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Quels modèles pour analyser l’accès à l’information dans les organisations ?

15 Mar, 2011

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Ihadjadene Madjid, Chaudiron Stéphane, « Quels modèles pour analyser l’accès à l’information dans les organisations ?« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°11/3b, , p. à , consulté le jeudi 25 avril 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2010/supplement-b/02-quels-modeles-pour-analyser-lacces-a-linformation-dans-les-organisations/

Introduction

Il existe depuis plusieurs années, en SIC mais également dans d’autres disciplines, notamment la sociologie des usages, la psychologie cognitive ou encore les sciences de la gestion et du management, différents courants de recherche qui s’intéressent à la question des pratiques informationnelles des usagers dans le cadre de leur activité professionnelle. Le terme même de « pratiques informationnelles » mérite d’être précisé tant il est polysémique car, suivant les communautés de chercheurs, son périmètre est plus ou moins vaste et plus ou moins clairement circonscrit. Dans cet article, nous réserverons le terme de « pratiques informationnelles » pour désigner la manière dont l’ensemble des dispositifs (qu’ils soient techniques comme les moteurs de recherche sur Internet ou non comme les bibliothèques ou les centres de documentation), des sources (en particulier d’informations mais aussi les ressources humaines), des compétences cognitives et habilités informationnelles sont effectivement mobilisés dans les différentes situations de production, de recherche, et de traitement de l’information. Historiquement en SIC, les premières études en contexte professionnel se sont attachées à décrire les pratiques informationnelles des bibliothécaires, des scientifiques et des universitaires. Peu à peu, les recherches se sont élargies à d’autres professions (comme les médecins, les journalistes, les cadres dirigeants, les juristes…) puis se sont intéressées, non plus aux professions définies chacune comme un ensemble homogène et cohérent, mais aux tâches accomplies dans les contextes de travail.

De très nombreux modèles, principalement d’origine nord-américaine, britannique et scandinave, ont ainsi été développés depuis les années 1980 qui visent à expliciter les pratiques d’accès à l’information, terme qui traduit ici l’expression anglaise de information seeking behavior (par différenciation de information searching que nous traduisons lui par « recherche d’information »). Comme nous l’avons montré ailleurs [Chaudiron, 2001], ces modèles prennent racine dans les premiers travaux empiriques initiés dès le milieu des années 50 dans le cadre de l’évaluation des systèmes de recherche d’information (SRI). Ces travaux se sont progressivement « autonomisés » pour constituer dans les années 1980 un domaine de recherche à part entière. Un panorama relativement récent de ces travaux a été publié par l’ASIST (American Society for Information Science and Technology) en 2005 [Fischer et al., 2005] et nous avons présenté ailleurs [Chaudiron, 2004] un certain nombre de ces modèles.

Dans cet article, nous essayons de montrer l’évolution de ces modèles qui sont passés d’une perspective centrée sur le processus et sa décomposition en tâches à une perspective plus globale intégrant les différents éléments du contexte, notamment professionnel, pour s’élargir enfin à la question des pratiques informationnelles. Le passage de l’analyse des processus à l’analyse des pratiques nécessite de revisiter les cadres théoriques de référence et a imposé de s’ouvrir à d’autres approches, notamment aux travaux portant sur les univers professionnels et sur la question de la socialisation des individus au travail.

Nous présentons dans la première section quelques modèles, issus des sciences de l’information, qui sont représentatifs des deux courants, « process-oriented » et « contextuelle ». Puis, dans la seconde partie, nous présentons un courant de recherche issu des sciences de la gestion et du management qui vise à analyser les pratiques informationnelles des décideurs d’entreprises en contexte de veille stratégique afin de les aider à améliorer leur manière de rechercher et de traiter l’information. Ce deuxième courant s’est constitué de manière autonome par rapport aux courants issus des sciences de l’information et présente notamment l’intérêt de poser la question de l’accès à l’information dans le cadre de la modélisation d’une pratique professionnelle qui est celle des veilleurs et des décideurs d’entreprise.

