Prendre la mesure de la place qu’occupe l’information en milieu professionnel : questions de méthode
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Guyot Brigitte, « Prendre la mesure de la place qu’occupe l’information en milieu professionnel : questions de méthode« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°11/3b, 2010, p. à , consulté le vendredi 15 novembre 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2010/supplement-b/03-prendre-la-mesure-de-la-place-quoccupe-linformation-en-milieu-professionnel-questions-de-methode/
Introduction
L’évolution de la place qu’occupe l’information dans une organisation, tant dans son fonctionnement interne que pour sa stratégie, peut être ramenée en plusieurs constats : diversification des types d’information produites et gérées par elle, du fait de la transformation de l’environnement (mondial, concurrentiel) et des restructurations, alliances, ce qui l’incite à trouver de nouveaux modes de communication étendus et de partage, ainsi qu’une traçabilité des informations à des fins de preuve ; diversification des façons de travailler, à distance, en collaboration, ce qui génère une attente de mutualisation en parallèle avec une injonction d’une disponibilité permanente des individus [Pène 2005]. A côté de l’information-connaissance, une place grandissante est donnée à l’information-action, opérationnelle, en tout cas immédiatement activable. Fractionnement en unités d’informations beaucoup plus fines, en données de tous ordres, ce qui incite à affiner les méthodes de recherche et de traitement d’information. Celle-ci est désormais considérée comme une ressource pour résoudre un problème, et même comme un facteur de compétitivité par rapport aux concurrents, au motif qu’une organisation rationnelle des activités en accroit la productivité.
Ainsi, à cette prolifération documentaire(1) [Pédauque (Salaün) 2006], sous forme de documents administratifs, techniques, courriels, répond une diversification des lieux de traitement, de stockage ou de mise à disposition de ces informations (dispositifs et SI internes ou externes). Mais une centralisation, souvent conjuguée avec un éclatement d’informations de nature et d’ordre différent pour des publics hétérogènes, aboutit à une cohabitation sur des plates-formes techniques uniques, brouille l’offre et occasionne des difficultés d’approvisionnement (repérage, fiabilité des informations « trouvées ») pour les « utilisateurs ».
Il nous semble que l’un des effets de ces évolutions est de déconstruire des catégories considérées comme relativement stables, celles d’utilisateur, de producteur et de médiateur, ainsi que celle de système d’information. Pour le comprendre, il convient de s’approcher au plus près des acteurs et de leur environnement de travail, mobilisés dans la gestion de l’information dans le cours même de leur action et effectuant des tâches d’information pour leur propre compte. La nouveauté vient de ce qu’il leur est maintenant demandé de produire et de rendre accessible des informations pour des collaborateurs proches ou lointains [Guyot 2009] dans des dispositifs qui les enrôlent de façon différente selon les moments : comme producteurs d’un compte-rendu de réunion mis sur l’intranet, valideurs d’une information à diffuser, ou encore éditeurs d’un document qui semble intéressant. D’où la nécessité d’ouvrir cette boite noire qu’est l’activité d’information-communication, que nous rapporterons ici à une « fonction éditoriale » qui consiste à mettre en forme et en circulation informations et documents à travers de multiples opérations de filtrage, de sélection, d’écriture, de transmission ou d’accès, ou encore de recherche, de lecture et d’exploitation, quand ce n’est pas de conception. Elle est désormais répartie et distribuée en tout point d’une organisation et mobilise une grande diversité de savoir-faire.
Notre objectif est moins théorique que pratique. Il s’agit de rassembler les éléments de nature différente pour entrevoir les évolutions actuelles, en travaillant « par les deux bouts », c’est à dire en analysant le travail des acteurs pour le relier aux évolutions structurelles et managériales qui l’impactent. C’est prendre l’information comme un indicateur des évolutions organisationnelles, du fait qu’elle les supporte, les accompagne, tout en traduisant les façons de travailler et d’être ensemble.
