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Les services publics de radio-télévision à l’orée du XXIe siècle. Entre (non)conceptions politiques, industrialisation et techniques numériques

23 Déc, 2013

Résumé

Ce dossier questionne la place du service public de la radio et de la télévision à l’orée du XXIe siècle, en France et à l’international, dans un contexte marqué par des évolutions politico-économiques sensibles, accentuées par les mutations industrielles et techniques dues à la généralisation des techniques info-communicationnelles (infrastructures de la radio-télévision désormais numériques). Pour ce faire, il propose un parcours en trois temps : une série d’analyses portant sur les conceptions politiques variables – et généralement teintées de stratégies – du service public, dans le temps et dans l’espace (Europe , France, Espagne, Pologne, Liban), des articles relatifs à la radio questionnant les formats (anciens et nouveaux) et programmations de service public et, enfin, une dernière série d’études consacrées à la télévision explorant les reconfigurations de ce média aux prises avec l’essor des techniques numériques. En définitive, c’est bien des redéfinitions actuelles des médias audiovisuels publics qu’il est question dans ce dossier, en raison pour une large part de tensions politiques et financières surdéterminées par les situations nationales. On voit alors se dessiner de nouvelles logiques industrielles publiques, plus ou moins construites, de positionnement sur des marchés au sein desquels l’offre numérique de services et de programmes est présumée jouer un rôle central, conduisant les acteurs des radios et télévisions publiques à des positionnements incertains et encore peu durables.

Mots clés

Service public, média, radio, télévision, numérique, libéralisation, industries culturelles

In English

Abstract

This journal issue interrogates the situation of the public service of radio and television in the edge of the XXIth century, in France and abroad, on the international stage, in a context marked by perceptible politico–economic evolutions, stressed by the industrial and technical changes due to the generalization of information and communication techniques (from now on digital infrastructures of the radio-television and digital broadcasting). To do this , this journal issue develops three stages: a series of analyses on the variables political conceptions – and generally tinged with strategies – of the public service , in the eras and in the areas (Europe, France , Spain, Poland , Lebanon), several articles on radio interrogate formats (former and new) and programming of public service and, finally, a last series of studies dedicated to the television explore the reconfigurations of this media dealing with the development of the digital techniques. Ultimately, it is the current redefinition of public broadcasters this journal issue tries to understand, due largely to political and financial tensions, over determined by national situations. We see then taking shape new public industrial logic , more or less built, positioning on markets in which the digital services offers and programs are presumed to play a central role , leading actors of public radio and television channels to uncertain positions.

Keywords

Public service, media, radio, television, digital, liberalization, cultural industries

En Español

Resumen

Este número de la revista « Les Enjeux » estudia el estado del servicio público de radio y televisión a principios del siglo XXI, en Francia y en el extranjero en la escena internacional, en un contexto marcado por algunos acontecimientos económicos y políticos perceptibles, reforzados por los cambios técnicos y de la industriales (propagación de la tecnología de la información y la comunicación, infraestructura digital de radio – TV). Este número se desarrolla en tres etapas: una serie de análisis sobre las concepciones políticas variables – y las generalmente estratégicos – del servicio público , en diferentes momentos y en diferentes zonas (Europa , Francia, España , Polonia, Líbano) , varios artículos acerca de los formatos de radio (los viejos y los nuevos) y de programación de servicio público, y, finalmente, una última serie de estudios sobre la televisión que exploran la reconfiguración de los medios de comunicación en el desarrollo de las técnicas digitales . En última instancia, es la continua redefinición de la radiodifusión pública de que tratamos, debida en gran parte a las tensiones políticas y financieras, y sobre determinada por las situaciones nacionales. Vemos a continuación, una nueva lógica industrial, pública, más o menos integrada, que se concretiza con un posicionamiento en algunos mercados en los que se proponen ofertas y programas de servicios digitales, llevando los actores de la radio y de la televisión públicas en puestos de incertidumbre.

