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Intranet et information professionnelle : la recherche d’un nouvel équilibre communicationnel

15 Mar, 2011

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Erlos Frédéric, « Intranet et information professionnelle : la recherche d’un nouvel équilibre communicationnel« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°11/3b, , p. à , consulté le mardi 16 avril 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2010/supplement-b/05-intranet-et-information-professionnelle-la-recherche-dun-nouvel-equilibre-communicationnel/

Introduction

Depuis le milieu des années 1990, l’intranet est devenu un moyen incontournable pour la diffusion de l’information professionnelle au sein des organisations. C’est pourquoi, on s’interrogera dans cette étude sur les éventuelles transformations de cette forme d’information à l’occasion de son insertion dans un nouveau dispositif sociotechnique. On se demandera également dans quelle mesure l’intranet permet une organisation et une diffusion efficace de l’information professionnelle. Après avoir défini les notions d’information professionnelle interne et d’intranet éditorial, on tentera de répondre à ces interrogations à partir des données fournies par l’observation de soixante-dix sites intranets appartenant à une grande entreprise. Les constats que l’on présentera seront alors réexaminés à la lumière des caractéristiques des situations de communication réelles dans lesquelles l’information professionnelle interne est insérée. Cela permettra d’éclairer les difficultés rencontrées par les visiteurs des sites, mais aussi de proposer des pistes afin de rétablir un équilibre communicationnel en partie rompu sur les intranets.

1. Information professionnelle interne et intranet éditorial

A. L’information professionnelle interne

Le terme d’information professionnelle invite à considérer l’information du point de vue des usages que l’on en fait : il s’agit de l’information produite et utilisée par les professionnels dans le cadre de leurs activités. La définition de l’information professionnelle donnée par le Dictionnaire de l’information est extensive : « Toute information utile dans un cadre professionnel. Si l’IST en fait partie, cette notion intègre bien d’autres types d’information spécifiques à l’entreprise ou générales : informations financières, boursières, information sur les marchés…Des outils comme le workflow, l’EDI et l’intranet ont favorisé la circulation de ces informations, en particulier les informations produites en interne dans les entreprises. » (Cacaly et alii (dir.), 2004).

D’après les auteurs de cet ouvrage, l’ensemble constitué par l’information professionnelle regrouperait donc au moins trois sortes d’informations qu’il convient de distinguer :
– l’information scientifique et technique : « connaissance produite par et pour les sciences et les techniques et enregistrée sur un support papier et/ou électronique. L’article scientifique est l’archétype du produit d’IST. » (Cacaly et alii (dir.), 2004).
– des informations générales d’ordre économique ou sociétal, qui concernent le contexte au sein duquel prend place l’entreprise ou l’organisation.
– des informations spécifiques à l’entreprise dont on nous dit qu’elles sont produites en interne et que des outils tels que le workflow, l’échange de données informatisées (et structurées) et l’intranet ont favorisé leur circulation.

La distinction opérée entre trois grandes sortes d’informations professionnelles revêt nécessairement un caractère artificiel, la réalité se présentant plutôt sous la forme d’un continuum sur lequel le passage d’une catégorie à l’autre se fait insensiblement. Il en va de même pour l’autre forme de découpage suggérée par la définition qui vient d’être rappelée. En effet, chacune des trois sortes d’informations est susceptible d’être à son tour découpée en deux ensembles, si l’on distingue les productions internes de celles qui sont réalisées à l’extérieur d’une organisation. Pour imparfaite qu’elle soit, cette seconde distinction permet de rendre compte des principales différences de statut caractérisant chaque sorte d’information professionnelle dans les entreprises.

