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La question des blogs dans la presse : pour une « amélioration » des pratiques journalistiques ?

27 Jan, 2012

Résumé

La question des pouvoirs démocratiques des blogs est une question sociétale fréquemment réactualisée par une variété d’instances (médiatiques, politiques, économiques, sociétales, et scientifiques), et ce à l’occasion d’actualités diverses (lors de leur émergence ou à propos du printemps arabe par exemple). Le développement de la recherche à leur propos est fertile dans bien des disciplines ; certains travaux technodéterministes prêtent au « nouveau » dispositif technique des pouvoirs qui changeraient la société en profondeur, d’autres s’appliquent à infirmer ces idées et à mettre en lumière la complexité des évolutions liées à l’internet.
Nous reposerons ainsi la question, volontairement naïve (au regard de la recherche abondante qu’elle a déjà motivée), du pouvoir des blogs à la lumière du journalisme. Ainsi, les blogs permettraient-ils une amélioration du journalisme ?
Cette question sera traitée à partir d’une étude de cas du journal Le Monde : des entretiens semi-directifs auprès d’acteurs à des échelles hiérarchiques variées de l’entreprise de presse (décideurs, journalistes, managers), l’analyse de contenu d’un corpus d’articles parus dans Le Monde et portant sur les blogs, une observation de courte durée, et l’analyse exploratoire d’un blog du Monde.fr portant sur la couverture en ligne des actualités liées au printemps arabe.

In English

Abstract

Whether blogs carry democratic powers is a societal question that is frequently updated by various instances (media, political, economic, societal, scientific) at times of related news (when blogs started developing, of during the late Arab Spring for example). Related research is fertile in many fields, some technodeterminist work lends this « new » device powers that change society in depth, others focus on invalidating such ideas and enlightening the complexities of internet related evolutions.
Thus, we aim here to re-ask the voluntarily naïve question (especially with regard to the amount of research it has already driven) of blogs’ power in the light of journalism. Do blogs improve journalism?
This question will be answered with a study case of French newspaper Le Monde: semi-structured interviews with actors at different hierarchical levels of the news company (directors, journalists and managers), a content analysis of a corpus of articles from Le Monde and mentioning bogs, a short period of observation inside the company, and an exploratory analysis of a blog from Le Monde.fr that covers the internet coverage of news related to the Arab spring.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Salles Chloé, « La question des blogs dans la presse : pour une « amélioration » des pratiques journalistiques ?« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°12/3, , p.97 à 112, consulté le mercredi 13 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2011/supplement-a/06-la-question-des-blogs-dans-la-presse-pour-une-amelioration-des-pratiques-journalistiques/

