Y a-t-il une spécificité du service public en matière radiophonique ?
Résumé
L’analyse de la comparaison entre les programmes des radios privées et des radios publiques fait apparaître le constat suivant : certains genres radiophoniques sont totalement absents sur les radios privées. Il s’agit du documentaire, et, plus généralement, de la création radiophonique (fiction, hörspiel, essai…). Pour certains genres comme la fiction, il n’en a pas toujours été ainsi. Mais se contenter de prendre acte de l’absence de certains genres sur les radios privées s’avère insuffisant. Documentaire, fiction et création radiophonique n’occupent aussi que très peu d’espace sur la radio publique. Car la représentation dominante de la radio est la suivante : celle d’un média du direct, qui s’articule autour de dispositifs peu élaborés, qui se résument souvent à l’échange de paroles entre les représentants des médias et les invités, en studio, ou par téléphone. S’il y a bien une spécificité du service public en matière de documentaire, de fiction, et de création radiophonique, ces programmes restent donc des exceptions, et ne sont en aucune manière représentatifs de l’intégralité de la production radiophonique.
Mots clés
Radio ; service public ; documentaire ; fiction ; création radiophonique
In English
Title
Is public service radio broadcasting special?
Abstract
Comparative analysis of private and public radio programming reveals that certain types of radio programs are entirely neglected on private stations, namely documentaries and radiophonic creation in general (fiction, dramas and essays). For some genres, such as fiction, this has not always been the case. Yet, pointing out the absence of some genres on private stations should not lead us to overlook the fact that they take up very little time on the public airwaves. The dominant representation of radio is indeed that of a live media, with often technically basic shows limited to conversations between journalists and guests in the studio or on the telephone. While there is such a thing as a specificity of public radio as far as documentaries, fictions, and radiophonic creation are concerned, these programs remain exceptions to the rule, and are in no way representative of the bulk of the programming.
Keywords
Radio, public service, documentary, fiction, radio creation
En Español
Título
¿Hay unaespecificidad de los serviciospúblicos en materiaradiofónica?
Resumen
El análisis de la comparación entre los programas de las radios privadas y de las radios públicasponeclaroeso : ciertosgénerosradiofónicosestántotalmenteausentes en las radios privadas. hablamosdeldocumental, y, másgeneralmente, de la creaciónradiofónica (ficción, hörspiel, ensayo). Para ciertosgéneroscomo la ficción, no fueasísiempre. Pero no podemoscontentarnos con tomar nota de la ausencia de ciertosgéneros en las radios privadas. Documental, ficción y creaciónradiofónica no ocupantampocomuchosespacios de difusión en la radio pública. De hecho, la representación dominante de la radio es la siguiente: el de un medio de comunicacióndel directo, que se articula alrededor de dispositivos poco elaborados, que a menudo se resumen en el intercambio de palabras entre los representantes de los medios de comunicación y los invitados, en los despachos de la radio, o porteléfono. Si hay bien unaespecificidad de los serviciospúblicos en materia de documental, en materia de ficción y en materia de creaciónradiofónica, estosprogramasquedan pues unasexcepciones, y no son representativos de ningunamanera de la integralidad de la producciónradiofónica.
Palabras clave
Radio, servicio público, documental, ficción, creación radio
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Deleu Christophe, « Y a-t-il une spécificité du service public en matière radiophonique ?« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°14/2, 2013, p.95 à 110, consulté le jeudi 21 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2013/dossier/07-y-a-t-il-une-specificite-du-service-public-en-matiere-radiophonique/
Introduction
Y a-t-il une spécificité du service public radiophonique ? La réponse à cette question n’est pas sans enjeu en termes politiques. Répondre par la négative peut constituer un argument pour ceux qui militent pour la suppression du service public à la radio. Comment justifier, en effet, la présence de l’État dans ce secteur si l’on ne perçoit pas cette spécificité en matière d’offre de programme, par rapport au secteur privé ? Répondre par l’affirmative, c’est conduire à s’interroger sur la nature et le bien-fondé de cette spécificité. Et, in fine, à débattre de la présence des pouvoirs publics dans un secteur d’activité qui n’appartient pas aux fonctions régaliennes de l’État. Si l’existence d’un secteur public médiatique semble aller de soi, il est pourtant légitime de s’interroger : en quoi le secteur des médias relève-t-il de l’intérêt général, et dans quelle mesure l’existence d’un secteur public radiophonique influence-t-elle l’offre radiophonique ?
Dans cet article, nous souhaiterions montrer que cette spécificité du service public existe bien pour le secteur radiophonique, à travers l’étude de trois genres qui ne sont diffusés que par la radio publique. L’approche générique est certes imparfaite (Charaudeau, 2001), et le classement des programmes en genres peut s’avérer arbitraire puisqu’il relève d’une décision humaine et ne résulte pas d’un phénomène naturel (Schaeffer, J.M., 1989). Mais il permet aux professionnels des médias de fixer les orientations éditoriales, et au public de se repérer dans l’offre de programmes. Aussi, cette approche nous semble particulièrement pertinente pour mesurer cette spécificité, car elle permet d’étudier au plus près la programmation radiophonique, et de comparer ensuite les politiques éditoriales des différentes stations (Deleu, 2013, pour l’étude sur le documentaire à la radio).
Le service public radiophonique contemporain est le résultat de décisions politiques et économiques, d’événements socioculturels, d’innovations technologiques, et il est aussi marqué par l’influence qu’ont eue des individus, en inventant tel ou tel programme. C’est l’étude de toutes ces composantes qui permet de mieux saisir l’importance des liens entre médias et société (Deleu, 2006)..
Acteurs du service public radiophonique
Les radios publiques cohabitent avec des radios privées. Il en était déjà ainsi lors du développement de la radio dans les années 1920. Mais de la fin de la Seconde Guerre mondiale à la loi du 29 juillet 1982, un monopole d’État s’installe, afin, officiellement, de « limiter les possibilités de manipulation de l’information au profit d’intérêts économiques » (Lemieux, 2000, p. 51), même si certaines radios comme Europe 1 ou RTL peuvent quand même se faire entendre depuis des pays étrangers.
Mais qu’est-ce que le service public radiophonique ? Pour Lachaume (1989, p. 17), l’expression « service public » est utilisée dans deux sens : un sens organique, qui suppose que le service public est une composante de l’État ; et un sens matériel, qui renvoie à une activité donnée, qu’il convient de définir, et qui relève souvent de l’intérêt général.
