisition acceptée sous conditions par l’Autorité de la concurrence française à la mi-juillet 2012. Sources : CNC, CSA
Après avoir défini l’innovation dans les médias et dressé une typologie de ses divers aspects, nous avons construit des indicateurs d’innovation numérique pour les 15 chaînes de l’échantillon. La mesure de l’innovation au travers de ces indicateurs se base sur :
- une observation des programmes des chaînes sur une période de 7 jours (du lundi 29 décembre 2010 au dimanche 5 décembre 2011(2)). Cela correspond à 3340 programmes pour lesquels les critères d’innovation portant sur l’enrichissement des contenus ont été appliqués (voir 3.1.1.)
- des informations générales, comme par exemple les dates d’adoption de certaines innovations par chaque chaîne.
La méthodologie de cette mesure est détaillée dans la partie 3. Les résultats différenciés selon les types d’innovation et selon les chaînes de cette étude empirique sont proposés dans la partie 4.
L’innovation dans les médias : spécificités et typologie
Définition et spécificités de l’innovation dans les médias
L’innovation, c’est-à-dire l’utilisation d’un nouveau produit ou processus de production (Donders et al., 2011; Pavitt, 1984), est un concept largement analysé par les sciences de gestion et l’économie. Cela demeure vrai pour l’innovation dans les industries des médias et de la culture. Les spécificités de cette dernière ont été cependant trop peu systématiquement prises en compte. La première composante, essentielle, de l’innovation est sa nouveauté (Castañer and Campos, 2002; Schumpeter, 1942). Cette nouveauté doit aussi entraîner une amélioration significative (OECD, 2002). Toute idée nouvelle ou tout prototype n’est cependant pas une innovation :en reprenant les termes de Freeman (1991), une invention doit être utilisée pour accéder au statut d’innovation (voir aussi Henten et al., 2004), ce qui implique que l’idée ou le prototype fassent l’objet d’un développement, d’une commercialisation. Deuxièmement, les innovations s’opposent selon qu’elles portent sur des produits ou des processus (Cave and Frinking, 2007; Handke, 2008). Dans le cas des médias, l’innovation de produit se rapporte à la fois au contenu et à la manière dont celui-ci est mis à la disposition des consommateurs. Elle a généralement pour objectif de modifier le comportement des utilisateurs (Kamprath and Mietzner, 2009), par exemple faire en sorte que les téléspectateurs regardent davantage de contenus, ou attirer un nouveau public (Bakhshi and Throsby, 2010). L’innovation de processus inclut quant à elle toutes celles se référant au mode de production des contenus. Moins perceptible pour les consommateurs, elle peut cependant impliquer de grands changements organisationnels. Au-delà de cette définition générale, l’innovation dans les médias présente certaines spécificités (Preston and Cawley, 2004). Tout d’abord, la plupart des activités sont ici des services, alors que la littérature est en général plutôt orientée vers l’innovation dans les produits manufacturés (Djellal et al., 2003). L’innovation dans les services s’avère moins centralisée et moins localisable au sein d’une entreprise. De plus, la principale caractéristique de l’innovation dans les médias concerne l’importance de l’innovation en termes de contenus vis-à-vis de l’innovation en termes de processus. Il en découle que dans ces secteurs l’innovation a plus de chance d’être produite par la marge (Flew et al., 2008), y compris par rapport à d’autres activités de services. Autrement dit, l’innovation dans les médias ne vient pas nécessairement des acteurs majeurs aux grandes capacités d’investissement, mais souvent d’acteurs nouveaux et plus agiles, voire de consortiums d’entreprises. Les entreprises des médias évoluent dans un contexte d’innovation ouverte, dans lequel l’innovation est produite à l’extérieur de leurs frontières (Chesbrough, 2006). Enfin, les utilisateurs finaux jouent un rôle non négligeable dans l’innovation, comme le montre notamment le développement du concept de ‘produser’ (Bruns, 2008). Les utilisateurs peuvent avoir une influence cruciale sur les conditions d’adoption d’une innovation, notamment quand celle-ci repose sur leur participation active comme dans les réseaux sociaux.
