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La (dé-)synchronisation par le public. Un nouveau format radiophonique

23 Déc, 2013

Résumé

La popularité des radios en ligne ne cesse d’augmenter, et de s’accélérer : en permettant la personnalisation des flux, la démultiplication et la création collective de contenus, Internet ouvre la voie à un renouvellement des médias audiovisuels. Quelle est la valeur ajoutée des webradios ? La question se pose tout particulièrement pour les radios de service public, pionnières dans l’émergence de ces nouvelles formes numériques. Cet article examine plus particulièrement le cas d’Arte Radio, « webradio à la demande » et « sonothèque » franco-allemande, pour illustrer comment le service public est susceptible de proposer un modèle qui remet en discussion, à plusieurs titres, les conventions radio établies depuis les années 1930.

Mots clés

Radios en ligne, service public, Internet, personnalisation, Creative Commons, format, hybridation, grille.

In English

Abstract

The popularity of online radios is increasing and accelerating: by allowing the customization of flows, the multiplication, the diversity and the collective creation of cultural content, the Internet opens the way for the renewal of audiovisual media. What is the added value of Internet radio? This question is especially relevant to ask in the context of public service radios, pioneers in the emergence of these new digital forms. This article specifically examines the case of Arte Radio, the Franco-German “radio-on-demand” and “sound library”. By means of this and other examples, it wishes to illustrate how the public service is proposing a model that calls into question, in many ways, the conventions that have shaped radio since the 1930s.

Keywords

Online radio, public service, Internet, personalization, Creative Commons, format hybridization, grid.

En Español

Resumen

La popularidad de las radios en línea sigue aumentando y acelerándose: Internet abre el camino hacia la renovación de los medios audiovisuales, permitiendo la personalización de los flujos, su multiplicación y la creación colectiva de contenidos culturales. Sin embargo, ¿cuál es precisamente el valor añadido de la radio en Internet? Esta interrogante es especialmente importante para la radio de servicio público, pionera en la aparición de estas nuevas formas de emisión digitales. En este artículo se analiza de manera particular los casos de Arte Radio, « radio a la carta » y « biblioteca de sonidos » franco-alemana, para ilustrar cómo el servicio público esta proponiendo un modelo que pone en discusión, en muchos sentidos, las convenciones radiofónicas establecidas desde 1930.

Palabras clave

Radio en línea, servicio público, Internet, personalización, Creative Commons, formato, hibridación, reja.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Méadel Cécile, Musiani Francesca, « La (dé-)synchronisation par le public. Un nouveau format radiophonique« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°14/2, , p.123 à 133, consulté le jeudi 7 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2013/dossier/09-la-de-synchronisation-par-le-public-un-nouveau-format-radiophonique/