D’un point de vue organique, il est aujourd’hui aisé de définir le service public radiophonique. Celui-ci est composé de :
- Radio France, structure créée en 1975, qui compte près de 4.300 salariés, (cf. site Internet de Radio France, consulté le 6 décembre 2013 : http://www.radiofrance.fr/l-entreprise/editorial).
- RFI (Radio France Internationale), créée en 1975 et qui appartient à France Médias Monde, près de 1.715 salariés (cf. Sénat- Session ordinaire de 2013-2014. Avis n°158 Tome X. Médias, livre et industries culturelles : Action audiovisuelle extérieure, p.45).
- Arte Radio, déclinaison d’Arte Télé, site internet diffusant des modules sonores depuis 2002, qui n’émet donc pas sur la bande FM, ni en continu (trois salariés en équivalent temps plein, auxquels il faut ajouter les auteurs-pigistes qui conçoivent les émissions).
- Des radios associatives (dites de catégorie A, selon la terminologie du Conseil Supérieur de l’audiovisuel), que l’État et les collectivités territoriales financent par l’intermédiaire d’un fonds de soutien et qui regroupent près de 2.100 salariés, auxquels il faudrait ajouter les bénévoles (« Rapport de branche 2008 des radios privées », Institut européen d’informations et de conjonctures professionnelles, février 2010).
D’un point de vue matériel, il est plus difficile de définir le service public. La notion est en constante évolution. Pour Bourdon (2011, p. 27), il est moins « une doctrine clairement énoncée qu’un produit de circonstances historiques et sociales ». Lachaume (1989, p. 27) rappelle qu’en 1916 l’activité théâtrale fait débat : comment pourrait-elle relever de l’intérêt général alors qu’elle exalte l’imagination et excite les passions de l’amour ? Qui contesterait pourtant aujourd’hui les liens entre le théâtre et le service public ? Pour la radio, il convient d’analyser les obligations faites aux différentes radios pour définir le sens matériel du service public.
Radio France, issue de l’éclatement de l’ORTF, est une société nationale de radiodiffusion. C’est une société anonyme à capitaux publics, avec un actionnaire unique, l’État. Ses statuts figurent dans le décret du 20 octobre 1982 (1). L’article 17 précise que c’est son conseil d’administration, consulté sur le « cahier des missions et des charges », qui « approuve l’orientation générale des programmes ». Il est même « tenu au courant des projets d’émissions les plus importants ». Le contenu de la mission de service public de Radio France est quant à lui précisé dans l’article 44-3 de la loi du 30 septembre 1986(2) :
« La société nationale de programme dénommée Radio France est chargée de concevoir et de programmer des émissions de radio à caractère national et local, destinées à être diffusées sur tout ou partie du territoire. Elle favorise l’expression régionale sur ses antennes décentralisées sur l’ensemble du territoire. Elle valorise le patrimoine et la création artistique, notamment grâce aux formations musicales dont elle assure la gestion et le développement. »
RFI appartient à la société nationale de programme en charge de l’audiovisuel extérieur de la France (holding créée en 2008 sous le nom « Audiovisuel extérieur de la France »), qui s’appelle, depuis 2013, France Médias Monde, et qui dépend de la Direction générale des médias et des industries culturelles, l’une des trois directions générales du ministère français de la culture et de la communication. C’est l’article 7 de la loi du 5 mars 1989 qui fixe ses objectifs(3). Le IV de l’article 44 de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 précitée est ainsi rédigé :
« IV. – La société en charge de l’audiovisuel extérieur de la France, société nationale de programme, a pour mission de contribuer à la diffusion et à la promotion de la langue française, des cultures française et francophone, ainsi qu’au rayonnement de la France dans le monde, notamment par la programmation et la diffusion d’émissions de télévision et de radio ou de services de communication au public en ligne relatifs à l’actualité française, francophone, européenne et internationale. »
C’est l’article 2 du Décret du 25 janvier 2012 qui dresse l’identité de RFI, qui a :
» Une offre de services de radio en français et en langues étrangères destinés aux auditoires étrangers, y compris ceux résidant en France, ainsi qu’aux Français résidant à l’étranger, chargés de contribuer à la diffusion de la culture française et d’assurer une mission d’information relative à l’actualité française et internationale. En raison de leur dimension transnationale, multilingue et du développement de partenariats locaux, ces services constituent à la fois un média de proximité pour les publics ciblés mais également un vecteur de promotion de la diversité des cultures et des valeurs françaises et francophones. Ils portent une attention particulière à la sensibilisation aux valeurs démocratiques(4). »
Les statuts d’Arte Radio sont plus complexes à définir. Arte Radio est une émanation d’Arte (Association Relative à la Télévision Européenne), chaîne de télévision créée par la France et l’Allemagne. Le 2 octobre 1990, le ministre français de la culture et les ministres-présidents des onze Länder de l’ex-Allemagne de l’Ouest signent le Traité Interétatique établissant les fondements de la chaîne. Le 30 avril 1991, Arte est fondée à Strasbourg, sous la forme d’un Groupement Européen d’Intérêt Économique (GEIE), régi par le règlement européen n° 2137-85 du 25 juillet 1985 et la loi n° 89-377 du 13 juin 1989. C’est dans le document fondant le GEIE intitulé « Contrat de formation » que sont fixés les objectifs d’Arte(5). Trois entités composent le Groupe ARTE : le Groupement européen ARTE GEIE, situé à Strasbourg, et ses deux membres qui agissent en tant que pôles d’édition et de fourniture de programmes : Arte France à Paris (Issy-les-Moulineaux) et Arte Deutschland à Baden-Baden. Arte Radio est une création d’Arte France, et n’a pas de lien direct avec le projet franco-allemand originel. Les actionnaires d’Arte France sont les suivants : France Télévision (45%), l’État français (25%), Radio France (15%), Institut national de l’audiovisuel (15%). Arte France, d’un point de vue organique, relève donc bien du service public. C’est en avril 2001 qu’Arte France demande au journaliste Alain Joannes d’imaginer une radio diffusée sur Internet. Celui-ci rendra un rapport interne, « Arte France s’ouvre aux radionautes » en juin 2001. Et c’est Silvain Gire, un des créateurs d’Arte Radio, avec Christophe Rault, et actuel responsable, qui rédige, en janvier 2002, « Un projet éditorial pour Radio Arte », rapport interne qui évoque le contenu éditorial de la future radio.