Innovation de produit vs innovation de processus
Cet article part du postulat selon lequel l’innovation dans les médias se caractérise par l’importance de l’innovation dans les contenus, ce qui justifie que l’on prenne comme point de départ l’opposition classique entre innovations de produit et de processus. Cette opposition est également employée comme point de départ par les quelques recherches qui tentent d’analyser de manière quantitative l’innovation les médias (voir par exemple Donders et al., 2011; Handke, 2008; Stoneman, 2010) . Pour cette même raison, cette approche est préférée à celle qui consiste à opposer innovations incrémentales (qui procèdent par améliorations successives) et innovations radicales (qui consistent en un changement de paradigme) (voir par exemple Castañer and Campos, 2002; Köhler, 2005). La modélisation de Schweitzer (2003) permet de cerner l’innovation de produit. Un produit médiatique est constitué de trois parties ou couches successives : le cœur, la forme intérieure et la forme extérieure. Le cœur correspond au fond, autrement dit au thème ou au message. La forme intérieure est le style, par exemple le genre d’un film. Le cœur et la forme intérieure constituent le contenu d’un produit médiatique. Toute innovation relative au contenu correspond à ce que Stoneman (2010) appelle une « soft innovation« . La forme extérieure est le support qui porte le contenu. Il lui est lié mais peut en être détaché par exemple par un changement de support. Ainsi, dans le cas d’un DVD du film Titanic, l’histoire d’amour impossible fait partie du cœur, les effets spéciaux appartiennent à la forme intérieure et la couverture du DVD ou le format Blu – Ray à la forme extérieure. L’innovation de processus est modélisée en considérant que ce type d’innovation affecte une ou plusieurs étapes de la chaîne de valeur : création (par exemple, une nouvelle caméra), (re)production (un nouveau codec vidéo), agrégation (un nouveau format de codage), distribution (l’utilisation d’Internet pour distribuer le contenu audiovisuel), exposition (la 3D) et consommation (possibilité de choisir la caméra suivie pendant un événement sportif). Nous incluons dans les innovations de processus, celles qui portent sur l’ensemble du processus ou plus largement qui affectent les relations de l’entreprise innovatrice avec d’autres acteurs de l’industrie (par exemple via des alliances), autrement dit les innovations sur le modèle d’affaire (voir notamment Ballon, 2007). Pour avoir une approche complète nous combinons innovations de produit et de processus. Il apparaît une spécificité importante de l’innovation dans les médias, à savoir que l’innovation de produit sur la forme extérieure correspond à l’innovation de processus portant sur les moyens de consommer le contenu. En effet, la manière d’accéder au contenu est directement liée à l’expérience que le consommateur a de ce contenu. Dans cette approche, l’innovation technologique n’est pas opposée à une autre forme d’innovation, au contraire les technologies numériques permettent d’innover de différentes manières mais jouent un rôle, qu’il s’agisse par exemple d’innovation dans les modèles d’affaires ou dans les contenus, comme l’illustre et le développe la section suivante.
Construction de la méthodologie
Typologie des innovations
Parmi les cinq catégories d’innovation identifiées dans la partie précédente, celles concernant le cœur du produit ne sont pas retenues ici. En effet, il n’est pas possible dans le cadre de ce travail, de cerner l’impact des technologies numériques, et en particulier d’Internet, sur le fond des contenus culturels ou médiatiques. Nous retenons donc les mutations qui touchent à la fois la forme intérieure du produit, la manière de le consommer, la chaîne de valeur et le modèle d’affaires en les regroupant en trois grandes catégories : les innovations relatives à l’enrichissement des contenus, celles concernant les moyens d’accès aux contenus, et celles relatives au modèle d’affaires et à la stratégie de développement.
Tableau 2 – Classement des innovations réalisées par les chaînes de télévision (d’après Donders et al., 2011n)
Cette typologie des innovations sert de base pour la construction des indicateurs d’innovation. Ces indicateurs peuvent être : (1) des critères binaires (l’innovation a-t-elle été adoptée ou non ?) ; (2) des dates (quand l’innovation a-t-elle été adoptée ?) ou (3) des pourcentages de programmes ayant été adaptés pour l’innovation (dans quelle mesure l’innovation est-elle adoptée par la chaîne ?). Une fois les indicateurs connus pour chaque innovation, les chaînes sont ensuite classifiées selon qu’elles sont précurseurs, challengers ou suiveurs).Pour les indicateurs de type binaire, nous opposons les précurseurs (ceux qui ont adopté l’innovation) aux suiveurs (ceux qui ne l’ont pas fait).
Innovations sur l’enrichissement des contenus (forme intérieure et consommation)
La première catégorie a trait à la forme intérieure du produit, et concerne également la manière dont le produit (les programmes) se présente aux consommateurs. Il s’agit d’innovations visant à enrichir les contenus produits initialement pour la télévision, de la possibilité d’accéder à des extraits jusqu’à la production de programmes dédiés à la consommation sur Internet. Certaines chaînes ont également développé de nouvelles écritures, spécifiques à Internet : les webprogrammes. Ces innovations ont en commun de passer par la création de nouveaux contenus, soit par les chaînes, soit par les internautes (sous forme notamment de commentaires). Elles sont souvent très importantes quant à l’image donnée. Contrairement à la première catégorie d’innovations, celles-ci n’ont pas un impact économique direct, mais tendent à agir positivement sur la réputation de la chaîne de télévision, en la présentant comme plus jeune et plus proche de ses spectateurs.
Tableau 3 – Critères d’innovation portant sur l’enrichissement des contenus (cliquez sur le tableau pour zoomer)
*Sur le site de télévision en rattrapage ou, lorsqu’il existe, sur le site dédié au programme. **Ici disposant d’une page Facebook ou d’un compte Twitter. ***Sur le site de télévision en rattrapage ou, lorsqu’il existe, sur le site dédié au programme. ****Dispositifs permettant aux téléspectateurs d’agir sur le programmes, par exemple la possibilité de poser des questions en direct, ou de poster des vidéos pouvant être réutilisées. *****Sur le site de télévision en rattrapage ou, lorsqu’il existe, sur le site dédié au programme.