Palabras clave

Servicio público, medios de comunicación, radio, televisión, digital, liberalización, industrias culturales

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Lafon Benoit, « Les services publics de radio-télévision à l’orée du XXIe siècle. Entre (non)conceptions politiques, industrialisation et techniques numériques« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°14/2, , p.3 à 14, consulté le samedi 21 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2013/dossier/00-les-services-publics-de-radio-television-a-loree-du-xxie-siecle-entre-nonconceptions-politiques-industrialisation-et-techniques-numeriques/

Introduction

Diffusée tout au long du XXe siècle, la notion de service public de la radio-télévision a connu des fortunes diverses dans les pays d’Europe de l’Ouest (Bourdon, 2011, 13). Plus généralement, deux se distinguent concernant le service public : « l’européenne, qui a tendance à le penser comme un service de base universellement accessible, à vocation généraliste ; et l’américaine, qui le conçoit comme un service local, de nature éducative et complémentaire au secteur commercial » (Tremblay, 2005, 51). A y regarder de plus près, il semblerait que les conceptions du service public de la radio-télévision aient été fortement liées aux contextes socio-culturels et politiques.
Ainsi, l’Europe aurait connu un secteur audiovisuel particulièrement stable en Grande-Bretagne, tandis que, « à l’autre extrémité du spectre, l’instabilité majeure se trouve en France, et plus au Sud, dans l’Europe méditerranéenne, où la télévision s’est trouvée étroitement dépendante d’un système politique instable, peu consensuel – ou stable par la vertu de régimes autoritaires de dictatures démantelées dans les années soixante-dix (en Espagne, Portugal et Grèce) » (Bourdon, 2011, 25). Dans des contextes aussi variables, les services publics de radio-télévision ont occupé des places différentes, parfois centrales, notamment en France où la « dépendance politique a été (…) dès l’origine un élément constitutif du système audiovisuel », ce phénomène renvoyant « à une longue tradition historique » (Chevallier, 1990, 20-21).
Le cas français est ainsi illustratif du lien étroit entre conceptions en termes de programmes et définitions techniques de la télévision, au point de produire une acception du service public en lien avec un projet politique national assumé, au moins jusqu’aux années 1970-1980 : « Jusqu’à la fin des années 1970, il semble relativement aisé de définir une politique technique de la télévision qui corresponde à une stratégie politique et culturelle nationale. Dans le dernier quart du XXe siècle en revanche, les effets de la numérisation des technologies, combinés à la pression politique en faveur de la déréglementation, perturbent totalement les voies de l’innovation » (Bertho-Lavenir, 2009, 123).
Alors que l’ouverture à la concurrence s’intensifie dans les secteurs de la radio et de la télévision par la multiplication des chaînes et des diffuseurs, que les marques commerciales deviennent un enjeu central de l’audiovisuel contemporain (cf. colloque « la stratégie de marque dans le secteur audiovisuel », Toulouse, 5 et 6 Avril 2012), ce dossier questionne la place du service public de la radio et de la télévision, en France et à l’international, en la resituant dans des mutations en cours. Réflexion d’autant plus urgente, note Bernard Miège, « qu’elle a été délaissée par les décideurs politiques (par conviction néo-libérale ou par faiblesse) et que les juristes se contentent en la matière d’une approche pragmatique » (Miège, 2004, 215).
Afin de proposer de nouvelles réflexions dans un contexte marqué par des évolutions sensibles sur les plans économique et politique, accentuées par les mutations techniques dues à la généralisation des techniques info-communicationnelles (infrastructures de la radio-télévision désormais numériques), ce dossier sur le service public de radio télévision à l’orée du XXIe siècle propose un parcours en trois temps :

  • une série d’analyses portant sur les conceptions politiques variables – et généralement teintées de stratégies – du service public, dans le temps et dans l’espace : sur le plan historique en Europe (Jérôme Bourdon), en France (Serge Regourd, puis Candice Albarède), en Espagne (Juan-Carlos de Miguel – Miguel-Angel Casado – Ramón Zallo), en Pologne (Maria Holubowicz) et au Liban (Roy Jreijiry) ;
  • trois articles relatifs à la radio afin de rappeler la place centrale de ce média dans la programmation de service public, à travers l’évolution de genres spécifiques (Christophe Deleu), la mission d’accompagnement nocturne (Marine Beccarelli) et la reconfiguration de ce média dans ses nouvelles offres numériques (Cécile Méadel – Francesca Musiani) ;
  • enfin, cinq études consacrées à la télévision explorant les reconfigurations de ce média aux prises avec l’essor des techniques numériques : discours politiques enchanteurs dans les DOM (Bernard Idelson), missions éducatives revisitées (Frédéric Marty), positions innovantes des chaînes (Joëlle Farchy – Mathilde Gansemer – Heritiana Ranaivoson), offre web de France 2 (Laurence Leveneur) et concurrence avec la presse écrite sur le terrain de l’information en ligne dans le cas Allemand (Hannes Oehme).

