De la consultation de documents scientifiques à leur indexation : pertinence de la notion de positionnement en sciences de l’information ?
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Clavier Viviane, Paganelli Céline, « De la consultation de documents scientifiques à leur indexation : pertinence de la notion de positionnement en sciences de l’information ?« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°11/3b, 2010, p. à , consulté le jeudi 5 décembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2010/supplement-b/04-de-la-consultation-de-documents-scientifiques-a-leur-indexation-pertinence-de-la-notion-de-positionnement-en-sciences-de-linformation/
Introduction
Cet article présente les premiers résultats d’une étude conduite auprès de lecteurs de thèses de doctorat et offre une contribution en recherche d’information. L’étude fait suite à une collaboration scientifique entre le Gresec et le Lidilem, laboratoire des sciences du langage de l’Université Grenoble3 dans le cadre d’un contrat financé par l’Agence Nationale pour la Recherche(1). Le projet intitulé Scientext, dirigé par F. Grossmann et A. Tutin, s’est terminé en 2010 et avait pour objectif d’étudier le positionnement et le raisonnement de l’auteur dans les écrits scientifiques. La notion de positionnement que nous convoquons dans ce travail est très largement développée et discutée dans les publications accessibles sur le site de Scientext(2). Le propos de notre article est d’évaluer la pertinence de cette notion pour guider la consultation et l’annotation de documents scientifiques et à terme, pour en tenir compte dans l’indexation.
Notre travail s’inscrit dans le cadre de l’étude des pratiques informationnelles en contexte professionnel. Ce champ de la recherche en sciences de l’information et de la communication a donné lieu à un grand nombre de travaux qui peuvent avoir pour objectifs d’analyser des pratiques « locales » de manière à améliorer par exemple les outils proposés aux usagers, ou bien des objectifs théoriques de modélisation du processus d’information. De nombreux modèles ont été développés depuis les années 80 pour analyser et décrire le processus de recherche d’information et d’accès à l’information (Elis, Dervin, Kulthau et Wilson notamment). Ihadjadene et Chaudiron (2010) ont analysé ces modèles et montré leur évolution d’une perspective centrée sur l’étude du processus d’information à une perspective plus large intégrant les éléments du contexte, notamment professionnel, pour s’ouvrir enfin sur la question des pratiques informationnelles.
L’activité d’information en contexte professionnel prend une place de plus en plus importante et se complexifie (Guyot, 2002). De nombreux facteurs peuvent l’affecter. Kulthau (2004) a montré notamment que les états affectifs ont une incidence sur les pratiques d’information ; d’autres auteurs (Guyot, 2000) (Jarvelin, 2004) ont également souligné l’importance du contexte professionnel et des contraintes spécifiques de la tâche. Le déroulement d’une tâche conditionnerait ainsi les pratiques informationnelles. Cheuk (1999) montre notamment que chez des ingénieurs en situation de travail, les stratégies d’accès à l’information varient selon les étapes de la tâche à effectuer. L’auteur met en évidence sept situations de recherche et d’utilisation de l’information tout au long du déroulement de la tâche et établit un lien entre ces situations et les comportements informationnels. Ainsi, plusieurs auteurs s’accordent pour signaler que l’activité d’information est affectée par le contexte et l’activité à mener (Bartlett, 2005) (Guyot, 2002).
Les pratiques informationnelles dans le milieu universitaire ont largement été étudiées. Ellis et al. (1993) ont notamment proposé d’analyser l’activité de recherche d’information chez les chercheurs comme un processus composé de différentes étapes successives ; Chartron (2002) et Mahé (2002) ont analysé l’évolution des pratiques de cette population en lien avec le numérique ; enfin Fry et al (2006) s’intéressent à l’activité d’information dans les communautés des chercheurs avec pour objectif non pas de proposer un modèle des pratiques d’information, mais de montrer que la structure de la communauté scientifique conditionne les pratiques de ses membres.
Si notre travail s’inscrit dans le cadre des recherches sur les pratiques informationnelles des universitaires, il vise plus spécifiquement à étudier un aspect précis de l’activité informationnelle de cette population. Ainsi, nous focalisons notre attention sur l’activité de consultation de thèses dans le cadre d’un travail de recherche.
La consultation de thèses intervient dans un cadre professionnel. Les thèses sont lues soit par des évaluateurs pour en valider le contenu, soit par des chercheurs pour réaliser leur recherche. Ce deuxième type d’usage nous intéresse car il met en œuvre une lecture non séquentielle, souvent partielle, contrairement à l’activité d’évaluation qui implique une lecture cursive et exhaustive du document. Par ailleurs, les parties de textes auxquelles s’intéresse le chercheur varient selon la tâche en cours : consultation de résultats, recherche de définitions, lecture de la méthodologie (Lainé-Cruzel, 1999). Ces constats sont typiques de la consultation de documents professionnels et ont été observés dans les organisations (Paganelli, 2004) ou auprès de communautés de chercheurs (Balicco et al. 2007). Dans ce contexte, la recherche d’information est une activité secondaire, subordonnée à des objectifs concrets au croisement d’une logique scientifique et d’une culture professionnelle (Staii et al, 2008) ; dans le cas présent, rédiger sa propre thèse, faire un cours.
Nous formulons plusieurs hypothèses : a) le lecteur ne lit pas intégralement une thèse mais la parcourt en sélectionnant et annotant certains fragments. b) le parcours de lecture n’est pas uniquement fondé sur des critères thématiques mais sur des critères privilégiant la voix et l’intention de l’auteur, sa démarche scientifique ; ce que nous conviendrons d’appeler le positionnement de l’auteur. c) l’accès au contenu d’un document suivant ce principe favorise l’interprétation et la compréhension d’un document ; il privilégie des connaissances situées et permet in fine au lecteur de positionner ses propres recherches. d) il existe dans les fragments des marqueurs de positionnement qui relèvent de la polyphonie énonciative.
