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Les Tic en Afrique : du discours à la réalité socio-économique

15 Jan, 2011

Résumé

Depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, la société civile et les organisations internationales reprennent le credo de la voie technologique comme source d’impulsion du progrès social. On ne compte plus les réunions internationales, les rapports et les articles sur cette question. Mais, en réalité, de nombreux obstacles subsistent face aux discours incantatoires des institutions internationales

In English

Abstract

Since the mid-nineties, civil Society and international organizations have taken up the credo of the technological process as an impetus source for social progress. There are countless international meetings, reports and articles on this issue. But in reality, the incantatory speeches of international institutions are still facing many obstacles.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Dahmani Ahmed, Ledjou Jean-Michel, « Les Tic en Afrique : du discours à la réalité socio-économique« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°11/3A, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2010/supplement-a/06-les-tic-en-afrique-du-discours-a-la-realite-socio-economique

Introduction

Dans le passé proche, les technologies de l’information et de la communication, TIC (1), ont permis de mettre au jour des représentations de l’Afrique, à l’opposé de l’image figée que d’aucuns peuvent avoir du continent. Moult exemples l’attestent, qui montrent des usages dans des domaines aussi divers que l’éducation, la prévention sanitaire, l’agriculture et la pêche. Par ailleurs, le succès de la téléphonie mobile et la vitalité du marché des télécommunications ne manquent pas d’apporter des arguments aux institutions internationales qui promeuvent vigoureusement les Tic.
Après avoir examiné ce que comporte le discours institutionnel sur les Tic et le développement en Afrique, nous nous interrogerons sur quelques politiques publiques nationales, en montrant notamment en quoi elles sont sous contraintes. Nous verrons ensuite, à travers des exemples représentatifs, comment l’Afrique diffuse les technologies. Enfin, nous démontrerons que les changements qu’elles suscitent présentent un tableau plus complexe que ce qui est avancé dans les discours institutionnels : un certain nombre de défis restent à relever, pour que les Africains puissent véritablement tirer parti des technologies.

Discours et pratiques institutionnels

Le discours sur les Tic, en tant que levier puissant au service du développement, se déploie dès les années quatre-vingt-dix. Articles de presse, rapports, études, recherches universitaires, etc., reprennent en chœur le credo de la voie technologique comme source d’impulsion du progrès social. Ce discours va être amplifié par la mobilisation de plusieurs États et des institutions internationales.