Revenons sur chacun de ces thèmes, après avoir posé une réflexion sur les conceptions de service public de la radio-télévision (ou, par extension, de l’audiovisuel).

Le service public de l’audiovisuel, des conceptions en perpétuel débat

Ensemble de pratiques, d’institutions, d’acteurs et de règles, le service public n’en est pas moins la résultante de multiples conceptions socialement construites, s’opposant à d’autres conceptions portées par certains groupes sociaux. Les utilisations du « concept » de « service public » peuvent ainsi être amenées à s’opposer à certains autres « concepts antonymes » (Koselleck, 1990, 190), tels que celui de « secteur public » porté par les débats des années 1980. Ainsi le service public est-il un « concept évolutif », qui « a circulé en se transformant, a été soumis à tous les usages idéologiques, dans des contextes très différents – moins un modèle qu’une notion chargé d’affects et d’idéologies – avec à nouveau les jeux d’écarts entre discours et pratiques » (Bourdon, 2008, 179). Le service public a par conséquent constitué un horizon d’attente variable pour les acteurs politiques et médiatiques.
Au niveau historique, l’utilisation de la notion de service public appliquée aux médias ne naît pas avec la télévision. Il est intrinsèquement lié à la naissance d’un espace public. Dans une étude sur la médiatisation des problèmes publics, Roger Bautier et Élisabeth Cazenave, montrent ainsi que « confrontée alors au problème majeur que représentait la nécessité, consécutive à la Révolution française, de reconstruire un ordre social, l’action politique a, en effet, suscité continûment une réflexion qui a porté sur la place de la médiatisation dans cette reconstruction » (Bautier & Cazenave, 1999, 133). C’est tout un ensemble de discussions et de débats qui a présidé à la mise en place d’un service public (sans préjuger de sa forme, sous forme de concession ou de monopole) en matière de communication et de médias. L’essor des grands médias audiovisuels au cours du XXe siècle – en particulier la radio durant les années 1930 – permettra à ce principe du service public de trouver un « terrain d’application » (Bourdon, 2011, 13), au point que l’action politique gouvernementale deviendra rapidement la « mesure des stations » (Méadel, 1994, 378).
Cette prégnance politique dans le domaine de la radiodiffusion – qui deviendra durant les décennies suivantes l’audiovisuel – se poursuivra en France au cours des décennies suivantes avec la télévision, nationale et régionale. François Jost montre bien tout l’intérêt de relier cette conception d’un service public à son contexte de définition afin d’en saisir les contours et imbrications avec des champs sociaux voisins (domaine de la culture au sens large) : « La politique culturelle de la télévision des années 1950 accompagne deux mouvements qui en sont contemporains : la création du TNP (1949) et celle du Livre de Poche (1953). Loin d’être cantonnée à ce rôle de «fenêtre sur le monde » à laquelle on la réduit souvent, la télévision des années 1950, comme l’édition ou l’institution théâtrale prennent conscience de ce que signifie être un média : être un intermédiaire entre des contenus et un public qui, en devenant « grand », devient indifférencié » (Jost, 2010, 22). Cette prétention généralisante du service public se constate à la même période aisément dans l’implantation de la télévision sur l’ensemble des territoires français en métropole et en outremer, étroitement liée à la création des premières stations de télévision régionale (Lafon, 2012). La mise en place d’un grand équipement d’Etat consiste alors en la consolidation de l’organisation administrative française, que la Ve République renforce par la mise en œuvre d’une régionalisation systématique de la télévision, dont les ramifications territoriales doivent recouper celles des administrations publiques : la création des CAT, les Centres d’Actualités Télévisées, a largement été influencée par les débats sur la régionalisation, leur mise en place reflétant celle de l’échelon régional avec les Circonscriptions d’Action Régionale (CAR) créées par décret du 2 juin 1960 (Lafon, 2012, 62-68).
Les périodes suivantes sont connues, ce sont celles des reculs des chaînes de télévision et stations de radio publiques en regard de l’offre commerciale, au point que Jérôme Bourdon développe la métaphore du « service public assiégé » pour les années 1970 (Bourdon, 2011, 48). Elles sont marquées par des débats incessants sur le devenir du service public, notamment du fait des acteurs gouvernementaux, soucieux de sauver un audiovisuel public menacé par la fin du monopole de diffusion et la croissance de l’offre radio-télévisée privée (cf. commissions Tasca, 1989 et Campet, 1993).
Ainsi, les questions juridiques ne sont jamais loin lorsqu’il s’agit de radio-télévision de service public. Mais c’est bien de droit en action dont il s’agit, un droit construit par les débats politiques et parlementaires sur la question, un droit en constante évolution, travaillé par les acteurs impliqués. C’est à cette approche dynamique des conceptions juridiques sur le service public que Serge Regourd invite, lorsqu’il appelle à considérer la télévision publique comme « un élément particulier d’un système plus large, celui de la télévision en général, lui-même partie intégrante des problématiques globales des médias de masse et des industries du divertissement, de telle sorte qu’il serait illusoire de vouloir appréhender la télévision de service public en l’extirpant du liquide amniotique dans lequel elle baigne, c’est-à-dire sans « Penser la société des médias » » (Regourd, 2008, 26).
Saisir la place et les enjeux du service public de l’audiovisuel au début du XXIe siècle, alors que les techniques et organisations médiatiques ont connu des évolutions sensibles depuis la fin des années 1990, nécessite les focales et outils d’analyse croisés des différentes sciences humaines et sociales, du chercheur en information-communication au politiste, du juriste à l’historien : c’est à une telle démarche qu’invite ce dossier. En effet, l’approche juridique, qui reste nécessaire pour analyser les évolutions règlementaires et leurs applications en lien avec les débats socio-politiques, doit se compléter d’approches tant en termes d’économie politique que d’information-communication, afin de comprendre les évolutions conceptuelles et stratégiques du service public de radio-télévision, en lien avec les techniques numériques et leurs pratiques professionnelles.

