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Les journalistes spécialisés et l’ « expertise ». Évolution des formes de professionnalisation dans les journaux d’information avant et après la révolution « Bouazizienne »

6 Avr, 2012

Résumé

Cet article a pour objectif d’analyser la question de la spécialisation dans les journaux d’information et de mettre en exergue l’arrivée de nouveaux entrants comme une nouvelle caractéristique de la presse tunisienne. Les dirigeants de la presse essayent après la révolution du 14 janvier 2011 de rompre avec les anciennes pratiques caractérisées par l’autocensure, la rareté des reportages et parfois la non-crédibilité des informations. Ils tendent d’exercer leur métier en toute liberté et d’une manière professionnelle, et de recruter des journalistes spécialisés. À partir d’une enquête qualitative, nous montrerons que ces nouveaux arrivés participent à la vulgarisation et à la production de l’information. Ils contribuent à l’évolution des pratiques professionnelles. Nous défendrons l’idée qu’il y a un début de spécialisation dans la presse et que cette spécialisation ne peut pas bien se développer tant que la question d’accès aux informations publiques et des libertés d’expression n’est pas respectée.

Mots clés

Journalistes spécialistes, “expertise”, pratiques professionnelles, presse tunisienne, accès à l’information

In English

Abstract

This article has for objective to analyze the question of the specialization in the newspapers of information and highlights the arrival of new incomers as a new characteristic of the Tunisian press. The leaders of the press try after the revolution of January 14th, 2011 to break with the ancient practices characterized by the autocensorship, the rarity of the reports and sometimes the non-credibility of the information. They tend to exercise their job quite freely, in a professional way and to recruit specialized journalists. From a qualitative investigation, we try to show that these new arrived are actors participating in the popularization and in the production of the information. They participate in the evolution of the professional practices. We also try to forbid the idea which there is one beginning of specialization in the press and which this specialization cannot indeed develop as long as the question of access to the public information and freedoms of expression is not respected.

En Español

Resumen

Este artículo tiene como objetivo analizar la cuestión de la especialización en los periódicos informativos y poner de relieve la llegada de nuevos actores como una nueva característica de la prensa tunecina. Después de la revolución del 14 de enero de 2011, los dirigentes de la prensa tratan de romper con las antiguas prácticas caracterizadas por la autocensura, por la insuficiencia de reportajes y, a veces, la no credibilidad de las informaciones. Tienden a ejercer su oficio con toda libertad y de manera profesional, y a reclutar a periodistas especializados. A partir de una investigación cualitativa, tratamos de mostrar que estos nuevos profesionales son unos actores que colaboran en la producción y difusión de la información, participando en la evolución de las prácticas profesionales. Procuramos así defender la idea de que hay un inicio de especialización en la prensa tunecina y que ésta no puede desarrollarse bien mientras los derechos de de libertad de expresión y de acceso a la información pública no sean respetados.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Chabbeh Sameh, « Les journalistes spécialisés et l’ « expertise ». Évolution des formes de professionnalisation dans les journaux d’information avant et après la révolution « Bouazizienne »« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°13/1, , p.29 à 44, consulté le vendredi 26 avril 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2012/varia/02-les-journalistes-specialises-et-l-expertise-evolution-des-formes-de-professionnalisation-dans-les-journaux-dinformation-avant-et-apres-la-revolution-bouazizienne/

Introduction

Les transformations actuelles du métier de journaliste conduisent à s’interroger sur le rôle de nouveaux entrants intervenant dans la “production” de l’information (1) . Face à l’évolution de la situation politique et économique de la société, issue de la révolution du 14 janvier 2011, après laquelle le président Ben Ali a quitté le pouvoir, les dirigeants de la presse tendent au recrutement de journalistes spécialisés dans différents domaines. Cette préoccupation s’inscrit dans le cadre de nouvelles logiques des médias visant à faire évoluer l’information. Elle est en ce moment au cœur d’un débat public et politique. Il s’agit de répondre aux questions que les lecteurs se posent, des questions simples qui relèvent des pratiques quotidiennes (Levêque, 1996). Il s’agit aussi de répondre aux attentes d’un public tunisien assoiffé d’informations crédibles après de longues années d’atteinte aux libertés d’opinion et d’expression.
Le présent article entend questionner la spécialisation des journalistes et les nouvelles formes de pratiques professionnelles dans les journaux tunisiens. S’agit-il finalement de rompre avec les pratiques anciennes exercées antérieurement? La spécialisation dans les journaux d’information se structure autour d’une double question : comment ces nouveaux entrants deviendront des journalistes spécialisés et participeront à la pratique de la profession, puis comment ils percevront leur activité ? Nous montrerons également en quoi les pratiques d’un journaliste spécialiste diffèrent de celles d’un journaliste généraliste et quelle est la spécificité de la spécialisation dans ces journaux. Les journalistes spécialisés sont-ils d’abord des spécialistes voire des “experts” dans un domaine, qui deviennent ensuite des journalistes ? Ou bien deviennent-ils des journalistes par passion de ce métier et par intérêt particulier pour une thématique précise? Ici, l’hypothèse de la spécialisation par domaines d’activité peut être vérifiée. De ce fait, les journalistes spécialisés sont des journalistes dont les pratiques professionnelles diffèrent sensiblement de celles des journalistes généralistes. Cela peut apparaître au niveau des rapports aux sources et de la capacité à traiter des sujets complexes. D’un point de vue méthodologique, la présente recherche s’appuie sur une étude qualitative (observation directe et entretiens semi-directifs) auprès des journalistes, rédacteurs en chef et chefs de services des journaux d’information menée pendant les mois d’août et septembre 2007 et novembre 2008. Nous avons aussi effectué des entretiens complémentaires à l’issue des évènements du 14 janvier 2011. Vingt-trois personnes parmi lesquelles des journalistes généralistes et des journalistes spécialistes en économie, affaires internationales, culture et société, politique, sport, ont été interviewées.
Les réponses de ces interviewés permettent d’analyser, dans une première partie, la question de l’arrivée de nouveaux entrants témoignant de l’évolution de la spécialisation et du contexte sociopolitique et économique de la presse. Nous essaierons en premier lieu d’interroger la place de nouveaux entrants dans les journaux (leur rôle, leur compétence, leur rapport aux autres catégories de journalistes) ainsi que les caractéristiques de la spécialisation. Il est intéressant de placer cette question de la spécialisation dans son nouveau contexte juridique et politique et de mettre en évidence les recherches et les travaux qui en rendent compte. Nous serons également amenés à envisager l’état des lieux de la presse en Tunisie avant et après la révolution « Bouazizienne ». Dans ce cadre, une analyse critique du dernier amendement du code de la presse (en 2006) sera proposée.
Dans une deuxième partie, nous analyserons le rôle de journaliste spécialisé dans cette mutation tout en mettant en évidence l’apparition de la logique d’information – communication. Nous ne négligerons toutefois pas la question du droit d’accès à l’information et comment certains médias tunisiens ont pu briser le verrouillage médiatique et la censure « novembriste » pendant la révolution du « Jasmin ». C’est en considérant le journalisme comme une activité complexe dans laquelle une diversité d’individus exerce le métier selon des tactiques et intérêts à la fois convergents et autonomes qu’a été préparé cet article.

