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Performativité des chartes d’utilisation des réseaux socionumériques en entreprise. Une pragmatique par l’engagement et la contrainte

11 Nov, 2012

Résumé

Les médias socionumériques investissent les entreprises et en bousculent les frontières. Depuis cet avènement, elles sont confrontées à des défis en termes de discipline, de réputation et de confidentialité en raison notamment de la difficulté à définir les périmètres entre public et privé, personnel et professionnel. Pour se protéger, elles ont commencé à adopter des chartes d’utilisation, d’usage ou codes de bonne conduite sur les réseaux socionumériques (RSN).

Dans une approche pragmatique en prenant à la fois appui sur la notion de performativité, issue de la théorie des actes de langage, et de celle d’engagement, à partir de la sociologie des organisations, nous nous intéresserons aux mécanismes et aux modalités qui permettent d’étendre la portée des chartes d’utilisation des médias socionumériques (CUMSN) au-delà de la seule sphère professionnelle.

Après nous être penchés sur les conditions d’émergence des CUMSN, nous nous appuierons sur une analyse d’exemples nord-américains et européens afin de montrer comment les modalités de l’engagement des employés sont contraintes par la portée réglementaire des CUMSN.

In English

Abstract

Companies are invested and their borders shaken by the sociodigital medias. They have to face challenges in terms of employee discipline, reputation and confidentiality as defining boundaries between public and private, personal and professional spheres is becoming harder. To protect themselves, they started thus to adopt social media policies (SMP).

In a pragmatic approach based on the concept of performativity, from speech act theory, as well as commitment, from organizational sociology, we are going to highlight mechanisms and modalities that enable the SMP range to overrun the professional sphere.

After discussing the emergence of SMP, we will draw from an analysis of north‑american and european cases to show how the employee commitment is constrained by the regulatory scope of the SMP.

En Español

Resumen

Los medios socio-digitales sacuden los límites de las empresas que enfrentan retos en términos de disciplina, reputación y confidencialidad ya que se vuelve más difícil establecer las fronteras entre lo público y lo privado, lo personal y lo profesional. Para protegerse, empezaron a adoptar políticas de uso de medios digitales (PUMD).

Desde una perspectiva pragmática basada a la vez en el concepto de performatividad, arraigado en la teoría de actos de habla, y en la noción de compromiso de la sociología de las organizaciones, estudiaremos los mecanismos y las modalidades que permiten de extender el poder de las PUMD más allá de la sola esfera profesional.

Después de presentar las condiciones de aparición de las PUMD, nos basaremos en los análisis de ejemplos norte-americanos y europeos en vista a mostrar como el compromiso de los empleados está constreñido por el alcance normativo de las PUMD.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Cordelier Benoit, Breduillieard Pauline, « Performativité des chartes d’utilisation des réseaux socionumériques en entreprise. Une pragmatique par l’engagement et la contrainte« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°13/1, , p.127 à 141, consulté le samedi 9 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2012/varia/08-performativite-des-chartes-dutilisation-des-reseaux-socionumeriques-en-entreprise-une-pragmatique-par-lengagement-et-la-contrainte/

Introduction

Qu’il s’agisse de codes déontologiques professionnels, de chartes de responsabilité sociale de l’entreprise ou de règles de comportement dictées aux employés, une pléthore de chartes et de codes de conduite est, depuis plusieurs années, produite dans les organisations (Flament, 2005 ; Alpha Études, 2004 ; Fliess et Gordon, 2000). L’émergence des réseaux socionumériques (RSN) dans les entreprises participe aussi à cette multiplication des chartes.

La mise en place de règles écrites permet aux entreprises de définir les actions qu’elles attendent de leurs employés. Ainsi, elles formalisent les comportements de leurs salariés tout en les protégeant et les guidant. Au-delà de cadres réglementaires externes tels que les lois, il s’agit principalement de normes privées (codes de conduite, chartes) comme les qualifient Romain Huët et Catherine Loneux (2009). Autrement dit, les chartes font parties de ce que Catherine Bodet et Thomas Lamarche (2007) nomment : la soft law. Ces normes sociales produites par l’entreprise sont moins contraignantes au niveau légal que les lois. Elles complètent toutefois les relations contractuelles entre les personnes engagées dans une organisation et cette dernière.

Les chartes sont des écrits solennels, qui d’après Sébastien Geindre (2005), proposent un cadre normé de la relation entre les différentes parties prenantes. Elles sont construites autour d’un énoncé qui définit le bon comportement de ceux qui l’adoptent et prévoit un système de sanction.

Dans cet article, nous nous intéresserons aux mécanismes et aux modalités qui permettent la réalisation de la performativité des chartes d’utilisation des RSN. Par une analyse des textes de chartes nord-américaines et européennes, nous établirons, dans un premier temps, les conditions de leur émergence dans les entreprises. Cela nous permettra, dans un deuxième temps, de souligner les particularités et les enjeux qu’a impliqués l’introduction des RSN. Ces éléments contextuels sont en effet, à notre sens, déterminants. Ils sont nécessaires à l’apparition des conditions de félicité et de performativité de ces écrits. Ils nous aideront à comprendre les paramètres de l’engagement des interlocuteurs que nous détaillerons dans une troisième partie.

Les chartes d’utilisation des réseaux socionumériques

L’introduction des réseaux socionumériques : particularités et enjeux

L’émergence d’Internet a modifié la façon de communiquer et de diffuser l’information entre les individus. L’intégration des internautes aux échanges et à la création de contenu les a fait passer de simple lecteur à authentique acteur. Avec cette évolution, la notion de Web 2.0 est apparue.