Innovations des moyens d’accès aux contenus (chaîne de valeur et consommation)
La seconde catégorie a trait aux moyens mis à la disposition des consommateurs pour accéder aux contenus, elle correspond donc aux innovations sur les moyens de consommation mais elle concerne aussi d’autres aspects de l’innovation de processus. Les évolutions technologiques permettent en effet aux chaînes de télévision de proposer de nouveaux modes d’accès aux contenus, délinéarisés, enrichis et interactifs. Ces innovations permettent aux consommateurs de choisir quand (délinéarisation), où (mobilité) et comment (ce qui modifie leur expérience en accroissant la qualité technique des contenus diffusés) ils vont regarder les programmes de télévision… Ces innovations peuvent être vues comme des innovations à visée économique de court ou moyen terme. Il s’agit souvent pour les chaînes de proposer ces services pour élargir leur audience (pour la délinéarisation) ou atteindre les consommateurs dans un contexte différent de celui d’une présence devant l’écran de télévision (pour la mobilité), ou encore d’inciter le téléspectateur à rester devant son écran en lui proposant une expérience différente.
Tableau 4 – Critères d’innovation portant sur les moyens d’accès aux contenus (cliquez sur le tableau pour zoomer)
*Calcul en fonction du volume horaire (et non du nombre de programme). Pour les chaînes d’information, nous n’avons observé que la mise en ligne des reportages et non des journaux télévisés en tant que tels. **L’iPhone et l’iPad ont respectivement été choisis pour le smart phone et la tablette tactile.
Innovations relatives au modèle d’affaires et à la stratégie de développement
Enfin, la troisième catégorie regroupe des innovations plus larges, au-delà par exemple de la présence sur un nouveau support de diffusion ou d’une innovation qui porterait sur un programme de la chaîne. Sont concernés en particulier les partenariats avec d’autres acteurs économiques, ou la manière dont les spectateurs accèdent à l’ensemble des services (et pas seulement aux programmes télévisuels).
Tableau 5 – Critères d’innovations relatives au modèle d’affaire (cliquez sur le tableau pour zoomer)
*Dailymotion ou Youtube **Page facebook ou de comptes twitter
Classement des chaînes en fonction de leur rapidité d’adoption des innovations
Les chaînes réagissent différemment face à l’apparition d’innovations numériques, les adoptant plus ou moins tôt, dans une plus ou moins large mesure. Pour systématiser notre classification, nous empruntons le concept d’entonnoir de la connaissance (Martin, 2009).
Figure 1 – Classification des entreprises adoptant l’innovation (basé sur Martin, 2009)
Martin distingue dans une perspective diffusionniste différentes étapes dans la production ou l’adoption d’une innovation. Dans la première, l’innovateur (ici la chaîne) est face à une innovation peu ou pas employée par ses concurrents. Celle-ci peut être adoptée et adaptée pour faire face à des problèmes (e.g. pour atteindre de nouveaux téléspectateurs) aux contours mal définis (e.g. qui pourraient être ces nouveaux téléspectateurs ?). De tels innovateurs sont des précurseurs, et suivent essentiellement des intuitions. Dans une deuxième étape, les précurseurs peuvent expliciter leurs intuitions pour parvenir à expliciter la solution qu’ils emploient mais qu’ils ne peuvent pas nécessairement reproduire facilement (e.g. les jeunes seraient plus intéressés par les applications sur Smartphones, en particulier certaines ont du succès mais difficile de savoir pourquoi ou comment). D’autres chaînes s’emparent également de l’innovation, nous les appelons challengers. Enfin, dans la dernière étape, les solutions trouvées pour accommoder les innovations, afin de les rendre plus faciles à implémenter dans l’entreprise ou d’en réduire le coût de production, sont plus facilement reproductibles, non seulement pour les innovateurs de la première heure mais aussi pour les autres, comme les entreprises qui adoptent finalement l’innovation, les suiveurs. Afin d’obtenir ce classement nous avons additionné, pour chaque chaîne, l’ensemble des valeurs des critères au sein de chaque catégorie d’innovation (cf. résultats disponibles en annexe). Pour effectuer cette opération nous avons normalisé les dates entre 0 et 1. La chaîne précurseur obtient ainsi la valeur 1, les autres chaînes obtiennent une valeur comprise entre 0 et 1 en fonction de leur rapidité d’adoption de l’innovation par rapport à la chaîne précurseur (ou0 si la chaîne n’a pas adopté l’innovation). Chaque chaîne obtient après addition des critères une note par catégorie d’innovation, les chaînes sont alors classées dans chaque catégorie.