Introduction

Internet ouvre la voie à un renouvellement des médias audiovisuels, en permettant la personnalisation des flux, la démultiplication des contenus et leur création collective, les différents modes d’annotation en direct des préférences ou l’expression de commentaires, etc. Autant dire qu’il s’agit à la fois de nouveaux types de contenus et de nouvelles formes de consommation de la radio. On a pu en effet croire, dans certaines stations, qu’il suffisait de reproduire sur Internet les contenus et l’organisation analogiques ; mais les formats de production et de diffusion ont bien vite été reconsidérés d’une manière plus substantielle, en jouant à la fois sur l’originalité permise par les supports informatiques et sur la plasticité du réseau, tout en sachant mettre à profit l’héritage de la radio traditionnelle, c’est-à-dire de la radio hertzienne.
Avec le web, s’ouvrent de nouveaux formats de diffusion qui délient le moment de mise en ondes des émissions de leur consommation. Les radios innovent avec des formules comme le postcasting (mise à disposition de contenus que l’internaute peut consommer au moment où il le souhaite), le webcasting (un flux continu de contenus sur Internet), ou encore le simulcasting (diffusion des programmes d’une radio hertzienne en « simultané » sur Internet – Zelnik, Toubon et Cerutti, 2010). Certaines radios ajoutent des services qui interrogent la caractéristique même de leur médium, y joignant par exemple des images. D’autres cassent l’organisation temporelle des programmes en remettant en cause son principe, cette grille qui, depuis les années 1930, définit non seulement l’organisation des programmes mais aussi celle de l’écoute. D’autres encore ne personnalisent pas seulement l’agenda des auditeurs, mais aussi les émissions proposées et fabriquent un flux propre à chaque personne. Sans arrêt naissent ainsi de nouveaux services radiophoniques sur le web et la pratique de distribution et de consommation de ces contenus serait « en train d’exploser sous nos yeux » (Digital Music News, 2012).
Or, tout semble indiquer que la popularité de ces radios sur Internet ne cesse d’augmenter  et de s’accélérer. Des questions centrales se posent à présent sur leur devenir : le secteur de la radio en ligne peut-il soutenir, d’un point de vue économique, une croissance importante et mettre en place des modèles économiques viables et durables ? Mais au delà de cette incertitude économique, se posent des questions sur la manière dont ce secteur peut, ou non, refonder à travers les radios sur Internet un modèle de communication sonore adapté au web, alors que cette dimension du bruit, du son est justement le négligé des sites de Internet (Thompson, 2013). Les radios de service public sont particulièrement intéressantes pour explorer une telle question, puisque, pour l’heure au moins, la question économique n’est pas centrale (ou plus exactement, on l’espère, n’est pas un prérequis vital). Sommes-nous en train d’assister à la création du « paysage médiatique le plus imbriqué et redondant de l’histoire » (Digital Music News, 2012), ou à l’essor d’un format avec ses spécificités ? La valeur ajoutée des webradios sera-t-elle de construire sur l’héritage des radios « classiques » et de le valoriser grâce au numérique, ou bien de se lancer dans des directions inédites, comme l’ont fait les smart radios ? Dans quelle mesure est-il possible parler de radio, ou bien doit-on, à l’instar de ce qui a été soutenu pour la télévision (Katz & Scannell, 2009 ; Missika, 2006), en pronostiquer la mort ?