L’arrivée de nouveaux entrants comme une figure de l’évolution de la spécialisation et du contexte sociopolitique, juridique et économique

Études et travaux

On prendra appui sur les recherches de Ruellan (1993) et (2007) sur le milieu des journalistes et sur le flou de la réalité journalistique et les espaces frontières du journalisme, Neveu (2001) sur la sociologie du journalisme, celles de Deleu (2006) sur les journalistes et la science, Marchetti (2000) sur l’étude des sous-champs journalistiques, Charvin (2009) sur la spécialisation dans le champ médical, Levêque (2000) sur les journalistes sociaux, Damian (2010) sur les dynamiques de spécialisation, Neveu, Rieffel et Ruellan (2002) sur les journalistes spécialisés, etc. Ces études s’inscrivent dans les disciplines des sciences de l’information et de la communication, des sciences sociales, de la sociologie, des sciences politiques… Elles portent, entre autres, sur l’information sportive, économique, sociale, culturelle, politique, etc. On saisit donc l’apport considérable des études en France sur le sujet de la spécialisation des journalistes et des médias en général, tandis qu’en Tunisie, rares sont les études qui traitent cet aspect du journalisme. Hormis quelques travaux de Ferjani, sur la sociologie de la profession et les médias transnationaux, de Jandoubi et Najar sur la formation des journalistes, de Chabbeh sur les pratiques professionnelles et la nouvelle figure du journalisme, de Hizaoui et Hamdane sur le droit à l’information, de Ben Masoud, Hammami et Zouari sur la presse électronique, les études consacrées à ce sujet sont, à notre connaissance, très peu nombreuses. Il n’existe quasiment pas de recherches approfondies sur la question des journalistes spécialisés, parce que ce processus est récent. Ce manque d’études est aussi dû aux difficultés liées aux conditions de la recherche elle-même (c’est ce qui a été montré lors du colloque international « Penser la société de l’information » organisé par l’Institut de Presse et des Sciences de l’Information en avril 2005). Le choix de ce sujet souligne le souci d’éclairer cette activité et en particulier le phénomène de l’arrivée de nouveaux entrants dans la rédaction.