Dans cette étude, on a restreint le périmètre de l’information professionnelle aux productions réalisées dans et par l’entreprise, c’est-à-dire aux informations configurées à l’aide de genres du discours propres à l’entreprise ou relevant du fonctionnement interne des organisations. On parlera donc d’informations professionnelles internes. Celles-ci sont produites par les métiers à l’aide d’un formalisme tout relatif variant au gré des usages locaux, et leur diffusion se fait par divers canaux plus ou moins connus des destinataires. C’est dire si les informations internes souffrent fréquemment d’un manque de visibilité, voire de lisibilité, au sein de l’entreprise (Guyot, 2006). Néanmoins, on peut se demander si le caractère peu formalisé de ces écrits ne les rendait pas plus malléables afin de faciliter leur adaptation aux changements apportés dans l’entreprise par les nouvelles technologies de l’information. En effet, on peut à ce sujet faire l’hypothèse que les nouvelles conditions de production, d’organisation et de diffusion de ces productions écrites ont été intégrées par leurs rédacteurs. De la même manière, on peut également se demander si la mise en ligne de ces informations sur les intranets a été l’occasion de leur appliquer certains traitements documentaires tels que la sélection, le référencement, l’analyse, l’indexation, le classement ou la synthèse, qui visent à garantir leur signalement et à faciliter leur accès auprès des usagers. En effet, on peut penser que le stockage, l’organisation et la diffusion médiatisée d’importants volumes d’information professionnelle interne ont rendu nécessaire le recours à de tels traitements ou à leur adaptation pour les sites intranets.

B. Intranet et information professionnelle interne

Avant de tenter d’apporter une réponse aux deux questions posées dans la précédente section, relativement aux possibles modifications apportées au contenu et au traitement des informations professionnelles internes à l’occasion de l’apparition de l’intranet, il est nécessaire de préciser à quelle sorte de réalité renvoie cette dernière notion. Celle-ci a été vulgarisée dans les encyclopédies et les dictionnaires avec les traits caractéristiques de son origine technologique : « Réseau informatique interne, utilisant les techniques d’Internet, accessible aux seuls membres d’un même groupe »(Nouveau Petit Robert électronique, 2001). Une telle définition se révèle insuffisante dès lors que l’on souhaite traiter des rapports entre l’intranet et l’information professionnelle interne d’une organisation. Par conséquent, on préfèrera parler d’un dispositif sociotechnique, au sein duquel se déploient des pratiques ayant pour but l’échange médiatisé d’informations à usage professionnel entre salariés appartenant à une même entreprise, et reliés entre eux par un réseau informatique privé ayant recours aux technologies du Web en usage sur Internet (Erlos, 2009a, p. 81).

Malgré ces premières indications, les relations entre intranet et information professionnelle interne doivent encore être précisées. En effet, à l’intérieur d’un même dispositif sociotechnique il existe une gradation mesurable à partir du niveau d’implication de l’intranet dans la réalisation de processus et de tâches précis. Ainsi, l’une des extrémités de cette échelle pourrait résider dans la consultation ou la saisie en ligne de données au moyen d’un formulaire (gestion de congés, commande de fournitures, simulation quelconque, pilotage d’un programme, etc.), l’autre extrémité consistant, par exemple, dans la diffusion d’un communiqué de presse sur le portail intranet de l’entreprise. Autant dans le premier cas la tâche ne peut pas être réalisée si l’information échangée ne respecte pas le cadre strict et automatisé d’un traitement informatique, autant dans le second, l’usage qui sera fait de la lecture du communiqué pris pour exemple n’est pas prévisible avec certitude, sa relation avec la réalisation d’une activité étant plus ou moins distendue. Là encore, il existe un continuum sur lequel se répartissent de très nombreux cas de figure comme, par exemple, la création de contenus en mode collaboratif, ou bien encore, l’échange de messages entre deux personnes au moyen d’une messagerie électronique instantanée ou différée (Benghozi, 2002). Dans le cadre de cette étude, on s’est limité aux informations professionnelles internes diffusées sous une forme cohérente et achevée (au moyen d’une page HTML ou d’un fichier issu d’un logiciel de bureautique ou d’édition électronique), par un émetteur collectif, en direction d’une population plus moins étendue (d’une dizaine d’acteurs à plusieurs milliers), délimitée avec plus ou moins de précision (telle activité, telle métier, telle fonction, etc.). Il s’agit, en d’autres termes, d’un intranet de type éditorial, qui a fait son apparition dans les grandes entreprises au milieu des années 1990.