Nombreux sont les ouvrages qui s’intéressent à un des aspects de la question : management des connaissances, intelligence économique, records management, et bien sûr systèmes d’information ; ces appellations traduisent la diversification des modes de gestion de l’information, reprenant ou ré-habillant d’ailleurs des notions familières au monde documentaire. Ils contribuent à établir un lien explicite avec la stratégie d’entreprises, sortant la gestion de l’information trop longtemps adossée à un socle technique. Cependant, cette partition ne peut rendre compte des impacts conjugués de tous ces dispositifs sur le travail quotidien. Certes, on a bien compris que dorénavant, à côté du management de l’innovation, du management des technologies et du management stratégique se dessine un management de l’information en rapport avec la stratégie organisationnelle. Reste à en étudier les implications et les déclinaisons sur la vie des acteurs « aux prises avec » la gestion de l’information [Guyot 2006].
Après avoir rappelé ce qui fonde notre approche, nous esquisserons une démarche susceptible d’aider à comprendre l’évolution de la place de l’info dans une organisation avant d’en discuter les apports et les limites.
1 – Articuler plusieurs points de vue
Les définitions et angles d’analyse possibles de l’information sont multiples [Pédauque(Morgan) 2006] : cognitif, en étudiant les implications de l’information sur le système de connaissance et de représentations ; sémiotique, en s’attachant à la relation entre forme et sens [Jeanneret] ; linguistique ou langagier, dans les formats d’oralités et d’écritures propres au travail [Delcambre 2009] ; technique, comme matière donnant lieu à calcul ou à traitement (informatique ou documentaire) ; gestionnaire, comme axe structurant une organisation, par le biais de dispositifs, de normes et de règles [Marciniack et Rowe 2005] ; social, en étudiant son rôle dans la structuration de la vie des groupes [Thévenot 2006] ; communicationnel, comme facteur relationnel dans les multiples échanges [Bouillon 2005, Lépine 2002, Pène 2005] ; économique, comme facteur de compétitivité [Foray 2000]
Notre démarche part de l’activité ordinaire pour rendre visible le rapport entre les multiples formatages et cadrages de l’action qui conditionnent et rendent possible le travail. Cela suppose d’admettre, par exemple, que l’information appartient au système de valeurs d’un ou de plusieurs collectifs, tout en faisant partie des façons de raisonner de chacun ; ou qu’une prolifération de dispositifs va souvent de pair avec des difficultés pour les utiliser de façon adéquate et convenant à ses propres besoins. Selon qu’on se place du côté de l’individu ou du gestionnaire, la perspective diffère, mais c’est de leur confrontation que naît la compréhension. Notre démarche oscille en permanence entre une approche globale (regarder comment est organisée l’action collective par le biais des dispositifs) et une approche individuelle (comprendre comment l’individu s’y meut et comment il utilise l’information pour sa propre action).
Travailler consiste en effet à agencer autour de soi des moyens, notamment informationnels, car il faut informer, s’informer, échanger, appliquer. Cela oblige, tout d’abord, à considérer les places et les rôles dévolus ou choisis par les acteurs, ce qui est bien un effet organisationnel ; il y a une interaction permanente entre règles et formes info-communicationnelles, entre des règles prescrites et l’activité même qui s’appuie sur elles, cette interaction les transformant et en créant de nouvelles. Cette activité « communicationnelle » est tout autant organisante qu’organisée [Linhart 2009]. Nous travaillons donc sur les processus de création de formalismes et de normes.