Au regard de l’histoire des médias, il peut paraître curieux de rattacher les radios associatives au service public. Car avant d’être associatives, certaines de ces radios étaient des radios pirates, interdites par l’État. La fin du monopole radiophonique, marqué par la loi du 29 juillet 1982, a considérablement modifié le paysage, désormais composé d’une multitude de radios, que le Conseil supérieur de l’audiovisuel, en 1989, a fini par regrouper en cinq catégories distinctes de Radio France(6). C’est la loi n° 84-742 du 1er août 1984 qui autorise les radios associatives qui le souhaitent à diffuser de la publicité (7), et qui prévoit que celles qui n’y ont pas recours peuvent être subventionnées. C’est le décret du 25 août 2006 qui fixe aujourd’hui les modalités de ces aides financières(8), précisant qu’il appartient au Fonds de soutien à l’expression radiophonique locale (FSER) de les mettre en place, en fonction de missions que doivent remplir les radios. Seules les radios associatives de catégorie A sont éligibles au Fonds de soutien. L’État agit donc de cette manière sur les contenus radiophoniques.
Création radiophonique, fictions et documentaires s’entendent presque exclusivement sur les radios publiques de Radio France. Si l’État va contribuer à financer certaines radios associatives, leur attribuant de fait un statut semi-public, cela ne va pas contribuer à développer ces genres sur leurs antennes. Dans les années 1980 et 1990, produire ce type de programme est encore coûteux, aussi les radios associatives diffusent-elles avant tout des émissions en direct.
Création, fiction et documentaire : des missions de service public
Nous souhaitons nous intéresser à trois genres radiophoniques qu’on ne peut aujourd’hui entendre que sur les radios publiques : le documentaire, la création radiophonique et la fiction. Ces genres sont minoritaires, et s’éloignent d’une représentation traditionnelle de la radio comme média du direct, de l’éphémère, et de l’accompagnement : les œuvres relevant de ces genres supposent souvent des travaux préalable d’enregistrement, de montage, et de mixage, et exigent une écoute plus attentive que les autres programmes. Nous établissons par conséquent l’hypothèse selon laquelle la programmation de ces genres s’avère plus périlleuse que celle d’autres genres plus attractifs en termes d’audience, comme les émissions humoristiques dans le secteur du divertissement, ou les journaux dans le secteur de l’information.
Ces trois genres ont réussi à se développer en raison des missions qui ont été attribuées à la radio par les pouvoirs publics. C’est ainsi que s’établit le sens matériel du service public. Même si l’État ne conçoit pas les grilles des programmes, il les influence en définissant ses missions. Selon la Loi n°64-621 du 27 juin 1964, qui crée l’Office de radiodiffusion et de télévision française (ORTF), qui précède Radio France, le service public doit « satisfaire les besoins d’information, d’éducation, de culture et de distraction du public », missions largement inspirées par le service public britannique. En termes de définition du service public radiophonique, le décret du 13 novembre 1987, portant approbation du « Cahier des missions et des charges de Radio France »(9), est encore plus précis que tous les autres textes antérieurs. Il est fait référence aux différents genres que nous avons choisi d’étudier de la manière suivante :
- La création radiophonique (article 3) : « Elle [Radio France] assure notamment par ses programmes la mise en valeur du patrimoine et participe à son enrichissement par les créations radiophoniques qu’elle propose sur son antenne. » Même si elle n’est pas nommée en tant que telle, c’est France Culture qui semble concernée par cette mission, fixée à l’article 25-3 : « Un programme présentant les divers aspects et modes d’expression des cultures, mettant en valeur le patrimoine et développant la création radiophonique ».
- Le documentaire (article 27) : « La société programme et fait diffuser des émissions documentaires sur les problèmes politiques, sociaux, culturels, scientifiques et techniques du monde contemporain, ainsi que des magazines ou des séries d’émission portant sur les différents aspects de la vie culturelle nationale. »
- La fiction (article 31) : « La société s’attache à susciter des créations originales spécialement destinées à la radio. »
Le décret exige donc de la radio publique qu’elle développe certains genres radiophoniques, sans toutefois les définir rigoureusement. Il appartient aux dirigeants des médias, mais aussi à tous les professionnels qui conçoivent les émissions pour le public de définir matériellement ces missions de service public.
Pour RFI, le lien entre les missions et les contenus est plus difficile à établir, car le décret du 25 janvier 2012 ne fait pas de distinction, en matière de programmation, entre la radio et la télévision. L’article 10 précise que « Les émissions de découvertes et documentaires mettent l’accent sur la compréhension des valeurs démocratiques et républicaines et veillent à mettre en perspective les informations fournies dans leur environnement historique, géographique, social, économique et culturel. » Mais faut-il en déduire que RFI est dans l’obligation de diffuser des documentaires ? Dans les faits, RFI diffuse bien ce type de programmes. En revanche, pas de référence à la création radiophonique ni à la fiction.
Pour Arte Radio, c’est le rapport interne « Un projet éditorial pour Radio Arte », rédigé par Silvain Gire, qui prévoit les orientations éditoriales. Dans ce document, la création radiophonique et la fiction sont deux genres mentionnés. Le terme « documentaire » n’y figure pas encore, mais celui-ci fera son apparition sur le site lui-même. Dans ce rapport interne, Arte Radio est présentée comme « un lieu d’imaginaire et de création sonores » et « un lieu dédié à la création en marche » (page1). On peut aussi lire qu’il « nous paraît intéressant que radio Arte accueille des propositions radiophoniques de divers créateurs. Nous souhaitons pouvoir héberger ou commanditer des travaux sonores de comédiens, réalisateurs, musiciens, artistes, qui trouveront chez nous un espace privilégié. Ceci est bien sûr un atout important en terme de promotion du site web et en terme d’image. » (page 3) ; » Media chaud et sensuel, la radio (le son) est vouée à l’évocation, la poésie, l’intime. Radio Arte accueillera des récits à la première personne, particulièrement adaptés aux contingences de l’écoute sur Internet : brefs extraits de journaux intimes à suivre chaque jour, extraits de livres liés à la programmation (Metropolis, Thema…), textes d’écrivains lus par l’auteur, etc. Ceci peut aller jusqu’à la création de fictions radiophoniques élaborées spécifiquement pour radio Arte et enregistrées dans notre studio » (page 4). Arte Radio Radio s’affranchira peu à peu de certaines missions fixées dans ce cahier des charges, en particulier de celle d’être une vitrine pour la chaîne de télévision, et sera de plus en plus autonome par rapport à la chaîne de télévision Arte.