Le discours institutionnel ou le mythe du développement par la technologie

Les conférences, les forums et les rapports sur les Tic et le développement se multiplient sous les auspices des organismes internationaux (ONU, Banque mondiale, G8, Davos, USAid, Union Européenne, UNESCO, UIT, etc.). Pour l’Afrique, un programme continental d’appropriation des Tic est élaboré en mai 1996 par la Commission économique pour l’Afrique [Initiative Société Africaine à l’ère de l’information] ; un document est approuvé par les ministres africains des communications, par l’OUA, et par le Sommet des huit qui se tient à Denver en 1997 ; le sommet du G8 se réunit à nouveau à Okinawa en juillet 2000, élabore une charte sur la société de l’information et met en place un « Groupe d’Experts sur l’accès aux nouvelles technologies » (GEANT) [Digital Opportunity Task Force]. Ce groupe sera élargi à des représentants d’organismes internationaux (notamment la Banque Mondiale et l’UNESCO), au secteur privé, au monde associatif et à quelques PED dont ceux du Nouveau Partenariat pour le Développement de l’Afrique (NEPAD), mais aucune décision financière n’est prise pour se donner les moyens d’appliquer le plan. Sans doute séduit par l’optimisme technologique (2) de ces années, le PNUD soutient dans son rapport de 1999, puis dans celui de 2001, que la technologie est un outil puissant au service du développement humain et de la lutte contre la pauvreté.
Le langage participe aussi de cet optimisme. En témoignent, toutes ces expressions venues du Nord qui, outre qu’elles tentent de rendre les technologies universelles, les nomment et les font exister dans un même mouvement : « autoroutes de l’information », « société de l’information », « société numérique », « société de la connaissance ». Ces métaphores acquièrent une légitimité au fil des rencontres internationales. Si, dès 1994, le vice-président américain Al Gore popularise « les autoroutes de l’information », l’expression « société de l’information » se trouve consacrée grâce aux sommets de Genève et de Tunis.
C’est que la croyance persiste. L’UIT organise deux Sommets Mondiaux sur ladite Société de l’Information (SMSI, Genève 2003 et Tunis 2005). Autant de rendez-vous qui ont permis de structurer une large audience autour du débat sur les Tic et le développement. Ils ont aussi fait la part belle aux discours promotionnels, pour ne pas dire enchanteurs.
C’est dans l’ère du temps. Dans les pays du Nord, on ne compte plus les hommes politiques qui ont leur blog, leur site Internet, voire leur propre page sur Facebook. L’Afrique ne déroge pas à la règle. Elle a aussi ses figures de proue. Est-il utile de rappeler les déclarations de Thabo Mbeki sur la Société de l’information et le développement lors d’un G7 organisé sous son égide à Midrand en 1996 ? Ses propos selon lesquels « il y a plus de lignes téléphoniques à Manhattan que dans toute l’Afrique sub-saharienne » et « la moitié de l’humanité n’a jamais téléphoné » ont souvent été repris dans la littérature consacrée à la question des Tic sur le continent. On sait aussi à quel point les mots d’Alpha Oumar Konaré, proclamant qu’il souhaitait connecter 2000 villages maliens, ont porté sur la scène internationale. L’organisation de Bamako 2000 et 2002 a également montré son implication personnelle sur ce dossier.
Du coup, la nécessité d’informatiser la société africaine devient une antienne. Les nouvelles technologies sont, entre autres, censées rendre l’administration publique plus efficace et l’éducation de meilleure qualité. Dans une publication récente, l’UIT estime même que « Le rôle des Tic dans la lutte contre la pauvreté, la croissance économique, la productivité et l’efficacité des services publics n’est plus à démontrer (3)». On le voit, les précautions de langage ne sont pas de mise.
Pourtant les pays africains sont encore à la traîne. Ils obtiennent perpétuellement les plus mauvaises places dans l’indice de développement des Tic (UIT, 2009). Et la question du sous-développement est toujours d’actualité. Le PNUD, tout en souhaitant mettre les Tic au service du développement, ne cesse de rappeler que les besoins et les priorités de base des PED concernent l’alimentation (notamment l’eau potable), la santé (les hôpitaux, les médicaments), l’éducation (les infrastructures, l’encadrement, les outils pédagogiques). L’accès à l’information ne résout donc pas les problèmes essentiels. Pas plus que le courrier électronique ne peut remplacer les trithérapies pour les malades atteints du Sida, le satellite ne pourra fournir de l’eau potable aux populations de l’Afrique subsaharienne (4).
Par ailleurs, tout programme de diffusion des Tic en Afrique achoppe sur l’incontournable question du financement. Le président sénégalais, A. Wade, outre qu’il gère le volet Tic du NEPAD, a retenu l’attention de la communauté internationale avec sa proposition de création d’un « Fonds de solidarité numérique ». Antérieurement, le PNUD suggérait l’idée d’instaurer une « taxe sur les bits », redevance calculée sur le volume des données transmises via Internet. A l’image de « la taxe Chirac » sur les billets d’avion ou de la « taxe Tobin », le mérite de telles initiatives est qu’elles frappent sinon les cœurs, du moins les imaginations.

L’argument du « leapfrogging », ou comment brûler les étapes du développement ?