Pour ce travail, nous avons mobilisé deux méthodes : d’abord, nous avons réalisé des entretiens et observé des sujets en situation de consultation de thèse, ce qui nous a permis de recueillir des fragments et les commentaires des lecteurs(3). Ensuite, nous avons analysé les marqueurs linguistiques qui figurent dans ces items. Cette méthode s’inscrit dans un courant des sciences de l’information qui s’appuie sur l’analyse des traces langagières des textes pour traiter les documents à des fins d’indexation, de classification ou de segmentation. Au préalable, nous faisons le point sur les notions de lecture professionnelle, annotation et positionnement.
1. Etat de l’art et hypothèses
1.1 Lecture professionnelle et annotation
Caractérisée par le contexte (professionnel, universitaire) et l’objectif du lecteur (rédiger une introduction, préparer un cours), la lecture professionnelle relève davantage de l’attitude du lecteur (exploration, appropriation d’un document) que de l’objet de lecture (Brouillette, 1996). Cette lecture est assimilée à une lecture active (Hochon, 1994) savante (Bertrand-Gastaldy, 2002) ou critique (Lortal, 2005). La lecture active revêt plusieurs formes selon Hochon (1994) : elle peut s’inscrire dans le long terme avec des relectures et des vues changeantes ; c’est un parcours individualisé que s’approprie le lecteur en fonction de ses connaissances et de sa culture ; c’est une lecture attentive, d’inspection et d’observation scrutative des contenus ; c’est aussi une lecture d’exploration qui peut engendrer une activité de rédaction importante : annotation élémentaire discursive et graphique, recopie de passages jugés significatifs, rédaction de fiches de lecture. D’autres auteurs (Lortal, 2005) utilisent le terme de lecture critique, comme productive d’une interprétation qui éclaire le texte lu, mais également d’autres textes. Ce type de lecture permettrait de faire entrer le texte dans un contexte discursif. La lecture savante combinerait la lecture et la pensée critique et représenterait une partie fondamentale du travail de plusieurs groupes de lecteurs : étudiants, juristes, chercheurs (Schilit et al., 1999) cité par (Gharbi, 2006.). Avec l’arrivée du support numérique, le terme d’écrilecture (Vuillemen, 1999) marque l’imbrication et la fusion de la lecture et de l’écriture. Il semble cependant qu’il n’y ait non pas une mais des lectures professionnelles variables suivant les objectifs (Bertrand-Gastaldy, 2002) (Hochon, 1994). Ce peut être un objectif d’apprentissage ou d’appropriation ; d’exploration ou de recherche d’information ; d’assimilation (par exemple pour faire un compte-rendu) ou d’inspiration (en vue de rebonds vers d’autres lectures ou des réalisations externes au texte) (Hochon, 1994) ; chacune de ces lectures nécessitant des parcours différents.
Quelle que soit l’appellation, ce type de lecture est fondé sur des pratiques annotatives et s’accompagne d’activités cognitives (comparaison, mise en relation, vérification) qui se traduisent par des activités motrices (soulignement, annotations sur le document, dessin de réseaux) que certains dispositifs électroniques peuvent faciliter ou compliquer (Bertrand-Gastaldy, 2002). Mille (2005) considère comme annotations « ce qui est ajouté à un document pendant la lecture, et qui est visible sur ce document ». L’annotation permet alors au lecteur de s’approprier le document et de construire une lecture qui lui est propre. Elle favorise l’interprétation du document et est utile pour « augmenter la compréhension, faciliter les pensées critiques » (Wolfe, 2000) cité par (Mille, 2005). Hochon (1994) propose une vision plus large de l’annotation tant dans ses fonctions que dans ses modalités. Il parle d’un langage d’annotations permettant d’exprimer, sous une forme partiellement codifiée, un très large éventail de réactions de lecture remplissant plusieurs fonctions (mémorisation, capitalisation, dialogue indirect avec l’auteur, communication entre lecteurs notamment). L’annotation peut être considérée comme un moyen pour le lecteur de se positionner par rapport au texte consulté et à son auteur ; ainsi, l’objectif de l’annotation peut être de critiquer les propos de l’auteur, d’exprimer une idée, de faire des liens entre plusieurs idées ou d’associer une référence extérieure au document consulté (Mille, 2005). Il s’agit bien ici pour le lecteur de construire sa propre lecture du document et de se positionner par rapport au contenu.
1.2. La notion de positionnement
Le positionnement de l’auteur dans les textes scientifiques
Comme indiqué supra, la notion de positionnement convoquée ici s’inspire largement de travaux menés dans le projet de recherche Scientext déposé par le Lidilem (2007-2010) (4). Dans ce cadre, le positionnement relève de la polyphonie et est étudié dans des corpus de textes scientifiques relevant de divers genres. Caractéristique de l’écriture scientifique, le positionnement se manifeste dans les procédés linguistiques qui révèlent « la singularité d’un auteur, son apport spécifique – la justification de sa démarche scientifique – et le raisonnement de l’auteur, ce sur quoi il s’appuie, les preuves qu’il emploie, les relations logiques qu’il établit – la qualité de l’analyse scientifique. »(5)
Relevant de l’épistémicité et de l’évidentialité, les marques de positionnement apparaissent dans des catégories linguistiques de différents niveaux (lexique, syntaxe, phraséologie) et s’actualisent dans les évaluatifs (pour estimer la difficulté d’une recherche : le problème délicat…), les axiologiques (pour évaluer des points de vue : l’excellente description que cet auteur donne des emplois de…) (6), les dispositifs rhétoriques utilisés pour marquer la convergence vs la divergence, voire la rupture de points de vue (conformément à / contrairement à, de manière inattendue) (7). L’épistémicité apparaît dans les catégories de la modalité qui signalent « l’expression de l’attitude du locuteur » alors que les évidentiels renvoient « à l’expression du mode de création et/ou de récolte de l’information » (Dendale 1994 : 4). Ils apparaissent dans trois sources : la perception (visuelle ou auditive), l’emprunt, l’inférence :
« Un marqueur évidentiel est une expression langagière qui apparaît dans l’énoncé et qui indique si l’information transmise dans cet énoncé a été empruntée par le locuteur à autrui ou si elle a été créée par le locuteur lui-même, moyennant une inférence ou une perception. » (Dendale 1994 : 5).