Aux radios associatives, en revanche, il n’est pas demandé de développer ces différents genres radiophoniques. Les critères fixés pour bénéficier des subventions publiques gérées par le FSER font surtout référence aux actions menées dans le domaine culturel et social (participation au développement local, lutte contre les discriminations…), mais ne font pas apparaître les notions de création radiophonique, de fiction ni de documentaire. Certes, dans les années 2000, les conditions de production se démocratisent grâce à l’arrivée du numérique, et vont permettre à certaines radios associatives, comme le réseau des radios Campus, Jet FM, Radio Grenouille…, d’introduire de la création radiophonique et des documentaires dans leurs programmes. Mais ces évolutions ne découlent pas d’obligations qui figurent dans des textes.
C’est au fil de l’Histoire que cette notion de service public radiophonique s’est constituée. Il convient donc de retracer comment les trois genres que nous étudions se sont développés à la radio.
De 1923 à 1939 : un service public radiophonique en devenir
En France, entre 1923 et 1939, les auditeurs peuvent entendre des radios publiques et des radios privées. Une certaine ambiguïté va marquer cette période (Jeanneney, 1996) : la loi de finances de juillet 1923 instaure un monopole de l’État, mais un décret du 24 novembre 1923 autorise les postes privés. Selon Méadel (1994), il n’y a pas, à ce moment-là, d’opposition stricte entre ces deux types de radio. Toutes vivent plus ou moins de ressources publicitaires (la publicité ne sera interdite sur les radios publiques qu’à partir de 1933), et diffusent leurs émissions localement. D’un point de vue politique cependant, la notion de service public est déjà un enjeu : les partis de gauche exigent que la radio remplisse des missions qui s’y rattachent quand les grands groupes privés veulent exploiter le potentiel commercial de la radio (Ulmann-Mauriat, 2012). De nombreux programmes remplissent en réalité les missions de service public telles qu’elles sont déjà énoncées en 1923. Dans le décret de 1923, l’État précise en effet ce qu’il attend des radios : « un nouveau moyen d’information, de récréation et d’éducation pour tous ». Ulmann-Mauriat (2012, p. 22) rappelle que « cette trilogie sera reprise dans la définition du service public de la radiodiffusion en 1926 ». De nombreux programmes correspondent à ces larges attentes. Le radioreportage, présent sur les ondes privées et publiques, informe les auditeurs. Des jeux et des fictions les divertissent. Des causeries et des émissions musicales les cultivent. L’ambiguïté porte, dès le début de la radio, sur ces missions de service public : si l’on comprend aisément que l’information et l’éducation relèvent d’une mission de service public, la distraction ne relève-t-elle pas davantage du secteur privé qui souhaite utiliser la radio à des fins commerciales ?
Durant les années 1920 et 1930, les émissions sont très majoritairement réalisées en direct. D’une part, les contraintes techniques ont une influence sur la conception des programmes. L’enregistrement et le montage sont alors des opérations complexes à réaliser, et nécessitent des dispositifs assez lourds. D’autre part, afin de marquer sa différence et sa suprématie face à la presse écrite, la radio s’érige justement comme le média du direct, et de l’instantanéité, qualités qui sont mises en valeur dans les retransmissions. Selon Schaeffer, P. (1970, p.85), « le cinéma peut dire « J’y étais », la radio dit « J’y suis ». L’indicatif présent est un mode qui lui appartient en propre. (…) J’irai jusqu’à dire que ce n’est pas ce qui se passe qui nous intéresse, mais le fait nu qu’il se passe en ce moment quelque chose. » La radio sera d’ailleurs enfermée dans cette représentation qu’elle ne perçoit alors que comme un atout.
En termes de programmation, il n’y a pas d’opposition aussi marquée entre le secteur public et le secteur privé que celle qui prévaudra après la Seconde Guerre mondiale. L’essentiel de la programmation est constituée d’émissions musicales. Des trois genres auxquels nous nous intéressons, seule la fiction est présente à la radio durant cette période. Elle ne constitue qu’une part infime des programmes. Par exemple, selon l’inventaire interne des émissions de Radio Paris, alors radio privée, en 1930, la fiction ne représente que 2% des programmes en termes de durée. La fiction regroupe des œuvres d’imagination qui ont reçu plusieurs dénominations : pièce, radiodrame, feuilleton… Si certains programmes trahissent leur filiation théâtrale, des fictions témoignent d’une recherche formelle originale dès la création de la radio, et certaines s’interrogent sur les potentialités du média (Héron, 2010). L’exemple le plus célèbre demeure Maremoto de Pierre Cusy et Gabriel Germinet (par ailleurs directeur du premier poste privé, Radiola), récit du naufrage d’un bateau écrit en 1924. La fiction s’écoute alors sur les radios publiques comme sur les radios privées. Paul Deharme, écrivain et directeur de l’agence « Information et publicité », diffuse son œuvre, Le pont du hibou, devenu classique de la fiction radiophonique, sur Radio Luxembourg, radio privée. En 1936, Radio Cité, radio privée elle aussi, diffuse trois pièces policières autour du personnage d’Arsène Lupin (Baudou, p. 26-27), et des feuilletons comme La famille Duraton (initialement intitulé Autour de la table). Mais d’après Méadel (1994), la fiction est surtout diffusée sur les radios publiques, tandis que sur les radios privées elle prend la forme de pièces plus courtes, comme les sketches inspirés de numéros de cirque.
La création radiophonique est un genre plus complexe à définir. Selon une interprétation stricte de la notion, elle peut englober les fictions elles-mêmes, et différents types de programmes tels que l’essai ou le hörspiel (ou jeu pour l’écoute). Mais la création radiophonique peut être davantage protéiforme encore, et s’inviter dans tout type de programme au concept quelque peu original. Un entretien lui-même peut être qualifié de création radiophonique si celui qui le mène le personnalise. Dans le cadre de cet article, nous nous appuierons sur l’interprétation plus restrictive de la définition de la création radiophonique, afin de lui conserver une substance.