Services publics de radio-télévision et (non)conceptions politiques : variations nationales et temporelles

Les services publics de la radio et de la télévision ont occupé au cours du XXe siècle, comme nous l’avons précédemment souligné, des positions contrastées selon les contextes nationaux et les périodes. Alors qu’au cours des années 2000, les chaînes de télévision publiques allemandes ont connu un régime favorable en regard de leurs homologues françaises (Bourgeois, 2008, 37), et alors qu’elles s’affaiblissent plus vite encore en Europe du Sud (Bourdon, 2011, 72), il convient de s’interroger sur les situations contrastées des médias audiovisuels publics, en Europe (Musso, 1991 ; Bourdon, 2011 ; Ghosn, 2012) comme sur les autres continents. Les radios et télévisions publiques ont évolué de manières différenciées au fil des décennies dans des contextes nationaux en lien étroit tant avec la nature des régimes considérés (cf. par exemple, pour la Russie, Kiriya, 2011) qu’avec les spécificités régionales et infra-nationales (cf. Fickers & Johnson, 2012 ; Lafon, 2012 ; Miguel de Bustos & Casado del Rio, 2012).
Cependant, un certain nombre de traits communs à différentes situations nationales peuvent être relevé dans l’histoire du service public de la radio-télévision. L’article de Jérôme Bourdon montre ainsi comment le service public relève davantage d’une « idéalisation rétrospective » que d’un concept solidement fondé, et ce quelles que soient les situations nationales considérées dans le cadre européen. Certaines questions ont ainsi été singulièrement sous-estimées, comme par exemple le caractère national, nationaliste, voire colonialiste des radio-télévisions d’État du milieu du vingtième siècle, alors que d’autres se voyaient surestimées, comme la qualité du journalisme radiotélévisé Nord-européen. Ainsi, on peut probablement parler d’un « continuum » plutôt que d’une opposition claire entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud en matière de radio télévision publique. Les points communs de ces systèmes étant aujourd’hui un questionnement généralisé sur le service public, dans un contexte de « crise constante » (oxymore souligné par l’auteur), largement issue des profonds changements économiques, règlementaires et techniques ayant affecté la radio et la télévision depuis les années 1990 : dans un tel contexte, c’est bien qui l’Etat reste l’acteur majeur dans la définition d’un service public de radio-télévision, et qui doit arbitrer les débats sociaux sur la question, largement débattue de manière contradictoire par les universitaires (cf. l’opposition Garnham – Habermas vs Fiske – Jacka).
Tous ces débats contradictoires sur la place du service public de la radio télévision ont connu en France un écho particulièrement marqué, dont Serge Regourd souligne les multiples retentissements en remontant aux origines des débats sur le statut de la radio-télévision et en opérant une synthèse « archéologique ». Avec tout le recul critique que permettent la distance temporelle et l’analyse juridique, l’auteur soulève un certain nombre de « malédictions » inhérentes au cas français. Qu’il s’agisse de la période où le service public apparaît « englué dans la matrice politique », comme celle qui lui succède, où ce dernier se trouve « confronté à la dynamique marchande », c’est tout le poids des logiques politiques dévolues aux médias audiovisuels sur près de soixante ans que Serge Regourd nous donne à voir à travers ses sédimentations successives, la dernière en date, « une nouvelle sédimentation de déterminantes techniques », posant de nouveaux enjeux : il s’agit de tous les questionnements relatifs aux stratégies des opérateurs privés pour accélérer les processus de libéralisation du système audiovisuel, qui ont en retour accéléré les évolutions techniques et les pratiques de consommation des médias audiovisuels, interpellant directement les services publics de radio télévision quant à leurs futures organisations.