A l’écrit, ils s’actualisent dans les verbes de perception (on constate que), les tournures impersonnelles (il semble évident que, il apparaît que), les différents modes de désignations des références à autrui (la citation d’auteur, la référence bibliographique, les noms de courants scientifiques) qui contribuent au cadrage historique et conceptuel des notions.
Polyphonie des discours et construction d’une légitimité scientifique
Selon Jacobi (1999 : 15), l’une des caractéristiques majeures des discours de communication scientifique serait surtout de permettre de consolider la place et la légitimité de leurs auteurs. La thèse de doctorat manifeste cette propension en raison du dispositif d’intronisation qui entoure l’auteur pour être reconnu par la communauté scientifique. L’écriture de la thèse consiste alors à mobiliser des connaissances, à faire valoir son point de vue, à construire son identité de chercheur. Les procédés linguistiques qui concourent à établir cette posture « surplombante » relèvent de la surénonciation.
Introduite par Rabatel (2004 : 9), la surénonciation est définie comme « l’expression interactionnelle d’un point de vue surplombant dont le caractère dominant est reconnu par les autres énonciateurs. ». Pour Grossmann et Rinck (2004 : 34), c’est une norme de genre, l’argumentation en faveur d’un point de vue incitant à construire un texte qui marque la position de surplomb de l’instance de prise en charge énonciative. La surénonciation permet d’analyser la manière dont le locuteur, responsable de l’énonciation, organise son argumentation, orchestre les différents points de vue. Cette posture participe d’une visée pragmatique de légitimation du discours scientifique.
D’un point de vue énonciatif, les écrits scientifiques ont la particularité d’être des énoncés non embrayés, ce qui leur confère un caractère objectif, plus empreint de scientificité. L’analyse polyphonique se réalise donc dans un contexte d’effacement énonciatif (Rabatel, 2004), dans lequel le locuteur s’efface au profit d’un énonciateur universel (le nous de majesté, le on à valeur doxique, les tournures impersonnelles) et c’est donc par l’introduction du sujet modal dans l’énoncé que se définit la prise en charge de l’énonciation. Les marqueurs d’épistémicité et d’évidentialité mentionnés supra contribuent d’une part à situer l’approche de l’auteur par rapport à celles des autres (se positionner), d’autre part, à justifier ces points de vue (argumenter, prouver).
En posant la question du positionnement énonciatif sous l’angle de l’épistémicité et de l’évidentialité, nous favorisons deux types d’approches : l’une focalisée sur l’examen des marqueurs linguistiques dans les textes scientifiques, l’autre sur la contribution de ces marqueurs à l’évaluation critique de l’information scientifique. La question est à présent de savoir comment la recherche d’information permet d’articuler ces deux aspects : la lecture et l’annotation de document sont un moyen d’observer ce processus.
1.3. Hypothèse : de l’annotation à une hypothèse localiste du positionnement
Les revues de littérature sur l’annotation et le positionnement ont en commun une grande diversité d’approches, une multitude de définitions aux assises théoriques très différentes. Il paraît nécessaire de contraindre ces notions afin de les rendre compatibles avec nos objectifs. Nous souhaitons caractériser en parallèle l’activité de lecture/annotation et l’analyse linguistique. Lier ces deux dimensions est une démarche que nous avions déjà adoptée lors d’une étude menée auprès de techniciens et ingénieurs qui consultaient des manuels d’utilisation technique (Clavier et al. 1997). L’étude avait consisté à caractériser les demandes des utilisateurs qui étaient exprimées sous la forme de questions, à les typer en catégories référentielles puis à identifier les marqueurs linguistiques. Le but ultime de cette démarche était l’indexation automatique des textes. Aujourd’hui, notre démarche est la même, à la différence que les lecteurs ne formulent aucune question. C’est donc à partir des indices d’annotation, des commentaires des lecteurs et des fragments retenus que nous pouvons faire le lien avec leur activité de recherche.
Pour nous, l’annotation est liée à la notion de fragments, c’est-à-dire des extraits de textes sélectionnés par les lecteurs dès lors qu’ils présentent des marques visuelles (soulignement, surlignage) et/ou qu’ils sont associés à des commentaires graphiques (symboles, abréviations) et/ou oraux. Ces diverses marques sont recueillies, transcrites et font partie des annotations associées à chaque fragment. Notre acception de l’annotation est donc plus large que celle de Mille puisque nous intégrons les commentaires oraux des sujets, ce qui ne relève pas strico sensu de l’annotation, mais d’une activité metadiscursive induite par le protocole d’entretien. Nous associons également les commentaires qui figurent sur d’autres supports (fichiers, feuillets libres, cahier). Cette conception de l’annotation se rapproche de celle de Hochon (1994), mais contrairement à lui, nous nous focalisons uniquement sur les marqueurs de positionnement, et non sur les marques visuelles ou les systèmes de codification.
En ce qui concerne le positionnement, nous faisons l’hypothèse qu’il s’agit à la fois d’une posture cognitive et d’une catégorie linguistique aux contours polymorphes.