Introduction

Le débat sociétal sur la dimension « démocratique » dont relèveraient les blogs est régulièrement actualisé. Depuis leur émergence, de nombreux travaux scientifiques ont été menés à leur sujet : certains, technodéterministes, prêtent au « nouveau » dispositif technique des pouvoirs pouvant changer profondément la société ; d’autres s’appliquent à infirmer ces idées et à mettre en lumière la complexité des évolutions liées à l’internet (Miège, 2007 ; Rebillard, 2007).
Parce que cette question se trouve régulièrement soulevée, malgré la difficulté d’acquisition d’une visibilité sur le web (démontré notamment par Rebillard, 2007), et la réalité de la fracture numérique (à l’échelle géographique, mais aussi au niveau des compétences informatiques requises pour ne serait-ce qu’utiliser l’internet), malgré le fait que les blogs existent maintenant depuis bientôt dix ans; nous proposons ici de reposer la question, volontairement naïve, du « pouvoir » des blogs.
Nous y répondrons à partir d’une recherche menée dans le cadre du doctorat. Elle porte sur les enjeux pour Le Monde de la création d’une plateforme de blogs, soit des enjeux économiques, socio-discursifs et organisationnels. Nous remettrons ces données à jour à partir de l’observation d’évolutions récentes dans le journal (produit « journal » et entreprise de presse), et l’analyse exploratoire d’un blog tenu par une journaliste du Monde.fr, etportant sur la couverture médiatique arabe et en ligne du printemps arabe. En effet, le printemps arabe est le dernier événement politique en date ayant participé à la réactualisation du débat portant sur l’utilité démocratique des blogs. De nombreux discours médiatiques, institutionnels et sociétaux clament que ce sont les outils de la communication qui ont permis ces révolutions dans le monde arabe. Ce blog fait appel à cette tendance, mais se trouve-t-il valorisé à son tour au sein du journal Le Monde, afin de participer à la visibilité des événements nord-africains ?
Le débat sociétal au cœur de cette recherche porte sur la dimension démocratique des blogs. Lorsque les « pouvoirs démocratiques » de cet outil se trouvent « invoqués » dans les discours médiatiques (entre autres discours abondants(1)), il s’agît souvent d’une description positive, optimiste de son utilité. Selon ces discours technodéterministes, le blog permettrait l’accès de tous à l’expression publique, incarnant ainsi les idéaux de liberté et d’indépendance de l’expression qui favoriseraient le bon fonctionnement d’une démocratie. La corporation journaliste entretient par ailleurs le mythe d’un âge d’or du journalisme, c’est-à-dire d’un passé meilleur, en brandissant ces mêmes idéaux pour justifier de son existence et de ses pratiques.
Ainsi, les blogs permettent-ils aux médias traditionnels de proposer une information de « meilleure qualité », c’est-à-dire plus indépendante et plus libre, et donc éventuellement plus démocratique ?
Cette interrogation, volontairement naïve, est basée sur l’une des normes de « qualité » que se donne la « profession »(2) journalistique, peut-être la plus importante par sa persistance au travers des âges de la presse et des médias, mais aussi par sa dimension idéologique : son rôle de rouage de la démocratie.
La question est volontairement naïve, et nous ne prétendons pas développer une liste de critères pour décrire ce qui serait un journalisme de qualité, même si la plupart des manuels de journalisme s’y attardent. En effet, Le journalisme est marqué par les cultures au sein desquelles il se trouve développé, imputant à ce dernier un certain nombre de règles variables d’un contexte à l’autre qui assureraient les normes d’une qualité. Le journalisme anglo-saxon se dit favoriser les « faits » (facts) dans l’écriture de l’actualité, les français encourageraient le débat avec la présence d’une plus grande quantité « d’articles d’opinion » (opinion articles) (Chalaby, 1996). De même, le caractère dissident qui fait la réputation du Canard Enchainé, n’est pas une norme de qualité suivie par Le Monde ou La Croix. Enfin, ce qui fait la qualité d’une presse locale, n’est pas ce qui fait la renommée de la presse nationale. Dans un article portant sur la relation compliquée entre les Journalism Studies et les Cultural Studies, Barbie Zelizer évoque ces critères qui feraient des médias d’information états-uniens des médias de qualité : « facts, truth and reality » (En français : « les faits, la vérité, et la réalité », Zelizer, 2004). Des critères qui participent à la mésentente que l’auteure explicite dans son article ; des critères qui évoluent selon leur contexte de référence.
Ainsi, cette recherche prend pour prétexte d’évaluation de la portée d’une norme de qualité que se donne le journalisme, sa condition démocratique, pour proposer un état des lieux des politiques éditoriales du Monde vis-à-vis des blogs.
A partir de la « problématique » présentée ci-avant, cet article est développé selon trois propositions (les deux premières développées lors de la thèse, la troisième impulsée par les récents événements politiques en Afrique du nord) :
1. Le retour régulier de l’argument d’une amélioration de la qualité (outil démocratique) du journalisme par les blogs est symptomatique de l’instabilité des médias traditionnels.
2. Les blogs dans la presse sont l’objet d’un pari à visée économique.
3. Une actualité chaude participerait-elle à faire mieux accepter les dispositifs techniques de communication comme outils d’un journalisme meilleur, plus attaché aux valeurs de la démocratie?
Comme nous l’avons déjà indiqué, nous répondrons à ces hypothèses par le biais de données ayant été recueillies initialement lors du doctorat. Ainsi, elles portent essentiellement sur le journal Le Monde, un quotidien national français dit « de référence », et donc duquel il est attendu une couverture « modèle »(3) de l’actualité. Les choix ayant motivé l’étude du journal Le Monde lors de la recherche doctorale ne sont pas ceux que nous mettrons à l’honneur pour cette étude. Ils se recoupent toutefois : lors du doctorat, Le Monde s’est avéré particulièrement intéressant dans l’étude de sa mise à profit des blogs, puisque les représentations de ces derniers ne semblaient pas aisément aller de pair avec celles traditionnelles, presque institutionnelles, du journal réputé. Pour le présent travail, l’étude du Monde se révélera particulièrement utile puisque ce journal endosse une représentation de journal « de qualité ».