Analyse des résultats
Le classement des chaînes par groupe d’innovation nous donne les résultats suivants (lire : ARTE est la chaîne la plus innovante en termes d’enrichissement des contenus, M6est deuxième, France 4 troisième…).En termes d’enrichissement des contenus, on retrouve en tête les chaînes historiques (ARTE, M6, Canal+, France 5), mais aussi France 4. Le bas du classement est occupé par TMC, NT1, NRJ12, W9 et les chaînes d’information. Le constat est similaire pour ce qui est de l’accès aux contenus : on retrouve en tête 5 chaînes historiques (M6, ARTE, Canal +, France 2 et TF1) suivies d’une nouvelle chaîne indépendante (Direct 8). Le bas du classement est occupé par TMC, NT1 et W9, accompagnées sur ce domaine par France 4 et France 5. Pour ce qui est des innovations relatives au modèle d’affaires, de nouvelles chaînes (BFM, I>télé et Direct 8) se montrent particulièrement innovantes. Elles sont suivies de NRJ12 et les chaînes historiques en milieu de classement. TMC et NT1 sont là encore les chaînes les moins innovantes.
Tableau 6 – Classement des chaînes de télévision par catégorie d’innovation (résultats plus détaillés en annexe)
Au final, trois grandes catégories de chaînes peuvent être isolées en fonction de leurs performances en termes d’innovation numérique.
Innover ou disparaître : les chaines « vitrines » les plus innovantes
Les chaînes leaders des grands groupes audiovisuels (TF1, France 2, Canal +, M6 et ARTE) sont, de manière globale, plus innovantes que leurs concurrentes. Ces chaînes historiques ont eu le temps de se créer une identité, une marque, en télévision. Leurs capacités financières leur donnent également une plus grande marge de manœuvre que les chaînes nouvelles, plus fragiles. Elles ont donc des positions et une image à défendre. En effet, l’arrivée de nouvelles chaînes gratuites a mis à mal leurs audiences, le leader historique de l’audiovisuel français qu’est TF1 est ainsi passé de 32,3% de part d’audience en 2005 à 24,5% en 2010 (Part d’audience sur la population âgée de plus de 4 ans. Source : Médiamétrie). Face à la concurrence à la fois des nouvelles chaînes de la TNT, du téléchargement illégal et de l’entrée annoncée de géants comme Apple ou Google sur le marché de la télévision connectée, elles contre-attaquent par l’innovation. L’appropriation du numérique ne s’est cependant pas faite de la même façon pour ces différents diffuseurs. Au – delà du clivage public/privé (voir infra), la structure même du financement d’une chaîne privée a des conséquences sur sa stratégie d’innovation. La structure de financement est ainsi sans doute à l’origine des bonnes performances de Canal Plus par rapport à ces concurrentes, privées comme publiques. Avec un financement publicitaire qui représente moins de 10% de son chiffre d’affaires, Canal Plus a comme objectif premier de fidéliser et de faire prospérer son parc d’abonnés en restant à la pointe de l’innovation. La chaîne suit une stratégie hybride, par son statut d’entreprise privée elle se rapproche de TF1 et M6 sur bien des critères (développement de la marque, marketing), par sa structure de financement elle se rapproche des chaînes historiques publiques pour ce qui a trait aux contenus. Canal plus est tout d’abord la chaîne du panel qui a été la plus réactive à l’IPTV. Le confort d’usage que constitue l’accès délinéarisé aux contenus est en effet un élément d’attractivité, qui suit la logique de multiplication des fenêtres d’exposition mise en place par le groupe avec ses différentes déclinaisons (Canal Plus cinéma, Canal Plus Family,…). Canal Plus développe une offre de télévision de rattrapage payante (Canal Plus à la demande), une offre de VOD (Canal Play réservé aux abonnés) ainsi qu’une interface de télévision de rattrapage gratuite pour ses programmes en clair. Tous ces services sont un réel argument de fidélisation d’abonnés qui ne sont pas toujours disponibles pour regarder la chaîne aux heures de leurs programmes favoris. Canal Plus a ainsi rapidement adopté la télévision de rattrapage. Elle se rapproche des performances des chaînes publiques en termes de densité de l’offre de programmes délinéarisés. Comme évoqué plus haut, Canal Plus est également la seule chaîne privée à s’être aventurée sur le terrain des webprogrammes. Elle a également créé une webtv destinée à la culture de la rue : « Canal Street », il s’agit là d’une véritable offre spécifique de qualité. Les webprogrammes restent encore confidentiels, du fait notamment d’un manque de financements. La prise de risques que représente la production de tels programmes ou le développement d’une webtv (audience de niche) expliquent la présence sur ce créneau de chaînes publiques et de Canal Plus (importance de l’image, de la marque). La position des chaînes en termes de part d’audience influence également la manière dont elles vont innover. La part d’audience est liée plus ou moins directement aux capacités financières de la chaîne. Elle reflète aussi l’attractivité de leurs programmes. Ainsi, les leaders historiques que sont TF1 et France 2 se détachent du reste des chaînes historiques pour ce qui est de l’offre de programmes délinéarisés. Seules ces trois chaînes reprennent plus de 50% de leur temps d’antenne sur Internet. Le site de télévision de rattrapage de France 2 couvre l’ensemble du spectre des genres de programmes diffusés à l’antenne et quasiment toutes les tranches horaires.