2. La diversité des modèles en Sciences de l’information

En sciences de l’information, les approches décrivant les processus (en anglais « process-oriented »), c’est-à-dire s’attachant à décomposer les stratégies et les tactiques de recherche, ont très rapidement occupé une place centrale. En réaction aux approches évaluatives centrées sur la technique, les modèles centrés sur l’usager ont ainsi mis l’accent sur la dimension comportementale et cognitive des utilisateurs en situation de recherche d’information. D’autres courants de recherche sont ensuite apparus qui ne se sont plus intéressés à l’utilisateur comme individu isolé face à un dispositif mais à l’usager resitué dans son contexte, notamment social, culturel et linguistique. Ces approches cherchent alors à intégrer dans l’analyse des pratiques informationnelles l’impact des dynamiques interpersonnelles et sociales.

2.1. L’approche « processus »

La première catégorie des travaux sur les comportements de recherche des professionnels vise à définir les tactiques et les stratégies de recherche d’information des professionnels en vue d’améliorer les systèmes de recherche d’information (SRI) et/ou d’aider les utilisateurs de ces systèmes à les utiliser plus efficacement. Ainsi Marcia Bates a proposé différents modèles visant à décrire le processus de recherche d’information dont le point commun est d’insister sur la notion d’interactivité entre l’usager et le dispositif d’accès à l’information. Le modèle de Marcia Bates [Bates, 1989] correspond à une approche « processus » dans la mesure il a pour objectif de décomposer la stratégie de recherche d’information en un ensemble de tactiques et de tâches élémentaires ; cette modélisation visait à aider l’usager dans sa quête de l’information. Alors qu’il est reconnu que le contexte joue un rôle important en recherche d’information (RI), peu de systèmes opérationnels en tiennent compte.

Un ensemble d’auteurs dont [Jarvelin et Ingwersen, 2004] ont suggéré d’introduire la notion de tâche dans le processus de RI. En concevant des représentations de tâches et en élaborant des taxonomies orientées tâche, ces auteurs souhaitent intégrer cette recherche d’information avec les connaissances passés de l’usager et d’élucider l’usage qui sera fait de l’information trouvée. Toujours dans le même courant cognitif, W.-Y. Cheuk [Cheuk, 1999] a travaillé pour sa part sur le niveau de compétence et d’expertise en recherche d’information et montre que chez des ingénieurs en situation de travail les stratégies d’accès à l’information varient selon les étapes de la tâche à effectuer.

Dans ce même courant « processus », D. Ellis, D. Cox et K. Hall [Ellis et al., 1993] ont mené une étude sur les pratiques informationnelles des chercheurs en sciences sociales et en physique à la suite de laquelle ils ont identifié huit phases dans le processus de recherche :

  1. début (starting) ou l’utilisateur commence sa recherche d’information et identifie un ensemble de références ;
  2. l’enchaînement ou la liaison (chaining) des concepts et des références appropriés ;
  3. la navigation (browsing) dans les sources ;
  4. la comparaison (differentiating) et la sélection des sources ;
  5. la surveillance (monitoring) des nouveautés ainsi que le contrôle de la pertinence de l’élément retenu pour leur objet ;
  6. l’extraction(extracting) des informations précises et jugées pertinentes dans les sources sollicitées ;
  7. la vérification (verifying) de la conformité des résultats par rapport aux objectifs et s’assurer que toutes les facettes du problème ont été résolues ;
  8. la finalisation (ending) de la recherche particulière qui peut se matérialiser par la rédaction de travaux.

Bien que centrés sur l’utilisateur, ces différents modèles ont comme point commun de prêter peu d’attention au contexte, notamment professionnel, dans lequel celui-ci exerce sa recherche d’information et à privilégier l’analyse du processus. L’inscription sociale de l’utilisateur et le contexte d’usage du ou des dispositifs d’accès à l’information sont peu voire pas considérés.

2.2. L’approche « contextuelle »

À la suite de ces travaux, G. Leckie, K. Pettigrew et C. Sylvain [Leckie, Pettigrew et Sylvain, 1996] ont proposé un modèle plus global visant moins à décomposer le processus de recherche en tant que tel qu’à prendre en compte les contextes professionnels des individus au travail (ingénieurs, professionnels de la santé, avocats). Outre leur volonté de ne plus s’attacher uniquement à représenter le seul processus de recherche, l’aspect le plus original de cette approche réside dans la partie concernant les facteurs qui déterminent les besoins d’information, à savoir les rôles professionnels et les tâches qui leur sont associées.