En une quinzaine d’années, l’intranet éditorial qui était autrefois l’apanage de la communication interne ou des ressources humaines, s’est progressivement étoffé, au point que de nos jours il est peu d’activités au sein de l’entreprise qui ne disposent pas d’un site, c’est-à-dire d’un regroupement organisé de pages accessibles depuis la même adresse et placées sous la responsabilité d’une unité organisationnelle de taille variable (Germain et al., 2004). De ce point de vue, l’intranet a instauré une situation de communication nouvelle entre émetteurs et destinataires, en permettant aux premiers de rassembler, d’organiser et de mettre à disposition de façon permanente des pans entiers d’information professionnelle interne. Pour sa part, le destinataire s’est vu dans l’obligation nouvelle de trouver cette information en naviguant à travers l’arborescence des sites ou en ayant recours à une recherche par mots-clés sur le contenu des pages et des fichiers textuels qui leur sont associés. Si l’on en croit les évolutions de l’intranet éditorial (Germain et al., 2004), qui convergent vers des solutions tentant de référencer l’information en un point d’entrée unique, de la pousser vers ses destinataires (newsletters, alertes personnalisées, flux rss), ou d’améliorer les résultats obtenus à l’aide des moteurs de recherche, l’accès à l’information professionnelle interne ne se fait pas sans difficultés. De fait, la navigation sur les sites est fréquemment jugée peu intuitive, voire dissuasive, par des intranautes qui sont également confrontés à des résultats de recherche, soit silencieux, soit trop verbeux. D’un autre côté, les efforts consentis par les émetteurs pour remédier à cet état de fait témoignent de l’enjeu réel représenté par la diffusion de cette information et sa circulation au sein de l’entreprise. De ce point de vue, la mise en place de systèmes de gestion de contenus constitue un bon poste d’observation pour étudier la manière dont les usages de l’intranet éditorial ont influé sur la production et le traitement de l’information professionnelle interne.

2. Les adaptations de l’information professionnelle à l’intranet

A. Permanence du centre et développement de la périphérie

Les observations qui vont suivre sont tirées d’un contexte réel constitué par une plateforme de gestion de contenus mise en place au sein de l’organe central d’une grande banque au milieu des années 2000. Cette plateforme a permis la création de plus de soixante-dix sites intranets sur lesquels sont diffusés environ 75 000 contenus, et dont la fréquentation totale en 2008 s’est élevée à 13 millions de pages vues. Il s’agit de sites « métier » dont les contenus sont produits et publiés pour la réalisation d’une forme d’activité au sein de l’entreprise. Toutes les activités y sont représentées : communication interne, comptabilité, ressources humaines, finances, audit, syndicalisme, marketing, sécurité, achats, comité d’entreprise, informatique, etc.

Les contenus qui sont publiés sur les sites de cette plateforme peuvent être regroupés dans deux grandes catégories du point de vue de l’information professionnelle interne. La première catégorie consiste dans l’information professionnelle principale qui est véhiculée sous la forme de fichiers issus de suites bureautiques et de textes au format HTML. La seconde catégorie de contenus est constituée d’éléments périphériques. Il peut s’agir de brèves introductions placées en tête de rubriques ou au-dessus de listes de fichiers téléchargeables, de liens pointant vers d’autres sites, internes ou externes, de sortes d’encadrés mentionnant des informations accessoires ou temporaires, ou bien de fenêtres de type pop up s’ouvrant au-dessus du contenu principal afin de l’enrichir d’indications brèves et complémentaires, ou encore, de fiches signalétiques comportant les coordonnées internes d’une personne à contacter pour en savoir plus sur le contenu principal. La répartition entre les deux catégories est des trois quarts en faveur des fichiers et des textes au format HTML et d’un quart pour la seconde catégorie. Dans la première catégorie, les fichiers de type bureautique occupent une place très majoritaire (80%), au point que l’on peut dire qu’ils supportent encore dans une large mesure l’information professionnelle interne diffusée sur l’intranet.