Nouveaux entrants, parcours et spécialisation

Pendant la révolution du « jasmin », on assiste à l’apparition de nouvelles pratiques médiatiques à travers Facebook (nouvel espace de la mobilisation sociale) (2) et à un flux d’informations « arrachées de la rue » (nouveau lieu d’expression de l’opinion publique). Plusieurs journalistes recueillent l’information à partir de ces réseaux et à partir de ce que les citoyens racontent. Certes, des questions de fiabilité des informations « arrachées » se sont posées, des traditions déontologiques et professionnelles se sont manifestées. Devant cette nouvelle situation, les directeurs des journaux réfléchissent à des nouvelles formes de l’écriture journalistique et au recrutement des journalistes spécialisés. Les journaux tunisiens tendent aujourd’hui vers la spécialisation aussi bien technique que thématique. Cette spécialisation est en cours de construction. Elle est parfois négligée de la part des chercheurs et des professionnels. Il faut noter que la presse se caractérise par une fusion des tâches, entre les tâches administratives et les tâches professionnelles. Un directeur assure parfois des tâches de rédacteur en chef au sein d’une même entreprise. C’est pourquoi A. Hizaoui qualifie le journalisme en Tunisie par le syntagme « l’introuvable professionnalisation » (Hizaoui, 2009, p.77). Les journaux tunisiens se définissent aussi par la diversification des services de rédaction (en faisant référence à une série de tâches s’exerçant à la suite les unes des autres dans le lieu de l’activité journalistique, du recueil d’information à la publication des articles) et des thèmes abordés, ainsi que par l’émergence de nouveaux intervenants dans le processus de production de l’information en général.
Les journalistes peuvent se déplacer d’un service à l’autre comme ils peuvent se spécialiser dans une thématique précise. Ainsi, la majorité, voire tous les journaux, applique quasiment le même schéma d’organisation, mais le nombre de services diffère d’un journal à un autre. À partir des années quatre-vingt-dix, les journaux Le Temps, As-Sabah, La Presse de Tunisie et Achourouk comptent quatre services rédactionnels s’intéressant aux thèmes suivants : l’actualité nationale, l’actualité internationale, la culture et le sport. Mais cette organisation par service rédactionnel n’est pas figée. Parfois, certains services fusionnent ou se rapprochent thématiquement. La répartition par services permet la mise en rubrique du contenu du journal. En revanche, si les journaux se sont intéressés aussi à la création de certaines rubriques, l’apparition des suppléments thématiques ne concerne pas tous les médias. A priori, la multiplication et la diversification des services et des suppléments traduisent l’évolution que connaît la société. Porter l’attention sur la spécialisation thématique permet donc d’expliquer le rapport de la presse aux autres domaines. W. Spano parle surtout des rapports étroits « qu’entretiennent les médias avec les autres univers sociaux  » (Spano, 2004, p. 9). Cela s’explique aussi par l’évolution de certaines activités dans la société tunisienne, d’où l’intérêt de couvrir et de publier ces thèmes. C’est ce que montre aussi J. De Bonville quand il explique que dans l’histoire et dans la sociologie, les transformations dans le journalisme sont les retournements de la conjoncture politique, économique ou culturelle (De Bonville, 2000).
Les résultats de notre enquête montrent que la presse tunisienne accueille de plus en plus de spécialistes qui ne sont pas des journalistes. Des diplômés d’économie, de droit, de lettres et de langues participent aujourd’hui aux tâches rédactionnelles et cohabitent avec les autres acteurs du groupe professionnel. Selon le rapport de L’Instance Nationale Indépendante pour la Réforme de l’Information et de la Communication (INRIC) qui est une nouvelle structure crée après la révolution du 14 janvier 2011 et qui supprime et remplace la Direction Générale à l’Information, on dénombre, aujourd’hui, en Tunisie 1063 journalistes professionnels, dont 53% des diplômés universitaires. Les journalistes spécialisés ont un parcours différent, mais ils essayent chacun à leur manière d’exercer le métier de journaliste. « Ces spécialistes ne sont pas des journalistes et ne deviendront jamais des journalistes professionnels, mais ils sont des “experts” dans leur domaine et ils peuvent contribuer à l’évolution de leur journal » [Journaliste, Le Temps, 2 septembre 2007].
« Ces diplômés en économie entre autres, peuvent traduire les termes scientifiques et techniques dans une langue simplifiée et compréhensible par tous les lecteurs » [Journaliste secrétaire de rédaction, As-sahafa, 22 novembre 2008].
Ces spécialistes écrivent dans ces rubriques sans parfois avoir un style journalistique déterminé (Chez Lemieux [2000], cette notion de style n’est pas détachée d’un « modèle grammatical » de l’action qui identifie trois règles auxquelles les professionnels de la presse et de l’information en général ; et leurs interlocuteurs doivent respecter selon les situations). Un cas se présente ici, celui de Maître El Mouldi qui écrit sous la rubrique « justice ». En réalité, il transcrit des informations sur les activités professionnelles des avocats, des magistrats, des juristes et notamment celles de l’Association Tunisienne des Jeunes avocats, ATJA. Mais il ne traite en aucun cas les problèmes de la justice. Cet exemple ne s’applique pas au journal As-Sabah jusqu’aux années 2002, date de la disparition de la rubrique « Tribunal ». Des journalistes ayant une formation en droit et en journalisme écrivaient sur les circonstances et les difficultés de la justice tunisienne. Ils posent des problèmes rencontrés par les citoyens et les aident à résoudre certains aspects liés à un héritage ou à un litige avec l’administration, etc. Signalons qu’après la révolution du 14 janvier, des sujets autrefois interdits comme la drogue chez les jeunes, les pratiques illégales de certains hommes politiques, la corruption, la doctrine religieuse des Salafistes, la polygamie, sont aujourd’hui à la Une des journaux. D’autres questions complexes relevant du champ médical ont aussi été posées. Cette évolution dans le traitement de l’information spécialisée nécessite sans doute des journalistes spécialisés.

