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L’accès au patrimoine écrit en ligne : analyse structurelle et réflexion prospective sur un cas français

31 Jan, 2012

Résumé

Cet article présente les résultats d’une analyse structurelle menée sur la réédition numérique d’un type particulier de patrimoine écrit – la presse locale du XIXe siècle. Il expose la multiplicité des variables concourant à modeler le devenir de l’accès numérique au patrimoine écrit : ce dernier est à penser dans un temps long, et repose autant sur des avancées technologiques, sur des variables organisationnelles et juridiques, que sur les représentations et les pratiques que les institutions communicantes construisent autour des évolutions du web, de leurs missions, de leurs usagers, et des objets du patrimoine.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Brun-Picard Céline, Lallich-Boidin Geneviève, « L’accès au patrimoine écrit en ligne : analyse structurelle et réflexion prospective sur un cas français« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°12/1, , p.23 à 31, consulté le samedi 21 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2011/varia/02-lacces-au-patrimoine-ecrit-en-ligne-analyse-structurelle-et-reflexion-prospective-sur-un-cas-francais/

Introduction

La question de l’évolution de l’accès au patrimoine sur le web est aujourd’hui débattue par un nombre croissant de professionnels des bibliothèques et de chercheurs, en Informatique et en Sciences de l’Information et de la Communication. Elle est d’abord formulée en termes d’« enjeux », par les experts engagés dans des projets de numérisation. Ceux-ci s’inquiètent du devenir des projets développés de part et d’autre, ou s’interrogent sur l’avenir de leur profession (Syren, 2009 ; Weestel, 2009). Elle sous-tend également le développement actuel des recherches opératoires visant à « valoriser » le patrimoine écrit sur le web (Bougy, Dornier et Jacquemard, 2011). Elle est enfin traitée, par des chercheurs en SIC, sous l’angle du modèle économique et de la pérennité des projets de réédition. Au terme d’une analyse des pratiques de rééditions numériques de la presse ancienne à l’international, Agnieszka Smolczewska-Tona et Geneviève Lallich-Boidin (2008) discutent l’état « parcellaire et peu coordonné » des initiatives de réédition numérique de la presse française. Traitant du partenariat public-privé en matière de numérisation du patrimoine, Ghislaine Chartron (2010) propose de « dépasser l’opposition entre une logique libérale visant la privatisation avec des exigences de rentabilité à court terme et une logique qui serait en attente perpétuelle de perfusions d’argent public » (p. 84). Pour sa part, Emmanuelle Chevry (2011) dresse un état des lieux des contraintes techniques, juridiques et institutionnelles liées à la numérisation du patrimoine écrit dans les bibliothèques françaises.

C’est dans ce contexte ainsi présenté, que nous proposons de nous emparer, à notre tour, de la question du devenir de l’accès en ligne au patrimoine écrit numérisé. Au-delà de l’exposé des contraintes auxquelles sont confrontées les bibliothèques municipales, nous avons choisi de développer une analyse structurelle de la réédition numérique d’un type particulier de patrimoine écrit – la presse locale du XIXe siècle en France – visant à dégager la multiplicité des variables concourant à modeler le devenir de l’accès numérique au patrimoine écrit, et à distinguer, dans une perspective prospective, ce qui, dans les transformations possibles des pratiques et des usages liés au patrimoine numérique, « relève des rigidités à la fois techniques et organisationnelles de la société et qui apparaîtra donc comme des invariants, et ce qui relève des changements possibles plus ou moins profonds des comportements et des représentations » (Plassard, 2002).

Après avoir précisé le cadre dans lequel la présente étude s’inscrit, nous exposons les résultats de notre analyse en trois points successifs, qui représentent autant de caractéristiques du phénomène de réédition numérique de la presse ancienne : la multiplication des initiatives constitue une manifestation de l’impératif de « valorisation » en développement dans les bibliothèques ; leur dispersion témoigne de difficultés concrètes dans la mise en œuvre des projets, mais qui peuvent trouver des issues ; la fabrication des accès à l’information dépend enfin d’un jeu complexe de représentations construites, dans un temps long, autour de l’usager, du web, et des missions de l’institution patrimoniale. La conclusion est enfin l’occasion de dresser un bilan et d’énoncer les tensions principales sur lesquelles se joue, selon nous, le devenir de l’accès en ligne au patrimoine écrit.