Il est à noter que même s’il existe plusieurs définitions et terminologies pour parler de Web 2.0 (Web social, RSN, médias sociaux, etc.), il est possible de définir le Web social comme étant :

« d’une part, l’émergence de nouveaux dispositifs numériques indissociables de l’évolution d’Internet (regroupés sous le vocable « Web 2.0 ») et, d’autre part, le développement d’usages originaux médiatisés par ces dispositifs et centrés sur la participation active des usagers dans la production et la diffusion des contenus circulant sur la Toile » (Millerand, Proulx et Rueff, 2010, p. 2).

Le Web 2.0 a placé l’individu-usager au centre de la communication médiatique. Il est à la fois l’émetteur et le récepteur.

Internet et ses développements ont aussi modifié la communication d’entreprise. Nous sommes passés d’une communication « pyramidale et maîtrisée » à une communication où les employés sont à leur tour non seulement des producteurs d’information mais également des pourvoyeurs de l’image de l’entreprise au-delà d’un environnement physique restreint. L’avènement des dispositifs numériques confronte les entreprises à des défis en termes de discipline, de réputation et de confidentialité en raison notamment de la difficulté à définir les périmètres entre public et privé, personnel et professionnel.

À l’heure du Web social, les entreprises sont nécessairement présentes sur les RSN. Que ce soit de manière volontaire, en créant des sites Internet, des pages sur les RSN, etc. ; ou encore de façon involontaire, par l’intermédiaire de leurs employés qui en utilisant les médias sociaux sont identifiés comme étant des représentants de l’entreprise.  Les clients-consommateurs peuvent également à travers des forums échanger sur leur expérience vis-à-vis de l’entreprise ou des marques. Dans ce contexte, l’entreprise ne peut pas éviter les RSN (Marouf, 2011). Les entreprises prennent conscience du fort potentiel de ces plates-formes et de la nécessité d’y être présentes : « GM recognizes the potential communication synergies they represent, and the concurrent benefit of constructively engaging with these audiences across the world » (extrait, charte de GM). Toutefois, l’usage des RSN étant récent, les entreprises considèrent qu’il est nécessaire d’énoncer des directives d’utilisation.

Les médias sociaux sont différents des médias traditionnels puisqu’avec eux, l’information n’est pas aussi facilement contrôlable et se propage plus rapidement. De plus, les entreprises ne peuvent pas surveiller continuellement les faits et gestes de tous leurs employés.

Nous l’avons vu précédemment, l’intervention des employés à titre personnel sur les RSN peut avoir une répercussion au niveau professionnel car ces derniers modifient l’image que le public peut avoir de l’entreprise et de ses marques. Les sentiments qu’un employé peut avoir vis-à-vis de son entreprise sont considérés comme privés, mais ils peuvent devenir publics quand ceux-ci sont exprimés sur les RSN. Comme le mentionne Dominique Cardon (2010, p. 11), « une partie des conversations privées s’incorpore dans l’espace public ».

Ainsi, les RSN en ouvrant la sphère du privé à l’espace public bousculent également au passage la frontière du personnel et du professionnel, ce qui ne peut laisser les entreprises indifférentes.

Ces éléments contextuels sont déterminants dans la constitution des chartes et de leur caractère performatif, car les directives ou règles servent à délimiter les espaces d’actions de l’organisation ainsi que celles de l’individu dans l’organisation.

Émergence des chartes d’utilisation des réseaux socionumériques en entreprises

À partir d’octobre 2007, les premiers cas de licenciement ont eu lieu suite à la diffusion d’images, de paroles sur les blogs ou pages personnelles d’employés. Bien que ces propos, se voulant d’ordre privé, aient été faits sur des plateformes RSN n’appartenant pas au domaine professionnel, ils ont eu des conséquences. Les entreprises estimaient que les employés diffusaient une image négative d’eux-mêmes et que cela avait un impact sur l’image de marque de l’entreprise et son e-réputation.

Quand un individu s’inscrit sur les RSN, il le fait en tant qu’individu mais aussi à titre d’employé car lors de la création des profils, il est possible de compléter de l’information concernant son travail, etc. En fournissant cette information, les individus permettent que leurs discours, leurs comportements soient éventuellement associés à l’image de l’entreprise pour laquelle ils travaillent. Or, l’ensemble de la communauté virtuelle ne fait pas forcément la distinction entre l’individu en tant que personne et l’individu-employé, membre d’une entreprise. De ce fait, les propos de la personne sont considérés comme un reflet de ce qu’est l’entreprise ou des messages qu’elle pourrait transmettre. La massification des usages de l’Internet a donc estompé, voire fait disparaître la distinction qui était faite entre le monde réel et le monde virtuel (Cardon, 2010).