La spécialisation à la manière tunisienne : nouveau contexte juridique et sociopolitique

Placer l’activité journalistique dans son contexte juridique et politique avant et après la révolution de « Jasmin », permet de mieux comprendre la question de la spécialisation. La Tunisie se caractérise, avant la révolution du 14 janvier 2011, par un régime politique présidentiel soutenu depuis l’indépendance du pays en 1956 par un parti politique dominant, le Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD). Certains partis d’opposition étaient autorisés, mais n’étaient pas en mesure de prendre le pouvoir. Cette situation politique a évolué après la révolution de « Jasmin » : un gouvernement d’union nationale est formé. À partir du 20 janvier 2011, la légalisation de tous les partis d’opposition et des associations autrefois interdites est proclamée. Aujourd’hui, 110 nouveaux partis politiques ont été créés. Une assemblée constituante est élue.
Sur le plan juridique, on note la rareté des lois incitant au pluralisme médiatique et à l’accès l’information publique. En outre, comme la presse algérienne et marocaine, la presse tunisienne se caractérisait par l’omniprésence de l’État. Le chercheur M. Eloifi part aussi de l’hypothèse que « l’émancipation du champ des médias au Maghreb restera durablement inachevée en raison de la persistance de l’autoritarisme des régimes » (Eloifi ; Smati, 2010, p. 9). Certains observateurs et spécialistes de la presse s’accordent sur le fait que la presse marocaine se différencie quelque peu de la presse algérienne et de la presse tunisienne. Elle se caractérise par « une effervescence marquée par l’explosion des titres ainsi que la parution d’une presse dite libre ou indépendante » (Tayah, 2010, pp. 42-46). C’est ce qu’a révélé d’ailleurs l’ONG internationale Reporters sans frontière, dans son rapport annuel. Cela n’est pas le cas pour la presse tunisienne dite « libre et indépendante ». Cette dernière est « souvent plus complice du pouvoir que les médias gouvernementaux »(3). Mais après la révolution, plusieurs recommandations ont été enregistrées afin d’améliorer le secteur de l’information et allant vers plus de pluralisme et de liberté d’expression. Des nouveaux projets de promulgation de lois ont été publiés au cours de l’année 2011. La sous-commission de la réforme des médias vient de publier un projet de décret-loi portant promulgation de code de la presse, de l’imprimerie et de la publication. On doit ajouter que ce code de la presse avait donné lieu à quatre reprises à la promulgation de textes de 1988, 1993, 2001 et 2006, mais qu’il a été sévèrement critiqué. Selon le président de la sous-commission de la réforme des médias, « parmi les nouveautés de ce projet de décret-loi figure, notamment, le renforcement des droits et garanties apportés au journaliste, dont l’accès à l’information, la confidentialité des sources, la suppression de la peine privative de liberté en matière de diffamation, l’abolition du régime de l’autorisation déguisée et la création d’un conseil supérieur de l’audiovisuel ». Ainsi, aux termes de l’article 15 du Code de la presse, « tout journal ou écrit périodique peut être publié librement, sans autorisation préalable, sous réserve de la déclaration prévue à l’article 18 du Code ». Le régime autoritaire de l’autorisation déguisée, qui permettait au ministre de l’Intérieur de bloquer la publication ou toute publication non désirée, est ainsi abrogé(4).
Le nouveau Code de la presse qui comporte 77 articles vient abroger l’ancien code. Il est le résultat de négociations et d’un débat profond entre l’Instance Nationale pour la Réforme de l’Information et la Communication (INRIC), le Syndicat National des Journalistes Tunisiens (SNJT), l’Union des Éditeurs Tunisiens (UET), l’Association Tunisienne des Directeurs de Journaux (ATD) et le Syndicat Tunisien des Directeurs des Entreprises de presse. Par cet amendement du code de la presse, ces acteurs souhaitent trouver des solutions radicales aux questions du droit d’accès à l’information, à la liberté d’expression, au rapport entre liberté, pluralisme de presse et le respect des libertés individuelles. Ils ont dénoncé « les tentatives de putsch menées actuellement contre des syndicats légitimes dans le secteur de la presse » (communiqué de presse publié le 16 septembre 2011par le (SNJT)). Ils insistent sur l’impératif de mettre un terme au vide juridique. En plus de ces recommandations, la scène médiatique a enregistré une évolution des titres et des chaînes de télévision. On dénombre selon les données de l’INRIC de mois du juin 2011, 306 journaux et magazines nationaux contre 245 en 2005 (Statistiques de la Direction Générale à l’Information, mai 2002) et 265 en 2007 (selon la même Direction à l’Information, mai 2007). En cinq mois, de janvier à juin 2011, 25 nouvelles publications tunisiennes sont apparues, 9 chaînes de télévision nationales et privées, 13 radios nationales. Une trentaine de radios régionales sont en attente de création. Près de 1190 titres étrangers et arabes sont en circulation sur le territoire tunisien contre 1100 titres en 2007. Le nouveau contexte politique et socio-économique et cette course sans fin vers la promulgation de nouvelles lois, de nouveaux partis politiques, de nouvelles chaînes de télévision et de stations de radio montrent la réalité d’un peuple assoiffé de liberté d’expression et d’opinion.