La vision du changement économique et social par la technologie est récurrente en sciences sociales. Cette approche est très largement partagée entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et les années soixante-dix (Mignot-Lefebvre, 1994). De nombreux projets de développement prennent appui sur la croyance dans un progrès technique qui permettrait aux PED d’accélérer leur mouvement vers le développement, voire d’en court-circuiter les étapes (Rostow, 1970).
L’argumentation est encore plus séduisante pour ce qui concerne les Tic. Les évolutions technologiques actuelles sont plus rapides et plus profondes que les précédentes. Conjuguées à la mondialisation, elles permettent une compression des coûts et offrent de multiples avantages : une plus grande participation des populations grâce à l’information et la communication, voire la démocratie par les Tic (Dahmani et alii, 2007) ; un accès rapide et bon marché aux savoirs et aux connaissances ; de nouvelles perspectives de production, d’emploi et d’exportation avec le commerce électronique (CNUCED, 2007). Les Tic, à la différence des autres technologies industrielles (notamment la sidérurgie, la chimie, la mécanique, etc.), doivent permettre aux PED de procéder à un saut technologique, de brûler les étapes (Steinmueller, 2001). Selon Steinmueller, les Tic ne nécessitent pas d’investissements massifs et coûteux en installations et en infrastructures. Elles sont en outre disponibles sur des marchés très concurrentiels, et rapidement transférables dans n’importe quel pays.
L’idée, attrayante par ses promesses, ne résiste pourtant pas à l’analyse des faits historiques. P. Bairoch le rappelle très justement en se référant à l’expérience de la révolution industrielle : « Les progrès techniques dans les premières phases de la révolution industrielle apparaissent ainsi comme des éléments fortement, sinon totalement, déterminés par des impératifs économiques » (Bairoch, 1984). De plus, le « succès du raccourci technologique » est souvent conditionné par le développement de « capacités d’absorption pour produire ou utiliser les TIC ». L’existence de nombreuses sources d’information disponibles à la différence des autres industries favoriserait ces « capacités d’absorption ». Cependant « cet optimisme sur le développement des capacités d’absorption doit être tempéré par un certain réalisme. Le niveau d’instruction requis pour utiliser la masse énorme de documentation existante, les installations et les réseaux nécessaires pour y accéder, ainsi que la mise en place des capacités de gestion voulues pour diriger le développement de produits et de services sérieux, ne s’obtiendront qu’au prix d’investissements importants » (Steinmueller, op. cité). Or, ce qui caractérise les PED dans leur grande majorité, c’est l’archaïsme de leur système d’éducation et de formation, le manque d’infrastructures scientifique et technologique, l’absence de tissu industriel. En revanche, dans le domaine des Tic, le rythme des innovations, autrement plus soutenu qu’avec les technologies précédentes, répond aux besoins spécifiques d’utilisation et de production des pays développés, et du même coup, rend toute perspective de court-circuitage des étapes problématique pour la plupart des PED (Bairoch, op. cité).
Enfin, ce déterminisme, partant du principe que la technologie est neutre, a pour principal effet de minimiser, voire de nier les contradictions et les rapports de pouvoir économiques, politiques, culturels qu’un tel processus enclenche. Il permet aussi d’évacuer les problèmes posés par les relations de domination Nord/Sud que le rapport McBride soulève dans les années soixante-dix. Ce document préconise alors, mais en vain, un Nouvel Ordre Mondial de l’Information et la Communication (NOMIC), qui doit permettre de rééquilibrer les flux d’information entre le Nord et le Sud sous l’impulsion de l’UNESCO.

L’injonction libérale

La chose est entendue : les Tic ne peuvent jouer leur rôle dans le développement dans les pays du sud sans une profonde transformation-modernisation du secteur des télécommunications. Toutes les organisations internationales et les bailleurs de fonds entérinent le principe d’une libéralisation (5).
Le retrait progressif de l’État se trouve donc légitimé. Dès lors, la responsabilité en matière d’investissement devient du ressort des opérateurs privés. Et les prérogatives de régulation du marché doivent être confiées à une instance de régulation indépendante de l’Etat. Quand bien même les gouvernements sont souverains, notamment en matière économique, les opérations de restructuration du secteur des télécommunications sont conduites de manière irrépressible sous la houlette des organisations financières internationales dont la Banque mondiale et le FMI. Ainsi, au Sénégal, comme dans tous les autres pays du continent, la privatisation de la Société nationale des télécommunications sénégalaises (SONATEL) en 1997, a eu lieu sans aucun débat à l’Assemblée nationale (O. Sagna in Dahmani et alii, op. cité).
A l’instar de l’UIT, l’OCDE considère qu’il ne s’agit plus de douter de l’effet bénéfique des technologies sur le continent. Plus que tout autre organisme, l’OCDE met l’accent sur le rôle positif du secteur privé qui « est à l’origine de l’expansion des Tic en Afrique » (BAD / OCDE, 2009). Les gouvernements sont même invités à privatiser les derniers opérateurs historiques de téléphonie fixe, puisque « le savoir-faire indispensable à la mise à niveau de leurs réseaux proviendra d’investisseurs privés ». La politique de diffusion des technologies ne semble souffrir aucune autre alternative. Dans le rapport de 2009, on peut également lire que « le secteur africain des télécommunications ne connaît pas la crise », ou « la crise financière devrait accélérer la consolidation des marchés des télécommunications en Afrique ». On voit donc bien comment, dans l’argumentation, la notion de partenariat public-privé instituée au moment du sommet d’Okinawa s’est effacée devant la logique de l’investissement privé. La séquence « partenariat public-privé » n’est d’ailleurs utilisée qu’une seule fois dans le rapport, tandis que le syntagme (entreprise privée, investissement privé, capitaux privés) est utilisé 30 fois.