Ici, le débat de la distinction entre réel et virtuel s’estompe au profit de la différence entre public et privé, plus particulièrement entre professionnel et personnel. En effet, le mythe d’un schisme entre une virtualité aux conséquences cantonnées à l’Internet et l’existence parallèle et quasi hermétique de la réalité hors ligne est tombé au tournant des années 2000. Les entreprises ont pris conscience de cette interpénétration des deux mondes. Elles ont donc voulu réguler les comportements de leurs employés en instaurant des chartes d’utilisation des RSN. Elles sont sensibles à des problèmes de confidentialité (Marouf, 2011), de droit à la propriété intellectuelle (Digital Jobs et Novamétrie, 2009) ou simplement de contrôle de la communication (Cordelier et Breduillieard, 2010). Bien que ces notions soient clairement formalisées dans les contrats de travail, cela est perdu de vue par les employés quand ils se retrouvent sur les plateformes socionumériques. Ainsi, ce qui était interne à l’entreprise peut apparaître à tout moment sur le web, et ce, indépendamment des systèmes de contrôle et de sécurité mis en place par cette dernière, tels que l’accès limité à certains sites Internet sur les postes de travail. Par conséquent, ce qui peut être fait sur les RSN est nébuleux pour les employés, puisqu’il n’y a pas de textes officiels sur le sujet dans les règlements intérieurs des entreprises.

Pour pallier cela, les entreprises adoptent des chartes d’utilisation ou codes de bonne conduite sur les RSN, aussi appelés social media policy (Manpower, 2009). Ce phénomène a émergé aux États-Unis en 2008 suite aux différents cas de licenciements qui ont fait les manchettes des journaux.


Figure 1 : Pourcentage des entreprises ayant une charte d’usage
des médias sociaux en 2009 selon les régions du monde.

En France, les premières remontent à 2009 avec Bouygues Telecom et Orange (1) en 2010. La création de ces chartes en est encore à ses balbutiements. En 2009, environ 20 % des directeurs des ressources humaines (DRH) avaient mis en place des chartes d’utilisation des réseaux sociaux dans leurs entreprises (renforcement de la clause de confidentialité, interdiction d’accès aux RSN) et 50 % de ceux qui n’en avaient pas, pensaient nécessaire d’en élaborer une (Digital Jobs et Novamétrie, 2009). Certains parlaient même de déontologie numérique.

Une autre étude réalisée en 2011 par Novamétrie pour l’Association nationale des DRH confirme les résultats de la précédente étude. Cependant pour certains DRH, il est préférable de voir la place que prendront ces nouvelles pratiques au quotidien avant de vouloir les réguler.

Ces différentes études montrent l’empressement des entreprises à se doter de chartes qui encadreront davantage les actions de leurs employés sur les RSN.

Présentation du corpus

Dans le cadre de cette recherche, nous avons étudié les chartes d’utilisation des médias sociaux de trois entreprises nord-américaines (Coca-Cola, Intel et General Motors (GM)) et d’une entreprise française (Bouygues Telecom).

D’après la typologie de chartes élaborée par Romain Huët (2006), les chartes étudiées sont des chartes entreprises. Elles sont produites par l’entreprise de manière unilatérale et la rédaction est confiée à l’interne soit à la DRH, soit au directeur de communication, soit à la direction de la sécurité informatique ou bien une combinaison de ces entités. Ces chartes ont pour but de contrôler et baliser les pratiques des employés sur les RSN.

Nous retrouvons différentes appellations suivant les entreprises : principes, lignes directrices, politiques ou encore chartes d’utilisation. Selon les cas, certaines chartes sont consultables sur le site Internet de l’entreprise (américaines), alors que pour d’autres, il s’agit de documents internes n’ayant pas vocation à être diffusés au grand public. Nous qualifions ces chartes de métatextuelles puisqu’elles renvoient au règlement intérieur et/ou aux politiques de sécurité informatique de l’entreprise pour ce qui a trait aux sanctions encourues en cas de non-respect de la charte (Fauré, 2010).

Elles ne dépassent pas les cinq pages. Bien qu’il y ait des différences au niveau de la forme, le fond est similaire. Quatre types d’information apparaissent dans chacune de ces chartes : sa raison d’être, les personnes concernées par son application, les comportements à avoir et les sanctions possibles en cas de non-respect (garde-fous).

Les entreprises étudiées précisent que l’accès aux différents RSN durant le temps de travail n’est pas interdit, mais que l’utilisation doit être ponctuelle : « L’usage de réseaux sociaux de type ‘‘facebook’’ est toléré (comme peut l’être le fait d’aller prendre un café dans la journée) » (extrait, charte de Bouygues). L’utilisation sur le lieu de travail est donc autorisée, si cela n’affecte pas la productivité des employés comme le souligne Intel : « […] and your nominal participation does not impact your work productivity and/or ability to fulfill your normal job responsibilities ».

Par ailleurs, il est précisé que l’utilisation d’un pseudonyme est proscrite. Ces chartes mentionnent également que les conditions d’usage des RSN citées dans ladite charte sont applicables aussi à titre personnel, autrement dit à l’espace privé. De plus, certaines rappellent les valeurs de l’entreprise et offrent des conseils rédactionnels.

Quelques entreprises vont plus loin en ayant une sous-section destinée aux employés du service des communications (les ambassadeurs de l’entreprise sur les médias sociaux) et les community manager. C’est le cas de Coca-Cola qui énonce dix principes pour guider les porte-paroles de la marque pour la communication externe.

Enfin, il est indiqué que la charte ne se substitue pas aux clauses des contrats de travail, aux directives et autres règlements en vigueur dans l’entreprise. Par conséquent, les règles déontologiques, éthiques et de sécurité de l’entreprise complètent la charte.

En observant d’autres chartes d’utilisation des médias sociaux, nous avons constaté que certains points reviennent fréquemment. Par exemple, le comportement à avoir sur les médias sociaux : ouverture, transparence, honnêteté dans ce que l’on présente et intention ; le contenu partagé doit être intéressant et avoir une valeur ajoutée ; et les sujets doivent rester confidentiels.