Une remise en cause des approches technocentrées

Ce travail est issu du projet de recherche CANU XIX (Canards Numériques du XIXe siècle) financé par le Cluster 13 de la Région Rhône-Alpes. Nous nous appuyons sur une série de discours d’accompagnement et de récits de projets produits par les professionnels des bibliothèques et les pouvoirs publics sur les opérations de numérisation et de mise en ligne du patrimoine écrit, pour dessiner les évolutions de la réédition numérique de la presse patrimoniale. Précisément, nous proposons de prendre de la distance par rapport aux approches technicistes qui, pour resituer les usages du patrimoine en ligne, sont strictement centrées sur les avancées technologiques.

Nous constatons notamment que les usagers, en tant que réalités, sont souvent absents des discours officiels sur la réédition numérique du patrimoine, et que leur sont préférés les usages possibles, issus de l’avancée des applications du web. La contribution de Christine Albanel à un récent numéro de Culture & Recherche (Albanel, 2009) montre par exemple que les approches des pouvoirs publics sont marquées par cette « forme d’automacité qui existerait entre disponibilité du matériel et usages de celui-ci », décrite par Philippe Bouquillion et Isabelle Pailliart (2006) s’agissant des politiques locales liées aux technologies de l’information et de la communication (TIC) : les « usages » renvoient aux potentialités des techniques et la complexité des pratiques est occultée(1).

Nous posons ainsi pour hypothèse que les (ré)éditeurs et leurs logiques, les usages, et les technologies numériques sont autant de « variables clés » qui pèsent sur l’évolution de l’accès numérique au patrimoine écrit.

Notre analyse a d’abord visé à identifier les acteurs des opérations de mise en ligne de la presse patrimoniale, ainsi que les relations entre ces acteurs. En France, les bibliothèques peuvent être légitimement considérées comme les principaux « maîtres d’ouvrage » des projets de réédition numérique de la presse locale ancienne, et les travaux sont financés par des fonds publics, à la suite d’appels à projets de numérisation. Rares sont les organismes de presse à s’être déjà engagés dans de tels projets. En dehors du cas d’Ouest France, qui s’est très tôt investi dans la mise en ligne de la collection Ouest Eclair (1899-1944), les organismes de presse développent plutôt d’autres modes de valorisation de la presse ancienne, et notamment la rétrospective sur support papier(2). Les archives départementales, qui disposent de collections de quotidiens ou hebdomadaires locaux « parfois fort anciennes et complètes » (Tesnières et Claerr, 2009), sont également présentes sur ce créneau, mais elles affichent aujourd’hui d’autres priorités en matière de numérisation et de réédition numérique de leurs fonds.

Sur la base d’une étude des discours d’accompagnement et de retours d’expérience d’acteurs de la mise en ligne, nous exposons les caractéristiques principales du fonctionnement de la réédition numérique du patrimoine écrit, et identifions quelques nœuds sur lesquels le devenir de la réédition numérique peut se jouer.

Loin de voir dans les SIC le lieu de la prédiction des pratiques sociales, nous pensons que les SHS peuvent contribuer à éclairer les enjeux, plus ou moins apparents, et les évolutions, plus ou moins marquées des pratiques. Notre propre réflexion prospective n’a elle-même d’intérêt que dans la mesure où elle participe au débat sur les évolutions de l’accessibilité du patrimoine écrit en ligne.

La manifestation d’un impératif communicationnel de « valorisation »

La presse locale et régionale occupe une place importante dans les fonds d’histoire locale des bibliothèques, en particulier depuis l’instauration du dépôt légal pour les périodiques. Le fonds d’histoire locale inscrit « l’enracinement de la bibliothèque dans la ville ou le terroir qui l’entoure » (Hauchecorne, 1982) et « fait la fierté des bibliothèques et des centres de documentation » (Claerr, 2009). Cela explique pour partie seulement la multiplication actuelle des projets de réédition numérique de fonds locaux défendus par les bibliothèques. Celle-ci n’est en effet pas étrangère au développement d’une « obligation de communication » (Miège, 1989) dans les bibliothèques. Cet impératif, dit de « valorisation », constitue une première tendance lourde dans l’évolution des logiques sociales des institutions du patrimoine.

