Éclairages (en guise de préface)
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Miège Bernard, « Éclairages (en guise de préface)« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°12/3, 2011, p.3 à 9, consulté le samedi 23 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2011/supplement-a/00-eclairages-en-guise-de-preface/
Préface
Le Colloque réuni à l’ICM d’Echirolles s’était donné un objectif ambitieux, autant du point de vue des enjeux théoriques que de ceux qui concernent les actions sociales, à savoir analyser l’évolution contemporaine des pratiques journalistiques dans leur diversité sous le prisme de deux axes considérés comme révélateurs, et même structurants, i.e. deux tendances majeures de l’’information- communication : d’une part l’industrialisation de l’information, de la culture et des communications ; d’autre part la diversification de l’espace public bien au-delà de l’espace public politique, en raison de la médiatisation croissante des questions sociétales favorisée mais rendue confuse par l’élargissement des supports médiatiques aujourd’hui disponibles. L’objectif était d’autant plus ambitieux que cette approche, clairvoyante et lucide, doit nécessairement être inscrite dans le temps long et que les conceptions en vigueur du journalisme, y compris chez les chercheurs, restent marquées par des visions héritées ou très étroitement en correspondance avec les positions et conceptions des professionnels travaillant dans les médias en place. Autrement dit, cet élargissement des regards ne peut s’opérer spontanément et il est compréhensible que les recherches elles-mêmes mettent du temps à se donner des perspectives plus éclairantes ; c’est d’autant plus manifeste dans le cas du journalisme que les travaux scientifiques portant sur cette activité, s’ils sont accompli des progrès significatifs dans les vingt dernières années, restent marqués par …la faible réceptivité des milieux professionnels, toujours enclins à se tenir à l’écart des travaux scientifiques ou se réserver l’exclusivité des discours portant sur l’activité journalistique, en France tout particulièrement. Ce que le Colloque de 2011 recherchait, il est donc prévisible que d’autres colloques ultérieurs auront à l’inscrire à leur programme, pour que s’opère ce changement des approches et cette réorientation des problématiques.
Dès lors, la question qui se pose n’est pas de savoir si le « prisme » retenu par les organisateurs a fonctionné globalement ou seulement partiellement ; un colloque, à un moment donné, est nécessairement dépendant de l’état des travaux en cours, il ne saurait par trop anticiper ; mais ex post ce qu’il importe de se demander c’est plus précisément de savoir si le nouveau cap théorique proposé a influé sur les débats et les échanges, et s’il a fait surgir des interrogations pertinentes.
Encore doit-on ajouter que la référence à l’industrialisation n’est pas encore clairement comprise et reste la source de quelques confusions et incompréhensions. Non seulement la perspective d’une industrialisation de la culture et de l’information demeure par trop considérée comme relevant avant tout de l’économique et même de la sphère financière, alors que la théorie dite des industries culturelles insiste depuis longtemps sur le fait qu’elle s’intéresse à toute la chaîne de la formation de la valeur depuis la conception (ou la création) jusqu’à la consommation et aux usages de ce qu’il faut bien désigner, lorsque l’activité se déroule dans la sphère marchande, comme un produit marchand. Mais encore faut-il remarquer que cette théorie qui est une composante de l’économie politique de la communication n’est pas seule à intervenir : bien d’autres approches théoriques, généralement pluri- ou même interdisciplinaires s’attachent à étudier les filières culturelles et informationnelles en reliant conception, production, fabrication, distribution, diffusion, et consommation, et ne se contentent pas/plus de travaux sur les textes ou les discours ainsi que sur leur réception.
Ceci précisé, que peut-on retenir du Colloque et des thématiques qui s’y sont exprimées. Il me semble que quatre perspectives se sont progressivement dégagées, certaines communications et débats participant de plusieurs d’entre elles.
