Place et légitimité des autoédités en salon
Résumé
Malgré le nombre important d’auteurs autoédités, l’autoédition est un axe de recherche encore peu exploré par les sciences humaines et sociales. Or, l’étude de cette pratique – située en marge du champ littéraire consacré – vient nourrir la réflexion sur le statut des auteurs dans notre société. Dans cette optique, l’article propose d’interroger la place et la légitimité des autoédités dans les manifestations littéraires. À travers l’étude d’un cas particulier (le salon du livre nancéien), il s’agit d’identifier la façon dont cette catégorie d’auteurs est perçue par les organisateurs d’événements littéraires, par les libraires et par les auteurs édités à compte d’éditeur. Nous verrons également de quelle manière cette catégorie se construit et négocie son droit d’entrée dans les salons.
Mots clés
autoédités, salon du livre, contre-salon, légitimité.
In English
Abstract
In spite of the number of self-publisher, the self-publishing isn’t enough investigated by the human and social sciences. However, the study of this practice – situated outside the usual literary sphere – is interesting to know the status of the authors in our society. With this in mind, the article questions the place and the legitimacy of self-publisher in the literary events. Through the study of a particular case (the book fair from Nancy), we will see how the literary event planners, the booksellers and the others authors see this particular category of authors. Moreover, we will see how this category builds itself and negotiates its entrance in the book fairs.
Keywords
self-publisher, book fair, unofficial book fair, legitimacy.
En Español
Resumen
A pesar del número importante de autores que se editan solós, la autoedición es poco explorada por las ciencias humanas y sociales. Sin embargo, el estudio de esta práctica – situada al margen del campo literario official – alimenta la reflexión sobre el estatuto de los autores en nuestra sociedad. En esta óptica, el artículo propone interrogar la situación y la legitimidad de la autoedición en los acontecimientos literarios. A través del estudio de un caso particular (la Feria del libro de Nancy), se trata de identificar comó los oraganizadores de acontecimientos literarios, los libreros y los otros autores perciben esta categoría de autores. También veremos de qué manera esta categoría se construye y negocia su entrada en las ferias el libro.
Palabras clave
autoedición, acontecimiento literario, autor, legitimidad.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Clerc Adeline, « Place et légitimité des autoédités en salon« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°13/1, 2012, p.119 à 126, consulté le jeudi 21 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2012/varia/07-place-et-legitimite-des-autoedites-en-salon/
Introduction
Il y a, dans le domaine de l’édition, une facette que les sciences humaines et sociales ont tendance à oublier, consciemment ou pas. Il s’agit de l’autoédition. C’est sur ce thème que porte le présent article. Précisément, l’autoédition sera analysée dans un contexte particulier : les salons du livre. En effet, les manifestations littéraires – parce qu’elles réunissent sur une période assez courte l’ensemble des acteurs de la chaîne du livre – s’avèrent un lieu particulièrement intéressant lorsque l’on pose la question des autoédités et de leur place dans le champ littéraire. Pour cela, nous prendrons appui sur un cas certes isolé, mais qui en dit long sur la façon dont les autoédités sont perçus par les organisateurs d’événements littéraires, par les libraires et par les auteurs édités à compte d’éditeur(1). Ce cas isolé est en fait la création, par quelques autoédités locaux, d’un contre salon au salon officiel de Nancy : le Livre sur la Place.
Tout se passe en 2007, lorsqu’un événement inattendu vient agiter la 28ème édition du Livre sur la Place. Un rassemblement de quelques auteurs autoédités venus exposer leurs livres sur un stand de fortune autoproclament le premier « salon des refusés » ouvert. Cet événement, non relaté dans la presse locale (L’Est Républicain, média partenaire couvre le salon depuis 1979) et soigneusement tu par les organisateurs du salon dit « officiel » serait resté aux oubliettes si le témoignage d’un des auteurs initiateurs n’avait pas été recueilli. Pour retracer l’événement, nous nous appuierons donc sur le témoignage de Bernard Appel, co-fondateur du salon des refusés. Bernard Appel est retraité de l’éducation nationale et poète autoédité. Il est le seul à avoir accepté de nous parler de ce contre salon nancéien.
Le Livre sur la Place est un salon du livre de type généraliste qui existe depuis plus de trente ans et qui a lieu tous les ans, à la rentrée littéraire, au cœur de la ville historique de Nancy. Plus de 400 auteurs nationaux et régionaux s’y réunissent chaque année. Et plus de 130 000 visiteurs se déplacent chaque année sous un chapiteau de plus de 2 000m2. Avant de poursuivre, notons que cet article est une version augmentée d’une analyse figurant dans notre thèse de doctorat (Clerc, 2011).