Pour conclure, la charte est vue comme un élément d’homogénéisation des comportements sur les médias sociaux au sein de l’entreprise. Elle est là pour définir les limites d’utilisation à titre personnel et professionnel, et expliquer comment les employés peuvent participer aux RSN. Il s’agit principalement d’un cadre structurant qui spécifie les espaces, sanctions et fonctions. L’employé doit se sentir responsable de ce qu’il communique.

Bien que les entreprises ne parlent pas de norme de conduite, la charte d’utilisation des RSN se présente comme un référentiel de bons comportements. Ce sont des chartes à visée managériale puisque « ce sont des documents qui ont une réelle fonction managériale dans la mesure où il s’agit d’énoncer des règles, des modèles de conduites » (Huët, 2006, p. 108).

Les paramètres d’engagement des interlocuteurs

En s’appuyant sur les théories des actes de langage (TAL), James. R. Taylor et Elizabeth Van Every (2000), François Cooren (2004) et Linda. L. Putnam et François Cooren (2004) ont émis l’idée que les textes en tant qu’acte de discours ont la faculté d’agir et de faire agir. Ces auteurs présentent ainsi l’articulation entre ce qu’ils appellent conversation et texte pour rendre compte de la manière dont la communication crée l’organisation.

La mobilisation des TAL invite  toutefois à poser quelques balises car elles sont constituées de plusieurs courants (c’est pour cela que nous employons l’expression au pluriel) dont la portée et les mécanismes peuvent fortement différer. Parmi les concepts centraux que nous mobilisons se trouvent la performativité, l’intentionnalité et le contexte pour lesquels nous détaillerons nos approches.

Intentionnalité et contexte : Searle vs Derrida

En proposant d’étudier la performativité d’une charte, autrement dit d’un texte, au-delà de la simple forme énonciative du langage, nous sommes amenés à rappeler les limites pointées par Derrida d’une TAL telle que proposée par Austin et Searle. Pour cela, rappelons qu’en 1971, dans une communication publiée dans Marge de la philosophie (1972), il pose les bases d’une TAL caractérisé par l’absence du destinataire et de l’émetteur ainsi que par l’itérabilité structurelle d’un énoncé afin qu’il puisse être considéré dans d’autres contextes que celui de sa production. Il entame de cette façon un dialogue acide bien que non dénué d’humour avec Searle qui se pose en héritier du modèle austinien. Son travail de déconstruction met en évidence les apories des énoncés performatifs d’Austin. Si nous ne rentrons pas dans le détail de ses explications, nous aborderons cependant quelques éléments explicatifs qui lient la performativité d’un énoncé, oral ou écrit, à son contexte. Cette dernière notion nous semble en effet cruciale pour comprendre les modalités de l’engagement des interlocuteurs et la performativité des chartes.

Chez Derrida, l’absence du locuteur ou du destinataire pose la question du contexte dans lequel est reçu l’énoncé et est donc indissociable de l’itérabilité, la répétition du signe, condition essentielle de son utilisation. En effet, Derrida (1972, p. 383) reproche aux analyses d’Austin de « [requérir] en permanence une valeur de contexte et même de contexte exhaustivement déterminable, en droit ou téléologiquement ». Sans cela, l’énoncé est considéré comme parasité et ne peut être performatif ; il serait alors malheureux. Le succès d’un énoncé n’est plus seulement lié au respect des conditions de félicité ; son échec peut également être contingent. Derrida considère que ceci pose un problème théorique et méthodologique majeur. En effet, la répétition d’un signe, a fortiori dans le cas des écrits dont le contexte de réception peut connaître de grandes variations, pourra rarement être heureuse  et donc performative. Alors que, comme nous l’explique Moati (2009, p. 88), « chez Derrida l’usage normal dépend toujours du parasite comme sa condition de possibilité paradoxale, celle d’où il tire son pouvoir discriminant, sa force normative et régulatrice ».

Se pose alors la question de l’intentionnalité de l’émetteur en l’absence de celui-ci. Chez Searle, celle-ci relève du principe d’exprimabilité, c’est-à-dire de ce qui est dit dans le respect des conventions sémantiques. Elle est donc objectivée dans le texte et une bonne compréhension est le résultat du respect des règles d’énonciation. L’incompréhension est au contraire la conséquence d’une mauvaise maîtrise de ces règles ou d’un parasitage contingent. Si pour Searle la transmission du sens est donc une question de forme, chez Derrida, cela se joue encore une fois en contexte. En effet, pour lui, l’intentionnalité de l’émetteur ne peut être pleinement conservée en son absence. Ce point est pour le philosophe d’autant plus important et caractéristique pour l’écrit qu’il considère que l’intention de l’émetteur tend à s’effacer avec la disparition des conditions de production du texte.

Pour autant, chez Derrida, l’énoncé peut être performatif en dépit de l’absence de l’émetteur et de la variation du contexte. Le sens initial n’est pas permanent (comme il devrait l’être chez Searle) ; il peut être déformé, redéfini en fonction des autres signes ou marques présents dans le contexte. Toutefois pour que le signe soit itératif, cela « suppose une restance [nous ajoutons l’italique] minimale (comme une idéalisation minimale quoique limitée) pour que l’identité du même soit répétable et identifiable dans, à travers et même en vue de l’altération » (Derrida, 1990, p. 105). Le signe bénéficie donc d’une structure différentielle qui lui permet d’assurer la reproduction de son identité (du moins partielle) et la possibilité d’une interprétation différente sans que cela ne remette en cause sa performativité.