Briser le verrouillage médiatique et la censure « novembriste »

En plus des projets des lois ayant pour objectif d’assurer les libertés d’expression, d’opinion, de presse, de publication et d’édition, on constate une ouverture médiatique et un flot d’informations ainsi qu’un « sursaut des médias tunisiens après un silence qui semblait s’éterniser » (W. Zine, 2011). Pour la première fois, certaines chaînes nationales de télévision ont pu briser le verrouillage médiatique et la censure « novembriste » (référence au 7 novembre 1987, date de l’arrivée de Ben Ali au pouvoir), en donnant la parole au peuple tunisien. Il s’agit surtout de la chaîne tunisienne privée, Nessma TV, qui pour la première fois depuis le déclenchement des troubles à Sidi Bouzid, (centre-ouest de la Tunisie) au mois de décembre 2010, a brisé les entraves médiatiques en diffusant une émission spéciale sur ce mouvement de protestation sociale. Ce fut une première initiative dans le traitement des dossiers dits « sensibles » de l’actualité nationale. Cette émission, qui a duré une heure et demie, a été illustrée par des reportages où la parole a été donnée, « sans censure », aux habitants de Sidi Bouzid qui ont évoqué leurs revendications et leurs problèmes. Ils n’ont pas hésité à parler de corruption, de népotisme, d’injustice, de chômage, etc. Les plateaux de certaines chaînes nationales de télévision sont devenus, à l’instar des réseaux sociaux, un espace de la contestation sociale. On constate dès lors une amélioration dans les pratiques de certains journalistes à rapporter ce que les gens disent et vivent réellement, mais aussi une évolution des titres nationaux et des chaînes de télévision. C’est ce qu’a remarqué un journaliste : « La révolution du 14 janvier a libéré le système médiatique et les journalistes des obstacles accablants de l’ancien régime et de 50 ans de censure et de répression » [Journaliste, As-Sabah, 18 mars 2011].
Son collègue a constaté également que « plusieurs sujets considérés auparavant comme des sujets tabous peuvent être abordés sans crainte d’être sanctionnés par le chef de l’entreprise de presse ou par les responsables politiques » [Journaliste reporter, As-Sabah Al-Isboui, 18 mars 2011].
Toutefois, en observant ce qui se passe sur la scène médiatique actuelle, on voit bien que la liberté d’expression et de publication a des limites. A titre d’exemple, le directeur du journal « Attounissiya » est incarcéré depuis le 15 février 2012 parce qu’il a publié une photo d’un joueur tunisien vivant en Allemagne photographié avec sa compagne dévêtue. D’après le directeur de « Attounissiya », la photo publiée n’était qu’une illustration d’un article publicitaire en ligne et elle ne contient aucun dépassement des principes instaurés par l’article 121 du code pénal. Cet article a été promulgué par l’ancien régime en 2001 afin de faire taire les journalistes, mais il a été abrogé par le décret de loi 115 du 2 novembre 2011. L’article 115 annule la criminalisation des dépassements dans le domaine de la presse, de l’imprimerie et de l’édition. Selon le rédacteur en chef du journal As-Sabah Al-Isboui, les médias tunisiens ont beaucoup lutté pour rompre avec les anciennes pratiques. « On voit apparaître dans nos rubriques des articles d’opinion, mais malheureusement certains journalistes se méfient encore et s’autocensurent. Ils n’ont pas pu se débarrasser de vieilles habitudes et pratiques. Cela nécessite un temps et ça viendra » [Rédacteur en chef, As-Sabah Al-Isboui, 3 août 2011].
Cette situation politique et médiatique a généré une sorte de désordre et de non-respect des règles déontologiques et professionnelles, ainsi qu’un non-respect de certaines libertés personnelles. En l’occurrence, les journaux et les chaînes de télévision diffusent une quantité énorme d’informations à tel point qu’il y a eu un glissement de l’information crédible et objective à une déformationde l’information. Les membres de l’unité de contrôle de l’information relevant de l’INRIC ont fait observer que les dépassements enregistrés dans plusieurs médias, notamment les chaînes de télévision, sont dus au non-respect des règles de la profession et à l’absence d’un cadre législatif régissant la profession. Cette situation a favorisé certains excès tels que la diffusion d’informations diffamatoires et l’échange d’insultes dans les débats télévisés et dans les colonnes des journaux. Cette nouvelle situation aide au développement de la spécialisation dans les journaux. D’ailleurs, certains journalistes et rédacteurs en chef interviewés ont signalé la nécessité de recruter des journalistes spécialisés. Mais, pourquoi cette spécialisation ? Est-ce parce que les journalistes généralistes ne peuvent pas aborder et analyser des sujets scientifiques et complexes ? Est-ce pour répondre aux demandes des lecteurs d’informations diversifiées et fiables? Ou est-ce tout simplement pour répondre aux logiques commerciales ? La prise en compte de ce double impératif (logiques commerciales et règles du travail journalistique) permet de mieux cerner la réalité des pratiques journalistiques. Il se manifeste là l’efficience de la logique économique et concurrentielle. Les logiques sociales, l’apport des outils nouveaux, les nouvelles stratégies à long terme et la manière dont les journalistes perçoivent leur profession, sont des éléments participant à l’évolution de la spécialisation.
Notre enquête fait état de la spécialisation thématique dans plusieurs domaines, mais non pas de la spécialisation au sens d’expertise. Tous les interlocuteurs se sont mis d’accord sur le fait que la spécialisation dans la presse d’information est une spécialisation par la passion, par “l’amateurisme” et par l’ambition d’être journaliste ou même “pigiste”. « Il n’est pas étonnant que la profession journalistique en région demeure caractérisée par plus d’amateurisme que de professionnalisme en raison du manque de journalistes qualifiés et permanents » (Smati, 2010, p. 15). En effet, l’information ne se différencie pas du style de la dépêche brute fournie par l’Agence Tunis Afrique de Presse (TAP), et elle est rarement présentée sous forme de reportage, enquête ou interview. En outre, le domaine de la science n’est quasiment pas abordé sauf dans quelques rares occasions. Ce manque d’intérêt au sujet de la science de la part du public tunisien est semblable à celui constaté chez le public français, où l’on demande souvent aux journalistes « de traiter davantage les débats politiques, sociaux, moraux…, que l’aspect scientifique lui-même » (Deleu, 2006). Cette absence s’explique par un manque d’intérêt, dès la naissance de la presse, pour les sujets scientifiques. La spécialisation dépend en grande partie des traditions de chaque journal et de « son identité discursive » (Esquenazi, 2002, p. 129). La spécialisation est liée aux traditions des lecteurs, à la rareté des évènements scientifiques eux-mêmes. De tels éléments marquent donc la spécialisation dans la presse tunisienne. La couverture des évènements scientifiques ne suppose pas que les directeurs des journaux lui consacrent des journalistes spécialisés. Il apparaît que la couverture et le traitement des évènements dépendent de la nature même du sujet (complexe ou moins complexe, facile ou difficile à traiter), mais aussi de la nature de l’information, des logiques éditoriales des journaux et du public. Les quotidiens sont des journaux d’informations générales, ce qui signifie que l’objectif principal de leurs lignes éditoriales est de diffuser de l’information. Autrement dit, la spécialisation au sens d’expertise n’est pas une caractéristique de la presse tunisienne. Pour reprendre l’expression de J-M. Charon, ce sont « des journalistes…non-journalistes » (Charon, 1993, p. 109). C’est ce que d’ailleurs, affirment quasiment toutes les personnes interrogées. « Mes nouveaux collègues ne sont pas spécialisés, mais ils écrivent sur des thèmes précis. Notre presse ne peut pas être une presse spécialisée » [Journaliste, Alhourria, 18 novembre 2008].
Les résultats de nos investigations montrent que la profession exige aujourd’hui des journalistes qui soient capables de traiter de sujets complexes, dont le contenu est diversifié et qui doivent s’adapter aux évolutions des médias. Les dirigeants de la presse s’accordent sur la double compétence des journalistes puisque d’après eux, la spécialisation réduit le travail d’un journaliste à un domaine précis. Les journalistes témoignent, par leur double compétence et par leur maîtrise de tous les sujets, d’une flexibilité dans l’exercice de leur métier qui leur permet de passer d’un service à un autre et d’une tâche à une autre. C’est pourquoi la politique de recrutement des nouveaux entrants de deux quotidiens Le Temps et As-Sabah se base d’abord sur le critère de la polyvalence et ensuite de la spécialisation. « Il faut noter que certains dirigeants tendent à recruter des journalistes polyvalents pour des raisons économiques (avoir une même rémunération en exerçant plusieurs tâches) » (Chabbeh, 2006 a, p. 277). L’enquête met en exergue la participation active des nouveaux entrants dans l’évolution des pratiques et dans la configuration de leur rapport aux différents acteurs impliqués dans le processus de la production de l’information.