Pour ces auteurs, les besoins d’information sont en effet déterminés par les tâches, qui sont elles-mêmes directement déduites des rôles professionnels. Ces rôles professionnels sont communs à l’ensemble des professions considérées dans l’étude : fournisseur de service, administrateur ou manager, chercheur, formateur et apprenant. À chacun de ces rôles correspondent des tâches qui, à la différence des rôles, varient selon les professions (encadrement, rédaction de rapports, conseil, etc.). Un certain nombre de variables influencent les besoins d’information, comme les caractéristiques démographiques, la nature de la profession, le statut du chercheur et la localisation géographiques. Deux types de facteurs affectent la recherche d’information : d’une part les sources d’information qui peuvent être formelles ou informelles, internes ou externes, orales ou écrites, et d’autre part la conscience de l’utilité de l’information et la perception du processus de recherche (familiarité et expérience, fiabilité, présentation, opportunité, coût, qualité, accessibilité). Les auteurs soulignent que ces facteurs ne doivent pas être considérés isolément, mais qu’ils interagissent fortement.

R. Taylor [Taylor, 1991] suggère également que si les caractéristiques et les profils des usagers sont importants, l’environnement de l’utilisation de l’information est un facteur déterminant pour comprendre et étudier les comportements informationnels. Pour lui, c’est en particulier le contexte du travail professionnel qui explique la diversité des comportements. Il propose donc un modèle appelé Information Use Environment qui sera réexaminé plus tard par H. Rosenbaum [1996]. R. Taylor définit cet environnement comme un « ensemble d’éléments qui exercent une influence sur la circulation de l’information entre individus ou groupes d’individus et qui, de ce fait, constituent des critères permettant de juger de la valeur de l’information dans un contexte précis » [Taylor, 1986]. Il identifie trois types principaux d’environnements d’utilisation de l’information : l’environnement géographique (le pays), l’environnement organisationnel (l’entreprise) et enfin l’environnement social/intellectuel/culturel, représenté par des ensembles de personnes qui partagent des valeurs et des intérêts communs donc un habitus au sens bourdieusien du terme. Dans son modèle, R. Taylor s’intéresse spécifiquement à l’environnement organisationnel d’utilisation de l’information dont il identifie quatre composantes principales :

  1. Les groupes d’usagers : Ils sont caractérisés par leurs formations antérieures et/ou par des activités spécifiques. Il est possible de les subdiviser en professionnels (ingénieurs par exemple), en entrepreneurs et investigateurs, en groupes d’intérêt spécifique (consommateurs, groupes de citoyens, groupes ethniques, etc.) et enfin en groupes socio-économiques particuliers (minorités, personnes âgées, etc.). R. Taylor suggère de prendre en compte dans les études un ensemble de variables démographiques (âge, sexe) et non démographiques (réseau social, prise de risque, usage des médias, etc.) qui sont susceptibles d’influer sur les comportements informationnels des groupes ;
  2. Les problèmes : R. Taylor suggère d’étudier les situations problématiques relatives à chacun des groupes d’usagers. Il a ainsi identifié onze dimensions de problèmes (structure, complexité, familiarité, etc.…) qui servent de critères pour juger la pertinence de l’information. Chaque environnement d’utilisation de l’information possède une catégorie de problèmes qui lui est propre ;
  3. L’environnement structurel de ces groupes, qui comporte notamment l’aspect hiérarchiques de réalisation des activité, la diversité des situations de travail, le style de management, le type d’information requise, la circulation et l’accessibilité à l’information. Ces facteurs influencent le comportement des individus envers l’information ;
  4. La résolution de situations problématiques qui détermine la manière de traiter les problèmes et de prendre des décisions dans l’entreprise. Cela influe généralement sur les attitudes envers l’information, en particulier les types d’information qui sont jugées utiles pour des utilisations spécifiques.

En s’appuyant sur ces travaux, H. Rosenbaum [Rosenbaum, 1996] propose de développer et d’enrichir le modèle informationnel de R. Taylor en prenant en compte le contexte d’usage de l’information dans les organisations. Il présente un modèle dans lequel les règles techniques et procédurales jouent un rôle dominant dans la définition des pratiques informationnelles et qui évoluent en fonction du contexte technologique et humain. Le second élément structurel concerne les ressources utilisées, en particulier les dispositifs technologiques ainsi que les produits informationnels. Les deux dernières composantes du modèle de H. Rosenbaum ont trait aux problèmes et à la résolution de problèmes dans l’environnement d’utilisation de l’information.