Les deux premières hypothèses seront abordées à partir d’une série d’entretiens semi-directifs effectués à des échelles de hiérarchie variées au sein de l’entreprise de presse du Monde entre 2008 et 2009. Certains arguments se verront renforcés par des données recueillies au sein d’un corpus exploratoire de taille importante composé d’articles du Monde évoquant les blogs et parus entre 2004 (l’année d’ouverture de la plateforme de blogs sur Le Monde.fr) et 2009 (l’année du début de rédaction de la thèse). Ces données ont été collectées à partir de la base de données Factiva, et d’observations notées lors d’une très courte période passée au sein de l’entreprise de presse.
La troisième proposition est liée au printemps arabe, et aux nombreux discours qui ravivent le débat sur les pouvoirs « démocratiques » de l’internet, des réseaux sociaux (Facebook, Tweeter), ainsi que des blogs. L’émergence de ces discours est également l’une des raisons qui nous amène à reposer la question des « pouvoirs » des blogs. A nouveau il est exprimé par de nombreuses et diverses instances que nous avons déjà citées, que ces derniers permettraient un « vrai journalisme », alors que les médias traditionnels seraient épuisés par la corruption, délaissés par les lecteurs en mal de confiance, défavorisés par des équipes de rédaction de plus en plus réduites attelées à leur bureau plutôt qu’envoyées sur le terrain.
Cette troisième proposition restera ouverte, n’ayant pas encore fait l’objet d’une étude de terrain approfondie. Toutefois elle nous permettra de mettre à jour certaines données portant sur les politiques éditoriales de la plateforme de blogs du journal Le Monde, ainsi que de proposer une ébauche de recherche à poursuivre par la suite. Les événements du printemps arabe sont encore très récents, et malgré l’abondance d’articles médiatiques, scientifiques et politiques ayant été publiés à leur suite, nous ne souhaitons pas tirer de conclusions trop hâtives.
Ces trois propositions structureront la suite de l’article. Dans un premier temps, nous ferons état de l’instabilité de l’entreprise de presse du journal Le Monde vis-à-vis des blogs. Nous y interrogerons par ailleurs la mise à profit des discours technicistes enthousiastes dans l’organisation du journal (humaine interne, et du journal « produit »). Par la suite nous tirerons des conclusions plus concrètes sur les réels enjeux liés à la création et la visibilité éditoriale de la plateforme de blogs sur Le Monde.fr. Enfin, nous confronterons ces propositions à des observations portant sur les évolutions récentes de la plateforme de blogs, et tenterons d’étoffer la question de la mise à profit des discours prophétiques sur les blogs dans les mutations des entreprises / industries de presse.

« L’amélioration du journalisme par les blogs », un discours récurrent dans la couverture médiatique, et un symptôme de l’instabilité des médias traditionnels

Un bref rappel historique

Nous l’avons déjà évoqué, les blogs sont aujourd’hui, et depuis près d’une dizaine d’années, régulièrement soulevés dans une abondance de discours émanant des médias, mais aussi d’instances politiques (des études à leur propos, et liés à l’état de la presse, sont commandés par le gouvernement), d’instances économiques (qui interrogent les profits promotionnels d’un tel dispositif de communication), d’instances académiques (qui questionnent leurs pouvoirs, les pratiques qui leur sont liés, les choix éditoriaux dont ils peuvent faire l’objet).
Les discussions se multiplient à propos de ce dispositif technique de communication car il possèderait des « pouvoirs démocratiques » liés à l’indépendante et la liberté de la parole qu’il permettrait. Initialement crées par des informaticiens dans les années quatre-vingt, les blogs consistaient en des journaux de bord accessibles aux internautes (bien moins nombreux à l’époque) dans lesquels leurs créateurs listaient des liens hypertextes variés. La dimension « journalistique » du blog s’est révélée en 1998 lorsque Matt Drudge dévoila l’affaire Lewinsky sur son site « d’actualités » personnel. Alors ont débutées les discussions quant au court-circuitage potentiel dont les blogs pourraient relever pour les médias traditionnels.
Dès 2003, 2004, certains quotidiens nationaux français tentent « l’aventure des blogs » qui sont à l’époque déjà présents outre-Atlantique, et qui font un tabac dans la couverture de la campagne présidentielle états-unienne de 2004. Lors des premières années 2000 et depuis l’éclatement de la « bulle internet », les médias d’information développent une attitude changée vis-à-vis de l’internet : ils passent d’une posture de l’impensé de l’internet (qui s’est illustré par la « simple » mise en ligne des informations), à celle d’un surpensé de l’internet, média duquel il est maintenant beaucoup attendu (économiquement, mais socialement aussi).
Dans de nombreux discours produits par les instances diverses que nous avons déjà citées, l’internet est alors progressivement devenu une « technologie démocratique » dont les outils divers sont les forums, les chats, les blogs ; démocratique car apparemment accessible à tous, et permettant à tout le monde de s’exprimer publiquement. Les représentations auxquelles participent ces discours ont de toute évidence été impulsées par la vision utopienne des premiers élaborateurs du « réseau mondial » qui imaginaient la création d’un « global village » (Flichy, 1999 :80). Cet idéal se trouve réactualisé avec la popularité croissante des blogs dès 2004, qui permettraient donc à tout un chacun de participer aux débats publics sur des questions sociétales variées.