Le rapport de l’OCDE : des encadrés à dessein

Pour mieux cerner l’argumentation à l’œuvre, nous voudrions présenter succinctement la manière dont l’OCDE procède pour décrire les expériences locales en Afrique en tentant de les rendre cohérentes, de les articuler, de les réinscrire dans un ensemble plus vaste en meilleure adéquation avec les prétendues exigences d’un monde de plus en plus relié. Pour ce faire, nous nous concentrerons sur les encadrés de couleur, qui émaillent les 66 pages du document. Au nombre de 36, ces insertions volontiers rédigées sur le mode du récit rompent la structure monotone du rapport. Alors que ce dernier, écrit ex cathedra, renvoie à un appareil citationnel important et essentiellement en langue anglaise, les encarts semblent avoir pour mission d’exemplifier, de manière à mettre le propos de l’institution à la portée du plus grand nombre. Cet effort de vulgarisation n’en traduit pas moins une idéologie. Certains encarts s’apparentent en effet à de véritables prescriptions. S’il n’est pas aisé d’en dresser une typologie, quiconque lira le document sera frappé par les titres des encadrés, dont certains constituent une forme d’injonction-prescription (« L’Afrique doit rejoindre le monde de la science, de la technologie et de l’innovation », « Politiques d’innovation scientifique et technologique : passer du bureau au terrain », « O3B ou comment connecter 3 nouveaux milliards d’individus », « Le poids de la responsabilité politique sur les décisions de régulation », « Renforcer les compétences des organismes réglementaires pour régler les litiges entre opérateurs fixes et mobiles », « Le prix de la téléphonie mobile pénalise les PME informelles d’Afrique », etc. ), alors que d’autres hissent tacitement quelques expériences locales en objectifs à atteindre pour l’ensemble du continent (« Afrique du Sud : les autorités fiscales disent adieu au papier », « Rwanda : un pôle Tic régional », « Automatisation des recettes à Addis-Abeba », « Coopération Sud-Sud : le nouveau réseau WiMAX mobile de la Libye », « M-Pesa, leader des paiements mobiles au Kenya », « Rapprocher les agriculteurs du marché : l’influence des Tic sur les marchés céréaliers au Niger », « Le système de gestion financière du Cap-Vert : développements récents »). Le lecteur sera d’autant plus frappé par les titres qu’ils apparaissent en surbrillance et que l’institution a choisi un effet de style identique pour faire ressortir les numéros de pages. Est-ce à dire qu’à l’image du rôle ordinairement destiné à la numérotation d’un document, les titres des encadrés forment ici une balise pour la lecture ? Est-ce à dire que la forme informe le fond ? En tout cas, au fil du rapport, les expériences présentées constituent une sorte de recueil d’initiatives auquel des experts paraissent décerner un label, celui « des meilleures pratiques ». Cette impression est renforcée par le fait que les pratiques sélectionnées proviennent de diverses publications (chercheurs d’institutions internationales, opérateurs de téléphonie, etc.). Bien que les exemples « colligés » touchent différents domaines (e-administration, etc.), beaucoup sont régis par la même volonté de cohérence et d’unité sur le plan de la présentation : à un encadré vont correspondre un thème, un lieu et une action. L’énoncé qui suit valorise une opération et donne prise à sa généralisation. Par là, il offre une sorte de consistance au mythe prométhéen.