Cet article souhaite se pencher sur ces questions en examinant plus particulièrement le cas d’Arte Radio (AR), au regard des innovations qui touchent actuellement ce médium. Il s’agit de comprendre comment s’élabore sur Internet un nouveau format, défini comme la rencontre entre des contenus diffusés sur un support dit radiophonique et des auditeurs constitués comme public. Cette station est intéressante parce qu’elle propose, au sein du service public, un modèle innovant, différencié par rapport à l’offre existante, publique comme privée, commerciale comme associative. AR est une expérimentation à plus d’un titre : elle a par exemple été la première à développer des podcasts gratuits. D’une certaine manière, elle renoue avec une des spécificités du service public de la radio-télévision : l’exploration de formes de communication, en rupture avec les modèles existants à la fois en matière de contenu, d’esthétique et aussi de relations avec les auditeurs. En cela, elle s’inscrit dans la continuité de laboratoires comme le Studio d’essai, créé en 1942 par Pierre Schaeffer et poursuivi sous le nom de Club d’essai, en particulier avec Jean Tardieu jusqu’en 1959 (Eck, 1991) qui voulait ouvrir aux intellectuels et aux artistes un espace de création et d’expérimentation. C’est bien une certaine conception du service public qui est en œuvre ici, pour incertaine qu’en soit la définition, tant les controverses ont été nombreuses et les mises en œuvre diversifiées (Bourdon, 2011). Une conception qui s’inscrit moins dans le rêve humaniste d’éducation des masses, tel que le définit par exemple la BBC à sa création, que dans une vision, sans doute plus élitiste, à la Jean d’Arcy, de création culturelle et intellectuelle. On verra que cette radio se propose, à la fois pour les auditeurs et pour les concepteurs, comme point de rencontre, lieu d’exposition, espace de formation, faisant ainsi évoluer le traditionnel programme des radios publiques : informer, cultiver, distraire.
Lancée en juillet 2002, la radio franco-allemande fait en effet partie de ces entreprises françaises de la presse ou de l’audiovisuel, telles Libération ou Télérama, qui ont très tôt estimé que le développement croissant d’Internet dans les foyers justifiait la création d’un service numérique ad hoc. Arte Radio se propose dans le panorama français et européen comme un pionnier du service public numérique et collaboratif ; la radio a innové de multiples manières, de l’idée de « webradio à la demande » proposant une sonothèque de programmes accessibles à volonté par l’intermédiaire d’une interface web, jusqu’à la création en 2006 d’une plateforme d’ « audioblogs » offrant la possibilité aux internautes de créer gratuitement un blog destiné à diffuser via le Web leurs créations audio personnelles, en passant par l’accès, l’écoute et le téléchargement gratuits dans le cadre des usages non commerciaux, personnels, familials, associatifs, éducatifs, avec application par défaut des licences Creative Commons sur les programmes créés et hébergés par Arte Radio.
Informée par la mission de service public d’ARTE, qui la rend non commerciale et sans publicité, Arte Radio – avec ses différentes initiatives qui enrôlent les utilisateurs/auteurs et questionnent la variété des supports, le libre accès et les régimes de propriété intellectuelle existants – propose un terrain d’expérimentation qui enrichit, interroge et reconfigure la notion même de service public audiovisuel au temps du numérique. Il s’agit, pour cet article, d’illustrer comment le service public, par la voie – et la voix – d’AR, propose un modèle qui remet en discussion, à plusieurs titres, les conventions établies pour la communication radiophonique depuis les années 1930.