Naissance et raisons d’un contre salon
En 2007, l’ADILL (Association de défense & illustration des littératures en Lorraine) présidée par Marcel Cordier et l’APAC (Association plumes à connaître) présidée par Geneviève Kormann se sont réunies, le premier jour du Livre sur la Place et ont mis en place ce qu’ils ont appelé « le salon des refusés ». Quelques tréteaux et une planche servent de stands d’exposition pour les livres autoédités. Les auteurs s’installent en marge du chapiteau principal, du chapiteau officiel, et prennent place sous l’arc Héré, situé à quelques mètres de la place de la Carrière où sont réunis les auteurs dits « officiels », c’est-à-dire publiés à compte d’éditeur.
Le nom de ce contre salon n’est pas sans rappeler le « Salon des Refusés » autorisé par Napoléon III en 1863. Cette année-là, le jury du Salon de peinture et de sculpture, désigné par les membres de l’Académie, refuse plus de trois mille œuvres sur les cinq mille proposées. Face au nombre conséquent d’œuvres refusées et pour éviter tout conflit, Napoléon III autorise la création d’une exposition parallèle au Palais de l’Industrie. Des artistes modernes parmi lesquels Pissaro et Manet y trouvent un lieu privilégié d’exposition et d’expression. Précisons que d’autres Salons des Refusés ont eu lieu en 1864 et en 1873. Ils furent le lieu d’expression des premiers impressionnistes (Heinich, 2005, p. 57). De même, en 1884 est créé le Salon des Artistes Indépendants. Sa devise est alors : « Sans jury ni récompenses », témoignant d’un fort désir de liberté. En fait, c’est ce qui s’est également passé pour les auteurs autoédités à Nancy, le succès en moins, mais nous y reviendrons.
Nommer ce contre-salon le salon des refusés n’est donc pas un acte anodin. On voit combien l’autoédition est ici intimement associée à une démarche militante et résistante. En choisissant de nommer ce geste(2) de revendication le « salon des refusés », les écrivains autoédités inscrivent leur démarche dans une optique contestataire (ils luttent contre l’interdiction des autoédités en salon), mais aussi de lutte contre la littérature dominante. D’ailleurs, à l’origine de ce salon « sauvage » (entretien, Bernard Appel, 29/05/09), on trouve deux objectifs : premièrement interpeller les passants et les sensibiliser à la littérature autoéditée, deuxièmement les tenir informés du traitement et des a priori dévalorisants dont souffrent cette catégorie d’artistes.
Le salon des refusés est donc marqué par un souci d’information, de reconnaissance et de révolte. Mais surtout, il vise à désamorcer le dispositif en place (le Livre sur la Place) pour en créer un autre. Par conséquent, la création d’un contre salon rappelle la notion de « résistance » utilisée par Stuart Hall (1975) et le courant des cultural studies. Ici, la résistance dont font preuve les autoédités est considérée comme un rapport à la domination : les sous-cultures (en l’occurrence la littérature autoéditée) qui ont été, dans le passé, le fait de conditions dominées tentent de renverser l’ordre établi (imposé par les organisateurs du Livre sur la Place). Bernard Appel résume bien la situation et l’état d’esprit dans lequel les autoédités se trouvent en 2007 : « Les autoédités sont considérés par les libraires, par les grands éditeurs et par ceux qui organisent les salons comme des gens qui ne sont pas connus, qui ne sont pas intéressants. Jusqu’au jour où nous avons décidé de faire un salon des refusés. Avec nos livres, sauvagement, nous étions dans le passage ».
Trouver un compromis
La directrice des affaires culturelles de la ville de Nancy est donc rapidement intervenue auprès des militants et il a donc fallu trouver un compromis. Bien évidemment, les négociations ne se sont pas déroulées sur la place publique (la discorde dérange et bouleverse l’ordre établi), mais en huis-clos, à la mairie, en présence des représentants des autoédités lorrains et des membres de la Direction des affaires culturelles de la ville. Rappelons d’ailleurs qu’aucun article de presse ne fait mention de cet événement. De même, il n’existe aucune trace de ce contre salon dans les archives du Livre sur la Place, lesquelles sont entreposées aux archives municipale de la ville de Nancy.