Pour en revenir aux chartes, en tant que textes écrits, elles sont véhiculaires de l’intentionnalité des locuteurs (ici les organisations qui les ont établies) mais ces dernières sont complétées ou soumises à l’interprétation du récepteur à qui elle s’applique. Son effet perlocutoire se produit donc dans une réception en contexte. Nous ajoutons que ce contexte est en lien avec les conditions de production du texte que nous avons empiriquement détaillé par rapport à notre cas dans les deux premières parties de cet article et sur lesquelles nous revenons sur un plan théorique.

Conditions de félicité des chartes et performativité

Comme nous venons de le voir, la charte permet de produire un acte perlocutoire en relayant l’intentionnalité de l’organisation qui l’édicte. Par sa nature, la charte est également performative puisqu’elle s’appuie sur un engagement individuel ou collectif (Huët et Loneux, 2009). La performativité des actes de discours et donc des écrits dépend des conditions de félicité : légitimité du locuteur, existence d’une procédure et intention d’agir (Austin, 1970). Ces conditions touchent l’état des choses, le locuteur et le destinataire (Kerbrat-Orecchioni, 2005).
Dans le cas des chartes, la direction de l’entreprise est le locuteur. La condition de sincérité est réalisée par la volonté de l’entreprise à ce que les employés suivent les directives énoncées dans la charte. De plus, la condition institutionnelle est, elle aussi, remplie car l’organisation par son autorité, construite notamment sur une base contractuelle, peut légitimement imposer cet écrit. Comme le précise Catherine Kerbrat-Orecchioni (2005), le locuteur doit jouir d’une certaine crédibilité et autorité pour pouvoir agir et faire agir.

Le destinataire représente les employés (le vous dans la charte). Ils doivent se conformer à l’écrit et l’exécuter sous peine de sanctions. Ainsi, le pouvoir de l’entreprise ainsi que l’obligation de se soumettre à la charte font que cette dernière s’impose aux employés.

Enfin, la dernière condition particulière est l’état des choses c’est-à-dire l’existence de la situation. Les entreprises ayant vu que certains comportements d’employés sur les RSN avaient porté préjudice à d’autres entreprises, elles devaient prévoir une solution pour contrer cela. La création d’une CUMSN agit alors comme une protection pour les organisations.

Engagement explicite et engagement contraint

De la contrainte textuelle…

François Cooren (2004) en reprenant la terminologie de John. H. Searle (1982) indique que la norme est assertive, engageante et directive. En appliquant cela aux chartes d’utilisation des RSN, nous pouvons dire qu’elles ont une propriété assertive car elles informent et proclament les comportements que les employés doivent avoir sur les médias sociaux. Elles sont directives car elles conseillent, présentent les obligations, droits, devoirs et interdictions auxquels sont soumis les employés. Pour le côté engageant, il apparaît nécessaire de préciser les spécificités de l’engagement dans un cadre organisationnel qui permettent le fonctionnement de ces chartes. Cet engagement émerge d’abord sur le plan linguistique ou plutôt sur le plan de l’énoncé. Les chartes étudiées utilisent à plusieurs reprises les termes d’engagement et d’adhésion. Dans les chartes françaises, la notion d’engagement n’apparaît pas aussi clairement que celle de la contrainte. Par exemple, dans la charte de Bouygues Télécom, nous ne retrouvons pas les mots « engager », « engagement », « participation », mais il est mentionné que c’est l’ensemble des employés qui doit respecter la charte : « À qui s’adresse la charte ? – À tous les collaborateurs, sans exception. ».

Du côté des chartes américaines, ces notions sont clairement énoncées dans les textes tels que le soulignent ces différents extraits :

« If you decide to engage in social media communities or begin your own, be sure to adhere to this policy » (nous soulignons ; extrait, charte de GM).

« The Company encourages all of its associates to explore and engage in social media communities […]. Have fun, but be smart. The best advice is to approach online worlds […] — by using sound judgment and common sense, by adhering to the Company’s values, and by following the Code of Business Conduct and all other applicable policies » (nous soulignons ; extrait, charte Coca-Cola Company).

« We expect all who participate in social media on behalf of Intel to be trained, to understand and to follow these guidelines », ou encore « If you participate in social media, please follow these guiding principles » (nous soulignons ; extrait, charte Intel).

Ces exemples utilisent l’impératif et mettent en avant deux concepts : l’engagement et la contrainte avec les termes engager (engage), adhérer (to adhere), suivre le Code (by following the Code) et politique/directive (policy). Nous pouvons dire que l’engagement dans le cas des chartes RSN est en quelque sorte contraint puisqu’habituellement quand nous adhérons à quelque chose c’est que nous sommes en accord avec ce qui est énoncé, proposé. Or, la présence des termes soyez sûrs, en suivant le code, politique/directive, nous attendons de et le contexte (c’est-à-dire que l’employeur soit à l’origine de la charte) apportent une obligation de s’engager de la part des employés sous peine de ne pas se conformer aux comportements attendus au sein d’une organisation. Cette notion de contrainte apparaît dans les chartes par l’intermédiaire d’actes de langage exercitifs (Austin, 1970), ou directifs selon la terminologie de Searle (1982). Ce sont des actes qui « peuvent impliquer que d’autres sont ‘‘obligés’’, ‘‘ont le droit’’ ou ‘‘n’ont pas le droit’’ d’effectuer certains actes. » (Austin, 1970, p. 157). Autrement dit, ces actes permettent au locuteur de faire faire quelque chose au destinataire.