Innover sur certains services pour exister
Parmi les chaînes de moindre audience, certaines (France 3, France 5, BFMTV, I>Télé, NRJ12 et Direct8) font preuve de dynamisme sur des critères d’innovation spécifiques. Ces critères varient d’une chaîne à l’autre, tout comme les raisons de ce dynamisme. Il y a en effet deux types de chaînes aux objectifs bien différents: les chaînes généralistes indépendantes (NRJ12 et Direct 8) et les chaînes thématiques ou plus ciblées (France 3, France 5, I>Télé et BFMTV).
Les nouvelles généralistes
NRJ12 et Direct 8ont la particularité d’être deux nouvelles chaînes de la TNT gratuite non dépendantes d’un grand groupe audiovisuel historique. Elles sont certes des filiales de groupes médias (respectivement le groupe NRJ et le groupe Bolloré(3)) mais ceux-ci ne sont pas spécialisés dans l’audiovisuel et ne disposent pas d’une chaîne historique phare. Ces deux nouvelles chaînes généralistes sont celles qui se rapprochent le plus de leurs ainées en termes d’innovation. Les nouvelles chaînes généralistes n’ont pas encore les moyens de miser sur des innovations relatives aux contenus (voir infra). Reste à ces nouvelles chaînes deux champs d’innovation : le support (délinéarisation, mobilité, qualité), et le développement de la marque, la promotion des programmes. NRJ12 et Direct 8 sont par exemple parmi les premiers diffuseurs à avoir développé des applications pour les tablettes Ipad, elles ont également très tôt choisi l’IPTV. NRJ12 et Direct 8 sont toutes deux en bonne position pour ce qui est de la mise en place de dispositifs de votes et de commentaires sur les vidéos misent en ligne. Les deux chaines ont cependant privilégié chacune un axe d’innovation différent. NRJ12 se place parmi les précurseurs, voire même en tête, sur bon nombre de critères d’innovation. La chaîne a très rapidement adopté la diffusion HD, elle est également la seule chaîne aux côtés de TF1 qui développe la diffusion en 3 D. Elle est aussi active sur différents supports, et comme nous l’avons vu, parmi les premières en termes de mobilité. La chaîne propose enfin une offre de programmes délinéarisés diversifiée, à défaut d’être abondante. De son côté, Direct 8 privilégie le développement des outils marketing offerts par le numérique, que ce soit pour la promotion de ses programme ou pour le développement de sa marque. Elle s’est positionnée plus tôt que NRJ12 en tant que chaîne généraliste, est a donc des programmes propres et une identité plus développée. Elle est ainsi la chaîne la plus active pour le développement de sites et de blogs sur les programmes (avec 86% de ses programmes concernés). Ce type de dispositif, qui répond au besoin d’information des téléspectateurs, est par contre moins abouti que sur les chaînes historiques. Direct 8 est cependant la seule nouvelle chaîne de la TNT à être performante sur ce terrain. Elle utilise aussi, à l’instar des chaînes historiques privées, des extraits de programmes à des fins promotionnelles. Direct 8 est présente sur les réseaux sociaux aussi bien de part ses programmes qu’en tant que marques média. Elle a su développer des services spécifiques sur son site Internet et propose un accès à la diffusion du direct.
Les chaînes thématiques
Les chaînes thématiques France 3 (on classera ainsi France 3, chaîne des régions), France 5, i>Télé et BFM, tirent leurs bonnes performances de leur spécificité. Les deux chaînes publiques, France 3 et France 5, bénéficient de la dynamique de France Télévisions en termes d’innovations techniques, elles ont également su innover sur des terrains spécifiques en fonction de leurs besoins éditoriaux (voir infra). Les chaînes d’information en continu, en tant que source d’information, sont quant à elles en concurrence directe avec les autres médias que sont la presse, la radio, et bien sûr les sites Internet. Pour résister à cette concurrence, elles se doivent d’être innovantes sur certains critères comme l’accès aux programmes. La mobilité est ainsi déterminante pour une chaîne d’information en continu, I>Télé est d’ailleurs l’une des premières chaînes à avoir développé une application pour iPhone. BMFTV et i>Télé ont été réactives face aux tablettes et sont parmi les premiers diffuseurs à avoir développé des applications spécifiques. Elles ont développé de véritables plateformes d’information sur Internet, reprenant les productions de l’antenne et incluant des services spécifiques (notamment une webradio pour i>Télé tandis que BFMTV est déjà associée à RMC de part son appartenance au groupe Nextradio) et un accès au direct de la chaîne. En termes de pourcentage de programmes (en durée) repris en télévision de rattrapage, les chaînes d’information arrivent en tête. Elles rediffusent sur Internet l’intégralité des reportages initialement produits pour l’antenne, cela s’inscrit dans leur logique de diffusion de l’information multi-support (tv-radio-internet). L’instantanéité de l’information, le coté éphémère de ces reportages, poussent les diffuseurs à les faire circuler et à les rentabiliser le plus rapidement possible. La logique de programmes de flux joue ici pleinement. i>Télé propose aux spectateurs de s’exprimer sur les vidéos et de voter. L’échange avec le téléspectateur va aussi plus loin avec des formes d’interactivité via des dispositifs Internet. Cet outil est ici largement utilisé par ces chaînes à l’affut d’informations et de matériaux exclusifs. Elles sont enfin particulièrement attentives à la visibilité de leurs marques sur Internet, notamment via les réseaux sociaux et des partenariats avec des plateformes « pure players ».