D’autre part, parler d’acteur, c’est considérer qu’un individu prend ses responsabilités et agit de façon performative tout en faisant preuve de réflexivité sur son action : il y a ceux qu’on nomme encore de façon trop indifférenciée manageurs (autre catégorie à déconstruire), c’est-à-dire ceux qui décident ou qui sont requis pour faire marcher un collectif, et aussi tous ceux qui utilisent, interprètent et cherchent de l’information disponible à travers un nombre croissant de dispositifs et d’outils. C’est également souligner l’importance de l’engagement personnel dans des diversités de régimes et de modes tant cognitif qu’institutionnel [Thévenot 2006] [Guyot 2006]. Tout cela va de pair avec la notion de localité qui étudie les effets de proximité entre elles. Car si je suis ici, en contact avec mes collègues, directement impliqué, me projeter vers un autre distant me demande un certain effort. Et lorsqu’il s’agit d’apposer (de poser côte à côte et de mettre en rapport) une hétérogénéité de points de vue, chacun étant forgé depuis une place, celle de l’acteur qui le propose, il s’agit d’obtenir une diversité non par écrasement mais par agrégation, ce qui pose de nombreuses questions, notamment celle de spécificité, de bien commun.
Notre propos n’est pas de décider si l’information est un signal transformant les connaissances, une norme, une forme (mais est-ce exclusif ?) ; il veut saisir les dynamiques, individuelles et collectives, donc sociales, mais aussi « organisationnelles », de cet objet particulier pris dans des processus de création de règles et de mises en formes, notamment sémiotiques, structurelles et techniques [Blandin 2002]. Cette démarche d’empirisme méthodologique propre à ceux qui développent une approche communicationnelle de l’organisation, met en relation, voire en tension, ce qui gouverne les individus et ce qui est érigé en mode de management.
2 – Boite à outils méthodologique
Notre méthodologie s’est construite progressivement, d’une part en faisant parler les acteurs sur leur activité (comment ils travaillent, avec qui, ce qu’ils échangent entre eux) et, d’autre part, par le biais d’observations et d’analyses d’observables. Elle est mise en œuvre par nos étudiants en immersion dans un lieu de stage et qui doivent rapidement prendre la mesure de la situation d’information dans laquelle ils sont appelés à évoluer(2).
Elle combine méthodes d’audit [Widén-Wulff 2005] et sociologiques [Becker 2002] avec une attention qui se distribue entre des points de vue collectif (ce qui organisé pour un collectif) et individuel (comment il s’organise lui-même), entre le normatif et l’adaptivité, ce qui advient dans le cours de l’action. C’est tout autant regarder ceux qui veulent encadrer l’activité d’information, ceux qui ont pour tâche de la simplifier (gestionnaires), ou encore ceux qui sont aux prises avec elle.
Nos « observables » par leur matérialité même, donnent à voir la place de l’information et surtout la dynamique qui s’engage autour d’elle : ce sont par exemple des discours, qui indiquent l’état de la réflexion sur la gestion de l’information ou encore l’organigramme ; quant aux dispositifs, ils résultent d’un projet et donnent lieu à des stratégies et à des représentations diversifiées tout en enrôlant des acteurs hétérogènes selon des rôles différenciés. Ou encore des documents et outils de travail (banques de données, Intranet) produits en interne, pour organiser de l’information, auxquels est attribué un rôle. Chacun est analysé sous ses conditions de production, ses modes de communication (d’accessibilité) et d’usage. Chacun a une histoire, un statut, et des acteurs s’en saisissent pour les utiliser, les transformer, en parler ; certains sont entrés en banalité, devenus des s outils de travail courants, alors que d’autres posent des difficultés pour les utiliser ou l’adapter à sa situation(3).
Nous combinons donc quatre approches, chacune donnant lieu à un mode de représentation graphique : processuelle, documentaire, problématiques d’information, servicielle. L’approche processuelle, réalisée avec l’acteur, place celui-ci dans une ou plusieurs chaînes d’action collective à laquelle il participe. Elle mobilise le schéma industriel chronologique, associant opérations (traduites par des verbes d’action) et ressources mobilisées ou créées.