Les chartes apparaissent donc ici, comme une continuité du contrat de travail, autre texte chargé d’une force perlocutoire certaine. Elles ont, un rôle similaire à celui du règlement intérieur puisque, si elles ne sont pas respectées, il y aura des sanctions. Cela est clairement énoncé dans les chartes comme le montre cet extrait : « En cas de fraude ou de malveillance, les sanctions encourues sont encadrées par le règlement intérieur de l’entreprise. À ce titre, la Politique Générale de Sécurité Informatique (PGSI) s’appliquera en complément de la présente charte. ». (nous soulignons ; Extrait, charte de Bouygues). Ce type d’énoncés peut être assimilé à des actes promissifs selon l’expression de John. L. Austin (1970) et de John. H. Searle (1982), car ces actes engagent, obligent le locuteur à faire quelque chose. Dans le cas des chartes, il s’agit de la part de la direction de l’entreprise (le locuteur) de promettre, de s’engager à sanctionner les employés qui ne respecteraient pas ladite charte.

De plus, Romain Huët et Catherine Loneux (2009) ont démontré le caractère engageant des chartes à travers l’exemple de la charte de la diversité en entreprise (2) qui est perçue comme une promesse de l’entreprise envers la société. L’organisation se l’impose à elle-même. Pour eux, l’utilisation du mode promissif par l’énonciateur amplifie la force de la promesse. Tel que le mentionnait John. L. Austin (1970, p.154), un acte de parole promissif se définit par la promesse, l’engagement du locuteur à faire quelque chose : « Ces énonciations nous engagent à une action » (italique de l’auteur). Dans notre cas, nous retrouvons aussi cette notion d’engagement à travers l’utilisation d’actes promissifs, qui engagent le locuteur, ici l’organisation, à faire appliquer la charte à ses employés sous peine de sanctions. Par ce système de punition, l’entreprise « donne l’ordre » aux employés de suivre les directives de la charte.

L’engagement du côté de l’entreprise est donc bien présent dans la charte car celle-ci promet de sanctionner les employés non respectueux de la charte. Mais nous pouvons nous interroger sur sa portée alors qu’il dépasse le cadre de la relation de travail. L’employé peut-il alors refuser les conditions de cette relation ? Cela apparaît difficile. Il est alors possible de parler d’engagement contraint des employés vis-à-vis de l’entreprise. Nous pourrions parler de consentement contraint, d’action contrainte comme le mentionne David Courpasson (2000) car ici, la charte engage les individus au travail à avoir un certain comportement sur les RSN par des modalités de sanction. Comment se réalise alors le dépassement des conditions normales de l’engagement ?

… aux contraintes contextuelles

L’accent que nous mettons sur des éléments contextuels qui échappent à l’énoncé de la charte, nous amène à favoriser une approche des TAL héritée de Herbert P. Grice. Sans rentrer dans le détail, il suffit pour l’instant de rappeler que Grice (1975) établit qu’une phrase n’est pas toujours pleinement explicite et met l’accent sur le processus d’interprétation. Il définit alors l’implicitation comme une possibilité de communiquer au-delà de l’énoncé, de la signification conventionnelle de la phrase. Le processus d’interprétation du destinataire ou interlocuteur se fait aussi grâce à des éléments implicites. En somme, les chartes fonctionnent grâce aux relations établies dans le cadre de l’organisation qui s’inscrit elle-même dans un contexte socio-économique plus large.

L’introduction des RSN dans l’entreprise et le déplacement de la frontière privé-public sont des éléments de contexte jouant un rôle dans la performativité de CUMSN. Comme les employés communiquent sur l’image de l’entreprise, cela légitime cette dernière à poser une telle charte. L’autorité de fait que possède l’organisation, renforcée par des éléments socio-économiques, ne permet pas aux employés de s’opposer, ou, en tout cas de ne pas adhérer, à ces chartes. La pragmatique gricéenne (1975) nous précise que les interlocuteurs doivent respecter un principe de coopération pour rester en relation. Grice en appelle alors à la capacité d’interprétation du destinataire pour compléter un énoncé qui pourrait apparaître de prime abord incomplet. L’étude de l’énoncé n’est pas la seule clé d’analyse du discours par les interlocuteurs. En effet, pour Grice (1979), Sperber et Wilson (1989) ou encore Ambroise (2008), la réussite de l’acte de discours dépend grandement du contexte. Dans ce sens, nous insistons sur l’importance des éléments de contexte socio-économiques et organisationnels comme une condition de félicité essentielle à la réalisation de la performativité du dialogue organisationnel à travers le maintien contraint de la relation (Cordelier, 2009 ; Cordelier et Tine, 2010) et par conséquent des chartes en tant qu’éléments d’interactions discursives. Les éléments de contexte forcent ici ce que nous appelons, en écho au principe de coopération de Grice, un impératif d’intégration (Cordelier, 2009, 2011, 2012). L’interlocuteur est, dans les cas qui nous occupent, un employé d’une entreprise avec lequel il a signé un contrat de travail. Cela le met dans une position particulière et comme nous le rappelle Catherine Kerbrat-Orechionni (2005, pp. 29-30) :

« [n’]est pas autorisé qui veut à affirmer, ordonner, répondre ou pardonner : encore faut-il que l’ »illocuteur » possède au moment de la prise de parole une crédibilité et une autorité suffisantes ; qu’il dispose du « droit de réponse », ou d’une « position haute » lui permettant la « condescendance » du pardon – ces conditions institutionnelles concernant aussi bien les sujets « dominants » que « dominés » ».