Le compromis trouvé a donc été le suivant : à partir de 2008, les auteurs autoédités obtiendront un droit d’entrée au Livre sur la Place. Mais, sous plusieurs conditions. Tout d’abord, il n’y aura que trente places supplémentaires, pas plus. Ensuite, il y aura un chapiteau annexe réservé aux autoédités. Il sera de plus petite taille et disposé à proximité du « grand pavillon » selon une expression de Bernard Appel. Là encore le mot est bien choisi. Au même titre que les pavillons nationaux des expositions universelles, les auteurs – réunis le temps d’un salon – exposent le meilleur de leur production. Enfin, dernière contrainte et non des moindre, le chapiteau annexe sera autogéré par l’association Lorraine des autoédités. Celle-ci ne paiera pas sa place et vendra les livres qu’elle souhaitera (3). Effectivement, depuis 2008, les visiteurs peuvent aller à la rencontre des autoédités dans un chapiteau annexe situé en dehors de l’espace officiel.
Que nous apprend ce compromis ? Tout d’abord que la ville de Nancy souhaite apaiser les esprits et donner une bonne image du salon. À l’instar de ce qu’il se produit à Avignon avec le festival « off », l’intégration des auteurs autoédités peaufine l’image accueillante et ouverte de la manifestation. En somme, les organisateurs s’emparent d’une situation qui, a priori, est source de conflit pour la transformer en une forme de légitimation culturelle, qui ouvre la voie à une conception plus large et plus riche de la littérature. En leur octroyant ce droit d’entrée, ils reconnaissent l’existence de la production autoéditée. Pour les autoédités, accéder au salon, c’est accéder à la reconnaissance de leur écriture et de leur statut.
Les dessous du chapiteau
Toutefois, on le voit, c’est avec habileté que l’autorité trouve le moyen de réintroduire une certaine hiérarchie entre, d’un côté, les spécialistes du monde du livre (l’écrivain canonique qui construit une œuvre dans les règles canoniques) et, de l’autre, les amateurs. En effet, le chapiteau attribué aux autoédités est en fait situé à l’extérieur du vélum principal, marquant par conséquent la frontière entre le champ littéraire et un « simili-champ littéraire » selon une expression de Claude Fossé-Poliak (2006, p. 2).
Livre sur la Place, 2010.
À gauche de la photo : le chapiteau consacré aux autoédités.
À droite : l’entrée du chapiteau principal portant la bannière « Ville de Nancy »
© Adeline Clerc, 2010.
Il s’agit en fait de « faire une place » à un groupe jusqu’alors interdit de présence sans en être le garant dans la mesure où la gestion de cet espace n’est pas prise en charge par l’organisation du Livre sur la Place. Comme le précise Jean-Bernard Doumène, libraire à Nancy et ancien président de l’association « Lire à Nancy » qui prend en charge la gestion des stands d’auteurs au Livre sur la Place : « Il n’y a pas de contact, si vous voulez, il n’y a pas de contact avec le reste. Il y a le chapiteau à l’extérieur et puis les écrivains à l’intérieur en gros […]. Ça leur laisse quand même un espace » (entretien, 14/04/10). Le dispositif matériel marque donc la séparation entre les « écrivains [situés] à l’intérieur » et le « reste » – terme dépréciatif qui rend compte, une fois de plus, d’une position et d’un regard dominants – situé à l’extérieur (exogène au champ littéraire) (4).
Le domaine de l’autoédition semble donc condamné à demeurer en marge du milieu littéraire reconnu. En octroyant à ces auteurs un espace fait pour eux, une sorte de compensation, de lieu « de consolation » (Fossé-Poliak, 2006, au sujet des écrivains amateurs), les organisateurs leur imposent la gestion et la responsabilité de leur stand, donc de leur propre univers. Grâce à cela, le champ littéraire consacré qui prend corps sous le chapiteau principal du salon gère le trop plein de prétendants et protège ses valeurs.