L’origine de la mise en ligne de la presse locale ancienne est à situer en 2004, avec le lancement, par le Ministère de la Culture et de la Communication, du Plan d’Action pour le Patrimoine Écrit (PAPE). L’objectif est de « mieux connaître et d’améliorer les conditions de conservation, de signalement et de valorisation du patrimoine écrit en Région » et de soutenir les actions de conservation, de signalement et de valorisation menées par les collectivités territoriales qui en ont la charge. L’année suivante, la Bibliothèque Municipale à Vocation Régionale de Marseille-l’Alcazar est la première à bénéficier d’un financement de l’État pour la numérisation d’un fonds de périodiques régionaux du XIXe siècle (1860-1920), par l’intermédiaire du plan national de numérisation du gouvernement. Jusqu’à cette date, les fonds anciens de presse locale avaient été éloignés de ce plan (pourtant initié en 1996). Dans la présentation de l’appel à projets 2003 est ainsi précisé que « les projets ne doivent pas porter sur […] les fonds de cartes postales, les fonds de presse régionale ou locale, les fonds d’affiches qui ne sont pas prioritaires en raison de la multiplicité des exemplaires disponibles et des risques de redondance »(3).

Historiquement, les bibliothèques françaises se sont d’abord emparées de la technologie numérique pour préserver et mieux conserver leurs fonds patrimoniaux. Ceux-ci apparaissent difficiles à protéger ; leur consultation les fragilise encore davantage. Les avancées technologiques ont bientôt permis, à des coûts plus abordables, de multiplier les accès aux contenus des journaux numérisés, et les traitements automatisés de reconnaissance des caractères ont rendu possible, du côté de l’utilisateur, l’interrogation en plein texte des collections. Internet et la technologie hypertexte offrent encore de nouvelles perspectives en matière d’accès à distance des collections.

Depuis 2005, les appels à projets de numérisation imposent aux bibliothèques d’inclure dans leurs projets, un volet de « valorisation » du fonds numérisé. La politique nationale de numérisation du patrimoine affiche en effet l’ambition de démocratiser la culture ; son objectif est « de permettre sa sauvegarde mais aussi de favoriser son accès à tous »(4). Si bien qu’aujourd’hui, il semble difficile de déterminer, de la conservation ou de la valorisation, quelle est la motivation première des bibliothèques à rééditer leurs fonds patrimoniaux.

Dans leurs écrits les plus récents des professionnels des bibliothèques, Internet est affiché comme étant « bien plus qu’un simple moyen nouveau de diffusion » (Syren, 2009) ; le numérique se voit attribuer la responsabilité d’être « un outil au service du patrimoine vivant » (Westeel, 2009). La réédition numérique des fonds anciens est à la fois conçue comme une opportunité de conquérir de nouveaux publics et d’engranger de nouveaux types de lectures, et comme un service à rendre aux utilisateurs des fonds papier ou microfilmés.

« L’obligation de communication accompagne [aussi] la concurrence que se font les institutions sociales dans leurs champs respectifs » (Miège, 1996 ; 211) : ainsi, le « passage au numérique » (Westeel, 2009) du patrimoine et de la bibliothèque traditionnelle questionne le métier de bibliothécaire et les missions de l’institution. Depuis les années 1970-1980, ces derniers connaissent en effet une profonde évolution avec l’avènement de l’informatique et des TIC. Si l’impact des technologies sur les métiers de la documentation a autrefois pu être dramatisé (Fondin, 1987), le débat sur la désintermédiation documentaire se déplace progressivement, depuis environ cinq ans, vers celui des enjeux de l’édition et de la réédition numériques comme nouvelle forme de médiation documentaire. La « base » (Westeel, 2009) serait de rendre visibles les contenus aux moteurs de recherche. Certains bibliothécaires préconisent même de rejeter le « conformisme médiatique », et de mettre en place une véritable stratégie éditoriale pour les fonds numérisés, tout en pointant les dérives potentielles du passage de la « logique de l’accès par la recherche » à la « logique de promotion » (Syren, 2009).

Un dépassement des « obstacles » juridiques, organisationnels, et techniques ?

Une deuxième grande caractéristique de la réédition numérique de la presse locale tient au fait que les initiatives se développent inégalement sur le territoire français, et restent « parcellaires et peu coordonnées » (Smolczewska-Tona et Lallich-Boidin, 2008). Emmanuelle Chevry (2011) dresse un constat similaire à propos de la numérisation du patrimoine écrit français, qu’elle diagnostique comme une conséquence de la complexité des opérations de numérisation, comme le résultat des contraintes juridiques liées au droit d’auteur et comme l’effet de spécificités administratives et organisationnelles des bibliothèques municipales, conduisant à des difficultés de coordination au niveau national. Les acteurs des projets de réédition numérique de la presse patrimoniale évoquent quant à eux moins les obstacles juridiques que « le manque de moyens humains, techniques et financiers » (Westeel, 2009) ; le travail collaboratif et les partenariats apparaissent comme deux des moyens possibles pour dépasser les obstacles.