L’approche par le document se penche sur deux points : sur la circulation documentaire entre acteurs et à l’intérieur d’un processus et sur la surface d’inscription d’un document, pour y déceler les intentions (individuelle ou institutionnelle) et leur formalisme (singulier, pré-structuré) selon des modes de communication (statut, aire de circulation, degré de confidentialité). L’hypothèse est qu’il y a concordance entre réseau documentaire et réseau d’acteurs, lequel tire une partie de sa dynamique de cette circulation documentaire.
L’approche servicielle veut mettre en lumière ce qui se joue sous la logique « client-fournisseur » en vogue aujourd’hui pour expliquer les relations de travail, selon laquelle une personne travaille pour une autre, le prescripteur-destinataire-client étant celui qui évalue la qualité du résultat. Cette activité de prestataire élargie s’étend depuis un service rendu à un collègue, de façon informelle jusqu’à une prestation officielle (responsable Intranet). Elle laisse voir plusieurs régimes d’engagement, que ce soit pour produire la prestation (activité de back-office) ou pour utiliser cette prestation ou la co-construire. L’étude du processus et des procédures affectées à la fourniture d’un service et l’usage/exploitation de celui-ci fait apparaître les différences de point de vue entre le prestataire et son client, l’un concentré sur la gestion et la réalisation et l’autre satisfait ou non. Par exemple, on peut être satisfait du service rendu mais ne rien pouvoir en faire, ce qui obère d’autant la perception de l’utilité de celui-ci, comme l’indiquent les notions de globalisation et de continuité de service [Gadrey 1992].
Enfin, l’approche par les problématiques d’information s’avère nécessaire pour approfondir les spécificités d’un dispositif et aller au-delà des intitulés quelque peu opaques. Considérons ici comme équivalents dispositif et système d’information, entendus comme un système d’acteurs doublé d’un système organisationnel (modes de gestion / traitement d’informations) et d’un agencement de moyens et de règles pour le réaliser.
Nous proposons de considérer six problématiques d’information qui permettent de dépasser les intitulés « reconnus » comme par exemples ceux de gestion des connaissances, de records management ou d’archivage et même de documentation ou de gestion des ressources d’information, et davantage encore d’Intranet : (1) celle de mémoire (l’accent est mis sur la sauvegarde, le stockage), (2) celle de capitalisation qui produit une valeur ajoutée (en explicitant / contextualisant / enrichissant, en recomposant) ; (3) celle d’exploitation (organisation de l’accès en amont pour retrouver l’information en aval) ; (4) une problématique d’organisation du travail et des processus (qui se donne à voir par les documents d’accompagnement) ; (5) celle de communication (attachée à transmettre du flux, par sélection et choix des modalités adaptées ) et enfin, (6) une problématique réseau (mettre en relation des personnes, par exemple des experts).
Ces problématiques peuvent bien évidemment se conjuguer. De plus, elles viennent affiner une autre distinction, essentielle selon nous, entre outils d’organisation du travail et outils d’information. Les premiers organisent de façon processuelle le travail et sa distribution spatio-temporelle (worflow, progiciels ERP) et appartiennent clairement à la problématique organisation du travail (identification des processus, phasage de l’activité, acteurs et documents pré-formatés et procédures).
Les outils d’information peuvent se lire comme étant les dispositifs proprement dévolus à la gestion des ressources d’information, lesquelles peuvent être internes (archives, records management, gestion des connaissances, par exemple, mettent en mémoire et parfois organisent l’exploitation des productions de l’organisation) ou externes (bibliothèques, centres de documentation, ou unités de veille qui collectent des informations en provenance de leur environnement).
Les Intranets sont une forme mixte, car ils peuvent rassembler tout autant des applications pour travailler ou échanger que des ressources externes ou produites en interne. De même, les serveurs communs, dotés ou non d’espaces personnels (groupware / travail coopératif et autres collecticiels), obéissent presque tous à une problématique de mémoire / stockage, la logique d’exploitation étant conditionnée par une organisation susceptible de l’assurer (arborescence, mots-clés) qui n’est pas toujours assurée.