Plusieurs enseignements peuvent être tirés de ces observations. On note tout d’abord que l’existence des contenus qualifiés de périphériques est étroitement liée à l’apparition de l’intranet. Ce complément d’information est apporté principalement sous deux formes : l’anticipation d’éventuelles questions complémentaires (« voir aussi »), et la fourniture de coordonnées pour permettre au lecteur d’en savoir plus en empruntant des moyens de communication plus directs (téléphone, messagerie électronique). Dans les deux cas, la fonction de ces informations périphériques peut être interprétée comme une tentative de restitution du contexte utile pour la diffusion de l’information professionnelle principale. De ce point de vue, on peut dire que leur fonction communicationnelle a été jugée nécessaire par l’émetteur, afin de favoriser une bonne diffusion de l’information dont il est le détenteur. Néanmoins, dans la mesure où ce complément d’information ne se fait que localement, c’est-à-dire à l’échelle de chacune des pages d’un site, son efficacité dépend du fait que l’intranaute ait réussi à localiser l’information principale qu’il recherche. En second lieu, on constate que pour l’essentiel, l’information professionnelle interne au format électronique diffusée sur les sites intranets éditoriaux n’a pas subi de reconfiguration significative depuis le développement de la micro-informatique à la fin des années 1980. La répartition entre supports indique que la transposition des fichiers bureautiques vers des pages HTML connaît, sauf exception, un développement modéré. Tout se passe donc comme si le cœur de l’information professionnelle interne, de son élaboration à sa validation, échappait encore dans une large mesure aux innovations apportées par l’intranet, mises à part les possibilités de regroupement, d’organisation et d’exposition permanente sur les sites.

B. Multiplication des accès et point de vue monolithique

On a indiqué précédemment que les sites intranets dont il a déjà été question ont été mis en place à l’aide d’une plateforme de gestion de contenus. On s’intéressera principalement dans cette section à l’utilisation réelle qui a été faite de ce type d’outil en matière d’organisation de l’information. Les logiciels de gestion de contenus (content management systems) permettent de créer et de publier des contenus (fichiers bureautiques, textes au format HTML, liens, documents multimédia), d’assurer la gestion de leur cycle de vie et de construire les arborescences des sites. Dans le contexte étudié, l’association entre les contenus et les nœuds de l’arborescence des sites se fait principalement à l’aide de deux moyens. Tout d’abord, chaque contenu peut être associé manuellement à une ou plusieurs rubriques de l’arborescence. En second lieu, les métadonnées associées à un contenu lors de sa création sont susceptibles d’être recherchées automatiquement, afin de composer dynamiquement des regroupements de contenus à l’ouverture d’une page. Les métadonnées (« ensemble structuré d’informations décrivant la forme, le contenu ou la localisation d’une ressource  » (Cacaly et alii, 2004), sont associées au contenu lors de sa création, soit de façon automatique (date de création, localisation, format de fichier, etc.), soit de façon manuelle. Elles permettent de piloter le cycle de vie du contenu, de profiler sa diffusion et de caractériser sa teneur. Dans le contexte que l’on a retenu pour cette étude, cette dernière utilisation a donné lieu à l’établissement de 1600 descripteurs différents, répartis en 55 listes contrôlées de métadonnées organisées alphabétiquement. Les descripteurs utilisés totalisent près de 66 000 occurrences (Erlos, 2009b).

Il ressort de l’analyse de la catégorisation des contenus à l’aide de ces métadonnées que contrairement à ce que l’on observe dans les systèmes d’organisation de l’information classiques (Svenonius, 2000), l’indexation est essentiellement utilisée par les webmestres afin de multiplier le nombre de pages sur lesquelles un même contenu est affiché (plusieurs localisations sur le même site, ou sur plusieurs sites simultanément). Les espaces d’exposition privilégiés sont ceux qui sont destinés à identifier les cycles de vie d’un contenu (nouveauté, opérationnel, obsolète), l’existence d’informations complémentaires (voir aussi), et surtout, le classement principal des informations du point de vue de l’émetteur collectif responsable du site. L’utilisation de ces listes pour les classements thématiques s’est ainsi enfermée dans une logique de diffusion étroite pour spécialistes qu’elle contribue à entretenir. Cet émiettement de l’organisation de l’information s’est inscrit en faux contre des tentatives de normalisation des métadonnées. Par conséquent, il soulève en des termes nouveaux la question de la mise à distance du jargon propre à chaque métier, afin de tenir compte des habitudes de classement et du vocabulaire des différents publics d’un site. C’est pourquoi, une autre approche a été proposée. Elle repose sur un usage réflexif de la langue, destiné à outiller les webmestres dans la réalisation des tâches liées à l’organisation de l’information.