La couverture médiatique des blogs par Le Monde

La popularité grandissante des blogs dans les pays dominants depuis 2004 nourrit l’émergence d’une question sociétale impulsée par la mise à profit du dispositif technique de communication au sein des médias traditionnels en crise: les blogs permettent-ils un meilleur journalisme ?
Cette interrogation se base sur les discours médiatiques portant sur les blogs. Le cas d’un emballement enthousiaste sur les pouvoirs apparemment « démocratiques » des blogs est particulièrement illustré par les récentes révolutions arabes du début de l’année 2011.
Evoquons rapidement dans un premier temps la couverture médiatique des blogs par Le Monde. Elle ne pourra nous donner que des indices sur la manière dont sont effectivement considérés ces dispositifs techniques au sein de l’entreprise de presse, mais ce sont ces propos qui participent à la visibilité des blogs dans l’espace public, et que confronterons par la suite aux données collectées en interne.
Au début de l’année 2004, l’évocation de blogs dans la couverture du journal Le Monde était assez éparse, et elle relevait souvent d’une référence à un sujet traité avec pertinence dans un blog. Par ailleurs il s’agit essentiellement d’articles rédigés par des journalistes dédiés au papier, mais il est utile de préciser que l’équipe du Monde.fr était encore alors très réduite. Ces évocations de « blogs » vont très souvent de pair avec une courte définition de de dont il s’agit : « En étalant sa vie sexuelle sur un site « blog » (journaux intimes), Mu Zimei, chroniqueuse dans un magazine de Canton, a déchaîné un véritable typhon médiatique » (« La cyberlittérature, un nouvel espace florissant », Le Monde, F.B., 19/03/04). « Comme en écho, Marjolaine […] rétorque sur son blog (journal intime sur le Net) » (« Le succès d’un livre lance le débat sur les noirs en France », Le Monde, Philippe Bernard, 27/04/04).
Corine Lesnes, une correspondante du Monde aux Etats-Unis ayant crée son propre blog au sein du Monde.fr (portant alors sur la campagne présidentielle états-unienne, et se généralisant au cours des années sur la culture de ce pays et des actualités diverses), a proposé des « mode d’emploi », et des descriptions de ses pratiques liées aux blogs : « Sur internet, des « blogs » par millions où s’écrivent les journaux intimes de la politique », Corines Lesnes, Le Monde, 18/01/04 ; « Le carnet de campagne d’une journaliste en pyjamas », Corines Lesnes, Le Monde, 4/11/04 ; « La folle nuit américaine des bloggers », Corine Lesnes, Le Monde, 4/11/04. Les articles de Corine Lesnes qui portent sur les blogs font écho par leur enthousiasme à ses propres pratiques régulières de blogging, sa publication presque quotidienne de posts (Tiré de l’anglais, ce terme est employé pour désigner les « entrées » dans le blog, tel un journal intime.).
Mais d’autres articles révèlent les appréhensions des journalistes à leur propos : dans un article intitulé « Tous journalistes » (Le Monde, 29 mai 2004) Bertrand Legendre, journaliste au Monde, soulève le débat de la concurrence dont relèveraient les blogs pour les « vrais » journalistes. Sans condamner pour autant les blogs et l’internet, le journaliste précise que certains blogs relèvent de réelles « pépites », l’inquiétude reste omniprésente dans l’article qui se termine en ces termes : « […] tous condamnés. A l’adaptation. »
Plus récemment, il était coutumier de lire un article intitulé « Les blogs, infos ou influence » (Xavier Ternisien, Le Monde, 6/03/2009), remettant en question la légitimité des blogs, et quelques jours plus tard de voir paraître dans le même journal « Les rebelles de la toile » (Patrice Claude, Le Monde, 12/03/2009), ventant les mérites de l’internet et des « outils » blogs au Caire.
A première vue, la couverture médiatique des blogs fait état d’un débat sociétal animé par des arguments très divers (parfois foncièrement contraires), et qui touche de très près les mêmes corporations (journalistiques) qui participent à rendre cette question publique.
Les discours sur les blogs au sein de l’entreprise de presse
A présent nous nous intéresserons discours exprimés par les médias en interne. Il s’agit essentiellement de propos tenus au sein de l’entreprise de presse Le Monde: nous les identifierons en termes de discours de management, de discours de résistance, de discours de relations publiques.
Nous avons recueillis les propos de décideurs (directeur adjoint, rédacteur en chef), de journalistes dédiés au journal papier et au journal en ligne, et de « managers », soit des personnes travaillant à l’époque (en 2008) sur la communication entre les deux rédactions « papier » et « en ligne » (La rédaction du Monde.fr a émergé et évolué dans des locaux externes à la rédaction du Monde ;  ce n’est qu’en automne 2009 que ces deux rédactions ont été réunies au sein du même toit), ou des consultants.
Malgré leur position hiérarchique élevée dans l’entreprise de presse, et à priori liée aux décisions éditoriales les plus importantes, les décideurs que nous avons interrogé n’ont montré aucun signe de certitude en ce qui concerne les directions de leur journal liées à l’internet, et donc aucune conviction liée à une quelconque nécessité des blogs. Il n’ont exprimé qu’une seule évidence (teintée de technodéterminisme), celle du caractère essentiel de l’internet dans leurs motivations, et sous-jacente, celle de l’incertitude majeure les guidant: « La révolution technologique nous porte, c’est elle qui oriente nos choix. Nous n’avons pas une grande idée de la direction » (entretien, Laurent Greilsamer, directeur adjoint, Le Monde, 8/10/08); « Le papier n’est pas compétent pour une euh, il n’est pas… équipé pour faire la concurrence au site Internet qui est beaucoup plus réactif » (entretien, Alain Frachon, rédacteur en chef, Le Monde, 9/10/08).
Il n’a pas été surprenant lors de nos entretiens auprès de journalistes dédiés au papier que ceux-ci ne soient pas non plus les acteurs les plus convaincus pas l’existence des blogs. Corines Lesnes que nous avons déjà cité, l’une des premières blogueuses de la rédaction du Monde, et correspondante du journal aux Etats-Unis, a malgré tout exprimé du mécontentement à propos des blogs : les lecteurs de blogs se permettraient trop facilement de remettre en question les pratiques des journalistes (entretien, Corine Lesnes, journaliste, Le Monde, 12/06/2008). Par ailleurs, Pascale Santi, une journaliste du Monde spécialisée en Economie et Médias n’a pas montré un avis très prononcé à leur propos. Lorsque nous lui avons demandé si elle tenait un blog : « Non, alors, à un moment je me suis dit pourquoi pas ? Et puis je me suis dit, quel intérêt ? Mon avis n’a pas beaucoup d’intérêt. Enfin ce que je pense moi n’a pas beaucoup d’intérêt, on s’en fiche un peu. » (Entretien, Journaliste, Pascale Santi, Le Monde, 9/10/08). Ces entretiens ne témoignent pas d’une forte dissension liée aux blogs, mais plutôt d’une curiosité tempérée. Toutefois nous avons appris par les personnes travaillant au sein du Desk Numérique – le bureau ayant pour responsabilité la « communication » entre les rédactions du Monde et du Monde.fr – que certains journalistes, et notamment les rubricards (des journalistes spécialisés travaillant depuis très longtemps au sein de la rédaction), se montrent apparemment beaucoup plus contestataires vis-à-vis de ces « nouveaux médias » et de l’internet.
En ce qui concerne les journalistes du Monde.fr, ceux que nous avons rencontrés n’interrogeaient pas l’existence des blogs, et au contraire travaillaient dans le respect des « innovations journalistiques ». Ces journalistes sont en majorité jeunes et récemment issus de formations journalistiques concentrant une partie importante du cursus sur les pratiques liées à l’internet(4).
Pendant de nombreuses années, les journalistes de la rédaction du Monde et de la rédaction du Monde.fr ont très peu été en contact. D’abord, comme nous l’avons déjà signalé, la rédaction du Monde.fr se trouvait dans les locaux de la filiale Le Monde Interactif, dans un autre arrondissement de Paris que les locaux du Monde. Ensuite, ce qui était signalé sur le site du Monde.fr en termes d’ « Interface » entre les deux rédactions, c’est-à-dire un bureau établissant apparemment la communication entre les deux localisations, ne réalisait pas vraiment ses fonctions. Lorsque nous avons interviewé Philippe Le Cœur en octobre 2008, le responsable du Desk Numérique – ayant alors juste été crée pour faciliter la communication entre les deux rédactions, – ce dernier nous révélait l’absence en arrêt maladie prolongé de la personne qui devait auparavant relier les deux instances. Par ailleurs, la fracture entre ces deux déclinaisons du journal semble également admise à l’échelle de la direction, puisque nous le citions précédemment, le rédacteur en chef du journal papier décrit une « concurrence » entre les deux rédactions.
Ainsi, la responsabilité des quatre personnes travaillant au sein du Desk Numérique était de faciliter cette communication auparavant presque inexistante, et d’encourager les journalistes, surtout les rubricards, à développer des pratiques journalistiques multimédias pour le site internet (articles certes, mais aussi blogs, reportages sonores et/ou vidéos). Il s’agissait donc d’établir une zone de consensus entre les deux rédactions qui au cours des années avaient évolué vers une relation plutôt concurrentielle que complémentaire (les uns dénigrant l’internet, les autres tentant de prouver leurs compétences propres et indépendantes). Au moment de nos entretiens, l’ouverture de ce Desk préparait le terrain pour l’union des deux rédactions sous le même toit, ce qui eut lieu en octobre 2009.
Concernant les blogs et la mise à profit de l’internet par la rédaction, les propos tenus par ces « managers » (les employés du Desk Numérique) articulant Le Monde et Le Monde.fr sont les suivants :
« […] les formats ne sont pas les mêmes, […] les relations sont différentes parce qu’on est complètement dans l’interactivité permanente avec nos lecteurs, et qu’on a des possibilités d’archivage […] Tout ça, c’est un fonctionnement nouveau qu’il faut que nous essayions de faire entrer dans la culture des journalistes du papier (…) On accorde une plus grande place aux internautes et à ce qu’ils peuvent nous livrer comme informations. » (Entretien, “journaliste-webmaster”, le Desk Numérique, Le Monde, 9/10/08).
Nous l’avons noté auparavant, les journalistes prennent généralement mal le retour que leur donnent les internautes de leurs écrits, et reprochent à ces derniers de se mêler de compétences et de pratiques qu’ils ne maîtrisent pas. Le technodéterminisme se trouve alors mis à profit de manières différentes selon les trois catégories d’acteurs que nous venons de citer : les journalistes tentent de préserver leur « identité professionnelle » en prononçant des discours de résistance vis-à-vis des blogs (les blogs mettraient en danger les pratiques journalistiques de la corporation) ; les managers quant à eux (à l’échelle des journalistes comme les acteurs travaillant au sein du Desk Numérique, ou à l’échelle des décideurs tels que les consultants de renommée) expriment un discours de management, enthousiaste à propos des blogs, leur prêtant les qualités que nous tentons de déconstruire ici ; enfin, les décideurs font état d’incertitude, tout en adressant la prépondérance de l’internet dans leur avenir, un discours de relations publiques probablement fortement stimulé par les dires de consultants.