Tous ces dispositifs s’ajoutent aux systèmes d’information personnels (bureau électronique, espace sur un serveur commun). C’est l’un des principaux enjeux actuels que de rendre visibles, et partageables ces divers espaces avec des succès fort divers du fait de la tension intrinsèque qui existe entre eux. Le tableau suivant résume ces approches.
Principe 1 : Une organisation est un ensemble de moyens structurés autour d’un but.
Ses limites géographiques, institutionnelles, sont plus ou moins vastes et stables. Elle a une aire d’intervention, et elle interagit avec un environnement
Observable : l’organigramme rend compte d’une vision globale un instant stabilisée
il désigne des places et des fonctions aux acteurs
–> organigrammes : officiel + organigramme réalisé par un acteur situé + modes de circulation de l’information
Principe 2 : Un individu est en relations avec d’autres individus et d’autres collectifs.
–> l’approche réseau identifie les interlocuteurs et le type de relations qu’il entretient avec eux (en interne ou à l’extérieur)
Méthode : entretien
–> Sociogramme relationnel : réalisé pour situer la place de la personne dans des collectifs
Principe 3
3.1 un individu a une activité en lien avec celle des autres
Méthode : entretien
–> diagramme d’activité personnelle : identifie les activités principales et secondaires
–> diagramme processus : tâches effectuées + moyens et acteurs mobilisés
3.2 – Repérer la place de l’information dans son activité et mesurer son activité d’info
Méthode : entretien pour identifier la personne en tant que
– producteur ou contributeur (éventuellement)
– destinataire (push)
– utilisateur (Intranet) ou usager : démarche volontaire (pull)
–> Sociogramme informationnel (ce qu’il reçoit, produit et comment, ses sources internes et externes, ses modes de coordination)
Principe 4 : il lui faut gérer de l’information (stock et flux)
Ses modes de gestion de l’information, ses outils, sa maintenance d’un réseau
–> Système d’information personnel (SIP) : classe comment, s’y retrouve comment…
Principe 5 : des document circulent et gardent trace des activités
ils sont engagés dans un système social, circulent ou sont produits dans un cadre et selon certaines règles (formelles, organisationnelles)
Méthode : approche par le document (étude des documents et entretien)
–> Approche par le document : repérer l’activité d’écriture, de mise en forme et en statut
–> Activité éditoriale : qui l’exerce (produit, administre, donne un statut, valide)
Principe 6 : des dispositifs d’information centralisent différents types d’information
chaîne de traitement et système d’acteurs
Méthode : observations et entretien
–> relations de service : lesquelles et comment elles s’exercent
–> identification des types d’information
–> identification des problématiques qui sous-tendent le dispositif
Lors des entretiens, après avoir incité la personne de décrire très concrètement son activité et ses tâches, l’interviewer lui demandait de montrer son bureau électronique et de présenter son mode de classement ou encore de se connecter au site ou à la base de données qu’il dit fréquemment utiliser. Les réticences, parfois, sont un bon indicateur de la perception de ce système personnel vécu comme espace privé et intime.
On le voit, de façon tout à fait concrète, la démarche consiste à juxtaposer des couches, chacune correspondant à un regard construit autour de ces 6 principes. Il couple le plan organisationnel, le mode de structuration, la culture managériale et organisationnelle lisible via l’identification des circuits et modes d’information, les flux et stocks ; puis de comprendre un acteur, son travail et se relations, ce qui permet de l’inscrire d’une part, dans son collectif tel qu’il le vit et le perçoit, et d’autre part, d’insérer celui-ci dans l’ensemble de la structure en mettant en valeur les formes d’information mobilisées dans les activités de coordination. Enfin, l’étude des objets circulants (leurs conditions de production, de communication, de mise à jour) et rattachés aux acteurs qui les manipulent permet d’entrevoir la dynamique des systèmes d’information puisque ceux-ci les engagent, les enveloppent, leur imposant des règles d’usage et une certaine relation de service tout en étant constitués par celles-ci.