Sur le plan cognitif, l’annotation de textes scientifiques révèle une partie des activités liées à la lecture savante, et permet d’établir un lien avec le support et la textualité. A ce niveau, il nous semble possible de parler du positionnement comme d’une posture qui serait le fil d’Ariane entre la lecture, l’annotation et l’écriture. Comme mentionné supra, l’exercice d’écriture scientifique induit la recherche d’un positionnement, l’objectif étant d’acquérir un point de vue « surplombant ». Cette posture a des conséquences sur les pratiques de consultation de la documentation scientifique : ainsi, plus que la recherche d’une terminologie ou la navigation selon des thèmes, le lecteur cherche à s’orienter dans un « paysage scientifique », cherche des repères (des courants de pensée, des auteurs), veut découvrir des « pistes de recherche inexplorée », etc. Au-delà de ces métaphores de la promenade ou de l’excursion, c’est la dimension spatio-temporelle du positionnement que nous retenons pour décrire le plan cognitif et linguistique.
Sur le plan linguistique, l’hypothèse localiste dans sa version cognitive pourrait offrir un cadre de description satisfaisant puisqu’elle permet de penser le positionnement par le biais d’interactions entre des représentations de différents niveaux, le langage étant l’un de ces niveaux. La question de l’ancrage catégoriel se pose alors en des termes métadiscursifs et non pas propositionnels. Cela signifie que contrairement aux versions fortes du localisme dans lesquelles seules les catégories spatio-temporelles figurent dans certains schémas de la prédication (les prépositions, le temps grammatical, l’aspect, les cas, les adverbes etc.), une version metadiscursive du localisme permettrait de décrire les interactions entre un auteur et son destinataire dans une même communauté, et les relations internes au discours (Tutin, 2007). Si nous revenons aux catégories du positionnement énumérées en 1.2, il s’agit de retenir celles qui vont pouvoir contribuer à situer un discours dans un espace spatio-temporel.
2. Méthodologie
Nous travaillons sur un corpus composé de dix thèses de 3ème cycle et d’un mémoire d’habilitation à diriger les recherches dans le domaine des sciences de l’information et de la communication. Dans une approche rigoureuse de constitution de corpus, il serait nécessaire de distinguer les sous-genres que sont les thèses et les HDR, ces écrits ne répondant ni aux mêmes objectifs de forme, ni probablement aux mêmes enjeux de positionnement. Cependant, la sélection de ce document a été réalisée par un lecteur très perspicace ayant précisément choisi de lire l’auteur de cette HDR en raison de la connaissance qu’il avait de son champ disciplinaire. Pour nous, cette motivation relevait bien du cadre d’étude du positionnement.
La méthodologie mise en place est double. Dans un premier temps, nous recourons à des entretiens et observations de sujets en situation de consultation de thèse, en utilisant la technique des protocoles verbaux, issue de la psychologie cognitive (Bisseret, 1999). Cette technique qui consiste à demander au sujet de verbaliser, penser tout haut, permet de révéler les procédures utilisées par le sujet au cours de son activité. Les sujets sont des doctorants et enseignants-chercheurs. Les résultats permettent de répondre à diverses questions (voir ci-dessous) et les observations de recueillir un corpus de fragments de textes extraits des thèses et jugés pertinents par les sujets. Dans un second temps, nous recourons à un typage des fragments, mentionnons la taille, le nombre et leur position dans la structure du document ; nous décrivons le statut du fragment en lien avec la structure du document ou des unités de langue ; enfin, nous nous concentrons sur les marqueurs de positionnement.
11 sujets ont été interviewés entre mai et novembre 2009. Au cours des entretiens (en moyenne 1 heure), les sujets devaient d’abord répondre à un questionnaire structuré autour de questions concernant les raisons pour lesquelles ils consultent une thèse, la manière dont la consultation s’effectue ainsi que les modalités de réutilisation de l’information jugée pertinente. Les sujets ont ensuite été observés en situation de consultation. Il leur a été demandé de verbaliser les différentes activités mises en œuvre et de délimiter les fragments de documents qu’ils jugeaient pertinents. Chaque sujet a apporté, lors de l’entretien, une thèse en version papier ou numérique, qui lui était utile. Les fragments de texte analysés sont donc issus de 11 thèses différentes. Parmi les 11 sujets (5 hommes et 6 femmes) : 3 sont en première année de doctorat, 4 sont en 3ème année, 2 sont en 4ème année, 1 est en 5ème année, 1 est enseignant-chercheur.
3. Résultats et discussion
3-1- La place de la thèse dans la construction du travail de recherche des doctorants
Les 10 doctorants interviewés consultent des thèses dans le cadre de leur travail de doctorat. Le sujet enseignant-chercheur consulte une thèse pour préparer un cours.
es doctorants en début de doctorat (1ère année) se consacrent à leur état de l’art. Ils consultent des thèses d’abord pour découvrir de nouvelles notions ou de nouvelles références sur un sujet. Ils cherchent aussi à avoir une vision exhaustive des auteurs ayant traité du même objet et à s’assurer qu’ils appréhendent de manière claire le champ de leur recherche. Certains veulent se familiariser avec le genre de document qu’ils seront amenés à rédiger, veulent en découvrir les normes. En troisième année de thèse, 3 doctorants sur 5 mettent en place leur terrain de recherche et consultent des thèses pour appréhender des méthodologies mises en œuvre et comparer avec des terrains déjà réalisés. En fin de doctorat (4ème et 5ème années), les sujets rédigent leur thèse ; ils s’intéressent alors aux aspects formels du document. La consultation de la thèse va leur permettre d’identifier la structure et s’imprégner d’un style d’écriture. Ils cherchent également à croiser ou vérifier des connaissances ainsi qu’à positionner leur recherche par rapport à d’autres travaux.