L’impératif d’intégration s’appuie donc sur des éléments contextuels qui mettent l’employé dans une position telle qu’il ne peut pratiquement pas s’exprimer. Il ne peut pas discuter des conditions qui le relient à son employeur car la sanction de la non-coopération peut aller jusqu’à une rupture de la relation, ce qui sur le plan concret risque fort de signifier la sortie de l’organisation, ou en termes plus prosaïques : la porte. Peut-on alors parler de coopération, d’engagement ? D’une certaine manière, nous le postulons. La portée du concours de l’employé se négocie pour l’essentiel lors de la signature du contrat de travail. Lorsque la négociation est quasi absente, ce dernier ressemble à un contrat d’adhésion dont les clauses ne sont par définition pas négociées : l’employé, sur un plan individuel, l’accepte ou pas. Il est dès lors tenu par l’engagement de sa volonté exprimée à cet instant et par sa capacité à sortir ou pas de la relation organisationnelle.

Pluralité des engagements : l’étouffement d’un conflit d’intérêts

L’engagement des employés peut s’être fait en dehors de la sphère professionnelle mais y avoir des conséquences. Des faits divers nous le rappellent constamment ; encore récemment, le cas une infirmière balte illustre les conflits qu’il peut y avoir entre discussions privées et médias socionumériques publics (3). Comment l’organisation peut-elle alors s’en protéger ? Quelles modalités d’apprentissage et quel cadre normatif peuvent-elles proposer ? Si la voie réglementaire, la charte, semble une réponse appropriée, elle n’est pas sans poser quelques problèmes.

Le règlement relève du régime de l’idéal-type rationnel-légal dans une conception wébérienne de l’organisation. Dans cette approche, l’emprise de l’organisation sur ses agents se limite à la fonction qu’ils occupent. Ces principes servent à limiter népotisme et arbitraire en limitant le pouvoir de la hiérarchie et en cadrant la portée des obligations de l’employé. Il ne devrait donc théoriquement s’appliquer qu’aux personnes qui utilisent les RSN dans le cadre de leurs fonctions. La formulation des chartes que nous avons présentées nous montre pourtant le contraire. Elles ont certes la possibilité de s’appliquer aux personnes communiquant au nom de l’entreprise. Cela semble normal. Mais elles s’étendent aux personnes qui se servent des RSN en dehors de leurs fonctions professionnelles et dont le lien d’appartenance à l’entreprise peut être retracé.

Les individus pour lesquels les RSN ne relèvent pas de leur fonction professionnelle pourraient en toute logique contester le pouvoir de ces chartes et par là même, si ce n’est les annuler, en limiter la portée. Après tout, comme le précise Pierre-Yves Gomez (1997), c’est parce que les individus adoptent les chartes qu’elles existent. En effet, la charte est « un objet pour l’action » qui active des engagements (Huët, 2006). Autrement dit, l’engagement des individus permet l’acceptation de la charte. Mais comme nous l’avons vu précédemment, cet engagement est préalablement négocié et difficilement contestable.

Anthony Giddens (1994) nous propose une typologie de l’adaptation des acteurs qui va de l’engagement radical à l’adaptation pragmatique en passant par l’optimisme obstiné et le pessimisme cynique. Les réactions à une situation sollicitant les individus sont multiples mais nous retenons que l’adhésion à une situation, à un contexte peut relever d’un certain fatalisme ou comme le souligne David Courpasson (2000, p. 202) d’un « non-choix ». La charte est alors acceptée parce qu’elle semble inévitable, nécessaire au mieux et qu’elle n’est pas vraiment discutable pour des raisons socio-économiques évidentes. Sur le plan théorique, cela pose des difficultés aussi bien par rapport au modèle de Searle, qui s’appuie sur l’exprimabilité de l’intentionnalité, qu’à celui de Derrida chez qui les notions d’itérabilité et de restance semblent accompagner un affaiblissement de l’intentionalité. La coopération ou l’adhésion cèdent alors le pas à une contrainte s’appuyant sur la capacité de coercition de l’organisation. Comme chez Durkheim (1995), les systèmes sociaux, sur lesquels s’appuient les CUSM, sont façonnés par des formes de pouvoir asymétrique qui permettent le déploiement d’un ensemble de sanctions contre les personnes qui ne collent pas aux lignes de conduite édictées par les chartes. Il apparaît alors peu important que la discussion se soit faite en dehors d’un environnement professionnel ; ce que l’entreprise retient c’est la possibilité de répercussions sur leur image à travers la visibilité que celle-ci pourrait avoir en étant relayée dans les médias socionumériques. La technologie bouscule les séparations auxquelles nous pouvions avoir été habitués entre privé et professionnel. L’entreprise sensible à ce nouveau risque réagit alors en étendant son emprise du domaine professionnel vers celui des particuliers. La prise en compte des conséquences de la discussion qui s’est pourtant faite dans la sphère privée est ainsi transférée vers la sphère professionnelle. En raison des traces qu’il laisse, l’individu ne peut en effet échapper à son rattachement organisationnel. Ce rattachement est lié à une forme d’accord qui, bien qu’il soit possible de considérer qu’il est le résultat d’une négociation, il faut bien rappeler que celle-ci se fait sur la base de rapports de pouvoir inégaux.  L’entreprise construit alors sa légitimité pour imposer un système de contraintes  sur les possibles conséquences d’une communication mal maîtrisée. Ce système sert de relais (Cordelier, 2011, 2012) à la force perlocutoire en renforçant l’intentionnalité de l’entreprise au delà de la sphère dans laquelle sa légitimité est avérée.