Les questions concernant la place du service public de la radio télévision en France, dans un contexte marqué par la libéralisation et l’essor des techniques numériques, font l’objet d’un examen juridique approfondi par Candice Albarède. Dans son article, consacré aux perspectives de renouveau du service public dans le contexte de la libéralisation, l’auteur souligne l’importance des règles communautaires en matière de libre-échange concernant la numérisation, amenant un flou entre secteur privé et service public de la communication audiovisuelle : « dans ce contexte, le service public ne pourra se distinguer et retrouver son identité propre que s’il opère un retour à ses missions traditionnelles », c’est-à-dire s’il se fonde de manière explicite sur un certain nombre de principes formalisés dès les années 1930 : égalité, continuité et mutabilité. En d’autres termes, cet article questionne la nécessité d’une conception politique et juridique bien établie de la notion de service public dans le contexte actuel, marqué par des principes libéraux ne permettant pas a priori de distinguer les offres privées des publiques, hormis si ces dernières répondent à des principes réaffirmés.
Le partage public-privé est en effet en redéfinition constante, « le périmètre des services publics [devenant] ainsi plus flou et plus instable » (Chevallier, 2007, 20). Tandis que la politique culturelle de l’Etat continue à réserver une place particulièrement importante à la télévision en France (plus de 2,5 milliards d’euros en 2012), comment penser le périmètre du service public de la radio et de la télévision dans les autres pays ? Dans quelle mesure les projets politiques des exécutifs nationaux ont-ils affecté le service public, à l’image d’un éventuel « sarkoberlusconisme » (Musso, 2008) ? En effet, « malgré les vagues de privatisation et de déréglementation des années 1980 et 1990 – parler de re-réglementation au profit de certains groupes serait plus exact –, rares sont les Etats qui ont abandonné tout droit de regard sur la radiodiffusion, la télévision et les systèmes de distribution » (Mœglin & Tremblay, 2005, 18).
L’examen de trois situations nationales permet de prendre la mesure des interventions politiques dans le secteur audiovisuel public. L’analyse du cas espagnol, réalisée par Juan Carlos de Miguel, Miguel Angel Casado et Ramón Zallo, montre ainsi les difficiles relations de la radio-télévision avec le gouvernement, relations faites d’avancées et de reculs, accentués par la démultiplication des enjeux politiques au niveau des régions autonomes. L’article établit ainsi plusieurs chronologies des évolutions récentes en lien avec les changements politiques, montrant la prégnance des interventions gouvernementales sur la télévision espagnole, au point que les auteurs en viennent à évoquer un « processus de démantèlement progressif du système public », la crise économique servant d’alibi à la mise en place d’un contrôle politique accru. La Pologne offre un visage en définitive assez proche du cas espagnol. L’article de Maria Holubowicz évoque ainsi d’emblée les similitudes existant entre les systèmes médiatiques d’Europe centrale et orientale avec ceux de l’Europe de l’Ouest leur ayant servi de modèle. Cependant, l’indépendance à l’égard des pouvoirs publics apparaît « toute relative », la télévision restant largement centralisée et dépendante politiquement du pouvoir en place, sans projet de service public clairement défini. De ce fait, la concurrence commerciale constitue un enjeu supplémentaire pour les pouvoirs publics en charge de ces médias : les programmes de la télévision publique, alignés de manière croissante sur le privé, ne parviennent qu’a remplir des objectifs commerciaux, peinant alors à répondre aux exigences du service public. Enfin, le cas du Liban et de Télé Liban, étudié par Roy Jreijiry, relève comment cette chaîne publique, née en 1977 dans une logique de nationalisation post conflit, se situe au carrefour stratégique des forces politiques et communautaires tout au long de son histoire. Concurrencée par des chaînes privées plus nombreuses, soutenues par des communautés et mieux financées depuis les années 1990, Télé Liban décline et se trouve, comme le montre l’auteur, cantonnée au rôle de « télévision officielle », en opposition avec ce que recouvre la notion de service public. La logique nationale du service public trouve par conséquent sur le terrain libanais une autre application : une marginalisation par désintérêt, accentuée par l’essor de chaînes privées intéressant les communautés constitutives de la nation libanaise.