6 sujets sur 11 font des recherches systématiques de thèses en utilisant notamment le catalogue Sudoc. Une étude menée en 2008 par l’Urfist de Rennes sur les pratiques informationnelles des doctorants met en évidence que près de 71,3 % des doctorants n’utilisent pas ou rarement le SUDOC. (Urfist Rennes, 2008). Ici, nous avons interviewé 11 sujets travaillant dans le champ des sciences de l’information et de la communication et l’on peut supposer qu’ils sont relativement familiers des sources d’information documentaires.
Dans le processus de rédaction de leur thèse, il semble que les sujets consultent indifféremment des ouvrages, articles ou thèses et n’attribuent pas de place particulière à ce dernier type de document. Pour 2 sujets notamment, il importe peu que le document consulté soit une thèse, alors que les autres sujets lui reconnaissent un atout : les thèses sont considérées comme modèle et apportent une dimension théorique importante.
C’est d’abord le thème qui est déterminant dans le choix de la thèse consultée. Ensuite les interviewés sélectionnent les thèses en fonction de l’auteur puis suivent les conseils de leur directeur de thèse. On note le rôle de prescripteur du directeur de thèse qui, en conseillant des lectures, oriente le choix d’un cadre théorique et incite à suivre « La Voix ».
3-2- Les modalités de consultation et les parcours de lecture de la thèse
Les 11 sujets interviewés disent exploiter l’information des thèses qu’ils consultent. La plupart du temps, ils impriment ou photocopient le document, surlignent les passages intéressants et prennent des notes dans un fichier à part sous la forme de fiches de lecture ou de dossiers thématiques.
Aux passages de texte sélectionnés, les lecteurs rajoutent souvent des annotations : commentaires, mots-clés, références bibliographiques en lien avec le thème. Certains sujets mettent en œuvre un système de codification assez précis. Les annotations représentent ici la perception que l’annotateur a du document qu’il consulte ; elles sont une manière pour lui de s’approprier le document et d’en interpréter le contenu (Mille, 2005). C’est bien une lecture propre à chaque individu qui est menée.
Les parcours de lecture des sujets sont relativement stéréotypés. Certains commencent par la table des matières (6 sujets) et choisissent ensuite soit de poursuivre la lecture de la thèse soit de l’abandonner. S’ils la poursuivent, c’est généralement par l’introduction, la conclusion et les chapitres identifiés comme intéressants lors de la consultation de la table des matières. Lorsqu’ils débutent la consultation de la thèse par l’introduction (5 sujets), c’est ensuite pour se diriger vers la conclusion, les introductions des chapitres ou de parties bien précises (méthodologie, corpus, résultats). 3 doctorants lisent intégralement les thèses qu’ils consultent, 4 lisent uniquement des extraits. Pour les 4 autres sujets, le choix de lire la thèse en entier ou non dépend essentiellement du sujet et de l’auteur de la thèse. A priori, ces résultats infirment notre hypothèse selon laquelle la consultation de thèse relève de la lecture professionnelle caractérisée par une lecture parcellaire. Cependant, si l’on regarde plus précisément ces résultats, il apparaît que 2 des 3 sujets qui lisent intégralement les thèses sont en 1ère année de doctorat. On peut supposer que l’on se situe ici dans le cadre d’une lecture appropriation au sens de (Hochon, 1994) où le lecteur veut s’imprégner du document de manière à comprendre en profondeur la teneur du texte, les concepts utilisés et le cheminement de l’auteur. Quant au troisième sujet, il s’agit d’un doctorant de 3ème année qui consulte une thèse faisant référence au niveau international, qui est publiée et est considérée comme incontournable dans le champ disciplinaire du doctorant. Il consulte cette thèse sur les conseils de son directeur. Dans ce cas, on se situe dans le cadre d’une lecture-appropriation ; pour le doctorant, cette thèse doit être lue de manière approfondie, à la fois pour cerner précisément l’objet de recherche et ses dimensions théoriques mais aussi pour répondre aux attentes de son directeur.
Concernant les 4 sujets pour lesquels la consultation en intégralité ou par fragments dépend du sujet ou de l’auteur, il n’y a donc pas de parcours de consultation prédéterminé. Les parcours choisis varient selon les objectifs du lecteur et le contenu du document consulté. Ces résultats confirment donc que la lecture professionnelle revêt des réalités multiples ; chacun de ces types de lecture nécessitant des parcours différents (Hochon, 1994).
3-3- Les fragments
Constitution du corpus de fragments
Lors des entretiens, les sujets devaient choisir des passages du document et délimiter le début et la fin des extraits qu’ils souhaitaient commenter . Au total, 162 extraits ont été identifiés. Néanmoins, 4 extraits sont difficilement exploitables. Ainsi, le sujet 2 a sélectionné des passages très longs, de l’ordre de plusieurs pages, ce qui rend impossible la tâche d’identification de marqueurs, et le sujet 4 a sélectionné deux tableaux pour lesquels l’analyse mobilise d’autres outils méthodologiques que la stricte énonciation verbale. Ces diverses marques ont été recueillies, le cas échéant transcrites et font partie des annotations associées à ce que nous avons appelé des fragments (cf. tableau 1). Nous y associons également les commentaires qui figurent sur d’autres supports (fichiers, notes prises sur des feuillets libres ou sur un cahier).