Conclusion

Selon François Cooren (2004), les textes sont considérés dans l’organisation comme une mémoire collective qui structure les activités de l’individu au sein de l’entreprise. Les écrits que sont les chartes d’utilisation des RSN ont ce rôle. Cependant, leur portée va plus loin car les employés se doivent d’appliquer les directives de ces écrits au niveau de leur vie privée. Comme nous l’avons vu, la différenciation entre l’espace professionnel régi notamment par le contrat de travail, et l’espace privé est difficile à maintenir sur les RSN. Il y a en conséquence un envahissement de la part de l’entreprise dans la vie privée des employés. Les règles du travail viennent réguler les activités personnelles. Ce qui pourrait apparaître comme une brisure dans le contrat conversationnel ne l’est plus lorsque la performativité de ces textes est étudiée en contexte. C’est avec ces conditions qu’il est possible de mettre en évidence la force perlocutoire des CUMSN au-delà de la sphère à laquelle ils devraient être rattachés.

Ces chartes sont nées des problèmes de comportement qui ont émergé avec les dispositifs numériques dans les entreprises. Au premier abord, elles ne se posent pas forcément comme une norme de conduite puisque tous les employés ne sont pas sur les RSN. Toutefois, les employés doivent connaître et respecter ces écrits comme ils le font avec le règlement intérieur, sous peine de sanction en cas de non-respect. Ainsi, la charte est engageante pour l’individu-employé car elle est en quelque sorte une extension contractuelle.

Cependant, nous avons pu voir à travers les quatre exemples étudiés que, si elles sont là pour structurer les activités professionnelles des employés sur les RSN, elles sont inévitablement contraignantes sur le plan privé. L’autorité contextuelle de fait de l’entreprise l’amène à s’arroger le droit de sanctionner les individus pour un comportement qu’elle considérerait comme inadéquat même au niveau privé. Cet envahissement de l’entreprise engendre des questions d’ordre éthique et moral, voire juridique dont il serait intéressant de débattre.
Nous ne pourrons donc pas économiser un débat non plus seulement entre espace professionnel et privé mais également entre espace professionnel, privé et public. En effet, celui-ci, en raison de l’exposition accrue à laquelle il soumet les individus et du fait également des contraintes socio-économiques, contribue à un débordement des sphères professionnelles vers le reste de la société.

Ce débat est d’autant plus important que dans cet article nous avons considéré que cette discussion se fait entre deux interlocuteurs, l’entreprise et ses employés. Ainsi, la notion de contexte a été convoquée pour rappeler non seulement que la performativité n’est pas réductible aux actes de langage mais également que des influences autres que celles des deux interlocuteurs ; il serait important d’étendre par exemple cette réflexion à un ou plusieurs interlocuteurs issus du monde juridique. En effet, ceux-ci travaillent actuellement, que ce soit par le développement d’une jurisprudence ou par un travail législatif important, à proposer des balises qui affectent l’imposition de la seule légitimité de l’entreprise à se protéger en s’imposant à ses employés au-delà de la sphère professionnelle.

Notes

(1) Orange a mis en place une charte d’utilisation pour son réseau interne social qui est là pour permettre aux employés d’échanger entre eux et l’émergence de communautés d’intérêt.

(2) La Charte de la diversité a été créée fin 2004 à l’initiative de Claude Bébéar et Yazid Sabeg. C’est un texte d’engagement qui peut être signé par toute entreprise qui le désire. Il condamne les discriminations dans le domaine de l’emploi et œuvre en faveur de la diversité. La Charte est soutenue par les principales organisations patronales, de nombreux réseaux d’entreprises et des organismes publics. http://www.charte-diversite.com/charte-diversite-la-charte.php

(3) « Une infirmière s’est attirée les foudres de la presse en Estonie après avoir publié sur son site Facebook une photo d’un bébé de trois mois mourant, ainsi que les données médicales confidentielles le concernant. »
http://www.liberation.fr/depeches/2012/06/28/estonie-une-infirmiere-met-des-photos-d-un-bebe-mourant-sur-facebook_829933

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Auteurs

Benoit Cordelier

.: Professeur au Département de communication sociale et publique, chercheur à la Chaire de relations publiques et communication marketing et au Centre de recherche sur la communication et la santé (ComSanté), directeur de la Revue internationale de communication sociale et publique (RiCSP) de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Canada. Ses recherches portent sur les logiques de transaction en innovation organisationnelle, le lien social et la relation marchande dans les communautés virtuelles, la pragmatique de la publicité et le branding.

Pauline Breduillieard

.: Chercheure associée à la Chaire de relations publiques et communication marketing, chargée de cours au Département de communication sociale et publique et au Département de marketing de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Canada, et doctorante en Sciences de l’information et de la communication à l’Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3 et au laboratoire Médiation, Information, Communication et Arts (MICA ; EA-4426) Axe 2-Communication, organisation et société. Ses recherches portent sur le comportement du consommateur dans un contexte cross-culturel, la pragmatique du discours publicitaire et les normes dans les médias socionumériques.