Radios de service public : des anciens programmes aux nouveaux formats

Après ce premier parcours autour des conceptions du service public, notre dossier poursuit l’examen de celui-ci à l’orée du XXIe siècle par une série d’articles relatifs à la radio. Une fois n’est pas coutume, nous avons choisi de traiter du média radiophonique avant le média télévisuel, pour marquer à la fois sa primauté historique et les enjeux particuliers de la programmation radiophonique de service public, aux prises à la fois avec la marchandisation accrue du secteur et les nouvelles techniques de diffusion numérique. Pour la radio comme pour la télévision, la programmation, élément central et controversé dans la définition de la notion de service public (cf. l’ « américanisation » évoquée par Bourdon, 2011, 173), a connu maintes transformations, qu’il est intéressant de retracer. Quels genres et productions ont-ils caractérisé une conception publique du programme radiophonique ?
Le premier article consacré à la radio, celui de Christophe Deleu, tente de répondre à cette question en la formulant de la sorte : « y a-t-il une spécificité du service public en matière radiophonique ? ». Après s’être employé à définir la notion de service public de la radio en France (définitions organique et matérielle), il montre qu’une spécificité du service public existe bien pour la radio, à travers trois genres radiophoniques n’existant que sur les radios publiques : le documentaire, la création radiophonique et la fiction. Ces genres – dont l’auteur montre la généalogie de manière très documentée – sont désormais peu attractifs en termes d’audience, mais constituent une spécificité publique. En effet, « si l’État ne conçoit pas les grilles des programmes, il les influence en définissant ses missions », en l’occurrence celles des stations du groupe Radio France qui continuent à perpétuer une tradition de création radiophonique (sans toutefois avoir de politique innovante soutenue en ce domaine).
Dans cette même logique d’examen d’un type de programmation radiophonique de service public, Marine Beccarelli analyse dans son article la radio nocturne, mission traditionnelle opérée par la station France Inter (et avant elle par d’autres stations publiques) jusqu’en 2012. L’auteure montre très justement comment la radio nocturne constitue une mission de service public en jouant un rôle d’accompagnement social, notamment auprès de la population des travailleurs de nuit. En outre, une comparaison européenne établie par M. Becccarelli permet de rendre compte de l’extrême variété des situations nationales. L’Espagne par exemple, dont on a pu voir dans un autre article les difficultés en termes de service public télévisuel, présente tout au contraire une situation très favorable à la radio nocturne. Entre service public et marché spécifique (entre rediffusions et potentiels positionnements stratégiques de stations privées), la radio nocturne constitue un objet médiatique à part, déterminant dans ses dimensions sociétales.
Enfin l’article de Cécile Méadel et Francesca Musiani nous amène à examiner l’émergence d’un nouveau format radiophonique en lien avec l’Internet et de ses possibilités de personnalisation des flux et de création collective de contenu. Le cas analysé par les auteures et celui d’Arte radio, modèle innovant proposant des podcasts gratuits. Après avoir retracé la genèse de la diffusion numérique du son en la recontextualisant dans l’histoire générale des modes de diffusion radiophonique, elles montrent comment Arte radio développe une logique de désynchronisation des consommations laissant à l’auditeur des possibilités ouvertes de choix d’écoute. Ceci permettant une reconfiguration de l’espace radiophonique : les rôles traditionnels producteurs/auditeurs s’en trouvent modifiés, de même que les régimes de propriété intellectuelle (licences Creative Commons), produisant une définition renouvelée de ce que pourrait être la radio – et en l’occurrence la radio publique – fondée sur des techniques et pratiques numériques.
Ainsi que l’on peut le constater avec le cas de la radio, les productions et programmations constituent un point nodal de définition des médias audiovisuels publics. Question se posant avec d’autant plus d’acuité avec l’essor des techniques numériques (cf. le cas d’Arte Radio), comme le développent cinq autres articles de ce dossier, consacrés aux chaînes de télévision publiques dans ce nouveau contexte.