Avant la Seconde Guerre mondiale, certains professionnels travaillant sur les radios privées espèrent encore développer la création à la radio. C’est donc une période où les écrivains investissent aussi bien les radios publiques que les radios privées. En 1937, Jean Cocteau participe à un phono-montage, L’amour à Harlem, diffusé sur Radio Cité, radio privée. La création s’invite aussi dans des secteurs aussi inattendus que la publicité. Et même si on ne peut pas qualifier la publicité de création radiophonique au sens qu’on lui attribue aujourd’hui, force est de constater que sur certaines radios, comme par exemple Radio Luxembourg, celle-ci a une certaine « qualité artistique » (Maréchal, 2010, p.85). Pour Radio Luxembourg toujours, le poète Robert Desnos devient ainsi un homme de radio aux multiples aptitudes : rédacteur publicitaire, comédien, inventeur d’émission et créateur de poèmes radiophoniques. C’est aussi sur une radio privée, Radio Paris, que l’association entre Paul Deharme et Robert Desnos donne naissance à une création les plus célèbres des années 1930, La grande Complainte de Fantomas, diffusée le 3 novembre 1933. On leur doit aussi Le salut au monde, adaptation radiophonique du poème de Walt Whitman, diffusée sur la radio privée Poste Parisien en 1936. Robert Desnos reconnaîtra plus tard que c’est grâce à Paul Deharme qu’il était possible d’associer recherche esthétique et contrainte publicitaire (Richard, 2000). Une autre émission de Robert Desnos (qu’il créé avec Gilbert Cesbron, futur responsable des feuilletons de Radio Luxembourg), La clef des songes, reconstitution de rêves envoyés par les auditeurs, diffusée entre 1938 et 1939 sur le Poste Parisien, autre radio privée, est aussi la manifestation de l’intérêt que porte alors le secteur privé pour la création radiophonique au sens large.
Certains intellectuels (Carlos Larronde, Paul Dermee, Pierre Descaves) choisissent de s’intéresser à la radio, et vont militer pour que soit développé son potentiel créatif. Paul Deharme publie Pour un art radiophonique en 1930. La même année, André Cœroy écrit Panorama de la radio, où il note les qualités de Week-end(10), pièce-documentaire sonore réalisée en Allemagne par Walter Ruttmann durant l’année 1930. Cette œuvre, composée de bruits, enregistrée sur de la pellicule cinématographique a pu être conservée, et témoigne d’une volonté de réaliser de la création radiophonique de type hörspiel dès le début des années 1930. Mais l’art sonore et la radio ne se rencontrent pourtant pas encore, et il faudra attendre le début des années 1970 pour que de telles audaces puissent être diffusées sur la radio française.
Pour Méadel (1994), l’État va s’appuyer sur cette exigence de qualité, portée par ces intellectuels, pour accroître son rôle dans le développement de la radio. En 1942, Pierre Schaeffer crée le Studio d’Essai au sein de la radio publique, afin de développer la recherche à la radio. Le Studio d’Essai permet par exemple au jeu des comédiens d’évoluer à la radio, en particulier grâce au travail du metteur en scène Jacques Copeau. Des sessions de formation sont organisées pour les metteurs en ondes. Des émissions expérimentales sont aussi réalisées. Mais Pierre Schaeffer, dans une conférence enregistrée le 22 février 1944 par la radio publique déplore que de nombreux écrivains se désintéressent encore de la radio, et que l’absence d’archives sonores empêche un véritable travail de recherche sur les œuvres produites, contrairement au domaine cinématographique (l’Ina ne sera créée qu’en 1974). L’écoute de ses propos nous apprend que son projet d’archivage des émissions de création concerne alors aussi bien les radios privées que les radios publiques.
Le monopole d’État
Après la Seconde Guerre mondiale, de l’ordonnance du 23 mars 1945 jusqu’à la loi du 29 juillet 1982, l’État possède un monopole sur la radio, ce qui traduit sa volonté de contrôler le contenu des programmes (Bourdon, 2011). Néanmoins, des postes privés, situés à l’extérieur de la France, parviennent à diffuser leurs émissions sur une partie ou sur l’intégralité du territoire, entraînant une concurrence de fait. Il est incontestable que la reprise des programmes de Radio Luxembourg dès 1945, et la création d’Europe 1 en 1955 influencent la radio publique dès les années 1950. Le ton des speakers des radios publiques est en particulier régulièrement moqué. S’inspirant du ton des émissions privées d’avant-guerre, Europe 1 va introduire la notion de proximité entre ses animateurs et ses auditeurs. Les émissions en direct, aux dispositifs peu élaborés, vont s’imposer et se généraliser dans les radios privées.
Si, durant les années 1920, c’étaient des partis de gauche qui défendaient l’idée du monopole de radiodiffusion, ce sont des partis de droite qui vont le maintenir jusqu’en 1982, et c’est un président socialiste qui va y mettre fin. C’est durant cette période de l’après-guerre que la programmation des radios publiques et celle des radios privées vont diverger. Le documentaire fait son apparition, mais uniquement sur le service public. Ce genre est moins identifié que la fiction radiophonique, en raison de sa proximité avec d’autres genres comme le radioreportage, la causerie (ou la conférence), l’interview (ou l’entretien) et le débat. On pourrait même définir le documentaire radiophonique comme un genre « impur », qui s’est construit par hybridation des autres genres préexistants (Deleu, 2013). Avec Paris-Brest, de Jacques Peuchmaurd, la présence du terme documentaire à la radio publique est attestée dès 1946 à la radio publique. Dans La chambre d’écho, éphémère revue de recherche consacrée à la radio publiée en 1947, des hommes de radio tels que Jacques Peuchmaurd et Samy Simon militent ainsi pour la conception de documentaires radiophoniques. Sudre (1945, p. 99) demande au reporter de « donner des « documentaires » parlés analogues aux documentaires visuels du cinéma. (…) Il est possible à un journaliste de talent de nous introduire, sans trop d’artifices puérils, à nombre de lieux animés par l’industrie de l’homme et de nous les rendre sensible par la parole et le bruit. »
Le terme « documentaire » ne va cependant pas s’imposer à la radio, y compris sur les radios publiques, même si des émissions s’apparentant au genre vont continuer à être diffusées. Il faut attendre les années 2000 pour que les professionnels de la radio se réapproprient le terme. Sur Arte Radio, site internet public diffusant des modules sonores, on peut entendre des « documentaires » depuis 2002. Sur France Culture, le terme « documentaire » est même repris dans le titre d’une émission, Sur les docks, en 2006. La Fabrique de l’histoire, émission quotidienne sur l’Histoire, propose chaque mardi un « documentaire ».