Les deux approches suivantes considèrent la question des pratiques informationnelles dans le cadre plus général du management stratégique de l’entreprise. C. Choo, B. Detlor et D. Turnbull [2000a] proposent de leur côté un modèle global (« Human Information Seeking : an Integrated Model ») où l’on retrouve à la fois la manifestation du besoin d’information, la recherche de l’information et l’utilisation de l’information. Les auteurs mettent l’accent à la fois sur l’individu et sur le groupe. C’est pourquoi ils parlent du traitement de l’information par les individus mais aussi du traitement de l’information au sein de l’organisation. Pour C. Choo, il est nécessaire de considérer l’information non comme un objet, mais plutôt comme le résultat d’une construction subjective ; à ce niveau, les facteurs cognitifs, affectifs et situationnels jouent un rôle déterminant mais sont à considérer dans le cadre de l’organisation.

Toujours dans le cadre des entreprises, T. Davenport [Davenport, 1997] analyse pour sa part l’insuffisance et les limites d’une gestion strictement automatisée de l’information. Il incite les managers à adopter une approche qui tienne compte de toutes les composantes critiques de la maîtrise de l’information et propose un modèle d’écologie informationnelle qui distingue six composantes dans l’environnement informationnel des organisations :

  1. la définition d’une stratégie d’information ;
  2. la gouvernance informationnelle ;
  3. la culture et le comportement informationnel ;
  4. le réseau des professionnels de l’information ;
  5. les processus informationnels ;
  6. et l’architecture d’information.

Les deux approches, de C. Choo et T. Davenport, s’appuient sur les modèles informationnels en sciences de l’information en prenant également en compte les dimensions cognitives et affectives, en plus de la dimension contextuelle. On peut ainsi constater que les approches « processus » et « contextuelle » ne s’opposent pas mais se complètent.

L’élément commun à l’ensemble de ces modèles est une critique du mode de conception des systèmes d’information (SI) qui réduit la question informationnelle aux seules données qui sont traitées par les systèmes, ce qui explique en partie les résistances des usagers aux différents systèmes d’informations. Nous pouvons ainsi rejoindre les conclusions des travaux pionniers de Anne Marie Laulan [Laulan, 1985] pour qui ces résistances s’expliquent en partie par l’absence, lors de la conception des SI, de la prise en compte d’un ensemble de facteurs, en particulier les contextes organisationnel et politiques, l’imaginaire social et l’importance des représentations symboliques des utilisateurs.

3. Les modèles issus des sciences de la gestion

La question des pratiques informationnelles dans les organisations fait également l’objet de nombreux travaux qui s’inscrivent dans le champ des sciences de la gestion et du management. Contrairement aux modèles issus des sciences de l’information, l’objectif n’est pas ici de concevoir un modèle général d’analyse des pratiques d’accès à l’information mais de rendre plus efficace le comportement des professionnels face à l’information stratégique. Cette visée est également perceptible dans plusieurs modèles issus des sciences de l’information, en particulier dans l’approche « processus », mais est ici centrale.

De plus, contrairement aux modèles issus des sciences de l’information qui ont peu à peu évolué vers une prise en compte des pratiques à partir de modèles initialement centrés sur l’utilisateur, les sciences de gestion se sont d’emblée intéressés aux pratiques informationnelles, en considérant l’accès à l’information comme une étape, certes importante mais intégrée dans un processus beaucoup plus large.

Un des terrains d’analyse privilégiés est celui de la veille stratégique et de l’intelligence économique dans lequel la question des pratiques informationnelles des responsables d’entreprises et de l’organisation en tant qu’entité s’impose avec force depuis quelques années. La rencontre du management et des outils d’aide à la décision s’est traduit par un ensemble de concepts, méthodes et outils qui ont donné lieu à une réflexion sur le comportement, les besoins et les pratiques collectives d’accès et de traitement de l’information. En contexte de veille stratégique, l’enjeu informationnel est, dès l’apparition des signaux faibles, de fournir une réponse adaptée et d’essayer de convertir ces informations en des indices mesurables ou quantifiables dans le système d’information afin que les dirigeants puissent prendre des décisions. Il existe un ensemble de modèles qui essayent de rendre compte de ce processus de veille parmi lesquels :