Conforter le métier de base plutôt qu’innover
Un troisième groupe de chaînes se distingue, il est constitué des « petites sœurs » des grandes chaînes historiques. On compte ainsi W9 du groupe M6, France 4 de France Télévisions, TMC et NT1 du groupe TF1 qui globalement se montrent peu innovantes. Ces chaînes se concentrent sur leur métier premier de diffuseurs télévisuels, elles ont un rôle de complément à l’antenne apportant une audience et des revenus supplémentaires, mais n’ont pas encore de poids suffisamment fort pour attirer une attention particulière de la part de leurs groupes en matière d’innovation. Fonctionnant en grande partie grâce au recyclage de programmes des chaînes historiques, du fait de budgets peu élevés, elles disposent de peu de programmes propres. De plus, les programmes diffusés sur ces chaînes rencontrent une faible audience : au moment de l’étude ces nouvelles chaînes dépassaient que de manière ponctuelle le million de téléspectateurs, et ce, bien souvent grâce à des films cinématographiques, dont la négociation des droits rend la diffusion en télévision de rattrapage complexe. Elles n’ont donc, contrairement aux chaînes historiques, pas de programmes suffisamment forts pour justifier un effort particulier dans leur mise en valeur sur Internet. Ce statut ne les empêche pas de profiter, après coup, des innovations développées par leurs ainées dans d’autres domaines. L’effet de groupe joue ici pleinement sur les différences de comportement des chaînes, à commencer par la distinction entre groupes privés et la chaîne de service public France 4 (voir infra). Les comportements des chaînes privées vis-à-vis du numérique sont influencés par les stratégies des groupes audiovisuels dont elles font partie. Ainsi, même si globalement NT1, TMC et W9 sont à la traine, W9, du groupe M6, se détache de ses concurrentes du groupe TF1. A audience comparable, les stratégies de W9 et de TMC divergent. De manière générale, le groupe M6 fait davantage profiter sa nouvelle chaîne gratuite (W9) des opportunités offertes par le numérique. W9 a choisi, tout comme M6, de développer des contenus supplémentaires en ligne pour enrichir les programmes de l’antenne, le diffuseur est aussi présent sur les créneaux de l’interactivité, et des communautés, tout comme la chaîne phare du groupe. A l’instar de France Télévisions, on remarque une uniformisation des dispositifs Internet des chaînes. La logique n’a pas été jusqu’à la mise en place d’une plateforme commune de télévision de rattrapage, mais la plateforme de W9 reprend l’ergonomie de celle de M6. Cette intégration n’est pas aussi présente au sein du groupe TF1. TMC se révèle plus innovante que NT1. Ses relatifs, succès d’audience l’encouragent à aller vers la délinéarisation, offrant à ses programmes phares une fenêtre supplémentaire d’exposition, la chaîne diffuse en télévision de rattrapage 37% de son temps d’antenne. Elle se place en tête des nouvelles chaînes de la TNT (hors chaînes d’information) sur ce critère.
Les chaînes publiques : une catégorie inopérante en termes de stratégie d’innovation
Sur la question posée dans cet article des stratégies d’innovation numérique, les chaînes publiques ne présentent clairement aucune homogénéité puisqu’on les retrouve dans chacune des trois grandes catégories identifiées, les précurseurs, les challengers et les suiveurs.