Télévision publique, techniques numériques : des positionnements incertains

Où en est la télévision publique au début du XXIe siècle ? Le média télévisuel lui-même est-il encore appelé à jouer un rôle déterminant dans le système médiatique ? Jean-Louis Missika apporte une réponse tranchée : la télévision est prise dans un processus qui conduit à son « remplacement par des dispositifs audiovisuels multiples » (Missika, 2006, 38), la dimension collective de l’espace public médiatisé laissant place à « l’événement média généralisé », soit la primauté de l’événement sur le média (idem, 89). Pour autant, le modèle dominant du média audiovisuel de la seconde moitié du XXe siècle, la télévision généraliste, est-il condamné ? Pierre Mœglin et Gaëtan Tremblay ne le pensent pas : « la télévision généraliste est la seule à fournir, au moins pour l’instant, le cadre rassembleur nécessaire à la publicité de masse, à la construction de l’opinion publique et au partage des valeurs et symboles indispensables à la vie collective. Confortée par des politiques adéquates, cette télévision a probablement encore de l’avenir » (Mœglin & Tremblay, 2005, 18).
Si le recul temporel manque encore pour évaluer les recompositions de la télévision, il est en revanche certain que la croissance des nouveaux outils et modes de diffusions (notamment via les dispositifs connectés, smartphones et tablettes) induisent de nouvelles pratiques, que les discours stratégiques des acteurs politiques et des professionnels de l’audiovisuel public tentent d’intégrer. La télévision de service public se trouve bien aux prises avec les techniques numériques vis-à-vis desquelles elle doit se positionner, de manière encore incertaine comme le montrent les cinq articles du dossier consacrés à ce média, évoquant les enjeux suivants : la réactualisation des missions, la rénovation des discours stratégiques, le développement d’offres complémentaires.
La réactualisation des missions de la télévision de service public est évoquée par l’article de Frédéric Marty à travers le cas de sa mission éducative. L’auteur évoque ainsi la « prégnance des discours sur la convergence numérique » présidant à la redéfinition de l’offre éducative du groupe France Télévisions avec le lancement du site FranceTV Education. C’est bien à une stratégie de groupe industriel que l’on assiste, public toutefois, avec sa logique de labellisation. Ces discours performatifs omniprésents sur la technique et le numérique de la part des acteurs politiques et médiatiques de la télévision de service public ne sont pas spécifiques à une offre telle que l’éducation. Ils irriguent le média télévisuel dans son ensemble. Le cas du passage à la Télévision Numérique Terrestre, la TNT, dans les Départements d’Outre-Mer (DOM), analysé par Bernard Idelson, est de ce point de vue exemplaire. Situant son analyse sur le terrain de la Réunion, il montre comment les discours des « décideurs de l’audiovisuel réunionnais » sont empreints de déterminisme technique. Mieux, il relie ces items à toute une généalogie de discours enchanteurs sur la « modernité », le « progrès technique » et la « proximité » tenus par les acteurs du secteur depuis les années 1960, soulignant par là la permanence de positionnements politiques largement préconstruits dans un contexte politique marqué par l’insularité.