3 – Apports et discussion
Prendre l’individu comme fil rouge, par adjonction de plusieurs méthodes d’approche, apporte un éclairage particulier sur sa réalité du travail et sur la place que l’information y occupe, ce qu’on pourrait appeler sa situation d’information. Cela donne un paysage fort hétérogène qui confirme s’il en était besoin le fait que chacun considère que chercher de l’information fait partie de son travail. Cela s’avère moins vrai en ce qui concerne le fait d’en donner, et cela constitue un défi pour les entreprises qui s’engagent dans des initiatives de mutualisation ou de production collective. La co-existence de systèmes d’information très informels, d’outils très sophistiqués ou très techniques, demande à être pensée sous l’angle de la charge de travail induite, autant cognitive que sociale.
Ces réflexions multi-étagées, dans une géographie qui positionne un individu, un collectif à géométrie variable (locale, générale, transversale), suscitent alors plusieurs questions. Premièrement, en quoi cela diffère-t-il d’un audit ? la principale différence réside dans le fait qu’on n’adopte pas ici une visée gestionnaire, c’est-à-dire transformatrice, des systèmes ou des prestations ; ni même une visée critique qui tend à mettre « automatiquement » en parallèle l’idéal et le réel, mesurant par exemple l’écart avec de « bonnes pratiques » supposées. De notre point de vue, la modélisation des résultats ne constitue qu’un outil heuristique permettant de poser des questions et de naviguer dans plusieurs dimensions.
Secondement, pourquoi vouloir obtenir une image panoramique par adjonction de focales ? A première vue, cela pourrait relever d’une finalité managériale recherchant une vision globale sans s’attacher aux spécificités du territoire local : c’est le cas des décideurs stratégiques qui impulsent une politique de rationalisation des activités et des ressources afférentes (donc informationnelles), avec la volonté affichée de réduire les coûts cachés et les investissements au rendement non visibles car non chiffrables. Ce serait également le cas d’un management de l’information soucieux de mettre en cohérence les multiples dispositifs car ils commencent à se rendre compte que la seule concentration technique est insuffisante, si elle n’est pas liée à une cohérence organiso-informationnelle. Pour ces deux populations, habituées à regarder les choses de haut, sans trop de considération pour les détails, leur donner à voir ce qui se passe en bas, dans ce qu’on peut appeler l’intimité du travail, serait plutôt pour les surprendre. Une vision kaléïdoscopique ne peut qu’appeler à une nécessaire humilité et à ne pas vouloir systématiquement tout rationaliser.
Il y a, enfin, une troisième catégorie de personnels, les gestionnaires quotidiens de l’information, immergés dans une proximité avec leurs utilisateurs, qui les connaissent à travers les demandes qu’ils leur exprimées. Les diagrammes informationnels personnels leur montrent les concurrences, complémentarités ou subsidiarités qui existent entre le système qu’ils proposent et les façons dont chacun s’arrange personnellement avec ses propres sources et réseaux. C’est dans cet espace que se joue leur avenir, sinon leur crédibilité de médiateurs.
Pour ces trois types d’acteurs, les résultats d’une telle démarche, par delà l’extrême variété des situations, suggère une « constitutive ? » impossibilité de penser résoudre tous les problèmes d’information à l’aide d’outils ou de dispositifs formalisés ; un facteur d’irréductibilité semble attaché à l’information (du fait que l’interprétation varie selon la situation et qu’une forme d’opportunisme imprègne les comportements). C’est à la fois inciter les concepteurs de systèmes à plus de modestie, mais aussi déculpabiliser ceux qui cherchent à tout prix à répondre à tous les « besoins » (dans une vision de service exacerbée et quelque peu hégémonique) et réhabiliter l’acteur et ses multiples rôles, pour l’intégrer aux réflexions en cours qui le concernent directement.