Une entreprise de presse en situation d’instabilité

Malgré la précaution prise par les différents décideurs que nous avons interrogé au sein de l’entreprise de presse, et malgré le caractère essentiel qui y est donné à l’internet, les propos de ces derniers « confient » toutefois la situation d’indécision, d’instabilité de l’entreprise vis-à-vis de l’avenir. De manière assez prévisible, les journalistes de la rédaction dédiée au papier se sont montrés inintéressés voir réticents à l’idée d’inclure les « outils » de l’internet dans leurs pratiques quotidiennes (après tout ce sont ces « outils » qui permettent aux internautes de critiquer leurs pratiques, surtout ce sont des outils qui mettent en danger la légitimité de leur statut de journalistes). Enfin, ce sont essentiellement les managers, c’est-à-dire de jeunes employés issus de formations en journalisme aux cursus spécialisés en l’internet, et des anciens technophiles devenus journalistes et spécialistes des « innovations », qui promeuvent les avantages des dispositifs techniques de communication de l’internet. Ils tentent d’impulser et de faire circuler un discours enthousiaste à propos de l’internet et des pratiques à développer au sein de l’entreprise de presse.
Durant cette période, entre la création de la plateforme de blogs sur Le Monde.fr, et 2009, l’année durant laquelle nous avons effectué les derniers entretiens en date, il n’existait donc pas de consensus à propos des blogs au sein de l’entreprise de presse. La diversité des avis sur les blogs et les pratiques liées à l’internet, ajoutée à « la crise » généralisée de la presse, témoignent de l’instabilité et de la fragilité du journal Le Monde alors.
Les blogs n’avaient donc pas été intégrés aux stratégies éditoriales du journal dans l’espoir d’une potentielle « amélioration » des pratiques journalistiques, mais plutôt, comme le suggère l’une des « managers » du Desk Numérique, de chercher à faire accroître le nombre de visites sur le site internet :
« (…) les journalistes ont un retour direct sur leur papier. S’il a plu, il est parmi les plus envoyés, est-ce qu’il ancre une polémique ? Ils le savent tout de suite, car ils le voient dans les commentaires des internautes » (entretien, “journaliste-webmaster”, le Desk Numérique, Le Monde, 9/10/08).
Les journalistes ne sont pas les seuls à pouvoir suivre la popularité d’un article ou d’un sujet, les dirigeants de l’entreprise de presse et du groupe médiatique surtout, savent le nombre de « clics » généré par un événement, et quels dispositifs techniques de communication encouragent un trafic et/ou une fidélisation bénéfique pour la Société. Cette proposition a été confirmée lors d’un entretien avec le consultant de longue date du Monde et du Monde.fr, Jean-François Fogel (à propos des chiffres de l’audience):
« Et ça (…) on les a avec une précision mortelle, tous les jours, donc on sait élément par élément, combien de téléchargements on a eu, qu’est-ce qui s’est passé, ou les gens qui sont allés sur une page, parmi tous les liens qu’il y avait là, sur lesquels ils ont cliqué pour aller ailleurs. » (Entretien, Consultant, Le Monde Interactif, 7/03/08).

Les blogs dans la presse, l’objet d’un pari à visée économique

Les propos analysés précédemment témoignent de l’absence de consensus portant sur les blogs au sein de l’entreprise de presse, et suggèrent la posture incertaine du Monde vis-à-vis de l’internet et de « ses » outils. Toutefois, les crises que connaît la presse depuis près de trente ans, et qui s’illustre particulièrement par les chiffres, pousse à la recherche de solutions qui permettraient éventuellement au secteur de profiter des richesses de l’internet (rendues particulièrement explicites par les investissements financiers élevés qu’il a motivé au tournant du web 2.0, Bouquillion, Matthews, 2010 : 134).
Nous développerons donc par la suite des logiques liées aux stratégies économiques, voire tactiques économiques, de l’entreprise de presse, toutefois elles ne sont pas enrichies des chiffres portant sur le profit économique des blogs, ceux-ci demeurant confidentiels (et ce, même au sein de l’entreprise de presse).

La posture tactique de l’entreprise de presse

Les blogs ne sont donc pas l’objet d’une stratégie éditoriale réfléchie ayant pour objectif d’améliorer la qualité, selon la dimension dite démocratique, du journalisme. Pourtant les propos « d’ouverture à l’audience » laissent entendre dans la bouche des managers qu’il s’agirait d’une valeur ajoutée pour les journalistes dans leurs pratiques quotidiennes. Celles-ci sont essentiellement concernées par l’écriture, la production de l’actualité, et non par les politiques de marché de l’entreprise de presse, nous y reviendrons.
Nous concluions la partie précédente en montrant que les discours portant sur les blogs au sein de l’entreprise de presse révèlent une diversité d’avis, et surtout l’instabilité et l’indécision de l’entreprise de presse à leur propos. En effet, les seuls acteurs porteurs d’un discours encenseur sur les blogs et les dispositifs techniques de communication étaient généralement les employés responsables de leur meilleure intégration / « acculturation » dans l’entreprise de presse, et particulièrement dans les rédactions :
« Tout ça, c’est un fonctionnement nouveau qu’il faut que nous on essaye de faire entrer dans la culture des journalistes du papier. » (Entretien, “journaliste-webmaster”, le Desk Numérique, Le Monde, 9/10/08).
La posture de l’entreprise de presse vis-à-vis des évolutions liées à l’internet et aux blogs se traduit en termes de « tactique » selon la définition que Michel de Certeau lui donne :
« Par rapport aux stratégies (dont les figures successives bougent ce schéma trop formel et dont le lien avec une configuration historique particulière de la rationalité serait aussi à préciser), j’appelle tactique l’action calculée que détermine l’absence d’un propre. Alors aucune délimitation de l’extériorité ne lui fournit la condition d’une autonomie. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère. Elle n’a pas le moyen de se tenir en elle-même, à distance, dans une position de retrait, de prévision et de rassemblement de soi: elle est mouvement « à l’intérieur du champ de vision de l’ennemi », comme le disait Von Bülow, et dans l’espace contrôlé par lui. […] Elle fait du coup par coup. Elle profite des occasions et en dépend, sans base où stocker des bénéfices, augmenter un propre et prévoir des sorties. Ce qu’elle gagne ne se garde pas. Ce non-lieu lui permet sans doute la mobilité, mais dans une docilité aux aléas du temps, pour saisir au vol les possibilités qu’offre un instant. Il lui faut utiliser, vigilante, les failles que les conjonctures particulières ouvrent dans la surveillance du pouvoir propriétaire. […] En somme, c’est un art du faible. » (De Certeau, 1990 : 60 – 61).
La posture tactique de l’entreprise vis-à-vis des blogs, et les discours laissant paraître l’objectif d’augmenter potentiellement le nombre de « clics » sur le site, nous amènent à considérer la mise en place de la plateforme de blogs sur Le Monde.fr comme de l’ordre d’un « pari économique » parmi d’autres (les chats, les forums, les reportages vidéos, etc.) pour l’entreprise de presse, qui fait du « coup par coup sur l’internet, et qui profite des occasions et en dépend » (De Certeau, 1990 : 60-61).

Un amalgame entre le libertaire et le libéral ?