Mais, si l’on se place du point de vue des autoédités, les choses peuvent aussi être interprétées de manière différente. Car finalement, l’autogestion du chapiteau rappelle que les autoédités jouent aussi leur propre jeu. Ils existent en dehors du chapiteau central en reproduisant ses règles de fonctionnement sans en faire partie : ils ont le même dispositif d’exposition de leurs livres, ils les dédicacent, ils interpellent les visiteurs, ils proposent des lectures publiques de leurs textes. Le plus explicite étant peut-être la mise en place d’un comité de lecture. En effet, l’APAC propose à ses adhérents une expertise de leurs textes effectuée par des autoédités. C’est donc ce comité qui vient remplacer l’évaluation de l’éditeur et tend à garantir, d’une certaine façon, que les écrits proposés sont « corrects ». Le passage d’autoédités à autoéditeurs se fait parfois rapidement. « C’est important, explique Bernard Appel, c’est indispensable même. Faire de l’autoédition sans s’être fait évaluer, ça veut dire je prends mon bouquin, je crois savoir ce qu’il vaut et je publie. Très régulièrement, je fais des tas de salons, je vois, je feuillette les recueils de poésie d’autoédition… des fautes d’orthographe, des fautes de français qui dévalorisent de fait l’autoédition, ce qui permet aux éditeurs de dire l’autoédition c’est nul, etc. L’autoédition, sans évaluation, ça peut être dangereux ». Les autoédités réussissent donc à réintroduire des valeurs issues du monde du livre et de l’édition professionnelle. Ce qui est surprenant c’est cette capacité d’adaptation, mais aussi d’autocréation, d’autoproduction d’un univers parallèle malgré les contraintes et les règles imposées par l’univers (re)connu. Toutefois, Howard Becker rappelle dans Les mondes de l’art que « la participation au système officiel est un des indices qui permettent à un monde de l’art de distinguer les vrais artistes des amateurs. Les gens qui recourent, pour une raison ou pour une autre, à des systèmes parallèles risquent de se classer définitivement parmi les amateurs ». Cette zone transfrontalière à la fois physique (marquée par les murs du chapiteau) mais surtout symbolique en est la preuve.
Un déficit de légitimité
Outre cet exemple explicite, d’autres faits renseignent sur le regard que porte l’« autorité » (incarnée par les organisateurs du salon, les libraires et les écrivains publiées à compte d’éditeur) sur les autoédités. Bien que les auteurs autoédités aient obtenu gain de cause et soient autorisés, depuis 2008, à présenter leurs livres au moment du Livre sur la Place, cela ne semble pas pour autant leur assurer crédit et légitimité. Car la difficulté, sans doute la plus dure à surmonter est la disqualification littéraire à laquelle ils sont soumis régulièrement. En effet, nombreux sont les commentaires peu flatteurs voire délégitimants qui sont prononcés à leur égard. En témoignent les propos d’un journaliste qui les compare à de « petits mickeys » (L’Est Républicain, 13/09/10) et ceux d’une libraire responsable d’un stand au Livre sur la Place, pour qui « les “comptes d’auteur” se disent écrivains »(5). Elle ajoute à cela que, de toute façon, les libraires ne « travaillent qu’avec des éditeurs institutionnels ». Dans cette optique, l’éditeur est considéré comme le garant d’une certaine qualité littéraire et comme l’une des premières marques de reconnaissance de la « grandeur de l’écrivain » (Heinich, 1999). Or, puisque les écrits des écrivains autoédités ou à compte d’auteur ne sont pas soumis à évaluation par l’autorité éditoriale, il apparaît difficile aux libraires de leur accorder confiance. Comme le précise Nathalie Heinich (2000, p. 77), « C’est que le terme d’“écrivain”, en raison de ses connotations prestigieuses, n’engage pas seulement un constat mais une évaluation », d’où cette incertitude quant à la crédibilité des œuvres publiées sans contrôle éditorial. Bien plus que la question de l’expertise littéraire et par conséquent de la qualité d’une œuvre, c’est tout un rapport à la production littéraire qui est ici posé. La remarque de Bernard Appel avance dans ce sens : « Parmi les gens qui autoéditent, il y a des gens très moyens, voire médiocres, mais il y a aussi des gens qui écrivent très bien et qui, c’est dommage, mériteraient d’être connus, plus que certains auteurs médiatisés » (entretien, 26/05/09). Le salon du livre est le lieu où ces interrogations sont sans doute le plus souvent posées. Une libraire ira même jusqu’à remettre en cause le terme même de « littérature » concernant ces livres non sanctionnés par le regard critique d’une maison d’édition : « En plus ce sont des