Premièrement, si, rares ont été les communications qui ont tenté de dresser un bilan économique ou financier des différents médias, la plupart des communicants ont été sensibles aux conditions économiques de poursuite du développement des médias dans leur diversité ou même du maintien de certains d’entre eux, comme si les chercheurs partageaient une inquiétude que les professionnels, éditeurs comme journalistes, expriment moins, en tout cas assez peu globalement mais le plus souvent au cas par cas. C’est surtout lors de la Table- Ronde « Journalisme et industries culturelles : regards croisés » que cette préoccupation a été présente mais elle se remarque également dans des présentations concernant le photojournalisme, les blogs ou les « nouvelles techniques ». Les données, si l’on suit D. Augey, sont préoccupantes dans les pays industrialisés (à la différence des pays émergents) et ne sont pas la conséquence des seules crises financières et économiques qui les frappent plus qu’ailleurs depuis 2008 ; les recettes publicitaires y connaissent une baisse historique majeure, et cette baisse a d’autant plus d’effets que les médias en place sont de plus en plus concurrencés par les nouveaux médias ; pour la première fois en 2009, les dépenses publicitaires affectées aux différents médias du Net ont dépassé en France celles de la radio. C’est à l’aune de cette contraction des ressources provenant de la publicité commerciale et de l’exacerbation de la concurrence entre un plus grand nombre de médias qu’il faut interpréter les débats sociaux ou professionnels sur l’avenir du papier mais aussi les tentatives d’éditeurs pour accentuer la transmédialisation, la gamification ou les projets de « curation sociale » (Fabriquez votre propre journal à partir des réseaux sociaux !). Pour l’information comme pour l’ensemble des activités communicationnelles, la valorisation des activités d’amateur s’explique bien sûr par la disponibilité de Tic aisément accessibles, mais elle prend d’autant plus d’importance que le contexte s’y prête : le développement des offres informationnelles, nouvelles ou pas, se fait globalement à ressources constantes, et cette tendance n’est pas prête de s’estomper. D’où l’accent mis par D. Pritchard sur l’expansion du journalisme « hyper-local » aux Etats-Unis, mais avec un tout petit nombre de professionnels, mal rémunérés, et mettant en œuvre des techniques de « robotisation » (par exemple pour l’information sportive) et un mélange des genres qui fait le jeu de l’ « infotainment » ; et ces modalités qui contribuent de facto à l’amoindrissement de la valeur symbolique de l’information sont assez peu perçues comme telles car, dans la même temps, les médias en place sont assez peu créatifs.
Si négligée soit cette caractérisation globale dans l’approche des phénomènes informationnels, (que l’on aurait tort à la suite de certains auteurs de prendre pour une contrainte car elle n’est en rien extérieure au fonctionnement de l’information elle-même avec laquelle elle fait depuis longtemps système), elle ne doit pas faire oublier un phénomène structurant essentiel sur lequel P. Bouquillion a attiré l’attention, à savoir la formation (en cours) de nouvelles articulations entre industries des communications d’une part, et industries de la culture et de l’information d’autre part, les secondes tendant à devenir des « industries des contenus » au service des premières, autrement plus puissantes économiquement, en situation de domination et pourtant peu enclines à participer au financement des produits informationnels et culturels, du moins à la hauteur des attentes des éditeurs et producteurs. Tout se passe en effet comme si les industriels des communications avaient de plus en plus besoin de contenus (c’est un phénomène annoncé de longue date et qui est en train de prendre corps) et qu’ils laissaient l’initiative à une multitude de producteurs informationnels ou culturels de petite taille sans leur garantir un niveau de rémunération suffisant. Et la tendance n’est pas propre à la presse d’information, elle concerne tout autant les autres domaines de l’information (souvent apparus avec l’essor des Tic) ainsi que toutes autres filières des industries culturelles. Pour le P. Bouquillion, ce sont là les aspects fondamentaux, en tout cas ceux qui donnent sens à ce qui est généralement mis en avant, à savoir la financiarisation et la concentration (à propos de celle-ci, il a rappellé opportunément qu’elle n’est pas toujours en contradiction avec le pluralisme ; on ajoutera que par ailleurs la mesure directe de l’influence des propriétaires sur l’activité rédactionnelle n’a que rarement donné lieu à des travaux méthodologiquement probants).