Le son et sa diffusion numérique

Le mariage du son et de l’Internet n’est pas aussi immédiat que le laisse penser la place considérable occupée par le transport de musique. Mais faire circuler des fichiers sonores ne pose pas les mêmes problèmes techniques que diffuser du son en direct. Les premiers rapprochements entre le hertzien et le web permettent de situer la naissance de la radio en ligne en 1994. En novembre de cette année-là, la start-up Starwave diffuse, pour la première fois exclusivement sur Internet, le concert en direct du groupe rock Sky Cries Mary, précédant d’une semaine seulement la diffusion, soutenue par des moyens techniques d’une ampleur bien différente, d’un concert des Rolling Stones. Mick Jagger remercie à cette occasion tous ceux qui ont « grimpé sur Internet cette nuit » (Lewis, 1995). En novembre de la même année 1994, WXYC, basée à Chapel Hill, en Caroline du Nord, devient la première station radio traditionnelle qui annonce la diffusion parallèle de ses émissions en ligne, grâce au logiciel CU-SeeMe créé à l’université de Cornell (Dorcey, 1995). Voice of America a, de son côté, été la première radio d’information à proposer un programme d’actualités mis à jour en permanence sur le web (Kern, 2006).
La transformation significative du modèle de diffusion sonore par voie numérique vient de la mise au point d’un programme qui pilote la carte son des ordinateurs et permet d’écouter la radio en streaming. Moment crucial pour le développement et l’essor de la radio en ligne, en 1995, Progressive Networks (actuellement RealNetworks, Inc.) offre la possibilité de télécharger librement sur son site le logiciel Real Audio, destiné à la compression et à la diffusion en direct sur Internet de contenus numériques audio. Produit agile, facile à utiliser et robuste, RealAudio incite nombre d’acteurs importants, comme Microsoft, à développer leurs propres versions de ce logiciel et à les mettre à disposition gratuitement, en favorisant la prolifération de stations radio présentes uniquement sur le Web (Quittner, 1995). L’attention des médias et des investisseurs ne tarde pas à se manifester : naissent SonicWave, la première station radio américaine diffusée sur Internet 24 heures sur 24, et son équivalent européen Virgin Radio London (Bowie, 2008). Les géants du Web ne restent pas indifférents à ce secteur foisonnant – Yahoo! rachète en 1999 la prometteuse station web Broadcast.com pour la somme de 5,7 milliards de dollars (Yahoo! Media Relations, 1999). Au fur et à mesure que les ressources informatiques, la bande passante notamment, deviennent moins coûteuses, les années 2000 sont marquées par une amélioration importante de la qualité des flux audio, jusqu’à la situation actuelle où la plupart des stations radio en ligne proposent une qualité audio qui se rapproche de celle d’un CD (Spencer, n. d.).
Nombre de services audio transmis via le « réseau des réseaux » continuent depuis lors à voir le jour, et occupent une place toujours plus importante dans l’industrie des contenus numériques. Un rapport de recherche récent d’Edison Research et Arbitron note que plus de cent millions d’Américains accèdent désormais régulièrement à une radio en ligne, et que cette tendance ne se limite pas au territoire états-unien (Webster, 2012). Bien que plusieurs services de radio en ligne soient associés à une station ou à un réseau radio traditionnel, de plus en plus de radios comptent exclusivement sur Internet pour toucher leur public, et sont de ce fait accessibles partout dans le monde (1).
Créée lorsque ces techniques sont éprouvées, sinon banalisées, Arte Radio fait dès le début le choix du streaming, c’est à dire de l’écoute en direct, tout en permettant aussi le téléchargement et l’écoute différée (podcast). L’objectif est de proposer à la fois une banque de sons et une sorte de blog : la banque (ou discothèque) laisse toujours à la disposition des auditeurs ses créations sonores présentes et passées ; le blog donne à voir l’évolution des productions et leur renouvellement. Or, ces choix ne sont pas uniquement culturels ; ils ont été définis en fonction des techniques de diffusion propres au web et adaptés à la manière dont les responsables de la station voient la consommation de leurs productions : « les gens qui suivent Arte Radio ont une écoute très attentive. Ils sont face à un ordinateur au bureau, isolé des autres par un casque, ou encore grâce au podcast, ils écoutent sur un baladeur (…) La posture d’écoute est une posture plus solitaire qu’avec la radio traditionnelle. Le fait de ménager des moments de silence, de calme ou d’ambiance, c’est la place laissée à l’auditeur pour qu’il se fasse son image, pour qu’il investisse ce qu’il entend de son émotion, de son passé, de son parcours. » (Gire, 2008). Prendre en compte le caractère numérique de la diffusion/réception conduit Arte à bousculer l’élément central de la programmation radiophonique, la grille et ses temporalités.