Les précurseurs : France 2 et Arte
Les chaînes publiques disposent d’un budget relativement stable alloué par l’Etat essentiellement via la redevance en contrepartie d’exigences de qualité, de programmation et d’innovation. On remarque une véritable différence entre les stratégies des chaînes historiques privées et les stratégies des chaînes publiques France 2 et Arte sur deux postes: la mise en valeur des programmes sur Internet, où le service public est clairement en avance, et les aspects marketing et développement de la marque sur Internet, où les chaînes privées se montrent bien plus offensives. Les chaînes publiques sont davantage enclines à mettre à la disposition des spectateurs un large éventail de programmes télévisuels sur les sites de télévision de rattrapage, la mise en ligne des programmes est également bien souvent accompagnée de contenus supplémentaires. Cet enrichissement des programmes sur Internet constitue une valeur ajoutée, peu présente sur les plateformes des chaînes privées, et correspond à l’identité et à la mission de diffusion des chaînes publiques. Les chaînes publiques ont également une longueur d’avance dans la création de contenus audiovisuels propres à Internet. Ces « webprogrammes » proposent aux « télénautes » une nouvelle écriture scénaristique interactive, faisant d’eux des spectateurs actifs. ARTE est largement précurseur sur ce créneau. Côté privé, seule Canal Plus a tenté l’expérience. Les chaînes publiques sont globalement en tête pour ce qui est du développement de communautés autour des programmes, même si M6 se classe première sur ce critère. Elles sont encore dans le peloton de tête en ce qui concerne la création de sites et de blogs dédiés aux programmes de l’antenne, aux côtés de TF1. TF1 et M6, les deux leaders de la télévision privée, rattrapent, voire dépassent, les chaînes publiques en ce qui concerne le marketing sur Internet. Elles utilisent par exemple les dispositifs de votes et de commentaires sur les trois quarts de leurs vidéos postées sur Internet. Les chaînes privées utilisent davantage les extraits de programmes à des fins promotionnelles que les chaînes publiques historiques. Les trois principales chaînes privées, TF1, M6 et Canal Plus se retrouvent parmi les plus actives sur les réseaux sociaux qui englobent l’ensemble des aspects marketing propres à Internet : les votes et commentaires, les communautés, l’utilisation promotionnelle d’extraits vidéo, la création d’un espace dédié à une émission. D’une manière générale, les chaînes privées sont davantage attentives à développer leurs marques sur Internet, la stratégie de France Télévisions est particulièrement faible sur ce point. Ainsi, alors que TF1, M6, et Canal Plus, offrent aux « télénautes » un accès au direct de la chaîne via leurs propres plateformes, les chaînes publiques ont fait un autre choix, séparant l’offre linéarisée de l’offre délinéarisée. Même si les chaînes de la Holding France Télévisions et ARTE sont disponibles en direct via d’autres plateformes (Playtv), l’impact en termes de stratégie de marque n’est pas le même. Au cœur des chaînes publiques historiques, la chaîne culturelle ARTE a adopté une stratégie particulière. Elle prolonge son objectif de diffusion des connaissances sur Internet, espérant par la même rencontrer un public complémentaire, notamment un public jeune qui passe de moins en moins de temps devant l’écran de télévision. ARTE a ainsi été parmi les chaînes les plus réactives en termes de télévision de rattrapage. La densité de l’offre de programmes mis en ligne est cependant plus faible pour ARTE. La chaîne a en effet choisi de sélectionner certains programmes plus adaptés à ce type de diffusion. Il y a ici une volonté de développer un véritable service à part entière, regroupant un choix de programmes pertinents, et non de constituer une simple plateforme de rattrapage de la totalité des programmes de l’antenne. Une trop grande exposition peut en effet aller à l’encontre de la valorisation des programmes de stock, comme les documentaires, abondants sur la chaîne. ARTE a tout de même mis en ligne des longs métrages, de façon ponctuelle. Parallèlement, ARTE développe de façon relativement importante des programmes propres à Internet. La chaîne met l’accent sur les webséries, elle a pour stratégie de faire, à l’instar d’une télévision de création, un web de création.
Les challengers : France 3 et France 5
France 3, chaîne des régions, porte « dans son ADN » une proximité avec le téléspectateur. Cette proximité l’amène à développer des solutions innovantes en termes d’accompagnement des programmes sur Internet. La chaîne se classe ainsi en première position pour ce qui est de la présence de contenus complémentaires sur Internet, bon nombre de ses programmes bénéficient également d’un forum ou d’un site internet spécifiques. France 3 est enfin une des chaînes proposant l’offre de programme en télévision de rattrapage la plus large. France 5, en tant que chaîne du savoir, adopte un chemin d’innovation proche de celui d’ARTE, elle profite des nouvelles opportunités de diffusion pour aller plus loin dans sa mission de diffusion des connaissances. France 5 a ainsi été parmi les premières chaînes à proposer ses contenus sur Internet après diffusion. Elle a également développé une offre relativement importante de programmes propres à ce média. Alors qu’ARTE se concentre sur les webséries, France 5 privilégie les webdocumentaires. France 5 est enfin active en termes d’interactivité et de développement de communautés autour des programmes. Elle rejoint une fois encore ARTE sur ce créneau, les deux chaînes partagent cette même volonté d’échange avec les téléspectateurs. Malgré toutes ces ressemblances, France 5 se montre moins innovante qu’ARTE sur la majorité des critères. Contrairement à France 5, ARTE n’est pas dépendante de la stratégie globale d’un groupe de chaînes, et surtout, elle bénéficie d’un budget annuel bien plus élevé que celui de France 5.
Les suiveurs : France 4
Bien que globalement suiveuse, France 4 se distingue cependant des chaînes privées de cette catégorie dans sa relative vitesse d’adoption de certaines innovations. Elle est allée sur le terrain de la VOD, de l’IPTV et de la mobilité (application IPhone) en même temps que les chaînes historiques du groupe. La holding France télévisions privilégie en effet le développement de la marque du groupe, insistant sur la complémentarité des chaînes, chacune étant un élément de l’ensemble. La plateforme de télévision de rattrapage Pluzz réunit par exemple l’ensemble des chaînes du groupe. Cette vision de groupe différencie France Télévisions des groupes privés qui mettent davantage les chaînes en avant de façon indépendante. A l’instar de ses ainées, France 4 a mis en valeur ses programmes sur Internet an proposant aux téléspectateurs des contenus supplémentaires et en développant des communautés. La chaîne est la seule parmi les nouvelles entrantes à proposer sur son site Internet des webprogrammes.