Encadré 13 Rwanda : un pôle TIC régional
Entre février et septembre 2009, le gouvernement rwandais prévoit de poser 2 300 kilomètres de câbles de fibre optique pour déployer sur tout le territoire un réseau fédérateur de 35 noeuds reliant 350 sites.
Actuellement, l’accès du Rwanda à Internet se fait par satellite, pour un coût de 3 000 USD par Mbps et par mois. Ce prix devrait dégringoler à 25 USD par Mbps et par mois dès que le réseau national sera relié au futur câble sous-marin de fibre optique qui longe la côte orientale du continent. Un réseau de 135 kilomètres a déjà été déployé à Kigali, pour 5 millions USD. Les opérateurs du secteur privé contribuent eux aussi au développement des Tic. Le technopôle de Kigali en est un bel exemple, qui regroupe des compagnies de télécommunications bien établies, une pépinière d’entreprises Tic et un centre d’excellence technologique pluridisciplinaire (MCE-ICT). Le Rwanda ambitionne de devenir un pôle technologique régional.
Source : Note pays, PEA 2009 et compilation des auteurs.

Si, par moments, dans les textes, l’idéologie se laisse dire par prétérition, elle s’exprime le plus souvent de manière explicite. Tous les secteurs de l’économie sont passés au crible, y compris l’informel que les rédacteurs du rapport considèrent pénalisé par les prix élevés de la téléphonie mobile.
Dans certains encarts, ce n’est pas un territoire, une région, mais plusieurs qui sont pris à témoin, comme autant d’expériences à reproduire ailleurs. Ce faisant, les encadrés offrent un écrin à une variété de pratiques et de lieux, qu’il s’agit à chaque fois d’afficher en exemples.
Pour l’essentiel, en présentant des réalisations effectives ou en construction, en insistant sur la faisabilité de certains projets, les encadrés assoient l’argumentation du rapport. Ces textes militent aussi en faveur du développement des infrastructures et de l’accès aux Tic, partout en Afrique, sans toutefois prendre l’entière mesure des enjeux politiques et socioculturels relatifs à leur diffusion.

Vers une amélioration de la diffusion des Tic ?

Au cours de ces dernières années, les TIC connaissent une croissance remarquable en Afrique. L’engouement des jeunes pour ces technologies est réel ; mais cette croissance demeure particulièrement disparate, et la plupart des pays du continent recontrent les mêmes obstacles.

Le développement disparate du marché des Tic

La libéralisation du secteur des télécommunications a fait évoluer la configuration des marchés. Le secteur de la téléphonie mobile s’est considérablement développé au cours de ces dernières années. Sur 24 pays d’Afrique subsaharienne, 20 ont établi la concurrence en 2006, tandis que près de la moitié des pays disposent d’au moins 3 opérateurs (Figure 1). Dans le domaine de l’Internet, c’est environ 64 % des pays africains qui connaissent la concurrence (UIT, 2008).
Figure 1. Concurrence dans la téléphonie mobile

La diversification de l’offre en Tic n’a pas amélioré leur taux global de pénétration sur le continent, même si des évolutions particulièrement contrastées ont pu voir le jour (Tableau 1).
Tableau 1. Les TIC en Afrique entre 2000 et 2007

 

 

Population

Internet (Utilisateurs)

Téléphonie fixe
(lignes principales)

Téléphonie mobile

Zone

 

Millions

Milliers

%

Milliers

%

Milliers

%

Afrique du Nord

2000

137,89

710,0

0,52

10 125,3

7,35

3 883,2

2,82

2007

157,07

21 402,2

13,64

18 671,0

11,91

83 865

53,39

Afrique du Sud

2000

43,69

2 400,0

5,5

4 961,7

11,36

8 308,0

19,02

2007

48,58

5 100,0

10,75

4 642,0

9,56

42 300

87,08

Afrique subsaharienne

2000

609,57

1 302,2

0,21

4 567,6

0,75

3 373,1

0,56

2007

758,04

23 904,2

3,23

12 098, 3

1,65

138 310

18,28

Total Afrique

2000

791,15

4 412,2

0,56

19 654,7

2,5

15 564,2

1,98

2007

963,68

50 406,4

5,34

35 411,3

3,77

264 475

27,48

Source : Tableau élaboré par les auteurs à partir des rapports sur les télécommunications en Afrique (2002 et 2008) de l’UIT