Evolution des pratiques : spécialisation ou vulgarisation de l’information

Rôle de journaliste spécialisé

Avec l’apparition des journalistes spécialisés, une certaine différence au niveau des pratiques de ces derniers et de celles des journalistes généralistes apparaît. Les manières d’écrire et de publier des informations en provenance de plus en plus d’institutions publiques et privées se différencient aussi. D’après nos interlocuteurs, le rôle de journaliste spécialisé est d’expliquer, de simplifier et de permettre aux lecteurs de saisir l’information publiée concernant un tel secteur d’activité. Loin d’être un médiateur du savoir et un acteur social (notamment dans les pays du Maghreb) comme le défendent certains chercheurs B. Cabedoche (2006), S. Lévêque (2000)…, le journaliste spécialisé rapporte objectivement les évènements et « la complexité de la réalité » (Esquenazi, 2002, pp. 30-32). Comme l’a fait observer un interlocuteur : « le journaliste spécialisé est confronté à l’exigence d’approfondir ses connaissances et d’avoir une documentation riche et actualisée sur des thématiques précises pour les transmettre au public sous une forme lisible » [Journaliste coordinateur de rédaction, As-Sabah, 17 novembre 2008].
D’après lui, le journaliste spécialisé est censé être toujours connecté à l’actualité dans son domaine. Il a un calendrier des événements. Dans la presse tunisienne, les journalistes planifiant leur travail et leurs événements et approfondissant leurs articles par des reportages ne sont pas nombreux. Ils travaillent souvent avec des journaux ayant de longues traditions journalistiques comme As-Sabah, Le Temps et La Presse de Tunisie. Toutefois, une autre catégorie de journalistes spécialisés existe. Ce sont des journalistes qui préfèrent traduire des documents officiels. C’est une pratique connue dans le jargon des journalistes par l’activité de « Salkh ou Jard », c’est-à-dire, recopier et traduire, voire résumer des documents officiels avec un autre style. Cette pratique montre bien la difficulté du journaliste à accéder aux informations publiques. Certains journalistes interviewés reconnaissent que : « pour avoir de l’information, on joue sur nos relations personnelles avec les acteurs de la société civile et sur notre réseau. On doit se débrouiller pour « arracher » l’information » [Journaliste, As-Sahafa, membre de SNJT, 17 mars 2011].
Sa collègue partage avec lui la même idée : « un journaliste intelligent doit être capable, vu la difficulté d’accéder à certaines informations, de recueillir des documents et des rapports officiels et de les comparer afin de faire émerger l’information utile » [Journaliste, As-Sahafa, 17 mars 2011].
En sachant que dans ce cadre, les informations officielles et les statistiques sont nombreuses et souvent accessibles. Elles sont généralement positives, car elles sont contrôlées, sélectionnées, filtrées et instrumentalisées. On ajoutera que le filtrage d’informations est une technique bien connue sur le web tunisien et consiste en un filtrage du contenu et un blocage des sites jugés « sensibles » et indésirables. Notons que pendant la révolution, des blogueurs tunisiens ont procédé au déblocage de certains sites internet et au détournement de leurs pratiques médiatiques afin de briser le contrôle de l’État. Dans le même ordre d’idée, R. Ferjani et A. Mattelart se demandent « comment les sociétés arabes, au travers d’une variété de sources, ont-elles, bien avant l’essor d’Internet, élaboré diverses tactiques aux fins de rompre le monopole de l’information étatique et de s’affranchir de l’emprise que les régimes s’efforçaient d’exercer sur elles ? » (Ferjani; Mattelart, 2011)
A l’issue de cette analyse, nous nous apercevons qu’aujourd’hui, la presse tunisienne est marquée par de nouvelles tâches, de nouvelles spécialisations thématiques et techniques, ou ce que les professionnels de l’information nomment les métiers d’Internet (Chabbeh, 2006 b). Nos investigations nous permettent de conclure à une tendance à la spécialisation basée sur les caractéristiques de la presse tunisienne, sur son nouvel environnement (le printemps arabe), sur les traditions de ses journalistes et sur les stratégies des directions dans l’évolution de l’information spécialisée et générale. Enfin, on peut se demander si cette évolution n’est finalement que le résultat d’un changement dans le rôle du journaliste que repère d’ailleurs Y. Lavoinne, (Lavoinne, 1991, pp. 161-173) et que nous-mêmes avons constaté.