Temporalités

Depuis les années 1930, la « grille » définit non seulement l’organisation des programmes à la radio avec ses différentes scansions temporelles (horaire, quotidienne, hebdomadaire, saisonnière), mais aussi de manière conjointe celle de l’écoute (Méadel, 1994) ; cette grille joue en quelque sorte et à plusieurs niveaux le rôle d’ »harmonisateur » des pratiques d’écoute et de consommation. Elle fonctionne en premier lieu comme un cadre (Goffman, 1974), qui définit la place des différents genres dans la programmation et, par leur collocation à des moments particuliers de la journée, elle relie ces genres à des rôles spécifiques. Elle construit également une temporalité partagée par les auditeurs et la station ; une temporalité qui ne peut que se dérouler d’une seule et unique façon. Or, la diffusion numérique de la radio bouscule ce modèle. Des smart radios, telles que Last.fm ou Musicovery, permettent par exemple de personnaliser le programme de diffusion pour chaque utilisateur. Cassant ainsi l’organisation temporelle des programmes, elles en remettent en cause l’un de ses principes clé.
Les radios en ligne proposent en effet, avec des solutions différentes, un « arbre des possibles » pour l’organisation temporelle des contenus. Elles peuvent mêler à la fois podcasting (mise à disposition des contenus audio et vidéo que l’internaute consomme au moment où il le souhaite) et webcasting (flux continu de contenus sur Internet qui ne peut pas être mis en pause ou arrêté). Le webcasting se rapproche donc plus des canaux radio « traditionnels » que des services proposant une sélection de contenus numériques à la demande, consultables par chaque utilisateur au moment souhaité. Certaines sources distinguent de plus le webcasting, qui concerne des radios diffusées uniquement sur le web, du simulcasting, qui consiste en une diffusion des programmes d’une radio hertzienne en « simultané » sur Internet (Zelnik et al., 2010).
Arte Radio pousse à son apex la logique de désynchronisation des consommations en proposant des programmes « à la demande ». Ceux-ci tiennent par eux-mêmes : ils ne sont pas des éléments d’une chaîne que viendraient solidariser de la musique, des commentaires, des jingles, des annonces, la présence d’un commentateur ou d’un journaliste, etc, mais des productions autonomes. Il s’agit principalement de documentaires, de fiction ou de création sonore. Parfois provoquante (2), la station construit une identité forte avec des formats élaborés, très travaillés, qui lui sont propres, comme le fait de supprimer toutes les questions des entretiens, la mise en ondes réalisée par un auteur, mais avec le soutien de l’équipe permanente, la recherche du témoignage « brut », etc.. L’ambition collective est indiquée dans un message du responsable de la station : « Le message que nous voulons faire passer, à travers la force d’une écoute intime et sans intermédiaire, c’est tout bêtement que l’autre, c’est nous » (Gire, 2008).
Les contenus de la radio (plus d’un millier de reportages et autres créations en septembre 2013) sont présentés au moyen d’une sonothèque qui conserve tous ses programmes en ligne : ceux-ci sont accessibles à volonté par l’intermédiaire d’une interface web qui ressemble aux juke-box d’antan. Elle permet ainsi de personnaliser le programme de diffusion pour chaque utilisateur. Mais Arte Radio ne se donne pas seulement à voir comme une réserve d’émissions, sans liens entre eux ; elle propose aussi un parcours qui peut se passer de l’intervention de l’auditeur en déployant les différents éléments qui le composent de manière automatique, sans que les règles de composition de l’ensemble ne soient explicitées. L’auditeur a seulement choisi un thème, et il ne lui reste plus qu’à écouter ; il a la possibilité d’aller plus vite si un morceau ne lui plaît pas, de reculer lorsqu’il veut réécouter, de demander à passer à un ordre aléatoire comme dans les lecteurs MP3. Ce qui organise désormais la rencontre entre les programmes et l’auditeur, ce n’est plus un ensemble de règles stabilisées au cours de l’histoire, de pratiques devenues communes à un ensemble de radios, mais l’engagement d’un auditeur dans un choix (a minima celui d’un thème ou d’un auteur) face à un ensemble de propositions qui sont informées par un titre, quatre lignes de présentation, un nom d’auteur… En même temps que les contenus et la diffusion, c’est donc la définition du public qui est transformée.