La naissance de l’association BiblioPat, en mai 2006, dédiée à la mise en réseau des professionnels de la conservation, du traitement et de la valorisation des fonds à vocation patrimoniale, et l’idée de « Schéma directeur du numérique en bibliothèque » développée en 2007 dans le rapport Livre 2010 du Centre National du Livre (Barluet, 2007), illustrent la nécessité des bibliothèques de travailler en réseau pour conserver, gérer, et valoriser leurs fonds patrimoniaux. Actuellement, selon Isabelle Westeel, les établissements connaissent des difficultés pour construire, maintenir et pérenniser une offre numérique ; la fragilité de leurs projets « tient souvent, dans l’ordre, au manque de moyens humains, techniques, financiers » (Westeel, 2009). Le travail collaboratif, entre bibliothèques en Région, et/ou avec la Bibliothèque Nationale de France, apparaît comme une solution prometteuse, dans l’espoir de contribuer à terme à « la future Bibliothèque Numérique de France » (Westeel, 2009).

Plus polémique, le recours au partenariat avec Google n’est encore le fait, en France, que de la Bibliothèque Municipale de Lyon. Les accords entre Google et les bibliothèques stipulent que le choix des ouvrages à numériser doit être fait par les établissements, que la numérisation et l’indexation sont aux frais de Google, et qu’une copie de ces données est livrée à la bibliothèque. Seuls les ouvrages libres de droits et antérieurs au XXe siècle sont numérisés. Le recul manque pour apprécier le succès ou l’insuccès de l’opération : le programme signé entre la Ville de Lyon et Google pendant l’été 2008 devrait s’étaler sur 7 ou 8 ans. Néanmoins, quelques auteurs (minoritaires) y voient une des seules opportunités possibles pour pérenniser la numérisation des fonds patrimoniaux : puisqu’en France, « les collections patrimoniales […] sont […] entretenues par le biais de l’argent public, celui du contribuable-électeur », « les initiatives [de réédition numérique des fonds] sont […] parcellaires, peu ou pas coordonnées, leur espérance de vie est faible car elles sont tributaires de crédits glanés çà et là, dans le cadre d’un contrat. Sauf à opter pour Google […]. » (Smoltzsweska-Tona et Lallich-Boidin, 2008).

Il n’en demeure pas moins que le mode de financement de la réédition numérique des fonds patrimoniaux par les pouvoirs publics, par voie d’appels à projets de numérisation et, depuis 2009, par voie d’appel à projets « services numériques culturels innovants », contribue à la mise en concurrence des bibliothèques, et pourrait bientôt accentuer la course à l’innovation technologique en matière de bibliothèques numériques. Si les établissements documentaires sont actuellement appelés à travailler ensemble, les collaborations affichées sont moins d’ordre technologique (choix des outils de mise en ligne et de leurs fonctionnalités) que purement bibliothéconomique. Ainsi en est-il du schéma directeur du numérique en bibliothèque qui « pourrait rassembler un guide des bonnes pratiques et des normes à utiliser, qui organiserait le recensement et l’analyse des projets de numérisation menés en bibliothèque, proposerait des solutions pérennes en matière de conservation numérique, et enfin favoriserait l’émergence de relais régionaux en matière de coordination des politiques numériques. » (Barluet, 2007).

La fabrication des dispositifs : un jeu complexe de représentations

La fabrication des dispositifs numériques et des accès à la presse patrimoniale dépend enfin d’un jeu complexe de représentations, qui permettent d’envisager l’évolution de l’accès au patrimoine numérisé sous un nouvel angle.