À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la fiction radiophonique continue à être diffusée par les radios privées, notamment sous la forme de feuilletons (citons La famille Duraton sur Radio Luxembourg, qui reprend le programme de Radio Cité jusqu’en 1966 ; L’homme à la voiture rouge, sponsorisé par la marque Esso, de 1961 à 1963 ; Allô Police, de 1957 à 1961). Ou Signé Furax, créé sur la radio publique en 1951, et repris sur Europe1 de 1956 à 1960. Entre 1945 et 1966, le nombre d’heures consacré aux feuilletons sur Radio Luxembourg va s’élever jusqu’à quarante par semaine (Maréchal, 2010), près de six fois plus que pour la fiction à France Culture aujourd’hui. Certains transfuges peuvent rétrospectivement étonner : c’est à partir d’un concept qu’il travaille pour le Club d’Essai de la radio publique (voir ci-dessous) que Jean Bastin développe pour Europe 1 Les auditeurs mènent l’enquête, série d’émissions policières interactives (Baudou, 1997, p. 199). Mais tandis que la fiction se développe à la télévision dans les années 1960, la fiction radiophonique va peu à peu tomber en désuétude sur les radios privées. En revanche, sur la radio publique, la fiction radiophonique va demeurer un genre radiophonique majeur. De nombreuses innovations permettent même au genre d’évoluer (Carpentier, 2008). De nombreux écrivains se tournent alors vers la radio : Samuel Beckett, Claude Ollier, Marguerite Duras…
C’est aussi après la Seconde Guerre mondiale que la création radiophonique, au sens large, va trouver des espaces de diffusions sur la radio publique. Plusieurs initiatives témoignent de ce mouvement de recherche impulsé à la radio. En 1945, dans Radio Laboratoire, d’Albert Riéra et Roger Veillé, de nombreuses expériences portant sur les effets sonores sont testées sur les auditeurs, invités à envoyer leurs impressions. En 1946, le Club d’Essai de Jean Tardieu succède au studio d’Essai de Pierre Schaeffer. La production d’émissions et la mise en place de concepts originaux s’accompagnent d’un travail de recherche sur le média radiophonique qu’illustrent aussi de nombreuses conférences organisées par le Centre d’Études radiophoniques, autre institution publique, à partir de 1949. En 1951, La NEF consacre son numéro 73/74 à la radio, et des textes d’anthologie y figurent, sous la plume de Gaston Bachelard, Jean Cocteau, André Gillois, Paul Gilson… Et, entre 1954 et 1961, le Centre d’Étude de Radio-Télévision, un autre service de recherche, qui émane de la Radiodiffusion-Télévision française, publie la revue Cahiers d’Études de radio-télévision. Mais, en 1960, toutes ces entités fusionnent pour devenir le Service de la Recherche de la Radio-Télévision française, et les enjeux télévisuels prennent l’ascendant (Jost, 2013). Aucun service de recherche n’a depuis été recréé à la radio.
Durant les années 1960, la création radiophonique n’a plus d’espace dédié sur la radio publique. Il faut attendre l’apparition de l’Atelier de création radiophonique sur France Culture, en 1969, pour qu’un nouvel élan soit donné. L’émission est créée par Alain Trutat, réalisateur et producteur à France Culture, auteur de créations radiophoniques telles que Bonjour Monsieur Jarry en 1951. Pour la première fois à la radio, des liens sont tissés avec l’art sonore, qui n’avait jamais trouvé sa place à la radio. Dans les émissions du Club d’Essai, la visée didactique demeurait primordiale, même si les émissions avaient aussi une visée esthétique. Dans l’Atelier de création, la visée esthétique l’emporte sur la visée didactique. Pour Alain Trutat, il apparaît nécessaire d’établir une distinction entre la « radiodiffusion » qui regroupe la plupart des émissions de radios, celles qui ont une forme peu élaborée, et la « radiophonie », qui rassemble celles qui font apparaître un travail formel prépondérant (cf. Interview d’Alain Trutat, Les chemins de la connaissance, diffusée sur France Culture le 2/09/1987). Dans la lignée des artistes tels que les futuristes, Dziga Vertov ou Walter Ruttmann, Alain Trutat introduit une rupture dans l’histoire de la radio en laissant le langage radiophonique se déployer trois heures durant. L’émission, parfois « inaudible » selon son créateur lui-même (idem) !, déstabilise à plus d’un titre, y compris sur une radio publique. Elle mélange plusieurs genres radiophoniques, comme le documentaire, la fiction et la musique, à l’intérieur d’une même émission, et cela, sans transition véritable. La thématique de l’émission, dont la construction n’est pas linéaire, n’est pas toujours définie (plusieurs thèmes et plusieurs auteurs peuvent se succéder), et aucun médiateur ne vient guider l’auditeur dans son écoute. C’est au sein de cette émission que des créateurs de radio émergent : René Farabet, René Jentet, Yann Paranthoën, Kaye Mortley, Andrew Orr… Certains d’entre eux vont même s’affranchir des conditions de production de la radio pour les rapprocher de celles des documentaires cinématographiques. Aujourd’hui, l’émission subsiste mais elle a été profondément modifiée : devenue mensuelle, elle ne dure plus qu’une heure, et doit respecter les cadres de productions, au même titre que les autres émissions.