Ces deux trends majeurs sont donc au cœur des interrogations sur l’industrialisation de l’information. Ils ne sont pas spécifiques à la situation française, comme l’ont montré certains intervenants. A propos de la Roumanie, M. Coman a insisté sur le fait que les médias souffraient durablement de sous- capitalisation, ce qui contribuait à privilégier le média télévisuel au détriment des autres et rendait l’ensemble des médias très sensibles aux revirements de la conjoncture, comme en 2009 ; ce trait, notons-le, est en contradiction avec la vision libérale du développement des médias, prônée pourtant avec beaucoup d’insistance dans les années 90 dans l’Est de l’Europe, par des théoriciens et organisations internationales, vantant les mérites du libéralisme économique comme soutien et accélérateur du libéralisme politique dans les médias. Et s’agissant de la Russie, I. Kyria a mis l’accent sur le fait que la faiblesse du financement de l’ensemble des médias, et particulièrement de la publicité commerciale, ainsi que l’absence de redevance audiovisuelle ont ouvert la voie à un financement public, direct ou indirect, émanant des institutions politiques, publiques ou territoriales et attribué à partir de critères politiques d’opportunité et au coup par coup : citant les résultats d’une étude en cours, il montre que le financement public des médias (y compris du Net) est ainsi dominant en Fédération de Russie, à tous les échelons politico- administratifs, tant pour des objectifs de propagande stricto sensu que pour le développement de contenus à orientation sociale, ainsi que pour des messages mêlant le politique et le social ; la communication publique, omniprésente, est devenue centrale, économiquement et politiquement.
La dimension économique, sous les deux principales formes ou caractérisations qui viennent d’être rappelées, apparaît donc fortement prégnante à la plupart des chercheurs, et ajoutons-le : plus que jamais. Y compris ceux d’entre eux qui traitent d’objets apparemment bien circonscrits, comme le photojournalisme ou les blogs, attirent l’attention sur les réorganisations en cours, sous l’emprise croissante des industries de la communication. Si l’on ne se contente pas d’analyses sectorielles ou par trop localisées, on ne peut manquer d’observer que les travailleurs du savoir pratique que sont les journalistes et professionnels assimilés sont profondément mis en question par des « exigences » provenant de ces industries et imposées par elles, soit parce qu’elles aboutissent à rationaliser le procès de travail avec un objectif de rentabilité de plus en plus marqué donnant lieu à une évaluation de plus en plus fine des performances, soit parce qu’elles permettent de les contourner, de se passer leurs compétences et expériences : comme dans le cas des images d’amateurs ou des blogs de lecteurs. Cela revient à reconnaître que cette première perspective va se retrouver peu ou prou en connexion étroite avec les suivantes.
Deuxièmement, ce qui émerge des travaux exposés, c’est que les « lignes bougent » sensiblement et même assez rapidement ; dit autrement, ce que les auteurs constatent c’est non seulement un élargissement notable de ce qu’il faut entendre par information aujourd’hui (ce constat n’est pas nouveau mais on commence à en prendre la mesure au fur et à mesure de l’implantation durable des diverses Tic, toutes plus ou moins fortes consommatrices d’information éditée ou non, produite ou non par des professionnels), mais également une propension, une tentative du moins, du journalisme et des métiers du journalisme à (s’efforcer de) les prendre en charge. Cette façon de faire n’est pas nouvelle et on peut même affirmer qu’elle fait partie de toute l’histoire du journalisme, mais elle revêt dans la période actuelle une particulière acuité ; il n’est pas certain en effet que tout en étendant effectivement son champ de préoccupations, le journalisme réussisse à intégrer en son sein (à ses organes, à ses pratiques et à ses savoir-faire) une part majeure des nouveaux territoires de l’information ; car il se trouve dans le même temps fortement concurrencé, de toutes parts, par des modalités nouvelles de traitement de l’information : nouvelles professions, recours aux amateurs-lecteurs, et même automatisation. Serait-ce que le champ journalistique tout en s’élargissant aurait du mal à occuper une position plus significative dans la sphère de l’information ? La question n’a pas fini de se poser et de provoquer polémiques et débats.