La fabrication des dispositifs numériques et des accès à la presse patrimoniale dépend d’abord du modèle construit par le concepteur à propos des « besoins, possibilités et limitations de l’utilisateur type » (Coutaz, 1990). Les enquêtes d’usages, d’évaluation et de satisfaction se multiplient sur les dispositifs existants (Paganelli, Mounier et Pouchot, 2011) mais les connaissances demeurent insuffisantes sur les usagers et les pratiques numériques liées au patrimoine. Si les choix politiques sont « soumis au caractère sans cesse innovant et fluctuant des techniques » (Bouquillion et Pailliart, 2006), il nous semble toutefois que le montage et la gestion en local des projets de réédition numérique des fonds patrimoniaux par les établissements documentaires tendent à tempérer la course aux nouvelles technologies s’agissant des applications liées au patrimoine. Pour expliquer les choix des fonctionnalités de sa bibliothèque numérique, la Ville de Bourg-en-Bresse met ainsi en avant sa « démarche correspondant à un constat usage/usagers fait à partir de l’expérience acquise ar la Section Patrimoine à la Médiathèque Vailland avec son public qui est large est varié » : « l’approche choisie est avant tout visuelle et hiérarchique » ; « elle permet à l’utilisateur de s’approprier un document sans être effrayé ou intimidé par la culture générale souvent nécessaire pour l’appréhender »(5).

Par ailleurs, les travaux sur les dispositifs d’écriture numérique du patrimoine muséal (Desprès-Lonnet, 2009) et photographique (Gellereau et Casemajor-Loustau, 2009), montrent que les choix techniques et la stratégie éditoriale des bibliothèques n’engagent pas qu’une certaine conception de l’usager : les professionnels sont aussi ancrés dans leurs pratiques antérieures de constitution de bases de données dédiées à la recherche documentaire. La pertinence de la transposition de ces analyses se vérifie dans le cas de la réédition numérique de la presse patrimoniale. Ce n’est qu’à partir de la mise en fonction de l’application Google Books, en décembre 2004, que les bibliothèques françaises se contraignent à numériser en mode texte, en vue de la recherche dans le document lui-même (et non seulement dans les champs utilisés pour la description du document). Une observation de l’agencement des contenus à l’écran laisserait également déceler le poids de la structure de base de données – catalogue dans de nombreux sites offrant accès à la presse patrimoniale(6).

Enfin, les choix techniques et la stratégie éditoriale peut aussi dépendre d’hypothèses formulées sur le devenir du web et sur la place qu’y occuperont les institutions patrimoniales. L’exemple de l’application développée par la Bibliothèque Municipale de Lyon Part-Dieu pour la collection du Progrès Illustré de Lyon (1890-1905) est particulièrement éclairant à cet égard, quoique très spécifique dans le paysage français, et non représentatif de l’ensemble des projets de réédition numérique de la presse locale ancienne en France. L’idée expérimentée a été d’enrichir sémantiquement une sélection d’articles de journaux, au fil des textes : le lecteur est invité à naviguer sur le web pour trouver des informations complémentaires par ailleurs, notamment sur des personnes, à partir de leurs noms. Les liens passeurs proposent aujourd’hui de consulter ou de contribuer aux articles de Wikipédia. L’application créée est donc délibérément ouverte, de manière à constituer un maillon d’une chaîne documentaire plus complexe. Le traitement documentaire, au-delà de la mise en ligne brute des textes, consiste en un travail approfondi sur la collection (création d’index de personnes citées, de parcours de lecture, de dossiers thématiques…) et l’ensemble de la plateforme est dédiée à s’insérer dans un web en devenir, défini comme « collaboratif » et « sémantique », et où les bibliothèques « auront un rôle à jouer »(7).

Conclusion

Parvenir à identifier les perspectives d’avenir du secteur de la réédition numérique du patrimoine n’est pas chose aisée. Nous avons voulu montrer ici, en développant le cas de la presse locale ancienne en France, qu’il convient de ne pas tomber dans le déterminisme technologique. Les logiques sociales ont une importance certaine dans l’évolution du secteur, même si a contrario, « la technique est à la fois la condition et le résultat de nos projets » (Bachimont, 2005).

Appliquée à notre terrain, l’analyse structurelle menée nous permet d’éclairer les enjeux de la communication patrimoniale des bibliothèques sur le web. La réédition numérique est une des manifestations d’un impératif communicationnel dit de « valorisation » dont le développement est d’autant plus majeur dans les bibliothèques qu’il résulte de la conjonction de plusieurs facteurs liés à la politique nationale de numérisation du patrimoine culturel, à un idéaltype de médiation culturelle visant à faire « vivre » le patrimoine, et à l’environnement concurrentiel dans lequel évoluent les bibliothèques. Tout laisse à penser qu’en l’absence d’instabilités particulières dans le « monde extérieur » à la réédition numérique du patrimoine (catastrophe naturelle de très grande ampleur ou guerre, par exemple), les initiatives de réédition numérique de la presse se multiplieront davantage encore en France dans les années qui viennent, conduisant à l’augmentation du nombre de corpus en ligne.