Public(s) et personnalisation

Comment une radio en ligne construit-elle en effet son public ? Comment propose-t-elle de réunir autour de son site une « communauté imaginée » qui écoute les mêmes choses, bien qu’à des rythmes différents et en s’organisant de manière variée ? De nombreux auteurs ont insisté sur l’affaiblissement du collectif national qu’aurait jusque là constitué le public des médias audiovisuels puisque ses membres ne partagent plus des contenus communs et dispersent leur attention sur de multiples supports ; ces analyses portent principalement sur la télévision, mais elles pourraient tout aussi bien déployer les mêmes arguments sur la radio, qui a connu, elle aussi, une explosion considérable du nombre de stations, des genres et des programmes disponibles. Pourtant, des études, plus attentives aux dispositifs spécifiques de consommation, de réputation et de circulation d’Internet, ont montré que cet éclatement est contrecarré par différents modes de resynchronisation des consommations. Étudiant la télévision de rattrapage, J.-S. Beuscart (2012) montre ainsi que « la suppression de la contrainte technique de la diffusion ne se traduit pas nécessairement par une allocation temporelle aléatoire de la consommation » concluant que « la consommation de rattrapage reste fortement synchronisée, et proche de la diffusion hertzienne ».
Cependant, les radios en ligne, et Arte Radio en particulier, explorent de nouvelles formes de désynchronisation par une personnalisation accrue. Certaines stations, comme les smart radios, telles Last.fm, Musicovery ou, pour les États-Unis, Pandora (3)transforment par exemple de manière substantielle la définition de leur public qualifié par sa consommation de musique. Contrairement aux webradios qui diffusent les mêmes contenus de manière simultanée auprès de tous leurs auditeurs, les smart radios permettent de personnaliser le programme de diffusion pour chaque utilisateur. Pandora, qui a été l’une des radios pionnières en la matière, repose sur un algorithme qui, à la manière du « filtrage collaboratif » à la base du système de recommandation d’Amazon (Musiani, 2012), puise dans les théories « sociales » pour détecter de manière automatisée les préférences et affinités individuelles afin de connecter un auditeur donné avec ses goûts projetés, à partir des relations considérées comme établies entre ceux qui partagent des consommations similaires. À ses débuts il y a dix ans, cette petite start-up, établie à Oakland, a recruté plusieurs musicologues pour analyser des morceaux de musique, les décomposer et les recomposer en des centaines d’échantillons. Les données qui en ont résulté ont ensuite été déversées dans l’algorithme créé par Pandora, avec l’objectif de guider, grâce à cet algorithme, l’utilisateur vers la musique qu’il aime. Mais pour cela, il a fallu que les morceaux de musique puissent être réduits en pièces détachées – et « reverse-engineered« , c’est-à-dire que l’on puisse en définir les principes, l’essence, à partir de composantes esthético-sociales (Walker, 2009). Nombre de radios en ligne se sont inspirées de ce principe, comme Mog, 8tracks et plus récemment encore Google Music (Walker, 2009). D’autres ont décliné le concept de la smart radio sous des formes différentes : par exemple, Musicovery offre à l’internaute de choisir une ambiance à laquelle correspondent des titres de musique et associe pour la personnalisation de ses radios des critères musicaux, sémantiques et d’affinités. Ces différents services proposent ainsi de nouvelles manières d‘écouter de la musique.
Arte Radio n’a pas choisi de traduire de cette manière des caractéristiques formelles en des préférences sociales ; la radio publique cherche pourtant, elle aussi, une conception de public qui se fonde sur la personnalisation et la mise en opération des goûts des individus (pour des genres, des thèmes ou des auteurs). Elle attend de ses auditeurs qu’ils choisissent leurs contenus, se dirigent dans le site, écoutent, commentent, diffusent par leur site web les « bonbons sonores », etc. Pourtant, il s’agit là d’une conception de la personnalisation assez différente de celle de Pandora, dans la mesure où cette dernière délègue à une machine la traduction des préférences en un programme, tandis qu’Arte Radio n’équipe pas cette traduction et laisse l’auditeur seul devant ses choix. Pandora se singularise par le travail de traduction qu’elle opère, et en particulier, par les façons de qualifier les éléments musicaux de manière à établir des équivalences entre eux. Arte Radio multiplie, elle, les entrées dans les contenus pour établir des équivalences, mais selon un modèle et des catégories qui restent, pour le moment, assez traditionnels (« genre », « thème », « les plus écoutés », « les plus partagés », « les nouveautés »…). Le modèle proposé laisse donc aux auditeurs la définition de leurs préférences, les aidant finalement assez peu à orienter les choix. Là encore, la station affirme une stratégie forte où l’auditeur est un sujet de goût aux préférences individuelles non réductibles à ses autres caractéristiques.