En tout cas, elle est d’ores et déjà reprise par les chercheurs, à partir de leurs préoccupations spécifiques. Ainsi dans la communication d’A. Aubert sur la commercialisation des images amateurs, ce qui est observé ce n’est pas seulement le recrutement de nouveaux contributeurs par exemple via les réseaux sociaux, mais aussi l’évolution vers des photos de faits divers et d’événements publics, le rôle hybride dès lors du journaliste qui devient un « community manager », et bien sûr les stratégies visant à encadrer la marchandisation de ces nouvelles productions, avec l’apparition de firmes dont l’objet est la valorisation économique de celles-ci. Le photojournalisme filaire (au sein d’une agence de presse), ainsi que nous en convainc B. David, est sans doute l’une des professions journalistiques la plus bouleversée par les évolutions contemporaines, tant techniques que professionnelles ; on retiendra que celles-ci concourent à favoriser un journalisme hybride au croisement de l’éditorial et du managérial, qui déborde le cadre médiatique lui-même (qui était pourtant exclusif de la profession). N. Fillon de son côté, s’est intéressée à étudier les mutations des frontières entre journalisme (à qui était traditionnellement confié le rôle d’animateur du débat public) et documentaire (ce dernier genre ayant de plus en plus tendance à prendre en charge ce rôle, autant en raison des mutations de l’espace public contemporain qu’en raison des limites des « news » qu’ un certain documentarisme d’auteur, plus exigeant du point de vue de l’enquête, plus travaillé, plus en phase avec les interrogations citoyennes est en train de relayer). Sur ces différents plans, les frontières bougent incontestablement. C’est moins évident pour les blogs de/dans la presse écrite, pour laquelle certes les stratégies divergent selon les titres et les groupes médiatiques. Mais au-delà des discours d’annonce fortement teintés de techno-déterminisme, des réponses empressées à des demandes sociales (émanant de la partie des lecteurs très concernés par la fabrication de leurs journaux favoris), et des changements dans le management du problème, C. Salles qui a analysé un corpus de productions de 2004 à 2009 des blogs du journal Le Monde, n’est pas loin de voir dans ce qui a été entrepris par ce titre comme du cynisme managérial, étant donné que ce travail au sein des blogs s’intègre peu au journal maintenu et complète guère le travail des journalistes. Cette hypothèse n’est pas contradictoire avec les constatations faites par V. Zaygi qui, à partir de l’étude d’un certain nombre de blogs-reportage de journalistes, se demande si on a affaire à l’émergence d’un nouveau genre (il faudrait sans doute des observations plus nombreuses et surtout situées sur un espace-temps plus étendu pour confirmer cette proposition) et finalement y voit comme une façon de professionnaliser le reportage, la subjectivité qui s’exprime étant un gage de présence sur le terrain et donc d’enquête sérieuse, et même de mise en scène de l’émetteur. Ce qui s’expérimenterait là, par delà la diversité facilement reconnaissable des blogs journalistiques, ce serait donc de nouvelles formes de professionnalisation et d’institutionnalisation du journalisme.
Mais comme cela a déjà été indiqué, les blogs de journaux ont souvent amené avec eux une préoccupation participative. Ainsi en a-t-il été du Contre-Journal de Libération analysé par W. Spano, et qui de 2007 à juillet 2009 a jumelé un blog et une page imprimée ; le blog, plus politisé, n’ a cependant pas évité que l’on fasse de plus en plus appel à des paroles d’experts à l’initiative de journalistes ; et progressivement la version papier s’est révélée peu distincte du reste de la production journalistique, et son originalité est apparue limitée provoquant des désaccords au sein de la rédaction et obligeant à des rectifications. Aussi, la formule n’a-t’elle pas été considérée comme concluante, et telle que mise en œuvre elle a montré moins d’avantages que celle des forums à laquelle les journaux sont accoutumés.