3. Polyphonie de la communication et genres du discours

A. Restituer leur complexité aux échanges langagiers

Les constats auxquels on est parvenu dans la précédente section – relative imperméabilité de l’information professionnelle interne aux changements introduits par sa diffusion sur les intranets, et organisation des sites exprimant un point de vue étroitement centré sur les seules préoccupations de l’émetteur –, peuvent être réexaminés à la lumière des caractéristiques de situations de communication réelles. Les ingrédients adoptés de façon consensuelle (Charaudeau, Maingueneau, 2002, 533-536) afin de caractériser une situation de communication (partenaires de l’échange, finalités et circonstances de ce dernier – lieu, moment et modalité de diffusion –, ainsi que la teneur générale du propos), permettent de préciser la rupture introduite dans les « contrats de communication » (Charaudeau, Maingueneau, 2002, 138-141) par la diffusion de l’information professionnelle interne sur les intranets. En effet, alors que les trois premiers ingrédients subissent des changements plus ou moins importants en raison de la diffusion sur l’intranet (extension des destinataires, élargissement des finalités et modification des circonstances de l’échange), la teneur générale du propos est restée la même.

De façon plus générale, on peut dire que derrière l’unité trompeuse que suggèrent les expressions de « site intranet éditorial » et d’« information professionnelle interne », se dissimule une multitude de genres du discours produits dans le cadre des entreprises (Borzeix, Fraenkel, 2001, p. 231-261). Du reste, les nombreuses appellations attribuées à ces productions diffusées sur la plupart des sites est déjà éloquente : « documentation produit, lettre circulaire, note de procédure, présentation d’activité, contrat type, formulaire, texte officiel, fiches produits, communiqués de presse, synthèse de presse, news, discours, interview, guide d’audit, dossier thématique, compte rendu, documentation clients, modes opératoires, etc. » Cette grande diversité n’a rien de surprenant si l’on s’en tient à la caractérisation des genres du discours proposée par Mikhaïl Bakhtine : « L’utilisation de la langue s’effectue sous la forme d’énoncés concrets uniques (oraux et écrits) qui émanent des représentants de tel ou tel domaine de l’activité humaine. L’énoncé reflète les conditions spécifiques et les finalités de chacun de ces domaines, non seulement par son contenu (thématique) et son style de langue, autrement dit par la sélection opérée dans les moyens de la langue – moyens lexicaux, phraséologiques et grammaticaux –, mais aussi et surtout par sa construction compositionnelle. Ces trois éléments (contenu thématique, style et construction compositionnelle) fusionnent indissolublement dans le tout que constitue l’énoncé, et chacun d’eux est marqué par la spécificité de la sphère d’échange. Tout énoncé pris isolément est, bien entendu, individuel, mais chaque sphère d’utilisation de la langue élabore ses types relativement stables d’énoncés, et c’est ce que nous appelons les genres du discours. » (Bakhtine, 1984 [1952-1953], p. 265). La notion de genre du discours permet ainsi de faire le lien entre les écrits électroniques rassemblés sur un site et les situations de communication originelles dans lesquelles ils ont été produits.

Le réexamen des conditions de production des discours rassemblés sur les sites intranets donne la possibilité de procéder à une évaluation objective des lacunes à combler, lorsque les publics des sites ont des caractéristiques différentes de celles des destinataires originels de l’information professionnelle interne. Une telle approche peut également être utilisée afin de procéder au regroupement des contenus d’un site, et compléter ainsi les regroupements thématiques. Enfin, l’attention prêtée aux genres du discours fournit un moyen opérationnel lorsque l’on cherche à rendre compte des usages langagiers impliqués dans l’utilisation des sites d’un intranet.