Tout en relevant que les usages et les pratiques de réédition numérique sont jeunes et non stabilisés, nous avons aussi montré que la situation actuelle est marquée par une triple tension, dont les nœuds se situent respectivement : entre l’idéaltype de communication patrimoniale et les logiques socio-économiques des institutions, entre le temps court de la technologie et le temps long des usages, et entre l’idéaltype de médiation culturelle et les traditionnelles approches bibliothéconomiques et documentaires des bibliothèques.

Les résultats obtenus mériteraient toutefois d’être complétés : la présente étude n’a traité que des principaux acteurs du secteur de la réédition numérique de la presse locale ancienne, et n’a fait qu’effleurer le panel des acteurs « satellites » : entreprises de presse, chercheurs, ou encore industriels.

Conduit à son terme, notre cheminement nous permet donc de mettre en exergue l’existence de variables concourant à modeler le devenir de l’accès numérique au patrimoine écrit : l’évolution de l’accès au patrimoine écrit sur le web est à penser dans le temps long des usages et des pratiques, et repose autant sur des avancées technologiques, sur des variables organisationnelles et juridiques, que sur les représentations et les pratiques que les institutions communicantes construisent autour du web et des objets du patrimoine.

Notes

(1) Le troisième enjeu est celui du développement des usages du patrimoine numérisé. Trois pistes semblent particulièrement prometteuses : la transmission des savoirs et les usages éducatifs, l’offre culturelle numérique des institutions pour leurs visiteurs ; les usages web 2.0 qui démultiplient la réutilisation des contenus patrimoniaux et favorisent la participation des publics et la création de nouvelles ressources »Albanel, 2009)

(2) Cf. par exemple « l’ouvrage collectif » du Dauphiné Libéré : 60 ans d’actualité en 100 unes, 1945-2005.

(3) En page 16 de la présentation de l’appel à projets 2003, intitulé « Valorisation du patrimoine national dans l’espace culturel numérique ». Le texte de cette présentation est disponible en ligne : http://www.culture.gouv.fr/culture/mrt/numerisation/fr/politique/documents/aap_2003_presentation.pdf (consulté le 5 juillet 2009)

(4) Allocation de Renaud Donnedieu de Vabres, Ministre de la Culture et de la Communication de 2004 à 2007, lors de l’inauguration de « Villette Numérique » le mardi 21 septembre 2004. En ligne : http://discours.vie-publique.fr/notices/043002577.html (consulté le 5 juillet 2009)

(5) Témoignage de l’agent chargé de la numérisation et de la publication des fonds patrimoniaux du Réseau de lecture publique de la Ville de Bourg-en-Bresse.

(6) Il s’agit là d’un des résultats de notre observation approfondie des dispositifs de réédition numérique de la presse ancienne, qui, compte-tenu du format de l’article, ne sera pas exposée ici.

(7) Ces termes sont empruntés aux chargés de projet de réédition numérique de la Bibliothèque Municipale de Lyon Part-Dieu (entretien du 14 avril 2009).

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Auteurs

Céline Brun-Picard

.: Céline Brun-Picard est doctorante en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université Lyon 1, membre de l’équipe de recherche lyonnaise en sciences de l’information et de la communication (ELICO), et ATER à l’IUT2 de Grenoble. Anciennement documentaliste spécialisée dans le domaine des risques majeurs, elle s’intéresse aux pratiques informationnelles et aux comportements des utilisateurs en recherche d’information, ainsi qu’aux pratiques de médiation des professionnels de l’information et du livre. Sa thèse (en cours) porte sur les pratiques de valorisation de la presse patrimoniale sur le web.

Geneviève Lallich-Boidin

.: Geneviève Lallich-Boidin est professeur en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université Lyon 1 et membre de l’équipe de recherche lyonnaise en sciences de l’information et de la communication (ELICO). Ses travaux de recherche portent sur deux thèmes principaux : les jeux d’articulation de langages différents dans un même document (documents techniques, textes mathématiques, cartes, etc.), et le temps et les documents numériques.