Troisièmement, en dépit de la diversité des essais/erreurs auquel le monde journalistique n’a cessé de se livrer depuis maintenant presque quinze ans, et en raison même de l’émergence encore réduite d’une offre purement numérique (les pure players), on est néanmoins en droit de se demander si le journalisme en ligne est en train ou susceptible de structurer une filière de l’information en ligne. Inscrivant son approche dans le cadre de l’économie politique de la communication, F. Rebillard a cherché à tracer les contours de ce qu’il tient pour une nouvelle filière des industries culturelles et médiatiques, pour laquelle il propose la dénomination d’info-médiation. Selon lui, deux particularités principales marqueraient profondément cette nouvelle filière : d’une part, l’intervention de non-professionnels dans la conception du produit ainsi que dans l’édition et la diffusion ; d’autre part la gratuité et la plus grande individualisation de l’accès. Et trois modèles socio-économiques interviendraient plus ou moins conjointement aux différents niveaux de la chaîne de production- diffusion- consommation ; le modèle de flot, le modèle éditorial et le modèle du courtage informationnel. L’entité éditoriale, poursuit-il, apparaît déstructurée du fait de la modularisation article par article qui se généralise ; et, se fondant sur l’analyse de 103 sites francophones, il observe que le traitement des sujets d’actualité comme leur distribution s’avèrent non seulement diversifiés mais très inégaux ; enfin, la valorisation se trouve déjà accaparée par une catégorie nouvelle, les infomédiaires. Ces diverses observations, si elles ne prêtent pas à discussion, demandent cependant confirmation sur une période plus longue à partir d’une offre plus diversifiée et plus pérenne. Et d’ores et déjà, ce qui me semble à discuter dans la proposition de F. Rebillard (que l’on devrait considérer avant tout comme une hypothèse), c’est à la fois la séparation qui est introduite entre filière numérique et filière médiatique en place (papier et audiovisuel) et la dénomination d’infomédiation. Si l’on suit cet auteur en effet, chacune des filières industrielles, culturelles et informationnelles, l’édition de livres, le cinéma et l’audiovisuel, la musique enregistrée, l’information de news, entre autres serait en train de se « dédoubler » en deux filières, l’une traditionnelle, l’autre nouvelle et fondée sur le numérique ; cette bipartition procède en fait d’une incompréhension de ce qui est constitutif des filières ; celles-ci, non seulement traversent la chaîne de production/ consommation, de la conception (ou création) jusqu’aux usages des différentes catégories de consommateurs, mais encore organisent l’ensemble de l’activité : auteurs et artistes interprètes ( y compris leur formation) ; éditeurs et diffuseurs ; distributeurs ; industries techniques ; commercialisation et promotion ; etc. ; et le numérique ne se développe pas côté et en dehors des organisations instituées, il prend appui sur elles, même si des savoir-faire et des professionnels nouveaux sont mobilisés. Même une filière récente comme celle des jeux vidéo est à rattacher à des réalisations anciennes comme les jeux d’arcade, avec lesquelles elle est tout autant en continuité qu’en rupture. La perspective la plus vraisemblable n’est pas dans la multiplication des filières mais dans la formation de filières renouvelées, prenant à la fois appui sur l’existant et le transformant, en dépit des résistances des acteurs en place et des régulations de toutes sortes, sous l’emprise des industries de la communication. L’hypothèse d’une création plus ou moins ex nihilo d’une filière nouvelle n’est évidemment pas à exclure, mais ce procès n’est pas général. L’infomédiation (selon une acception qui diffère de celle proposée dans la communication discutée ici) en fournit d’ailleurs un exemple, représenté pour l’essentiel actuellement par Google News, et potentiellement par bien d’autres formules, mais il s’agit d’une activité informationnelle qui diffère radicalement (le produit lui-même comme les modalités de consommation) de ce qui était et est toujours au fondement de l’information de news, ainsi d’ailleurs que de l’information professionnelle spécialisée (quelque soient les difficultés que connaissent actuellement les entreprises de presse ou celles de l’audiovisuel).