Ces discours stratégiques réactualisés tentent de créer leurs propres effets de réalité – grâce aux techniques numériques – dans le développement d’offres complémentaires aux programmes télévisuels traditionnels, qu’il s’agisse de nouveaux contenus (compléments, commentaires, forums…) ou bien de moyens d’accès innovants (télévision de rattrapage par exemple). L’article de Joëlle Farchy, Mathilde Gansemer et Heritiana Ranaivoson analyse ainsi les stratégies différenciées de 15 chaînes de télévision dans leur rapport aux innovations permises par les techniques numériques. Selon les critères d’innovation retenues pour l’étude (enrichissement des contenus, moyens d’accès, modèles d’affaires), il apparaît selon les auteures que les chaînes développent des stratégies dépendant de leur positionnement historique et/ou thématique, davantage que de leur statut public/privé. Toutefois, des chaînes telles que France 2 ou Arte (France 5 aussi dans une certaine mesure) ont des stratégies de diffusion de leurs programmes via le web plus avancées que nombre d’autres chaînes, indiquant par là une spécificité de service public dans la mise à disposition d’émissions sur des portails numériques pour le plus grand public possible (on retrouve ici probablement pour la télévision la démarche vue pour Arte Radio). Par-delà l’offre de programmes, les chaînes de télévision publiques ont développé des services d’échanges et de commentaires avec les internautes. Laurence Leveneur étudie ainsi dans son article l’ « écosystème web » développé par France 2. Après avoir montré qu’il s’agit d’une préconisation de son Contrat d’Objectifs et de Moyens, elle montre la logique de marque « programmes » prévalant sur les divers espaces numériques dédiés à la chaîne (site web, Facebook, Twitter, Forum). De ce fait, l’offre médiatique traditionnelle – les programmes télévisuels – semble encore prévaloir dans les contenus numériques croissants offerts aux téléspectateurs-internautes, et les stratégies de France 2 à l’égard de propositions éditoriales sur le web semblent encore peu intégrées et construites dans un plan d’ensemble cohérent.
Ce positionnement incertain traduit bien de notre point de vue les atermoiements des acteurs de l’audiovisuel public à l’orée du XXIe siècle, pris entre nécessités de positionnement de service public sur les réseaux numériques et tensions inhérentes à la contraction des dépenses publiques. Ces difficultés se doublent enfin de contraintes tierces, à savoir la concurrence entre médias écrits et audiovisuels disposant de régimes juridiques spécifiques. L’article de Hannes Oehme, consacré au lancement d’une application pour tablette ou smartphone par l’ARD, chaîne de télévision publique allemande, Tagesschau, relate ces difficultés. Entrant en concurrence avec les services d’information privés opérant sur l’internet, cette application amène de nécessaires positionnements juridiques sur une question centrale : peut-il exister une mission de service public spécifique au web, constituée d’une presse d’Etat en ligne, alors que la presse écrite était jusqu’alors explicitement privée ? Des analyses complémentaires sur l’offre d’informations audiovisuelles en ligne Francetvinfo par le groupe France Télévisions (en lien avec la recomposition du groupe à la suite du statut de 2009) permettraient de répondre à cette question, centrale pour l’une des missions déterminantes de l’audiovisuel de service public, l’information. Pris comme nous l’avons vu entre (non)conceptions politiques – du projet construit à l’instrumentalisation gouvernementale –, enjeux économiques tendus et techniques fortement évolutives, les radios et télévisions de service public au début du XXIe siècle connaissent une phase d’instabilité devant appeler une vigilance accrue des acteurs et usagers de ces services dans les différents contextes nationaux.

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Auteur

Benoit Lafon

.: Benoit Lafon est maître de conférences HDR à l’université Stendhal (université de Grenoble). Chercheur au GRESEC, ses travaux portent sur la télévision de service public, la communication politique et la médiatisation des questions sociétales, dans une perspective socio-historique au croisement des discours et de l’économie politique. Il est l’auteur d’une Histoire de la télévision régionale – de la RTF à la 3, 1950-2012 (INA éditions) parue en 2012.