Vulgarisation et droit d’accès à l’information

Comment la presse en général et la presse spécialisée en particulier peuvent-elles se développer quand, dans un pays, la liberté d’expression n’est pas respectée et quand il n’existe aucune loi permettant l’accès aux informations ? Durant des années, « le législateur tunisien non seulement s’intéresse à la réglementation des activités des institutions médiatiques, mais aussi il intervient surtout dans l’encadrement de contenu diffusé par les médias » (Hamdane, 1996, p. 335) (Traduit de l’arabe par l’auteur). Ce qui entrave parfois le développement de la presse spécialisée. Hizaoui montre que « les différents rapports sur la liberté d’expression et de presse en Tunisie d’organismes internationaux tels que l’IFEX, le CPJ ou RSF font l’impasse sur l’absence de garanties juridiques en matière de droit des journalistes à accéder à l’information publique […] Aussi, le rapport 2008 du Syndicat National des Journalistes Tunisiens (SNJT) comporte 12 revendications sous forme de recommandations finales, mais aucune ne mentionne le droit d’accès à l’information, pourtant essentiel pour les journalistes » (Hizaoui, 2009, p. 24).
Aussi on remarque l’absence de travaux sur cette question. Ce n’est que récemment qu’une étude maghrébine sur les difficultés d’accès à l’information publique a été réalisée(5). Elle s’intéresse aux pays du Maghreb (l’Algérie, le Maroc, la Mauritanie et la Tunisie) et elle a été menée avec l’appui de Transparency International. Elle analyseles problèmes soulevés, les textes organisant cette question, les procédures et les législations, les contraintes, les projets de réforme envisagés par les acteurs,…On peut faire aussi état de l’étude publiée par Hizaoui sur cette même question (Hizaoui, 2010). Cet auteur fait un rappel des lois existantes sur les libertés d’expression et notamment la question d’accès aux informations publiques qui reste un droit méconnu. L’inaccessibilité aux informations publiques est finalement une pratique administrative fondée sur une culture du secret (professionnel) et sur la non-divulgation de l’information. D’autres études portant sur la même question ont été publiées sur le site du portail arabe des sciences de l’information et de la communication (arabe media studies).
Avec la promulgation de nouvelles lois concernant l’accès aux informations, nous pensons que la spécialisation dans les journaux peut se développer. D’ailleurs, c’est ce que constate un rédacteur en chef du journal As-Sahafa: « le contenu de mon journal ne cesse de s’améliorer depuis la révolution du 14 janvier 2011. Les journalistes ont décidé de rompre avec la langue de bois et le recours à des spécialistes dans différentes spécialités » [Rédacteur en chef, As-Sahafa, 3 avril 2011].
Le public tunisien a besoin d’une information simplifiée et facile à comprendre, d’où l’importance de recourir aux journalistes spécialisés. En ce sens, des chercheurs comme J-M. Charon, E. Neveu et Y. Lavoinne s’accordent pour considérer les journalistes comme des présentateurs, des vulgarisateurs, des simplificateurs de l’information. Cette idée de vulgarisation est largement partagée par plusieurs journalistes interrogés. Ils souhaitent que la nouvelle pratique des journalistes spécialisés mette en valeur la vulgarisation des informations “scientifiques et techniques”. Nous utilisons ce terme de vulgarisation au sens de simplification, d’explication et de traitement des sujets dits “complexes”. Certains chercheurs préfèrent utiliser l’expression de « communication de l’information scientifique » plutôt que la notion de vulgarisation (Wolton, 1997, p. 12). La vulgarisation au sens précédemment indiqué est loin d’être appliquée dans les journaux tunisiens. « Les journalistes tunisiens ne sont que des rapporteurs des événements, des traducteurs des communiqués de presse et des discours des ministres » [Journaliste, Le Quotidien, 4 septembre 2007].
La spécialisation invite à repenser le travail du journaliste, car la question de l’actualité et celle de scoop peuvent être remises en question. « Je pense que la spécialisation conduit parfois à ne pas suivre l’actualité, mais à exercer le journalisme de publicité. Je pense aussi que le journaliste ne trouve pas le temps pour réaliser un travail de recherche pertinent, il se contente de publier des informations diffusées par ses sources » [Journaliste, Le Renouveau, 8 novembre 2008].
À l’instar de ces réactions, nous devons rappeler que le travail d’un journaliste de la presse quotidienne diffère de celui d’un journaliste de la presse magazine et hebdomadaire : le travail quotidien d’un journaliste spécialisé nécessite un temps de réflexion, de recueil et d’écriture assez court, contrairement à la presse magazine où la préparation de son contenu s’accomplit plusieurs jours à l’avance. Le journaliste d’un quotidien doit être toujours connecté à l’actualité et doit transmettre son article au jour le jour. Plusieurs journalistes interrogés pensent que l’écriture d’un article scientifique nécessite beaucoup du temps. Ne s’agit-il pas ici, d’un discours “d’autojustification” ? Car nous pensons que le rapport de journaliste à l’actualité scientifique ou autre ne dépend pas de la question du temps autant que de la compétence de journaliste à traiter ces actualités et évènements. B. Cabedoche le confirme: « ce qui ferait la différence essentielle entre la construction de l’article scientifique et celle de l’article médiatique n’est pas autant liée à la différence de temporalité dans le rapport de l’auteur à l’évènement » (Cabedoche, 2004, p. 43). La contrainte de temps explique parfois la pratique qui consiste à recopier des informations en provenance de sources diverses. Le travail du journaliste spécialisé diffère assez peu d’une tâche de réécriture des documents produits par les sources d’informations dont nous savons qu’elles cachent souvent des discours et informations pré-construits. C’est pourquoi « il est de la compétence – pour ne pas dire de la réputation – du journaliste de ne pas se contenter d’un rôle de porte-voix, mais bien d’aller au-delà des discours pré-formatés de la communication. » (Watine, 2004, p. 35). En effet, l’activité journalistique et les rapports d’acteurs ne sont pas séparés de l’espace public (Pailliart, 1995, pp. 189-200) dans lequel les journalistes et les médias en général sont amenés à intervenir et à nouer des relations de collaboration et d’intérêt avec les sources (les acteurs de la vie politique, économique, sociale, sportive, etc.).