La fin du monopole
Aucune radio privée, sauf exception, ne diffuse donc de documentaires, de création radiophonique, ni de fiction. Ce sont donc bien les pouvoirs publics qui permettent aujourd’hui à ces genres d’exister à la radio. Il faut aussi relever que pour Radio France, la production est demeurée interne. Chaque programme, quelle que soit sa nature, est conçu par le personnel de Radio France. Contrairement à France Télévision, groupe de télé public, Radio France ne fait donc pas appel à des entreprises privées pour la conception des programmes. France Culture se targue par exemple d’être le premier employeur de comédiens en France (cf. http://www.franceculture.fr/page-a-propos-des-fictions-de-france-culture). Pourtant, au-delà de ce constat, d’autres observations s’imposent. À Radio France, principal média radiophonique public en termes d’écoute, ces trois genres sont néanmoins marginaux dans la programmation. Pour la saison 2013-2014, sur France Inter, troisième radio de France en termes d’audience cumulée (9,9%, cf. Enquête Médiamétrie 126 000 RADIO. L’audience de la Radio en France en Septembre – Octobre 2013), et première radio publique, la fiction n’est que peu représentée : on ne trouve que deux émissions de fiction, peu mises en valeur dans la grille des programmes : Au fil de l’Histoire, le mercredi, de 2h à 2h30, et Nuits Noires, de 2h à 2h50 le jeudi. Trois émissions de type documentaire : Là-Bas si j’y suis, du lundi au vendredi, de 15h à 16h ; Interception, le dimanche, de 9h15 à 10h. Il n’y a pas d’émission de création radiophonique. Les Ateliers de création, structures de production décentralisées, produisent quelques séries pour le réseau France Bleu, mais c’est sur France Culture (2% d’audience cumulée, cf. Médiamétrie, idem), quatrième radio publique (après France Inter, France Info et France Bleu) que l’on trouve principalement les trois genres que nous analysons, mais ceux-ci ne représentent également qu’une part infime de la programmation. Près de 10h pour le documentaire, 7h pour la fiction, et 2h pour la création radiophonique, soit 19h sur 136,5 heures de diffusion hebdomadaire. Soit près de 14% de l’ensemble des programmes chaque semaine. La situation à RFI n’est guère différente : ni fiction, ni création radiophonique ; on peut entendre Grand reportage, un documentaire en lien avec l’actualité, de vingt minutes, diffusé chaque jour (pour RFI, l’audience est mondiale, et plus complexe à mesurer. En France, RFI ne diffuse qu’à Paris et Marseille, et ne figure pas dans l’enquête d’audience de Médiamétrie). Pour Arte Radio, de nombreux modules sonores appartiennent aux genres auxquels on s’est intéressé, mais cela ne représente que quelques productions chaque semaine, et qui ne sont diffusées sur Internet. Le nombre de podcasts d’Arte Radio n’est pas mesuré par Médiamétrie, aussi est-il difficile de connaître l’audience précise du site. Pour les radios herziennes, selon Médiamétrie, en octobre 2013, près de 765 000 podcasts étaient téléchargés chaque jour, chiffre en constante progression, mais qui reste encore loin de l’audience hertzienne de la radio (cf. Enquête Médiamétrie, La mesure marché des Podcasts Radio en octobre 2013).
La radio, média du direct, encore et toujours
C’est donc un autre modèle radiophonique qui s’est imposé, y compris sur les radios publiques. Si l’on s’intéresse uniquement aux émissions « parlées », (si l’on exclut par conséquent les programmes musicaux), une structure quasi identique se répète, quel que soit le type de radio, et quel que soit le type de programme : un représentant de l’instance médiatique (journaliste, animateur, producteur) adresse un message à un auditeur par l’intermédiaire de sa voix. On trouve bien quelques variantes. Dans certaines émissions, il y a plusieurs médiateurs. Le médiateur peut accueillir un invité (ou plusieurs) à qui il donne la parole. Les visées peuvent bien sûr être très différentes (explicative, informative ou de divertissement). Mais toutes ces émissions, qui composent la grande partie des programmes non musicaux, présentent les mêmes traits caractéristiques : elles sont souvent réalisées en direct (ou enregistrées dans les conditions du direct), depuis les studios de radio (ou, par exception dans un lieu qui accueille une émission, comme une salle de spectacle). Contrairement aux genres documentaire, création radiophonique, et fiction, ces émissions ne nécessitent pas des enregistrements de séquences dans de multiples sites, ni de travail de postproduction (montage et mixage).
Ces émissions parlées, aux médiateurs identifiables, et diffusées en direct, qui occupent très majoritairement l’espace, sont devenues un cadre de référence, dans lequel la radio a renoncé à développer un autre langage que celui-ci. Ce cadre de référence s’est aussi imposé dans les radios musicales puisque, dans la plupart d’entre elles, un animateur fait le lien entre les différents morceaux de musique diffusés. La perception sonore est en effet soumise à de nombreux aléas, et un certain flou peut caractériser la diffusion de certains sons. La plupart des radios ont donc choisi ce cadre de référence pour empêcher les aléas d’une interaction sonore. Le médiateur devient une voix-guide, qui aide l’auditeur à ne pas se perdre dans les méandres du son. Le temps de l’échange est celui du présent, ce qui supprime toute ambiguïté temporelle. L’espace est celui du studio, neutre, invisible, dans lequel l’auditeur ne risque pas de se tromper sur l’origine causale des sons. Le documentaire, la création radiophonique et la fiction font ainsi disparaître les éléments fondamentaux de l’interaction radiophonique qui s’est généralisée dans le paysage radiophonique. Ces genres font en effet appel à une esthétique radiophonique, ils utilisent les sons dans une visée créative, et n’hésitent pas à faire de l’absence d’image un atout pour concevoir des univers sonores qui peuvent dérouter un très grand nombre d’auditeurs. Mais dans une représentation du média vantant la proximité, chaque discours se doit d’être immédiatement intelligible.
Durant les années 1950 et 1960, la radio a survécu à l’apparition de la télévision, mais en sacrifiant sa diversité originelle. Pour Glevarec (2005, p.74), « le cadre d’inscription de la radio n’est pas institutionnellement marqué comme une visite au musée ou un concert en plein air », et, au fil des années, la radio est devenu un média « ordinaire », qu’on allume à toute heure de la journée. Le documentaire, la création radiophonique et la fiction, qui s’articulent davantage autour de la notion de « rendez-vous » fixés à l’auditeur, ont par conséquent plus de difficulté à s’imposer dans ce modèle dominant.
Et même au sein de la radio publique, les partisans d’une radio « en direct », à la recherche de la proximité avec l’auditeur, l’ont emporté, et les genres les plus créatifs ont été relégués au second plan, et font figure d’exceptions. Et cela, en dépit du cahier des charges que l’État lui a fixé. France Culture elle-même a dû évoluer. Selon Glevarec (2001, p. 10), « la radio peut être conçue comme un art moyen et France Culture comme intermédiaire entre l’art et la pratique journalistique (…). L’antenne est un des rares médias à utiliser exclusivement le support radiophonique dans la mise en forme de la culture savante et artistique et à programmer un art radiophonique ». Mais France Culture s’est beaucoup transformée depuis la fin des années 1990, et la visée journalistique a été privilégiée au détriment de la visée artistique. Tous les directeurs qui se sont succédé depuis cette époque ont demandé à leurs producteurs de prendre davantage en compte la présence de l’auditeur, et de vulgariser leurs émissions. Cette évolution dans l’adresse à l’auditeur a permis à l’audience de la radio de quasiment doubler entre 1998 et 2013. Mais les programmes de type documentaire, création radiophonique et fiction, héritiers de cet art radiophonique, ont pâti de cette révolution éditoriale, car ils ne s’inscrivent pas dans le champ des émissions qui permettent de valoriser la relation de proximité avec l’auditeur qu’il s’agit de fidéliser.