Support choisi pour annoter le document Marques visuelles Commentaire graphique Commentaire oral Prise de notes sur un support distinct Ajout de marque-pages, feuillets dans le document Nombre de fragments document d’origine support numérique (1) 0 0 9 non non 9 document d’origine support papier (3) 6 3 21 Oui (2) /non(1) oui (1)/non (2) 23 photocopie (3) 41 16 42 Oui (3) Non (3) 48 impression papier du document numérique (3) 82 28 76 Non (1)/oui (2) Non (1) 82 10 sujets 129 47 148 non (3)/oui (7) Non (8)/oui (2) 162
Support choisi pour annoter le document |
Marques visuelles |
Commentaire graphique |
Commentaire oral |
Prise de notes sur un support distinct |
Ajout de marque-pages, feuillets dans le document |
Nombre de fragments |
document d’origine support numérique (1) |
0 |
0 |
9 |
non |
non |
9 |
document d’origine support papier (3) |
6 |
3 |
21 |
Oui (2) /non(1) |
oui (1)/non (2) |
23 |
photocopie (3) |
41 |
16 |
42 |
Oui (3) |
Non (3) |
48 |
impression papier du document numérique (3) |
82 |
28 |
76 |
Non (1)/oui (2) |
Non (1) |
82 |
10 sujets |
129 |
47 |
148 |
non (3)/oui (7) |
Non (8)/oui (2) |
162 |
Tableau 1 : Eléments d’annotation des fragments.
Ce tableau présente les différentes modalités d’annotation utilisées par les sujets. On observe que l’usage de marques visuelles sous la forme de soulignement, surlignage, etc. est très fréquent (129 fragments sur 162). Les 3 sujets qui ne surlignent pas sont ceux qui travaillent sur le document d’origine en version papier ou sur le support numérique. La prise de notes sur un support distinct (fichier le plus souvent) est également une pratique répandue (7 sur 10), excepté pour les sujets qui annotent finement le texte dans la marge. En revanche, peu de sujets utilisent des marque-pages ou des feuillets conservés dans le document d’origine (3 sur 10). Le recours à des commentaires graphiques sous forme de prise de notes dans la marge, d’abréviations, de symboles, n’apparaît que dans 47 fragments sur 162.
Parmi les résultats significatifs, on remarque qu’aucun sujet n’a annoté le support numérique. Mille (2005) en fait également le constat et mentionne que l’annotation à l’écran est jugée inconfortable. On remarque par ailleurs que l’annotation dans la marge n’est ni systématique – certains sujets n’annotant rien – ni définitive, certains sujets effaçant leurs annotations… Ce constat infirme les conclusions de Mille qui mentionne dans son état de l’art que l’annotation est « une activité systématique » et « spontanée » et qu’elle « est importante pour les lecteurs, car elle les aide à comprendre le document, à y rechercher des informations et à retrouver leur démarche de compréhension lors d’une réutilisation du document.» (ibid. : 40). Notre étude indique que les objectifs de lecture ne visent pas uniquement la compréhension d’un document et que certaines tâches ne nécessitent pas de prise de notes : par ex. relire pour se souvenir, lire pour avoir un modèle d’écriture, lire pour se donner confiance, etc.
Caractéristiques des fragments
La taille moyenne des fragments s’élève à 100 mots environ, les fragments les plus courts atteignant 35 mots et les plus longs 555. Les fragments se répartissent à tous les niveaux de la structure des documents, y compris les notes auxquelles les lecteurs portent une grande attention. Il n’est pas surprenant que l’introduction soit la partie du document la plus représentée, les sujets ayant eu tendance à reprendre leurs lectures par le début. On constate qu’il n’y a pas de lien entre la taille des fragments et les tâches, à l’exception d’un sujet, qui, intéressé par des « modèles d’introduction » a systématiquement relevé les sous-titres, qui sont des fragments courts. La taille ne varie pas non plus avec l’ancienneté du sujet dans l’activité de recherche, un sujet mis à part, qui, en quête de son objet de recherche, a sélectionné des parties entières, donc des fragments longs. En revanche, nous avons observé que plus les sujets ont de l’ancienneté, plus leurs lectures sont ciblées, le sujet le plus expérimenté ayant lu uniquement quelques extraits d’un seul chapitre (chapitre 5).
Autre caractéristique remarquable, la quasi-totalité des fragments annotés correspond à l’un des niveaux de structure du document suivants : partie entière (1), section entière (1), note de bas de page (13), sous-titre (10) et paragraphe (134), les quelque fragments restants correspondant à des « bouts de textes » disséminés dans la page. Le paragraphe est donc bien l’unité d’information pertinente ce que confirment d’ailleurs plusieurs études dont Mounier et Paganelli (2004).
Toutefois, les paragraphes ne sont pas toujours complets : sur 134, 83 sont tronqués. On observe que les fragments tronqués renvoient à des unités de langue, telle que la phrase. Il y a davantage de phrases complètes (257) que de phrases incomplètes (87). Enfin, dans ce jeu de poupées russes, les phrases incomplètes correspondent à leur tour à des unités syntagmatiques du rang de la proposition (46), puis du groupe nominal (24). Les fragments restants renvoyant à diverses catégories marginales (entités nommées, références bibliographiques isolées, etc.).
Enfin, on observe que les phrases se répartissent quasiment pour un tiers au début, en milieu et en fin de paragraphe.
Les commentaires oraux et les marqueurs de positionnement
Ainsi que nous l’avons mentionné en 1.3, nous nous appuyons sur les commentaires oraux pour analyser les fragments.
Dans un premier temps, nous avons typé les commentaires en proposant des formulations plus synthétiques et plus générales. Par exemple, le commentaire « Pour moi,c’est contradictoire, attention au termes employés. Moi je vais questionner ça. Faut le déconstruire. Faut trouver un autre terme. Attention au professionnalisme, j’ai déjà travaillé dessus et je peux le reprendre pour le critiquer. » a été reformulé par « Identifier des contradictions et remettre en question un terme usité par l’auteur ». Ces reformulations permettent de regrouper les énoncés paraphrastiques.