Quatrièmement, il est évidemment tentant de rechercher si le traitement des questions sociétales par les organes de presse écrite et audiovisuelle est « représentatif » des tendances marquantes de l’espace public contemporain, et particulièrement de sa partition en espace public politique et espace public sociétal. Mais sitôt envisagée, cette approche se révèle ambiguë, et même profondément biaisée, et ce pour plusieurs raisons. Le journalisme n’a pas /plus le monopole de l’information produite et de l’animation de l’espace public, particulièrement depuis la professionnalisation de la communication et notamment de la communication municipale (à propos des questions sociétales), ainsi que le signale J. Sedel. Et surtout comme le rappele M. Coman, l’activité médiatique n’est que partiellement rationnelle car elle est profondément ritualisée, elle a besoin de mythes pour fonctionner, ce qui s’observe également dans les nouveaux médias (on peut à cet égard parler de surcharge symbolique pour Facebook). A quoi s’ajoute le fait que la répartition en thématiques apparaît mieux aujourd’hui comme une opération classante qui sélectionne et distingue en fonction de critères socialement identifiables ; et tel est le cas lorsqu’on a affaire à des questions tenues pour sociétales. Le classement lui-même est donc une construction sociale.
A cette préoccupation se rattache le questionnement de C. Tasset sur la représentation des groupes sociaux, de certains d’entre eux du moins tels les catégories créatives, les bobos, etc., et les expressions qui leur correspondent dans les médias. Pourquoi les journalistes accueillent-ils si facilement et si rapidement des productions aussi peu conceptualisées et agrégeant des ensembles hétérogènes ? Et c’est aussi le cas des discours qui prolongent les articles de presse sur le Net. Sans doute parce que tous ces articles mettent l’accent sur le nouveau et qu’ils sont le support de valeurs et de jugements moraux au détriment de l’analyse. L’étiquetage auquel il est rapidement procédé est ici une opération centrale. E. Gatien, quant à elle, s’est intéressée à la visibilité des questions sociétales dans l’attribution du Prix Albert Londres, ce prix du « bon journalisme » ; les sujets qui s’y rapportent arrivent maintenant en 2ème position alors qu’ils étaient peu présents avant 1970 (et dans les années récentes ils participent pour la moitié des candidatures). Sont valorisés les sujets participants de la construction des problèmes publics : immigration, trafics humains, banlieues, précarité, violence et insécurité, drogue et toxicomanie, racisme, discriminations, etc. Si, est toujours mis en avant un journalisme humaniste, civique et témoignant d’un engagement social, ainsi que l’intérêt pour l’enquête et même la prise de risque pour la recherche des informations, il apparaît, tout au long de la longue histoire de ce Prix, que c’est le sujet (ainsi qu’une certaine esthétique du style littéraire) qui est déterminant dans l’obtention du prix et non l’originalité du traitement. Et ce qui est à l’origine de l’émergence des sujets de société est à rechercher, moins dans les initiatives prises par les médias et les professionnels de l’information, que dans les stratégies des acteurs sociaux dominants, politiques et autres. Dans un contexte politique différent, celui de la Russie pourtant marqué par l’absence de médias publics, I. Kyria va même jusqu’à parler d’industrialisation de la propagande, les sujets sociétaux, d’après l’analyse des 155 projets à laquelle il a procédé, étant largement sous l’emprise de la communication publique et politique.
Finalement, d’après les éclairages que nous avons privilégiés, lors du Colloque d’Echirolles de 2011, les prismes proposés ont révélé leur fécondité. Mais le chemin est encore long avant que toutes leurs potentialités soient épuisées. On peut même ajouter que le prisme de l’industrialisation se révèle plus facilement utilisable et accessible que l’approche de l’espace public, celle-ci paraissant a priori plus complexe ou moins saisissable. Et, pour terminer, on insistera avec R. Rieffel sur le fait que cette réorientation à poursuivre de la recherche ne disqualifie pas d’autres approches éprouvées, provenant notamment de la sociologie des médias et de l’information : la focalisation nécessaire sur les pratiques médiatiques (à ne pas confondre avec la réception des médias), de plus en plus différenciées, interdit tout raisonnement global et toute vision positiviste ; c’est en effet à partir des diverses catégories de publics que s’observe finement le fonctionnement de l’information, d’origine journalistique ou autre.
Auteur
Bernard Miège
.: Bernard Miège est professeur émérite en sciences de l’information et de la communication à l’université Stendhal Grenoble 3.