Conclusion
Cet article a tenté d’éclairer la manière dont les chaînes de télévision françaises ont adopté les innovations numériques et de déterminer le rôle des chaînes publiques dans ce processus. La méthodologie repose sur une typologie opposant innovations de produit et innovations de processus, la spécificité des médias étant l’importance de l’intersection entre ces deux types d’innovations, intersection qui comprend tous les moyens d’accéder aux contenus pour les consommateurs. A partir de cette typologie, 21 critères d’innovation ont été construits, les indicateurs correspondants étant mesurés pour chacune des 15 chaînes de notre échantillon et les programmes correspondants (ce qui correspond à plus de 3000 programmes). En dépit du grand nombre d’analyses sur l’innovation, y compris dans les industries culturelles, peu ont tenté de fournir des indicateurs objectifs permettant de quantifier l’innovation, en particulier avec l’objectif de comparer les stratégies d’acteurs. De ce point de vue, cette contribution constitue une analyse exploratoire appliquée au cas des chaînes de télévision françaises, avec au centre de l’analyse les innovations issues du développement numérique. Au terme de cette analyse nous montrons que le caractère public des chaînes ne permet pas de qualifier leur stratégie d’innovation. Il est possible en revanche d’opposer deux types de chaînes, indépendamment de leur caractère public ou privé. D’un côté les chaînes historiques, plus enclines à innover, jouent le rôle de précurseurs, en particulier pour ce qui a trait directement à l’offre de programme. Il s’agit des chaînes « vitrines » des grands groupes audiovisuels, en avance en termes d’enrichissement des programmes et d’accès aux contenus (TF1, France 2, Canal +, M6 et ARTE). D’un autre côté, de nouvelles chaînes généralistes appartenant à de grands groupes audiovisuels jouent le rôle de suiveurs en termes d’innovation. Il s’agit des « petites » chaînes généralistes des grands groupes, globalement peu novatrices (W9, TMC, NT1 et France 4). La typologie permet d’aller au-delà de la dichotomie ‘précurseurs vs suiveurs’ en raison du niveau de détail des indicateurs d’innovation. En effet, un troisième groupe de chaînes se détache qui n’est ni toujours dans les plus innovantes ni au contraire toujours parmi les suiveurs. Ces chaînes qui vont plutôt se montrer très innovantes dans un domaine et davantage attentistes dans d’autres ont pour caractéristique commune de devoir, malgré des budgets très serrés, innover sur certains points pour pouvoir exister. Ces challengers sont les chaînes indépendantes et/ou thématiques qui se distinguent sur quelques innovations spécifiques (Direct8, NRJ12, France 3, France 5, BFM et I>télé), Cette recherche n’est qu’une première étape pour comprendre comment les technologies numériques modifient les stratégies d’innovation des industries culturelles. Elle mériterait d’être détaillée et approfondie. Une première piste consisterait à analyser comment l’innovation est portée en interne. Ainsi, cette recherche s’est focalisée sur les résultats en termes d’innovation mais par sur les processus internes en termes de management qui ont conduit aux résultats observés. Une autre piste consisterait à porter et adapter ces indicateurs à d’autres industries culturelles comme la musique ou le cinéma. Avec toujours à l’esprit que l’innovation, vantée dans les discours managériaux comme dans ceux des décideurs politiques, nécessite d’être quantifiée et évaluée pour gagner en épaisseur et en objectivité.
Notes
(1) Les observations de programmes ont été effectuées début 2011. L’offre numérique a bien entendu évolué depuis cette date.
(2) L’observation des programmes, disponible en annexe, a été réalisée grâce à la participation de Maud Berbille, Gauthier Ganiou, EmelSonmez et Diane Taes, étudiants du Master D2A de l’école des médias et du numérique de la Sorbonne.
(3) Direct 8 a été rachetée par le groupe Canal Plus en 2012, après notre période d’observation.
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Auteurs
Joëlle Farchy
.: Joëlle Farchy est professeur à l’université Paris 1 Panthéon – Sorbonne et chercheur au Centre d’économie de la Sorbonne. Spécialiste de l’économie des industries culturelles, elle dirige l’Ecole des médias et du numérique de la Sorbonne. Elle est également membre du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique.
Mathilde Gansemer
.: Economiste, Mathilde Gansemer est spécialiste de l’industrie audiovisuelle. Après avoir été chercheur à l’Ecole des médias et du numérique de la Sorbonne, elle travaille désormais au département des études et de la prospective du Ministère de la culture et de la communication.
Heritiana Ranaivoson
.: Heritiana Ranaivoson est chercheur senior à iMinds-SMIT, Vrije Universiteit Brussel (Belgique). Docteur en économie (Université Paris 1) ; ancien chercheur au sein du CERNA (Mines ParisTech) et membre du U40 „Cultural Diversity 2030“ ; ses thèmes de recherche et d’enseignement incluent la diversité culturelle, l’économie du droit d’auteur et l’influence du numérique sur les industries culturelles.