Un espace radiophonique reconfiguré

Les modèles expérimentaux explorés par Arte Radio reconfigurent le partage entre producteurs et auditeurs, entre le monde professionnel de la radio qui parle et le monde profane de ceux qui l’écoutent. Cette reconfiguration s’explicite, notamment, en trois points.
Le premier est la répartition des rôles entre ces deux groupes d’acteurs. La station est conçue par moins d’une demi-douzaine de permanents, une douzaine de producteurs extérieurs, pas toujours professionnels et d’autres qui interviennent de manière ponctuelle dans le but de « faire émerger de véritables auteurs radiophoniques » (Gire, 2008) ; tous sont systématiquement rémunérés pour leur travail. L’auditeur d’Arte Radio est appelé à se mettre à égalité avec le producteur, à confondre son rôle avec celui des créateurs de contenus. Il est cependant intéressant de noter qu’il s’agit là d’une position affichée dans plusieurs interviews des fondateurs d’Arte Radio, mais dont la mise en œuvre sur le site reste assez peu présente. Arte Radio n’est pas (encore ?) une radio « pair à pair » : la césure entre les auteurs et les auditeurs est bien maintenue. En revanche, la notion d’auteur se voit élargie, pour devenir plus ouverte, moins syndicale, avec des formations possibles : « L’ambition des audioblogs d’Arte Radio est d’être à la communauté de la création sonore et radiophonique l’équivalent de MySpace à la communauté des musiciens » (Dumout & Gire, 2007).
Un deuxième niveau de reconfiguration de cette frontière a trait aux régimes de propriété intellectuelle : les contenus d’Arte Radio sont placés sous des licences Creative Commons. Ces licences ont été créées en partant du principe que la propriété intellectuelle est fondamentalement différente de la propriété physique : les lois qui encadrent actuellement le droit d’auteur constitueraient, donc, un frein à la diffusion de la culture. Les licences Creative Commons proposent donc un instrument juridique qui garantit, à la fois, la protection des droits de l’auteur d’une œuvre, et la libre circulation de son contenu. Ces licences contribuent donc à une redéfinition, au sens plus large, de la notion de domaine public, avec l’idée que les auteurs contribuent à un patrimoine d’œuvres accessibles sous cette étiquette, et peuvent à leur tour bénéficier de ce patrimoine lors de créations, remix, réélaborations ultérieures (voir Dulong de Rosnay & Le Crosnier, 2013). Dans le cas d’Arte Radio, le recours par défaut à des Creative Commons signale qu’il ne s’agit pas de renoncer à la propriété intellectuelle, mais bien d’en permettre des usages élargis (Dusollier, 2005).
Le troisième niveau de reconfiguration renvoie à l’espace d’identification de la station : ses formats propres ne suffisent plus à la circonscrire (comme cela peut être le cas par exemple des radios music and news), pas plus que les lieux de diffusion de ses émissions qui dépassent largement le seul site de la radio. Les radios nées en ligne, comme Arte Radio, mettent en discussion la frontière entre formats : la radio comme support autosuffisant s’efface pour laisser la place à une idée de portail d’entrée vers d’autres sites, d’autres créateurs, d’autres supports, et d’hybridation avec ceux-ci. Les audioblogs fournissent un exemple particulièrement éclairant de cette dynamique : la radio encourage leur mise en place, et ils aboutissent parfois à la production de sites personnels. Ou encore, la création de l’Ouvroir de radiophonie potentielle (OuRaPo), une sorte de laboratoire « DIYradio » ante litteram (4). Les programmes de la station publique, étant librement disponibles, sont également repris par d’autres radios, associatives principalement (comme Radio Grenouille à Marseille ou Jet FM à Nantes). Le service public devient ainsi point de passage, pas du tout obligé, vers d’autres lieux de culture, d’autres modes d’expression, ne limitant pas sa tâche à en rendre compte, mais servant de passerelle et de connecteur.

Conclusion

Pour les webradios, il s’agit de valoriser l’originalité permise par les supports informatiques et la plasticité du réseau, tout en sachant mettre à profit l’héritage de la radio classique. Plusieurs radios en ligne ne parviennent pourtant pas à se détacher de leurs modèles hertziens, se réduisant essentiellement à des supports de diffusion supplémentaires pour des services et stations AM/FM existants. Nombre de pure players maîtrisant techniquement les usages et les supports de la radio numérique ne se sont pas non plus totalement appropriés le savoir-faire radiophonique, et cherchent encore leur place au sein d’un panorama très diversifié. Mais pour beaucoup de stations « classiques », le fait de monter sur le web est en soi un vecteur de transformation. Certaines d’entre elles ont introduit une série de dispositifs qui viennent interroger leur propre format et s’ouvrent à d’autres systèmes de distribution de contenus (et de contenus eux-mêmes) : par exemple, l’ajout des images aux émissions, et le fait que celles-ci soient désormais très souvent filmées. La frontière entre radio et télévision, souvent réaffirmée au cours de l’histoire de l’une et de l’autre, perd de clarté.