B. Prendre la mesure de la diversité des points de vue

L’organisation de l’information sur les sites d’un intranet pose dans un contexte nouveau la question du bon ajustement des vocabulaires utilisés par ceux qui conçoivent et animent ces dispositifs et leurs utilisateurs. Sont concernés aussi bien les regroupements de contenus sous la forme de listes ou de pages complexes, que les titres des rubriques d’un site, les libellés des différentes sortes de liens hypertextes, ou les métadonnées utilisées pour décrire et rechercher les contenus.

On pourrait considérer comme certains auteurs que l’auto-organisation de l’information telle qu’elle est observée sur les sites Web en général est vouée à ne rencontrer les objectifs des systèmes d’organisation de l’information que par hasard, et à se contenter d’un bas niveau de qualité (Svenonius, 2000, p. 26). Les contraintes liées à l’organisation du travail obligent cependant à faire feu de tout bois, afin d’améliorer la diffusion de l’information professionnelle sur les sites : réalisation de ressources linguistiques dédiées reposant sur des données fournies par l’émetteur (analyse des contenus du site, sollicitation des auteurs ou de représentants des utilisateurs), et par les utilisateurs eux-mêmes. Le point de vue de ces derniers peut alors être saisi, soit directement, à partir de verbalisations obtenues de façon interactive (rédaction libre de listes thématiques, test du tri des cartes ou card sorting), soit indirectement, à travers l’études des questions posées au moteur de recherche ou l’analyse de l’indexation réalisée par les visiteurs du site (folksonomies).

La collecte et la mise à jour d’un vocabulaire contrôlé dédié à l’organisation de l’information sur les intranets ont traditionnellement emprunté deux directions difficiles à concilier. La première consiste, en s’appuyant sur une caution bibliographique, à vouloir réduire l’ajustement des vocabulaires par le recours à la terminologie d’une discipline ou d’un domaine d’activité (Hudon, 2009, p. 99-104). Outre les difficultés liées à la délimitation des disciplines et des domaines d’activité, une telle approche peut difficilement rendre compte des différents niveaux de langue mobilisés dans les échanges relevant de l’activité quotidienne (Paganelli, Mounier, 2007). De façon plus générale, il apparaît que sur les intranets, l’absence d’une prise en compte suffisante de la diversité des points de vue a pour conséquence que les manières de classer et de dire propres aux émetteurs et à leurs destinataires ne sont jamais assurées de se rencontrer (Pédauque, 2007, p. 117-130). La seconde direction, moins fréquemment empruntée, consiste à faire reposer la construction d’un tel vocabulaire sur les usages langagiers couramment observés. La principale difficulté à laquelle une telle démarche s’expose réside dans la variété et dans le caractère fluctuant des utilisations de la langue (Svenonius, 2000, 69-70, 135-136). On ajoutera que la sollicitation directe ou indirecte des utilisateurs fournit des indications utiles mais souvent difficiles à suivre sur la durée. C’est pourquoi, on a proposé d’envisager cette question sous un autre angle, qui induit une manière différente d’aborder l’élaboration de ressources linguistiques dédiées à l’organisation de l’information (Dalbin, 2007, p.54).

En effet, si pour la spécification des caractéristiques des vocabulaires, la discipline et le domaine d’activités apparaissent comme des cadres trop vastes, on peut leur préférer les situations de communication particulières en jeu dans l’utilisation de chaque site intranet. Dès lors, les usages linguistiques peuvent être captés à partir des traces discursives laissées lors de précédents échanges réalisés dans des conditions de production similaires. Il devient alors possible d’identifier, au sein de corpus de textes rassemblés en raison de leurs caractéristiques énonciatives homogènes – il s’agit de textes constituant des occurrences d’un même genre de discours rassemblées de façon chronologique –, les manières de dire et de classer propres à chaque point de vue.

La collecte des unités linguistiques peut alors adopter les techniques développées dans le cadre des linguistiques de corpus (Habert, Nazarenko, Salem, 1997). La formalisation de la collecte que l’on a retenue s’inscrit dans une démarche de type terminographique (AFNOR, ISO 704, 2001), qui a dû être adaptée pour, entre autres, permettre l’introduction des noms propres. On a proposé dans un autre travail (Erlos, 2009a) d’adopter comme fil conducteur de ce repérage les éléments mis en valeur par les interlocuteurs internes dans le cadre d’un référentiel partagé. Celui-ci étant à comprendre comme « (…) l’ensemble (explicite ou implicite) des préalables faute desquels telle ou telle activité systématique ne pourrait pas avoir lieu. Le référentiel peut alors s’offrir comme un cadre où cette activité prendra place. C’est ainsi que tout ce qui fait pour nous, en telle ou telle circonstance, la « réalité » d’un terrain de jeu peut servir de référentiel commun au joueur et au spectateur. » (Gonseth, 1975, p. 22).