  1. Strategic Scanning Process (Aguilar, 1967),
  2. Strategic environmental scanning (Stoffels, 1982),
  3. Stratégic information scanning system (Aaker, 1983),
  4. Surveillance de l`environnement (Thiétart, 1984),
  5. Environmental scanning (Jain, 1984 ; Lenz et Engledow, 1986 ; Choo, 2002),
  6. Environmental intelligence (Stoffels, 1982 ; Lenz et Engledow, 1986),
  7. Business intelligence (Gilad et Gilad, 1986),
  8. Environmental analysis (Lenz et Engledow, 1986),
  9. Chief Scanning Behaviour (Daft et al., 1988),
  10. Structure de Surveillance Sectorielle Systématique (Jakobiak, 1992),
  11. Competitive Intelligence (Jaworski et Wee, 1993),
  12. Environmental Uncertainly (Sawyerr, 1993),
  13. Scanning Behaviour (Elenkov, 1997),
  14. Strategic intelligence systems (Montgomery et Weinberg, 1998).

On trouvera dans [Choo et al., 2000b] et [Ayachi, 2007] une présentation détaillée de ces modèles. Certains auteurs ont étudié la place de la recherche d’information dans le processus de veille, d’autres les sources utilisées et d’autres encore les pratiques informationnelles des cadres et des dirigeants d’entreprises. Ce courant de recherche tient compte du fait que les individus utilisent des outils lors de leurs interactions avec l’environnement notamment organisationnel. Cette conception postule que les comportements des acteurs de l’organisation soient déterminés par la structure, les procédures et la culture de celle-ci. Contrairement aux sciences de l’information, les travaux dans le domaine du management de l’information dans les organisations ainsi que sur les stratégies d’entreprise se sont portés sur la prise de décision.

De leur côté, P.-A. Julien et I. Vaghely [Julien et Vaghely, 2002] cherchent à comprendre comment les individus traitent l’information dans les organisations. Ils proposent un modèle dans lequel sept variables forment le processus de traitement de l’information par l’organisation :

  1. le traitement des signaux faibles ;
  2. le traitement des signaux forts ;
  3. l’utilisation de l’information tacite ;
  4. l’utilisation de l’information archivée
  5. l’utilisation des boucles de rétroaction ;
  6. le traitement heuristique ;
  7. et le traitement algorithmique de l’information.

Dans ce cadre, les auteurs ont identifié un ensemble de facteurs qui déterminent fortement le processus de recherche dans le cadre de la pratique professionnelle de l’individu, parmi lesquels le niveau de concurrence auquel est confrontée l’entreprise, le niveau d’activité des « passerelles informationnelles » (c’est-à-dire les individus qui sont en contact avec l’environnement de l’entreprise, en particulier ceux qui jouent le rôle de « capteurs » d’information), le niveau de partage de l’information entre les individus, la culture informationnelle de l’entreprise (notamment le niveau de confiance qui fonde cette culture), la connaissance des sources informationnelles et enfin l’influence qu’exerce la structure organisationnelle sur les individus.

Ces approches montrent donc, qu’au niveau d’une organisation, les pratiques informationnelles s’élaborent autour d’une articulation entre une logique technique, celles des dispositifs d’accès à l’information, et une logique socio-économique, celles des collaborateurs et de l’organisation. Comme l’a souligné B. Miège [Miege, 2004], c’est donc la connaissance de l’activité professionnelle et des différentes tâches à accomplir dans ce contexte qui permettent de comprendre le besoin d’information des usagers et leurs pratiques de recherche et de partage d’informations.

4. Discussion et Conclusion

L’évolution des approches en sciences de l’information ainsi que les travaux en sciences de la gestion montrent l’importance qui est accordée à la question des « pratiques informationnelles ». Pour les premières, l’intérêt est relativement neuf, malgré quelques travaux pionniers, et marque le passage d’une perspective centrée sur le processus et s’intéressant essentiellement à la dimension cognitive, à une approche centrée sur les pratiques des usagers qui intègrent les dimensions sociales, organisationnelles, culturelles voire politiques. Pour celles-ci, c’est la question plus générale des pratiques professionnelles, principalement celles des décideurs et des chefs d’entreprise, qui a conduit les chercheurs à s’intéresser au processus d’accès à l’information. Identifier l’information pertinente n’est plus analysé comme une fin en soi mais en fonction de l’usage qui en est fait.