Dans ses différentes déclinaisons qui repartissent autrement les rôles des utilisateurs/auteurs, qui questionnent la variété des supports et reconfigurent les régimes de propriété intellectuelle existants, la radio par Internet, sur le modèle de Arte, propose un terrain d’expérimentation qui interroge la notion de service public audiovisuel au temps du numérique. Dans ce cadre, il ne s’agit plus de se demander si cette radio est toujours de la radio (comme le remarque Silvain Gire, « Arte Radio n’est pas une radio, mais on y fait de la radio »). Il s’agit plutôt d’analyser comment elle expérimente une nouvelle manière de faire quelque chose que l’on peut appeler de la radio, dont on trouve éventuellement des prémices ou des exemples ailleurs, mais qui spécifie ici d’autres manières de faire circuler des contenus sonores, de les produire et de les rendre pertinents pour des auditeurs.

Notes

(1) Néanmoins, des groupes audiovisuels tels que la RAI, le service audiovisuel public italien, ou encore CBS Radio aux Etats-Unis limitent l’accès à certains contenus au pays d’origine, pour des raisons qui ont trait aux types de licence qui régulent l’écoute de morceaux musicaux ou de spots publicitaires (Lane, 2010). Cette caractéristique « globale » fait que les webradios sont particulièrement appréciées des expatriés, car elles leur permettent aussi bien d’avoir un lien avec leur pays d’origine, que de découvrir la langue et la culture de leur pays d’accueil [voir http://www.expatchart.com/].

(2) Comme en témoigne le slogan « écoute Arte Radio, c’est ton patron qui paie », référence au fait que le haut débit nécessaire pour l’audition de la radio est, en 2002, principalement disponible depuis les lieux de travail. Voir aussi sur les programmes transgressifs d’Arte (Deleu, 2012).

(3) http://www.pandora.com/ [Les services de Pandora ne sont, pour le moment, pas accessibles aux auditeurs situés en dehors des États-Unis. Des négociations seraient en cours pour une exploitation des droits dans plusieurs pays.]

(4) Sur la question du DIY, voir Wolf & McQuitty, 2011.

Références bibliographiques

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Deleu, Christophe (2012), « Dix heures et demi du soir à la radio. L’amour sur les ondes », Le Temps des médias, 19, 50-65.

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Dusollier, Séverine (2005), Droit d’auteur et protection des œuvres dans l’univers numérique. Droits et exceptions à la lumière des dispositifs de verrouillage des œuvres, Bruxelles : Larcier.

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Auteurs

Cécile Méadel

.: Cécile Méadel est professeure à l’école des Mines, chercheuse au centre de sociologie de l’innovation (Mines ParisTech – CNRS). Ses travaux portent sur les TIC du point de vue de la construction des usages et de la mise en forme des usagers/clients/amateurs… Son prochain ouvrage porte sur la quantification des téléspectateurs : J. Bourdon et C. Méadel (eds), Measuring Television Audiences Globally: Deconstructing the Ratings Machine, Basingstoke, Palgrave, 2014.

Francesca Musiani

.: Francesca Musiani est chercheuse post-doctorante au Centre de sociologie de l’innovation (MINES ParisTech/CNRS). En 2012-13, elle a été Yahoo! Fellow à l’université de Georgetown et affiliée au Berkman Center for Internet and Society de l’université de Harvard. Elle est l’auteur de Nains sans géants. Architecture décentralisée et services Internet (Presses des Mines, 2013). Ses travaux portent, dans une perspective interdisciplinaire, sur la gouvernance de l’Internet.