autoédités, alors la littérature… ». En ne terminant pas sa phrase, la libraire laisse entendre que littérature et autoédition ne sont pas compatibles. Mais il faut préciser que, selon Jean-Bernard Doumène, les sollicitations des auteurs autoédités pour participer au salon se font de plus en plus pressantes et nombreuses. À la sélection des auteurs édités – eux-aussi de plus en plus nombreux – s’ajoute leur complexe prise en charge. « Pour nous, précise-t-il, c’est un casse-tête terrible parce que ça s’accroît et on a de plus en plus de travail pour gérer cette demande. C’est tous les jours, les gens appellent de Carcassonne, de partout parce que c’est des occasions pour eux formidables : rencontrer des gens et puis se montrer et puis être assis là comme s’ils étaient des écrivains » (entretien, 14/04/10). On comprend donc que ces individus qui se disent écrivains n’ont pas de réelle reconnaissance auprès des libraires. L’une d’entre elle précise d’ailleurs que les libraires ne « travaillent qu’avec des éditeurs institutionnels ». L’éditeur est donc considéré comme le garant d’une certaine qualité littéraire et comme l’une des premières marques de reconnaissance de la « grandeur de l’écrivain ». Mesurés à l’aune de ce qu’ils sont chez les dominants, les autoédités sont donc considérés comme déficitaires. « Or, à multiplier ainsi les oppositions binaires, on tend à renforcer la croyance selon laquelle il existerait des « faux » écrivains, par opposition aux vrais » (Stiénon, 2008). Au-delà de l’expertise littéraire et de l’évaluation de la qualité d’une œuvre, c’est tout un rapport à la production littéraire qui est ici posé. Le salon du livre est le lieu où ces questions, sans être ouvertement discutées, posent le plus problème. Et c’est sur cette réflexion que nous souhaitons conclure.
Conclusion
Les libraires, tout comme les organisateurs de salons et les représentants d’instances littéraires ou culturelles (comme le Centre National du Livre (CNL) par exemple), semblent séparer les écrivains des autoédités sans pour autant asseoir ouvertement leur position et point de vue. Entre hésitations, tabous, non-dits et euphémismes, c’est en fait la définition même de l’écrivain qui est posée. Or celle-ci est loin d’être arrêtée, confirmant de surcroît le sentiment d’injustice éprouvé par les auteurs autoédités. Pourtant les textes du CNL précisent que seul est auteur une personne qui publie à compte d’éditeur. La responsable en charge de la commission « vie littéraire » le rappelle avec conviction : « Un auteur c’est quelqu’un qui est publié par une maison d’édition professionnelle, pas un auteur autoédité » (entretien, 21/12/09). Ainsi peut-on lire sur le site du CNL que : « Les différentes formes d’aide s’adressent aux auteurs d’expression française dont le caractère professionnel est déjà attesté par des publications à compte d’éditeur ». De même, l’article 6 des statuts de la Maison des écrivains avance la définition suivante : « Est écrivain tout auteur original ou traducteur d’au moins une œuvre imprimée à compte d’éditeur) ». Toutefois, dans les faits – et principalement lorsqu’il s’agit de manifestations littéraires –, il est très difficile de s’en tenir à cette caractéristique et de faire d’elle un critère de sélection. D’abord parce que la pression des autoédités, notamment régionaux, est très forte. Enfin, parce que les autoédités ont aussi un lectorat au même titre que les auteurs bénéficiant d’un soutien éditorial. Et ce lectorat souhaite lui aussi pouvoir rencontrer ces auteurs en salon.
L’autocréation prend de l’ampleur et bouscule les frontières entre amateurs et professionnels. « Les mondes de l’art connaissent des transformations incessantes, graduelles ou brutales. De nouveaux mondes de l’art voient le jour, d’autres vieillissent et disparaissent. Aucun monde de l’art ne peut se protéger longtemps ou complètement contre les forces de changement, qu’elles proviennent de l’extérieur ou de tensions internes » (Becker, 1982 : 301). Précisons, en guise de conclusion, que le festival international de la poésie à Paris ne fait pas de distinction entre l’édition et l’autoédition, poètes édités et autoédités se côtoient sur les mêmes stands.
Notes
(1) Les autoédités prennent en charge personnellement et à leurs frais l’impression, la diffusion et la promotion de leur livre. Les auteurs édités à compte d’auteur paient un éditeur pour que leur livre paraisse dans une maison d’édition. Les auteurs publiés à compte d’éditeur sont quant à eux publiés aux frais de l’éditeur (contrat d’édition dit « professionnel »). Ils perçoivent un pourcentage sur le nombre de livres vendus.