Nous avons ensuite comparé les commentaires par année d’ancienneté, en excluant le sujet 10, qui est le seul de la catégorie « enseignant-chercheur ». En Annexe A, B et C on trouvera les commentaires des sujets de première, troisième et quatrième année. Des objectifs très différents se dessinent suivant les années :
• La première année est consacrée à la délimitation du sujet et à la connaissance du « paysage scientifique ». Connaître les auteurs, les courants de pensée, cerner les objectifs d’une approche interdisciplinaire, identifier la démarche scientifique d’un auteur, comprendre les enjeux scientifiques de la terminologie, recueillir les définitions. Ce « débroussaillage » conduit à s’interroger sur ses propres orientations, à établir des liens avec son propre sujet, à dégager des pistes de recherche inexplorée.
• La troisième année est celle des doutes et des questionnements qui ponctuent la recherche d’un terrain, le choix d’une méthodologie, l’adoption d’un angle d’approche. Il faut éliminer des pistes, en creuser d’autres, faire des choix. Emerge alors la nécessité d’avoir des modèles d’écriture.
• La quatrième année permet d’affirmer ses positions tant sur le plan terminologique que théorique. La confrontation des résultats, le choix d’un cadre théorique adapté à son terrain et à sa problématique constituent les objectifs de cette année mue par ailleurs, par une forte dimension autoréflexive. C’est également l’année de la réassurance, on relit pour être sûr et pour se rassurer, on cherche une légitimité. La critique et l’autocritique sont très présentes.
Dans un deuxième temps, à partir des commentaires, nous avons cherché les marqueurs de positionnement. Or, force est de constater que si l’on décline des listes de marqueurs correspondant aux objectifs de consultation des sujets (cf. 1.2.), quasiment tous les fragments mentionnent un point de vue. Par ailleurs, les marqueurs ne doivent pas être considérés indépendamment les uns des autres. Par exemple, si les sujets cherchent à « comprendre les enjeux scientifiques de la terminologie » (Annexe A), ce n’est pas la terminologie décontextualisée qui les intéresse, mais bien « la terminologie d’un auteur », « l’univers d’un auteur ». Il faut donc décrire la nature de la relation qui unit la terminologie à son auteur.
Pour ces motifs, nous proposons un cadre décrivant quelques relations metadiscursives qui se nouent entre l’auteur et son environnement et qui contribuent à rendre explicite son point de vue. Le cadre localiste est utilisé pour procéder à cette description. Nous déclinons ce cadre à deux niveaux : celui du discours et celui de la textualité. Il repose sur 3 entités : un repère, un environnement spatio-temporel, et un relateur.
Au niveau du discours, le repère renvoie aux traces linguistiques qui signalent la présence de l’auteur dans son énoncé. Sont concernées les catégories de la personne (nous / on), les structures impersonnelles comportant une catégorie évidentielle ou épistémique (il n’est en effet pas rare de voir, il apparaît ici évident de, il ne fait aucun doute que). L’environnement spatio-temporel ouvre sur des espaces discursifs qui permettent de localiser le point de vue d’autrui. Les cadres de discours mis à jour par Charolles (1997) nous semblent typiques de cette catégorie. Les cadres de discours sont des « segments homogènes par rapport à un critère sémantique, par exemple une localisation spatiale ou temporelle spécifiée par une expression détachée en initiale de la phrase ». Exploités en recherche d’information par Bilhaut et al. (2003), ils signalent une instruction de segmentation textuelle et un processus d’indexation proche du titre. Ces introducteurs de cadres renvoient dans notre corpus à des expressions du type (D’un point de vue théorique / En s’inspirant de l’approche foucaldienne,) Ils mentionnent de quel point de vue doivent être interprétés les segments qui tombent sous le coup d’un même introducteur. On peut également compter les références temporelles (Dans les années 1980, Depuis une quinzaine d’années, C’est au moment de la Révolution). Enfin, le relateur est l’ingrédient sémantique qui permet d’établir une relation entre le repère et l’environnement spatio-temporel. Boch et al. (2007) ont dressé un inventaire des expressions qui permettent de qualifier ces points de vue dans les articles scientifiques (cf. 2.1). Les auteurs indiquent que ces expressions apparaissent sous la forme d’associations syntagmatiques ou d’expressions semi-figées et que leur sémantisme est lié à la directionnalité (aller dans le même sens, dans un autre sens, converger, diverger, etc.) ou, de manière statique, à la ressemblance et la différence (différent de /proche de, éloigné de, etc.).
Soit les exemples suivants pour illustrer cette description : (en gris : les cadres de discours ; pointillé : le repère ; souligné : le relateur)
(1) A l’échelle gouvernementale, qui nous intéresse plus particulièrement, il n’est ainsi pas rare que les campagnes de communication apparemment les plus consensuelles soient présentées et justifiées par les ministres eux-mêmes, en particulier à l’attention des journalistes.
(2) De l’ensemble de ces données et de l’observation régulière des services – et de plus en plus directions ou délégations – ministériels de communication se dégage donc le constat d’une intégration généralisée des structures spécialisées en information et en communication au sein de l’appareil administratif gouvernemental.
3) En s’inspirant de l’approche foucaldienne, mais sans la reprendre terme à terme dans sa perspective totalisante, voire aliénante, la notion de dispositif renvoie dans les propos à venir et pour paraphraser quelque peu cet auteur : […]
Dans l’énoncé (1), le repérage spatio-temporel permet de situer les campagnes de communication du point de vue du gouvernement, le relateur pointant sur le caractère habituel d’une pratique. Dans l’énoncé (2), c’est l’expression « se dégage le constat » qui signale à la fois la présence de l’auteur et l’expression d’une évidence. L’énoncé (3) montre que l’auteur émet un jugement dépréciatif sur l’approche foucaldienne. On observe que le rendement de ce modèle est assez faible, la présence de cadres de discours n’étant pas systématique.