Ainsi, comme nous le notions dans notre thèse, l’abondance de discours technicistes portant sur les blogs entretient et rend compte d’un débat sociétal portant sur l’efficacité « démocratique » de ces dispositifs techniques de communication. Au sein de l’entreprise de presse, ces discours prennent la forme de stratégies de management afin d’encourager et d’accompagner les changements. En effet, l’argument de changements fondés seulement sur des logiques de marché pourrait être considéré comme ambigu à l’attention par exemple des valeurs journalistiques inscrites dans la « charte d’éthique professionnelle des journalistes » (Il s’agit d’une charte ayant été écrite pour la première fois par le Syndicat National des Journalistes le 10 mars 1918). D’après ce texte les journalistes doivent s’assurer de leur liberté et de leur indépendance dans l’écriture de l’actualité, et éviter toute « confusion entre information et communication ». Et par « communication », la corporation journalistique entend généralement une activité liée au marketing et donc aussi à un bénéfice économique (Bernard Miège, 2004). Ainsi, les discours portant sur l’amélioration des pratiques, et le bénéfice démocratique, correspond mieux aux responsabilités que se donnent les journalistes, tandis que s’effectue de manière sous-jacente une « tactique économique ».
Dans son ouvrage proposant une déconstruction du « web 2.0 » (2008), Frank Rebillard rapproche les discours prophétiques portant sur l’internet à une proposition d’Eve Chiapello et Luc Boltanski sur le « nouvel esprit du capitalisme » (1999). En effet, en réaction à la hausse de la critique du capitalisme, les discours sur ce dernier auraient inclus la critique même en leur sein, participant ainsi à un amalgame des « esprits » du libertaire et du libéral. Les discours entourant l’internet en seraient une manifestation (Rebillard, 2007 : 92-93) : nombreux d’entre eux promeuvent les fameux « pouvoirs démocratiques », « l’individualité », « l’authenticité », tandis que ces derniers servent à faire du profit (plus de clics ? Une capitalisation de l’information ? Voire une capitalisation des informations portant sur les internautes ? Surtout l’objet d’investissements importants de la part d’actionnaires).
Ainsi il s’agit avec l’internet et les discours enthousiastes qui l’entourent, du renforcement de la « conception marchande » (De La Haye, 2005 : 18) de la presse, et cette dernière ferait surgir ou resurgir des idéaux ayant été attribués à la « dimension militante » (ibid.) antérieure de la presse (qui correspond plus aux caractéristiques que décrit le mythe de l’âge d’or du journalisme, une presse d’opinion, militante, fondatrice de la démocratie et se battant pour elle).

Une actualité chaude participerait-elle à faire mieux accepter les dispositifs techniques de communication comme outils d’un journalisme meilleur, plus attaché aux valeurs de la démocratie ?

Le printemps arabe et la couverture médiatique abondante qui dépeint les réseaux sociaux et les blogs comme des outils de la révolution, nous ont poussé à reposer la question du pouvoir des blogs. Ceux-ci participeraient-ils vraiment à produire une information de meilleure qualité ? Nous avons conclu qu’au sein de l’entreprise de presse, il ne s’agit pas s’une conviction partagée unanimement par les journalistes (soit les principaux acteurs concernés par l’écriture de l’actualité), mais plutôt d’un discours de management dont l’objectif serait de convaincre de l’utilité de ces dispositifs techniques de communication. En effet, les entreprises de presse s’investissent sur l’internet pour des raisons concurrentielles et dans l’espoir éventuel d’y trouver une réponse à leurs crises. Et dans ce contexte, les journalistes s’inquiètent de leur statut devant l’obligation de faire évoluer leurs pratiques parfaitement définies par la « profession » selon les mots-clés de l’objectivité, de la liberté et de l’indépendance.
La plateforme de blogs du journal Le Monde a évolué depuis les analyses effectuées dans le cadre de notre thèse, et ce dispositif technique de communication semble mieux accepté, et plus intégré dans les pratiques des journalistes du Monde, dans l’apparence qu’il prend sur le site. Qu’en est-il vraiment ? Et la création d’un blog sur Le Monde.fr portant sur l’utilisation des réseaux sociaux et des blogs dans le printemps arabe témoignerait-t-il d’une conviction devenue réelle parmi les journalistes de l’utilité des blogs dans l’écriture de l’actualité ?

Evolutions éditoriales de la plateforme de blogs du Monde.fr

Depuis 2009, année durant laquelle les deux rédactions du Monde et du Monde.fr se sont trouvées unis sous le même toit (au mois d’octobre sur le site d’Auguste-Blanqui), les politiques éditoriales de la plateforme de blogs du Monde.fr ont évolué. En effet, les écrits des blogs font à présent parfois partie des premiers titres de la page d’accueil parmi d’autres articles éventuellement rédigés par des rubricards et paraissant initialement dans le journal papier. Ces « insertions » sont signalées par la présence d’un petit logo les précédant qui représente une main tenant un stylo. Par ailleurs, l’encadré réservé aux blogs et aux « chroniques d’abonnés » qui se trouvait sous les titres du jour sur la page d’accueil du Monde a disparu. Ainsi les blogs bénéficient d’un encadré moins grand, et placé dans le dernier quart droite de la page d’accueil, ce qui rappelle la mise en page de la plateforme de blogs qui précédait 2010.
Pour ce qui est de la page d’accueil des blogs, accessible par l’encadré blogs que nous venons de décrire, ou par l’onglet « blogs » qui se trouve dans l’onglet « Idées » (après « Actualités », « Economie », « Sport » et « Culture ») de la barre de menu du Monde, elle présente depuis peu une structure bien différente de la précédente, qui proposait dans trois colonnes, respectivement de gauche à droite, et de la plus large à la plus menue les « Blogs d’invités »(5) (les bloggueurs qui n’ont pas besoin de payer un abonnement au Monde pour créer leur blog), les « Blogs sélectionnés » (les blogs les plus originaux et les plus souvent mis à jours, sélectionnés par un journaliste-webmaster chargé de l’éditorialisation de la plateforme de blogs), et « tous les blogs » (c’est-à-dire la liste de blogs du Monde.fr par ordre alphabétique ou par thématique).
A présent, la plateforme de blogs arbore cinq onglets, respectivement « Accueil », « les blogs du Monde », « blogs d’invités », « blogs sélectionnés » et « tous les blogs abonnés ». La page « accueil » présente une liste de blogs, essentiellement « d’invités », structurée selon un rubricage journalistique correspondant à celui du Monde. La page de la plateforme de blogs du Monde.fr arbore un rubricage pareil à celui de la page d’accueil, et comparable au journal imprimé, selon les catégories « A la une », « International », « Politique et société », « Economie », « Sport », « Planète », « Culture », « Technologies » « Gastronomie ».
Dans une colonne encadrée dans la partie droite, la liste des blogs sélectionnés est toujours présente.
L’onglet « les blogs du Monde » présente les blogs de journalistes qui se trouvent au sein de a rédaction du Monde. La différenciation est maintenant ainsi faite avec « les blogs d’invités » (l’onglet suivant), c’est-à-dire les blogs de spécialistes ou de personnes légitimes pour parler d’un sujet, et qui ont été invités par la rédaction du Monde à tenir un blog sur le site.
Nous avons appris par l’ancien responsable éditorial de la plateforme de blogs qu’à présent cette dernière ne fait plus l’objet d’une mise en page par un journaliste, mais se trouve activée par des algorithmes.
Ces choix éditoriaux et organisationnels, semblent indiquer la volonté du journal de présenter les blogs comme une forme d’actualité, des sources d’informations journalistiques à part entière, telle la radio, la presse et la télévision se distinguent. En effet, l’accent est à présent moins mis sur le dispositif technique de communication « blogs », auparavant organisés selon leur originalité (dans l’écriture ou dans la thématique abordée), et éventuellement valorisés selon les actualités chaudes. A présent c’est l’actualité chaude qui les régit.
Mais nous ne pouvons véritablement tirer de conclusions sur l’évolution des politiques éditoriales liées aux blogs au sein de l’entreprise de presse sans approfondir cette recherche, analyser avec plus d’attention le cadre d’énonciation de ces blogs, vérifier attentivement si les règles de conduite et conseils d’utilisation ont été modifiés depuis nos dernières analyses, et surtout, observer le fonctionnement de l’organisation en interne de l’entreprise de presse. Ces changements peuvent éventuellement suggérer la volonté de montrer une prise en considération plus sérieuse qu’auparavant des blogs par Le Monde, puisqu’à présent ces derniers bénéficient du rubricage digne d’une structure journalistique. Mais ils peuvent aussi témoigner d’une banalisation, voire d’un délaissement du dispositif technique de communication dont l’heure de gloire serait dépassée, puisque les blogs sont à présent beaucoup moins visibles comme tels sur la page d’accueil du Monde.fr, et ne font plus l’objet des choix éditoriaux d’un journaliste, mais plutôt des algorithmes.