(2) On parle généralement d’un geste pour désigner l’action de quelqu’un qui démissionne, qui refuse un prix ou une décoration et le fait savoir publiquement. Dans notre cas, la création d’un contre salon face au salon officiel exprime la revendication d’un statut et d’une littérature bien souvent stigmatisés.
(3) L’un des sujets de discorde débattu lors de cette concertation à huis-clos fut la question des livres présentés. La règle, pour pouvoir présenter un livre au Livre sur la Place, est d’avoir publié dans l’année en cours. Pour Bernard Appel, cette contrainte n’a pas de sens dans la mesure où « ça veut bien dire que le livre est considéré comme un produit. Un livre de l’année ça veut dire qu’au bout d’un an il est démodé, il est périmé. Ça veut dire que Baudelaire, ça veut dire que Hugo et ça veut dire que Montaigne n’auraient plus cours. C’est scandaleux ! ».
(4) D’autres auteurs autoédités figurent sous le chapiteau principal. Ces derniers sont réunis sur le stand du Léz’art (restaurant littéraire de la vieille ville de Nancy). Ces écrivains occupent à tour de rôle un espace situé « au fond du chapiteau » (L’Est Républicain, article de Guillaume Mazeaud intitulé « Avec les jeunes pousses des lettres », 17/09/10). Certes, la place occupée par « les petits soldats de la littérature » (ibid.) n’est pas extérieure au vélum central, mais elle est tout de même située à son extrémité.
(5) Propos recueillis lors de la réunion interprofessionnelle des libraires, le 26/05/09. « L’éditeur est aussi valorisé comme celui qui sait lire et dont la lecture fait exister le texte et aussi, du même coup l’auteur » précise M.-O. André (2010 : 140).
Références bibliographiques
André, Marie-Odile (2010), « Entre réalité et fiction : la relation auteur/éditeur aujourd’hui », (p. 133-145) in Luneau Marie-Pier ; Vincent Josée (dir), La fabrication de l’auteur, Québec : Éd. Nota bene.
Becker, Howard Saul (1982) Les mondes de l’art, (trad. de Art Worlds, The University of California Press, par Jeanne Bouniort), Paris : Flammarion, 2006.
Clerc, Adeline (2011), Le monde du livre en salon. Le Livre sur la Place à Nancy (1979-2009), thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication, sous la direction de Béatrice Fleury, Université Nancy 2 [en ligne], http://cyberdoc.univ-nancy2.fr/htdocs/docs_ouvert/doc568/2011NAN21009_1.pdf et http://cyberdoc.univ-nancy2.fr/htdocs/docs_ouvert/doc568/2011NAN21009_2.pdf
Fossé-Poliak, Claude (2006), Aux frontières du champ littéraire. Sociologie des écrivains amateurs, Paris : Éd. Économica. Hall, Stuart ; Jefferson, Tony, (dir), (1975), Resistance throught rituals, Youth subcultures in post-war Britain, Londres : Routledge, 1998.
Heinich, Nathalie (1999), L’épreuve de la grandeur, les prix littéraires, Paris : Éd. La Découverte.
Heinich, Nathalie (2000), Être écrivain. Création et identité, Paris : Éd. La Découverte.
Heinich, Nathalie (2005), L’élite et l’artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris : Gallimard.
Stiénon, Valérie (2008), « Des “univers de consolation” ». Note sur la sociologie des écrivains amateurs, COnTEXTES [en ligne], http://contextes.revues.org/2933.
Centre national du livre, accès : www.centrenationaldulivre.fr/?-Aides-aux-auteurs-, consulté le 26/05/11.
Maison des écrivains et de la littérature, accès : http://www.m-e-l.fr/statuts.php, consulté le 25/03/11.
Auteur
Adeline Clerc
.: Adeline Clerc est docteur en sciences de l’information et de la communication. Sa thèse de doctorat, soutenue en 2011, s’intitule « Le monde du livre en salon : le Livre sur la Place à Nancy (1979-2009) ». Elle y a notamment identifié les relations qui se nouent entre écrivains et lecteurs sur le terrain des salons du livre. Actuellement ATER à l’Université de Lorraine et membre du CREM (Centre de recherche sur les médiations), ses recherches portent sur les dispositifs de médiation littéraire et sur les différentes formes de médiatisation des écrivains.
.: Le présent article est une présentation de sa thèse qui a obtenu le 2ème prix du jeune chercheur francophone de la SFSIC, annoncé lors du Congrès de Rennes (juin 2012).