Quelles que soient les raisons de cet intérêt, on constate actuellement un élargissement de la question de l’accès à l’information à celle des « pratiques informationnelles ». Cette perspective se manifeste aussi bien dans des travaux relevant de la théorie de l’activité ([Guyot, 2001], [Metzger et al., 1998], [Balicco et al., 2007], [Thivant et Bouzidi, 2005]) que ceux qui s’intéressent à la socialisation des individus dans l’organisation ([Depolo et al., 1998], [Perrot, 2005]), aux identités professionnelles ([Sundin et Hedman, 2005], [Auderset et Nadot, 2004]) et enfin à l’analyse du domaine et du champ professionnel ([Hørland, 2002], [Fry et Talja, 2007]).

Cette perspective vise à comprendre ce que font les individus, notamment en contexte professionnel, et comment ils le font au quotidien. Elle s’intéresse en particulier aux activités concrètes réalisées par les individus au travail, à la manière dont ils mobilisent les dispositifs, les informations, leurs compétences et habiletés mais aussi aux représentations symboliques dont les dispositifs sont porteurs. Dans un état de l’art concernant la gestion stratégique de l’information par les dirigeants d’entreprises, Gina de Alwis ([de Alwis, 2006]) montre bien que c’est l’imbrication des facteurs contextuels, socio-culturels, organisationnels et informationnels qui permet de saisir la complexité des pratiques d’accès à l’information. Plus encore, R. Savolainen [Savolainen, 2008] montre également que les normes et les règles du groupe, de la profession ou de l’organisation ont aussi un impact sur le traitement et l’utilisation de l’information par les individus. Le monde social, de l’entreprise par exemple, est ainsi constitué d’acquis dont l’intégration est implicite dans les actions et les intentionnalités pratiques. La connaissance n’est plus individuelle mais située socialement. Pour comprendre la complexité des pratiques informationnelles, il est donc important de décrire le champ dans lequel évolue l’usager c’est-à-dire son environnement, la position qu’il occupe au sein de ce champ, l’ensemble des compétences qu’il mobilise et les mécanismes d’interprétations de l’information. Des études récentes portant sur l’analyse des pratiques informations des PME en contexte de veille illustrent cette préoccupation ([Cheval et al., 2011]).

La diffusion des modèles informationnels a largement influencé le développement de la culture informationnelle (information literacy) en améliorant les dispositifs de formations mais se pose toutefois la question de leur pertinence. Il est en effet souvent difficile de faire un lien opérationnel entre les finalités méthodologiques des études et les cadres théoriques portés par les modèles de l’usage qui sont proposés en sciences de l’information.

Contrairement à certains auteurs dont l’objectif est de concevoir un modèle général des pratiques informationnelles, nous considérons pour notre part qu’il n’est pas certain qu’il soit possible d’élaborer une théorie générale avec une logique explicative unique de l’ensemble de ces pratiques. Une telle démarche conduit souvent pour rester fidèle au cadre interprétatif à avancer des analyses réductrices de nombre de comportements, d’attitudes et de stratégies de recherche. Il ne s’agit pas pour nous de renoncer à une théorie des pratiques pour s’engager uniquement dans l’analyse de pratiques localisés mais plutôt de trouver des voies de passage entre les théories générales et les analyses centrées sur les dispositifs, les tâches et les activités de recherche, et les besoins d’information.

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Auteurs

Madjid Ihadjadene

.: Madjid Ihadjadene est professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Paris 8. Il est membre du laboratoire Paragraphe. Ses travaux portent notamment sur la question de l’analyse des pratiques informationnelles, la conception et l’évaluation des systèmes de recherche d’information.

Stéphane Chaudiron

.: Stéphane Chaudiron est professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université de Lille 3. Il est membre du laboratoire GERiiCO. Ses travaux portent d’une part sur la question de l’analyse des pratiques informationnelles et de l’évaluation des dispositifs de traitement de l’information textuelle, et d’autre part sur l’organisation des connaissances et les métamorphoses du document à l’ère du numérique.