Le printemps arabe dans les blogs du Monde

Ce sont les derniers évènements politiques en date dans les pays arabes qui nous ont amenés à reconsidérer la question des « pouvoirs » des blogs. En effet, lors de ces révolutions et depuis, les blogs, mais aussi les réseaux sociaux tels que Facebook et Tweeter, se trouvent encensés dans les divers médias (traditionnels, mais aussi blogs) en termes d’ « outils de la démocratie ». En effet, les journalistes n’ayant parfois pas la possibilité d’entrer dans les pays aux moments des conflits se sont tantôt servis de ces dispositifs techniques de communication pour s’informer sur le déroulement des événements, et des dissidents dans les différents pays arabes concernés se sont « emparés » de l’internet pour exprimer « librement » leurs protestations, et la forme que prenaient celles-ci sur le terrain. La Tunisie a censuré et coupé l’accès à l’internet à plusieurs reprises (le 7 janvier 2011, le gouvernement de Ben Ali coupait l’accès à l’internet, le 7 mai 2011, l’internet a été à nouveau coupé à la suite d’une journée de violences policières), un blogueur Lybien a été assassiné, soit des actualités participant à dépeindre les réseaux sociaux et les blogs comme des outils de ces révolutions, et donc aussi comme des symboles de la lutte pour la démocratie.
Le sujet des révolutions arabes et de l’internet a donné suite à une abondance d’articles et de débats médiatiques sous de nombreuses formes (notamment sous la forme de blogs).
Cette actualité est l’occasion de nous intéresser dans cet article à la création parmi les blogs du Monde.fr d’un blog en particulier, consacré à l’expression en ligne des révolutionnaires du printemps arabe.

Ce blog explicite-t-il une accoutumance accrue des acteurs de l’entreprise de presse au blog ? Ou serait-il l’occasion, justement, de convaincre les journalistes de son utilité par le biais d’une actualité chaude ? Enfin, ne serait-il enfin que l’expression, toujours, de la recherche d’audience que mène l’entreprise de presse sur l’internet ?
N’ayant à ce jour pas encore obtenu d’entretien auprès de la journaliste ayant crée le blog, ni auprès de la direction du Monde.fr, nous ne pourrons pas répondre à ces questions, qui font toutefois office d’hypothèses à développer par la suite.
Toutefois, une première analyse éditoriale exploratoire du blog nous amènera à en interroger la dimension démocratique qui pourrait l’accompagner, à condition seulement que les acteurs en charge de son écriture et sa valorisation réalisent ce blog dans une réelle motivation sociale.
Le blog du Monde intitulé « #Printemps Arabe. L’actualité du monde arabe vue par la toile » a été crée le 29 mars 2011 par une journaliste du Monde.fr, Hélène Sallon. Comme son nom l’indique, ainsi que sa concise rubrique « à propos », « #Printemps arabe est un blog écrit par Hélène Sallon, journaliste au Monde.fr, pour suivre au quotidien l’actualité du monde arabe vue de la Toile. » (http://printempsarabe.blog.lemonde.fr/a-propos/, dernière consultation le 13/05/2011). Il s’agît donc d’une couverture médiatique (sous forme de blog) de la couverture des événements du printemps arabe par des internautes sur place, blogueurs, vidéastes, etc. Même si très peu de texte sur ce blog se consacre à expliquer les raisons de son existence, nous estimons que cette couverture médiatique fortement axée sur les propos tenus dans les réseaux sociaux et dans les blogs (puisqu’il s’agit d’un blog qui cite des blogs) peut éventuellement participer à renforcer l’association idéalisée « blogs – démocratie ».
Notons cependant que le blog « #Printemps arabe » renvoie selon ses caractéristiques éditoriales aux discours circulant sur les blogs comme permettant l’écriture d’un «meilleur journalisme ». Par le biais de ce blog, Le Monde ne participe pas au débat, mais tire éventuellement profit (selon la mise en visibilité éditoriale et discursive) de l’existence de ces revendications pour répondre de leur actualité, être présent sur ce terrain, et éventuellement augmenter le nombre de « clics ».
Dans Du journalisme en démocratie (2006), Géraldine Muhlmann interroge les fondements de la dimension démocratique prêtée au journalisme. En étudiant les diverses interprétations de la définition de la démocratie jusqu’à remonter à son exercice dans l’amphithéâtre grecque, la philosophe et politologue explique que depuis l’aube de la révolution française, il est attribué au journalisme le rôle de rendre visible le conflit tout en rassemblant les lecteurs, à la fois acteurs et spectateurs de la démocratie, autour de «  »faits » sur lesquels tous les lecteurs, quelles que soient leurs opinions, peuvent s’accorder et donc de nature constituer leur histoire commune » (Muhlmann, 2006 : 362). En effet, la démocratie serait selon les philosophes Marcel Gauchet et Claude Lefort (1971), fondée sur « la reconnaissance de la légitimité du conflit dans la société ». Ainsi, il appartiendrait au journalisme, et donc à la presse, de rendre visible et représenter ce conflit de manière symbolique.
Or, comme le développe Géraldine Muhlman, le journalisme fait souvent, à l’heure actuelle, l’objet d’une critique (Muhlmann, 2006 : 369): celle d’être créateur de consensus, et participer ainsi à l’aliénation de la population, plutôt que d’être « décentreur » en rassemblant autour du conflit. L’auteure montre qu’il existe bien des formes de journalismes contemporains « décentreurs », toutefois, il est aussi intéressant de noter que les pratiques du printemps arabe liées aux blogs, correspondent à cette volonté de « [mettre] en mots, en symboles [le conflit] » (ibid. : 363), afin de « susciter […] le sentiment du nous ». Ainsi, les blogs de ces révoltés des révolutions arabes tiennent véritablement lieu, et dans leurs intentions et dans leur visibilité, d’un espace d’exercice symbolique de la démocratie, d’un rôle de « spectateur» qui définirait également le rôle majeur du journalisme.
Nous ne pouvons poursuivre ces hypothèses sur le terrain empirique sans davantage de données sur l’état actuel des politiques éditoriales entourant la plateforme de blogs du journal Le Monde, mais il reste ainsi légitime de nous interroger sur les véritables motivations et les retombées d’un tel blog sur le site du journal « de référence » français.