Logiques d’information et de communication

C’est en nous référant à la question du rapport aux sources que nous pouvons éclairer la transformation de la logique d’information en une logique de communication. S’inscrivant dans une « pensée relationnelle » (Neveu et alii, 2002, p. 12), cette démarche permet de souligner le rapport des journalistes aux sources d’information, leur proximité et leurs intérêts mutuels. Selon cette pensée, la spécialisation en Tunisie suppose que les journalistes soient en relation avec leurs sources d’information. Cette « spécialisation doit ainsi s’appréhender comme un aller-retour aux sources permanentes » (Spano, 2004, p.9). Dans l’exercice de son activité, le journaliste spécialisé construit son “réseau” consistant en fait à la création de relations socioprofessionnelles et personnelles avec ses sources. Ces relations permettent, dans certains cas, d’obtenir facilement les informations, avant même qu’elles soient diffusées par d’autres médias. Dans ce cas, le journaliste a davantage réalisé un scoop. Cette mutation vers « la presse aux prises avec la communication » (Miège, 1996, p. 144) ou avec « l’information submergée par la communication » (Hizaoui, 2009, p. 48), explique que les journalistes spécialisés tendent à pratiquer le journalisme de communication. En effet, les journalistes ayant des relations étroites avec leurs sources rencontrent des difficultés à se détacher de la pratique de rapporter les informations que les sources souhaitent communiquer. C’est ce que constate un certain nombre de journalistes quand ils assistent aux conférences de presse.
A travers cette relation d’intérêts avec leurs sources, certains journalistes deviennent des communicateurs. Par cela, nous n’opposons pas information et communication, car ces deux notions « sont souvent indissociables ; et les critiques faites à l’une…valent également pour l’autre » (Miège, 2005, p. 91). Nous désignons par « journaliste communicateur », celui qui communique des discours et non pas des faits. C’est le journaliste qui s’intéresse à la communication politique et institutionnelle au point que sa fonction bascule vers la publicité et la propagande. Dans ce cadre, des discussions sont en cours afin de proposer une loi interdisant la publicité pour les partis politiques, a annoncé Kamel Laabidi, le directeur de l’Instance Nationale pour la Réforme de l’Information et de la Communication (INRIC), lors d’une conférence de presse organisée le mardi 9 août 2011 (En ligne,www.politik.tn, 12 août 2011). Page consultée le 20 octobre 2011. D’informateurs, les journalistes spécialisés deviennent parfois des attachés des ministres, des communicateurs des institutions…Ou ce que S. Balima décrit comme « un journalisme d’accompagnement des activités institutionnelles » (Balima, 2006, p. 192). Comme nous l’avons déjà noté à propos de l’activité journalistique dans les pays nordafricains, les journalistes ont plusieurs activités : ils sont communicateurs, diffuseurs de l’information officielle, sources d’informations, etc. (Chabbeh, 2005 b). Pendant cette période du « printemps arabe », ils sont même devenus des commentateurs de l’actualité nationale et internationale et même des provocateurs pour certains d’entre eux. Il y a donc eu un glissement du rôle de journaliste, comme le rappelle Y. Lavoinne, d’un rôle d’informateur, pour qui prime le fait et sa relation, à celui d’un communicateur dont l’objectif est de mettre les nouvelles dans une forme accessible et attirante. Il semble donc qu’il existe un lien entre la diminution de certaines pratiques anciennes et ce glissement vers un journalisme de communication. On se demande si cette évolution s’explique par « l’entrée dans l’ère de la communication » (Lavoinne, 1991, p.161) et par son « étonnant pouvoir d’attraction » (Miège, 2005 b, p. 5). Enfin, l’évolution des pratiques de journaliste, de l’information en provenance des institutions et de la spécialisation, invite à s’interroger sur les compétences, le professionnalisme et le savoir-faire du journaliste d’aujourd’hui. En Tunisie, la définition d’un journaliste professionnel n’est pas acceptée comme synonyme de compétence et de spécialité, mais ce sont d’une part le décret du 16 mai 1935, inspiré par la loi française du 29 mars 1935, et d’autre part le code du travail du 30 avril 1966 qui précisent le statut des journalistes. Le législateur définit le statut des journalistes en tant que catégorie professionnelle sans préciser pour autant ce qu’il en est de l’activité journalistique, de ses acteurs, de ses nouveaux entrants, etc. C’est pourquoi il existe un décalage entre la définition législative, et ce qui se passe réellement au niveau de la profession. La réalité montre que la profession est exercée par plusieurs acteurs qui n’ont parfois rien à voir avec le métier et qui n’ont aucune formation spécialisée en journalisme. C’est ce qu’ont constaté certains journalistes « Il n’y a pas de coopération, ni consultation, ni de dialogue, ni de formation de ces journalistes à la presse spécialisée » [Journaliste, Achourouk, 22 mars 2011].

Conclusion

Dans cet article, nous en sommes venus finalement à repérer un mode de spécialisation propre aux journaux tunisiens. Il s’agit d’une spécialisation thématique et d’une polyvalence sollicitée. Néanmoins, cette spécialisation n’est pas encore bien développée, car des problèmes liés à la libertéd’expression et à l’accès aux informations publiques persistent encore. Les nouveaux arrivés sont des personnes maîtrisant des sujets complexes et des informations techniques dans des domaines spécifiques, mais ils ne sont pas des “experts”. Les directeurs des journaux requièrent la spécialisation et la polyvalence. Ils insistent sur le fait que le journaliste qui travaille dans un quotidien d’informations générales soit capable de réaliser toutes les tâches et de se déplacer d’un service à un autre. En effectuant la tâche de simplification et de vulgarisation de l’information, le rôle du journaliste dépasse parfois cette fonction, pour devenir un rapporteur des discours institutionnels, ou un communicateur, ou un porte-parole, d’où le risque d’établir une banalisation de l’information et de perte de sa crédibilité. Par cette recherche sur la question de spécialisation qui est étroitement liée à la question des libertés de la presse et d’expression et au droit d’accès aux informations, on entend contribuer à identifier les difficultés que les journalistes rencontrent. Cette question est devenue fondamentale notamment après la révolution du 14 janvier 2011, tout en sachant que la liberté de presse et l’accès illimité aux informations publiques ne peuvent pas se réaliser du jour au lendemain, que cela nécessite pour plusieurs acteurs de déployer des efforts et de penser cette question à long terme. A cela, on ajoutera que le milieu des journalistes est à la fois résistant et fragile au sens de (Bourdieu, 1996, p. 12). Il est donc en perpétuelle mutation, notamment pendant ce « printemps arabe » où les questions de formation, du cadre juridique et organisationnel et de relation au public ont été posées.

Notes

(1) Ce sont des personnes ayant deux ou quatre ans de formation générale à l’enseignement supérieur dans des spécialités telles : le droit, l’économie, la littérature, etc. Ces nouveaux arrivés exercent le journalisme sans avoir eu les compétences et les formations minimums pour pouvoir accéder à la profession de journaliste.

(2) Bernard Miège revient sur cette notion de l’espace public et il nous montre une nouvelle configuration de l’espace public contemporain dans ses différentes contraintes structurelles. -Miège, Bernard, (2010). L’espace public contemporain : approche info-communicationnelle, Grenoble : PUG, 227 p. (Collection « Communication, médias et sociétés »).

(3) « Lotfi Hajji. Président du Syndicat des Journalistes Tunisiens. « La presse indépendante en Tunisie est un leurre », (en ligne), http://www.emploialgerie.com/actualite/71240-lotfi-hajji.-president-du-syndicat-des-journalistes-tunisiens.html. Page consultée le 30 juillet 2010.

(4) « Nouveau code de presse. De la restriction à la liberté », la presse, le 29 juillet 2011, (en ligne), www.lapresse.tn . Page consultée le 29 juillet 2011.

(5) Cette étude à été publiée sur le site de Transparency international : « L’accès à l’information publique en Tunisie », (en ligne),
http://transparencymaroc.ma/uploads/raports_maghrebins/ACINFO_Tunisie.pdf. Page consultée le 25 avril 2011.

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Auteur

Sameh Chabbeh

.: Docteure en Sciences de l’Information et de la Communication et auteure de plusieurs publications sur les Tic et les pratiques professionnelles, Laboratoire GRESEC, Université Stendhal, Grenoble 3- ICM.