Au niveau de la textualité, c’est une représentation du document comme « espace textuel vectorisé » (Berrendonner, 1997) qui permet de localiser des énonciations suivant leur position dans la structure du document. Ainsi, la description va prendre comme repère le document lui-même qui est généralement implicite ; l’environnement spatio-temporel est signalé par des « pointeurs metadiscursifs » suivant la proposition de Berrendonner (1997 : 221), qui sont des déictiques (ci-dessous, ci-contre, infra) ou encore des extraits de la structure du document (dans la première partie, dans ce chapitre) ou encore des localisations floues (ici, dans ce passage.) Dans ce cas, l’auteur introduit ses propres objets de recherche (énoncé 4 et 5). La plupart du temps, le positionnement est conçu comme une grille de lecture destinée à faciliter la compréhension du discours par le lecteur.
(4) Aussi, l’objectif de ce chapitre vise à présenter la façon dont nous envisageons la communication politique dans le cadre de cette recherche, c’est-à-dire selon une approche privilégiant la consubstantialité de la relation entre communication et politique.
(5)La première partie est plus particulièrement consacrée aux structures et aux acteurs de la politique du discours. Elle met en évidence pourquoi il est possible de considérer que le maniement des signes et des discours est désormais intégré à la division du travail gouvernemental […]
En définitive, on constate que le premier modèle, orienté vers les représentations internes au discours est nettement moins rentable que le second modèle orienté vers le lecteur. Cependant, la nature des indices du positionnement paraît assez différente. Alors que dans le premier cas, elle semble s’exprimer dans le cadre de l’épistémicité, la seconde s’inscrirait dans l’évidentialité, c’est-à-dire la preuve. Ces résultats doivent être confirmés dans un corpus plus large.
4. Conclusion
L’observation des parcours de consultation des thèses de doctorat a mis en évidence une lecture fragmentée, où les sujets lisent des extraits choisis en fonction de la tâche qu’ils réalisent, de l’état d’avancement de leur propre travail. La consultation de ces documents s’inscrit donc pleinement dans le cadre de la lecture professionnelle. Seule la lecture apprentissage observée chez les sujets de première année et la lecture disciple observée lorsqu’une thèse fait unanimement référence dans le champ disciplinaire, échappent à ce constat.
La lecture est accompagnée d’annotations uniquement lorsqu’il y a des enjeux de positionnement. Les commentaires produits a posteriori sur ces annotations confirment que les lecteurs cherchent à « démailler » l’intrication des voix : discerner ce qui relève du fonds commun, du positionnement singulier de l’auteur, ce qui est nouveau ou controversé. Dans ce cœur polyphonique, le lecteur cherche sa propre voix, valide ce qu’il sait déjà, élargit ses horizons de recherche, adopte des formulations plus percutantes parce que plus légitimes, s’engage dans ce qu’il perçoit comme novateur. De ce point de vue, l’annotation semble favoriser la compréhension et la construction d’une identité scientifique singulière.
Le repérage de marqueurs de positionnement dans les fragments donne des résultats plus mitigés. Nous pouvons avancer trois raisons. Premièrement, le modèle de cooccurrences de type localiste semble trop contraignant pour avoir un rendement fort. Deuxièmement, l’expression du positionnement n’est pas homogène dans tout le document. Il apparaît surtout dans les parties qui relèvent de l’analyse de résultats, i.e. lorsqu’il y a confrontations de points de vue. Or, près de 70% de notre corpus relève de l’introduction et de la première partie, dans lequel l’auteur est censé restituer la pensée des autres. Troisièmement, il est possible que le genre de la thèse laisse moins de place à l’expression de la voix individuelle que dans l’article de revue, où les normes sont plus variables.
Si la consultation de thèses sur support papier était jusqu’à présent assez marginale au point que l’on pouvait parler de non-usage documentaire, l’émergence de projets ou de réalisations de diffusion de thèses électroniques va rapidement changer la donne. D’abord parce que l’accès aux thèses, disponibles en ligne et gratuitement sur internet, est facilité et ensuite parce que la consultation de ces documents, quand ils sont sur support numérique, augmente sensiblement . Notre étude montre qu’un parcours de lecture suivant le positionnement pourrait privilégier les connaissances situées dans le contexte professionnel et l’environnement scientifique des usagers.
Notes
(1) V. Clavier remercie le laboratoire Lidilem, et en particulier A. Tutin et F. Grossmann, de l’avoir invitée à participer aux réunions de travail, séminaires et journées d’études.
(2) http://scientext.msh-alpes.fr/scientext-site/spip.php?article1
(3) Nous remercions très vivement les personnes qui se sont prêtées à notre enquête.
(4) SCIENTEXT : un corpus et des outils pour étudier le positionnement et le raisonnement de l’auteur dans les écrits scientifiques. (dir. F. Grossmann et A. Tutin, LIDILEM, Université Stendhal), financé par l’Agence Nationale pour la Recherche.
(5) SCIENTEXT, ibid.
(6) Exemple cité dans (Grossmann et Rinck, 2004 : 47)
(7) Exemple cité dans (Boch et al. 2007)
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Annexes
Annexe A
Annexe B
Annexe C
Auteurs
Viviane Clavier
.: Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’université Stendhal de Grenoble, elle est membre permanent du laboratoire Gresec. Ses travaux de recherche concernent l’indexation de documents et mobilisent des techniques d’analyse de corpus.
Céline Paganelli
.: Maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’université Paul Valéry de Montpellier, elle est membre permanent du laboratoire Gresec. Ses travaux de recherche concernent principalement les pratiques informationnelles.