Privilégier une vision proprement locale présente d’autres intérêts : elle donne à voir un lieu habité, certes d’incertitudes et de quelques regrets (ne pas savoir ce que font les autres, par exemple) ; elle montre des acteurs doté d’une grande capacité à nommer et discriminer les objets manipulés et à dresser les circuits et réseaux propres à leur activité. On pourrait parler d’une intelligence informationnelle, en tout cas pour son propre compte.
Enfin, en tant que chercheurs, la conjugaison de ces deux plans nous paraît importante. Tout d’abord, elle confirme qu’une partie des enjeux actuels réside dans le fait d’interconnecter les îlots informationnels et que la partie humaine et sensible est au moins aussi importante que la partie technico-organisationnelle. On se rapproche ici d’une forme de régulation conjointe [Reynaud 1989] entre ceux qui veulent rationaliser, et les attentes exprimées par des acteurs à la fois gestionnaires et utilisateurs.
Ensuite, elle contribue à ouvrir au moins deux catégories : celle de besoin et celle d’utilisateur, même si ce n’est pas le but de ce texte. Le besoin reste encore trop considéré à l’intérieur du seul cadre explicatif de l’offre et de la demande, c’est-à-dire selon le point de vue de celui qui rend le service et qui veut connaître ses clients (qu’on pourrait voir comme une forme de documentaro-centrisme) ; le besoin y est posé de façon réductrice car défini par la relation vis-à-vis d’un tiers, celui-ci pouvant être une personne, un dispositif ou un outil ; c’est oublier tout ce qui entre dans l’exploitation, l’interprétation et l’insertion dans l’activité. Dans notre définition de l’information comme « ce qui manque pour avancer », le manque est totalement défini par l’activité du moment, dans le fait de devoir résoudre un problème ; c’est une déduction rendue possible lorsqu’on suit celle-ci de façon très précise. De ce point de vue, les entretiens menés par nos étudiants apportaient des éléments nouveaux à leurs responsables.
De même, la notion d’utilisateur procède de ce centrage réducteur en ne donnant à voir la personne qu’à un moment particulier de son activité de travail. Or nous avons vu qu’à partir du moment où celle-ci produit et diffuse de l’information, elle participe aux processus de production, de sélection, voire de publication. Elle passe « derrière », dans le back-office informationnel. D’où l’importance de nommer précisément chaque rôle, chaque disposition pratiques qui l’encadrent ou l’accompagnent. Cette activité éditoriale d’écriture et de mise en forme et en circulation s’exerce dorénavant à côté ou en tension avec celles des spécialistes.
Pour autant, donner un statut à cette part invisible d’agencement des ressources par l’acteur, est-ce une avancée ? Assurément, si, comme les discours le font accroitre (un travailleur autonome et maître de ses moyens) cela signifie une reconnaissance, de sa maîtrise des outils et du temps qu’il y passe. C’est, indirectement, visualiser (pour la remettre en cause ?) la bureaucratisation croissante des organisations, visible dans la croissance exponentielle des mises en écrit, tant des échanges oraux qu’informels ; c’est en tout cas aller dans le sens de ceux qui relativisent les bienfaits d’une organisation scientifique du travail telle qu’elle s’exprime à travers les initiatives encadrant cette activité d’information.
Conclusion
A l’heure où le web 2.0 amorce sa percée dans les organisations, accompagné de discours sur l’importance de faciliter les liens, les échanges et les collaborations, repérer et prendre la mesure de la dynamique des circuits et des localités (service, communautés de pratiques, projets) donne à voir la pression croissante qui s’exerce sur les individus. C’est mettre l’accent sur le lien très étroit qui unit culture organisationnelle et culture informationnelle. Cela pousse certainement à interroger des notions qui sont au cœur des débats actuels, comme celle de collectif, en lien avec celle de bien commun ou encore les intérêts des personnes dont il est encore peu fait état en ce qui concerne l’information…