Parmi les éléments particulièrement mis en valeur dans les discours on a retenu certaines classes de dénominations propres appartenant aux référentiels habituellement en usage dans les entreprises (noms de produits, de services, de logiciels, mais aussi noms d’unités de l’organisation, noms de bâtiments, de lieux, de personnes, etc.). Organisées sous la forme de listes alphabétiques, ou bien utilisées avec leurs variantes dans un lexique dédié à l’expansion des requêtes d’un moteur de recherche, certaines classes de noms propres constituent un moyen simple de donner accès aux contenus des sites et une piste avérée pour l’amélioration du taux de rappel dans les résultats de recherche. Enfin, la mise en place d’un référentiel terminologique permet aussi de faciliter l’accès aux noms propres qui, lorsqu’ils sont connus, constituent un moyen efficace de conduire des recherches d’information, ce qui est vérifié aussi bien sur le Web que dans les catalogues des grandes bibliothèques.

D’autre part, les noms propres ont également été utilisés comme point de départ pour collecter d’autres éléments du vocabulaire établissant avec eux des relations sémantiques, soit dans leur voisinage textuel immédiat (co-texte), soit de façon plus relâchée, comme dans le cas des reprises anaphoriques. Ainsi, la relation de catégorisation des référents des noms propres permet de collecter les diverses expressions utilisées pour parler d’un même objet dans des situations de communication ou des contextes différents. De même, l’étude du rattachement de ces unités privilégiées à des termes exprimant une notion d’ensemble facilite l’identification des dénominations utilisées pour découper l’activité de l’entreprise en différents secteurs (Erlos, 2009c). Ces expressions constituent alors autant d’unités candidates pour procéder à des regroupements thématiques de contenus sur les pages d’un site. Enfin, la constitution de corpus composés de données textuelles homogènes permet également d’enregistrer sur la durée des manières de dire et de classer propres aux émetteurs et aux publics des sites, afin de les intégrer dans l’organisation et la diffusion des contenus.

Conclusion

À partir des observations réalisées dans un contexte réel, cette étude a permis de dégager deux caractéristiques importantes de l’information professionnelle interne diffusée sur les intranets. En premier lieu, il apparaît que cette information est majoritairement mise en ligne telle quelle, sans modifications destinées à favoriser son insertion dans un nouveau contexte de diffusion. Par ailleurs, l’organisation des sites et les regroupements de contenus qu’ils proposent paraissent refléter le seul point de vue de l’émetteur d’information. On a proposé d’expliquer les difficultés rencontrées par les intranautes, lors de leurs recherches d’information, par la rupture des contrats de communication résultant de la mise en ligne de l’information professionnelle sur les intranets. Par ailleurs, l’approche de type communicationnel offre un point de départ utile lorsque l’on cherche à remédier à cette situation. En effet, on peut alors utiliser les similitudes repérables parmi les caractéristiques des genres du discours, afin de regrouper les contenus entre eux. En outre, la prise en compte explicite des genres du discours garantit la constitution de corpus homogènes représentatifs des échanges ayant pour cadre des situations de communication aux propriétés voisines. On dispose alors d’un moyen opérationnel pour introduire dans l’organisation des sites les manières de dire et de classer caractéristiques de leurs différents publics. Il reste que le grand nombre des genres du discours ainsi que le caractère parfois mouvant de leurs caractéristiques constituent des difficultés qu’il faut surmonter pour mettre en œuvre l’approche proposée. Par conséquent, il paraît encore nécessaire d’approfondir la connaissance des genres du discours utilisés dans le cadre de l’information professionnelle interne.

Références bibliographiques

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Auteur

Frédéric Erlos

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