On pourrait alors se demander si les nouvelles formes d’écoute de la radio, le streaming (écoute en différé sur le site de l’émission) et le podcast (téléchargement d’une émission sur un support informatique ou téléphonique), ne vont pas entraîner un intérêt pour d’autres formes radiophoniques puisqu’elles permettent une écoute détachée du flux radiophonique. Le nombre important de podcasts de France Culture (2ème radio en nombre de téléchargements), au regard de son audience sur la bande FM, pourrait être perçu comme un indicateur de cette évolution(11). Cependant, il n’est pas possible de dresser un tel constat, car les émissions les plus téléchargées ne sont pas forcément des émissions documentaire, de création radiophonique ni de fiction. Le nombre élevé de podcasts pour la radio culturelle traduit avant tout un intérêt pour les émissions à visée explicative.
Conclusion : Le service public, garant de la création radiophonique
Le service public radiophonique peut se vanter d’être le seul acteur de son secteur à proposer du documentaire, de la création radiophonique et de la fiction. En cela, il respecte son cahier des charges qui l’oblige à diffuser ces différents genres. L’État est devenu l’unique protecteur d’un secteur de création. Ainsi qu’il le faisait déjà quand il défendait le principe du monopole radiophonique, l’État peut apparaître comme celui qui lutte contre des entreprises privées, dont la seule préoccupation est la course aux profits au détriment de la diversité et de la créativité des programmes. C’était déjà la crainte de certains partis politiques, regroupés au sein du Cartel des gauches, en 1924, et qui militaient pour l’interdiction des postes privés (Jeanneney, 1996). En cela, l’État est aujourd’hui l’acteur grâce auquel documentaire, création radiophonique et fiction existent toujours dans notre société.
La survivance d’une création radiophonique publique, au sein des pays francophones comparables à la France, fait figure d’exception. Les espaces de création ont presque tous disparu. La situation de la Belgique est atypique, puisque ce pays a choisi de financer la création radiophonique (documentaires et fiction en priorité) en taxant les ressources publicitaires des radios privées. Les auteurs peuvent donc demander des aides financières en s’adressant à deux structures étatiques : le Fonds d’aide à la création et Du côté des ondes (qui dépend de la RTBF, radio publique belge). Ces émissions sont ensuite diffusées sur les radios associatives, et, pour certaines d’entre elles, sur la dernière émission de création de la RTBF, Par Ouï-Dire, le lundi soir. L’État finance par ailleurs une structure associative, l’ACSR (Atelier de création sonore et radiophonique), qui aide les auteurs à concevoir leurs œuvres. La situation de ce pays est donc paradoxale : les trois genres que nous avons étudiés sont quasi-absents de la radio publique, mais ce système de financement permet l’émergence de nombreux auteurs et la réalisation de nombreux projets sur les radios associatives.
En revanche, dans une perspective plus critique, on peut accuser le service public radiophonique français de ne pas assez marquer sa différence en matière de création radiophonique : de ne plus suffisamment organiser la recherche à la radio, comme ce fut le cas après la Seconde Guerre mondiale, et de n’accorder finalement que peu d’espace à ces différents genres. Le service public radiophonique peut objecter que la radio n’est pas perçue comme un art par la très grande majorité des auditeurs, ou que le public de la radio s’est désormais habitué à la présence d’un médiateur qui le guide dans son écoute. Et que développer des programmes plus créatifs ou ne reposant pas sur la présence d’un médiateur identifiable (comme c’est le cas des documentaires), pourrait constituer, dans un contexte de concurrence avec les radios privées, une menace pour le développement de ses audiences, y compris sur sa radio culturelle. Il s’agit alors de s’interroger sur la nature même de la mission de service public de la radio et de son évolution. Celle-ci doit-elle se conformer aux pratiques culturelles dominantes, ou encourager de nouveaux comportements d’écoute ?
Notes
(1) Décret n° 82-904 du 20 octobre 1982 modifié par :
– décret n° 82-1233 du 31 décembre 1982
– décret n° 86-179 du 4 février 1986
– décret n° 88-337 du 11 avril 1988
– décret n° 89-618 du 31 août 1989
– décret n° 95-610 du 5 mai 1995 (JO -07/05/95)
– décret n° 2001-1096 du 19 nov. 2001 (JO-22/11/01).
(2) Loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication (Loi Léotard), modifié par la Loi n°2013-1028 du 15 novembre 2013 – art. 8 (JO-17/11/2013).
(3) Loi n°2009-258 du 5 mars 2009 (JO-7/03/2009)
(4) Décret n° 2012-85 du 25 janvier 2012 (JO-26/01/2012).
(5) http://www.arte-tv.com/static/c5/pdf/contrat_de_formation.pdf
(6) http://www.csa.fr/Radio/Les-stations-de-radio/Les-radios-FM/Les-stations-de-radio-privees-hertziennes
(7) JO-2/08/1984.
(8) Décret n°2006-1067 du 25 août 2006 pris pour l’application de l’article 80 de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté decommunication (JO-26/08/2006).
(9) Décret du 13 novembre 1987portantapprobation du cahier des missions et des charges de la société Radio France (Journal officiel du 15 novembre 1987 p.13326) modifié par :
décret du 10 octobre 2000 (JO-12/10/00-p.16197)
décret n° 2004-743 du 21 juillet 2004 (JO-28/07/04)
décret n° 2005-614 du 27 mai 2005 (JO-29/05/05)
décret n° 2006-645 du 1er juin 2006 (JO-02/06/06).
(10) En téléchargement sur Internet à l’adresse suivante : www.amazon.fr/Week-end/dp/B0023ZY2AO/ref=sr_1_1?ie=UTF8&s=dmusic&qid=1296638201&sr=8-1
(11) Enquête Médiamétrie, « La mesure marché des Podcasts Radio en octobre 2013 »
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Auteur
Christophe Deleu
.: Christophe Deleu est maître de conférences (habilité à diriger des recherches) en Sciences de l’information et de la communication à l’Université de Strasbourg. Il a obtenu sa qualification comme professeur des Universités en 2013. Il est responsable de la formation radio au Cuej (Centre universitaire d’enseignement du journalisme) où il propose un cours sur le documentaire. Il est vice-président du Groupe de recherches et d’études sur la radio (Grer) et producteur délégué à France Culture depuis 1997.
Membre de SAGE (UMR 7363).