En guise de conclusion

A partir d’une question volontairement naïve, celle du pouvoir des blogs en démocratie, soit de leur utilité dans une éventuelle amélioration du journalisme, nous avons explicité : d’une part l’absence de consensus sur leur utilité dans l’écriture de l’actualité, et ce dans une entreprise de presse les valorisant pourtant sur la page d’accueil, les discours enthousiastes ont été identifiés comme étant ceux de managers ayant pour objectifs les mutations de la presse liées à l’internet ; d’autre part la dimension tactique économique des logiques de « diversification » notamment par voie de blogs ; et enfin, la dimension « démocratique » symbolique au cœur des raisons d’être du journalisme qu’ont effectivement inaugurés certains blogs lors des révolutions arabes.
La création de ce blog sur le printemps arabe pourrait être considérée comme une illustration supplémentaire de la posture tactique du journal Le Monde vis-à-vis de ces blogs. Rappelons les termes de Michel de Certeau pour décrire la tactique : « Il lui faut utiliser, vigilante, les failles que les conjonctures particulières ouvrent dans la surveillance du pouvoir propriétaire. » (De Certeau, 1990 : 60 – 61). Le printemps arabe, plus encore, le débat sociétal sur l’utilité de l’internet dans ces révolutions, correspondraient-ils à une conjoncture particulière ayant ouvert une faille dans les deux pouvoirs propriétaires impliqués par les changements d’un journal sur l’internet ? C’est-à-dire le « pouvoir » appartenant au journal, à son identité, et surveillé par les journalistes ; et le « pouvoir » de l’internet, celui qui lui est reconnu dans l’abondance de discours qui entretiennent ces représentations.
Il est naturel pour un média d’information de déployer une couverture médiatique particulière lors d’événements exceptionnels (dossiers spéciaux, suppléments, adaptation / changement de la maquette habituelle, etc.). Ceci nous amène alors à nous demander si en fin de compte, la presse (et les médias d’information) ne se trouverait pas constamment dans une posture « tactique » ? Et cet « art du faible » (De Certeau, 1990 : 60 – 6) qui justifierait l’état de « crises » dans lequel la presse semble se trouver depuis toujours (et pas seulement depuis les années soixante-dix), ne serait-il pas le même art qui permet au journalisme d’évoluer avec la société, de se constituer à partir d’elle (le flou qu’évoque Denis Ruellan, 2007), de continuer à en révéler les conflits sous-jacents (d’une diversité de manières) ? Et n’accompagne-t-il pas aussi les changements de l’organisation en interne ?

Notes

(1) La question sociétale des blogs est couverte par les médias et traitée par les scientifiques. Elle est également étudiée et évoquée par les instances politiques et économiques (Etats Généraux de la Presse Ecrite en 2009, organisée par le gouvernement, et dans lesquels se trouvait des chefs de groupes médiatiques).

(2) Si nous préférons généralement le terme « corporation » pour évoquer le groupe social des journalistes dont les délimitations sont « floues » (Ruellan, 2007), nous employons ici le terme « profession » pour insister sur les normes arrêtées par une instance qui a la légitimité de ce faire, soit la commission de la carte d’identité des journalistes.

(3) Par l’emploi du terme « modèle » nous faisons référence au statut particulier de ce journal duquel il est attendu d’être plus en avance sur les évolutions que d’autres quotidiens nationaux, et par ailleurs suivi par ces derniers en matière d’actualités. Par ailleurs, cette expression renvoie également à la « qualité » qui est communément attendue du journal.

(4) Toutefois, nous émettons des réserves quand à la nature générationnelle de la fracture entre les journalistes d’avis différents. D’après nos entretiens, il semblerait que le désaccord entre les journalistes s’opère plutôt à l’échelle de leur formation initiale : journaliste rubricard, journaliste correspondant, journaliste pour l’internet, journaliste anciennement spécialiste de technologies.

(5) Lorsque la plateforme de blogs du Monde a été créée, elle ne proposait que les blogs de certains de ses journalistes, et de spécialistes « invités » à y entretenir un blog. Par la suite, la création de blogs a été ouverte aux internautes abonnés au Monde.fr. Certains de ces blogs (les plus originaux et les mieux écrits d’après un responsable éditorial de la plateforme de blogs, interrogé lors du terrain de notre thèse de doctorat, en 2009) sont par la suite sélectionnés par les journalistes en charge de la mise à jour de la page d’accueil de la plateforme de blogs. Ainsi, les blogs « d’invités », et les blogs de « sélectionnés » bénéficient depuis la création de la plateforme de blogs d’une visibilité particulière parmi la quantité de blogs crées (et souvent délaissés, c’est-à-dire pas régulièrement mis à jour) sur Le Monde.

Références bibliographiques

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Auteur

Chloé Salles

.: Docteure en Sciences de l’Information et de la Communication, membre du laboratoire Gresec, et participe au séminaire ad hoc du laboratoire sur le journalisme et les pratiques journalistiques. La recherche de l’auteure porte sur les enjeux socio-discursifs, organisationnels et économiques liés à la création d’une plateforme de blogs au sein d’un journal de presse. Elle explore plus récemment les « écritures » de l’actualité qui empruntent à des formes de narration caractéristiques de la fiction.
Mots-clés : journalisme, internet, blogs, presse, démocratie, pouvoirs.
Key words: journalism, internet, blogs, press, democracy, power.