Selon l’indice UIT de développement des Tic, les pays du continent se retrouvent dans le bas du classement et celui-ci évolue peu. L’Afrique est toujours en dernière position, aussi bien en comparaison avec l’Europe que par rapport à la moyenne mondiale, et ce, quelle que soit la technologie considérée.
Tableau 2. Taux de pénétration des TIC pour 100 hab. en 2006

 

Lignes fixes

Abonnés mobile

Utilisateurs Internet

Afrique

3,1

21,7

4,8

Europe

41,7

98,5

37,8

Monde

19,5

41,6

18,4

Source : UIT, Base de données de réglementation sur les télécommunications dans le monde, Indicateurs des Télécommunications/TIC africaines, 2008.

Pourtant, même si la plupart des utilisateurs se situent au Maghreb ou en République sud-africaine, le continent a quadruplé ses connexions à l’Internet entre 2000 et 2007. Malgré un léger infléchissement, les tarifs pratiqués expliquent pour une large part la faible connectivité de l’Afrique subsaharienne. « Un panier mensuel défini sur la base de 20 heures d’utilisation d’Internet coûte plus de 50 $ US en Afrique, chiffre presque deux fois supérieur au tarif pratiqué dans la région classée au second rang [Amériques] et équivalent à près de 70 % du revenu moyen par habitant de l’Afrique sub-saharienne » (UIT, 2008). Avec un réseau filaire trop peu étendu, le développement de l’ADSL, qui a notamment facilité l’expansion de l’internet au Maghreb se trouve ralenti. Cette situation n’est pas sans conséquences : l’Afrique subsaharienne est devenue la seule région du monde dans laquelle l’essor du mobile a pour corollaire l’augmentation du coût de la téléphonie fixe. C’est ainsi que les opérateurs historiques tentent de compenser le manque à gagner lié à la baisse du trafic qui s’est reporté sur la téléphonie mobile. Le décalage est saisissant : en 2007, plus de 35 millions d’Africains sont abonnés au fixe, alors que 264, 475 millions utilisent un mobile (UIT, 2008). Et plusieurs ont adopté le portable sans avoir véritablement connu le téléphone fixe.

Une logique de pénétration spécifique

Le succès du téléphone portable réside dans le fait qu’il est un outil fort utile, en particulier pour les populations rurales. A l’inverse du fixe pour lequel un raccordement pouvait nécessiter de longs mois d’attente, l’appareil est immédiatement opérationnel. Etabli en raison du contexte socio-économique local, le système de prépaiement, qui concerne aujourd’hui près de 94 % des utilisateurs, a permis aux opérateurs de téléphonie mobile d’étendre leur pénétration sur le continent. Avec une particularité : comme le prix des communications est parmi les plus élevés du monde, certains ménages africains vont jusqu’à consacrer 10 % de leur revenu mensuel aux dépenses en téléphonie, là où dans les pays développés les ménages y affectent autour de 3 % de leur budget (Tcheng et alii, 2009).
La structuration du secteur des Télécommunications est également spécifique. L’informel occupe une place prépondérante sur le marché des télécommunications, notamment au niveau de l’offre de services (Cheneau-Loquay, 2008). Comme le rappelle A. Traoré, il y a là des points de croissance du PIB, ignorés des statistiques officielles mais pourtant bien réels. Dans les capitales africaines, il n’est pas rare de croiser des personnes jeunes dont le niveau d’études avoisine Bac+2, qui dépannent ordinateurs et téléphones portables. Ces réparateurs vivent d’expédients, travaillent généralement seuls, facturent le dépannage et se rémunèrent aussi sur les pièces de rechange. Leur activité n’est bien souvent qu’un pis-aller.
La possibilité d’acquérir à peu de frais quelques unités téléphoniques auprès d’hommes-sandwichs qui déambulent dans les rues, atteste de la même manière du caractère informel du marché de la téléphonie. L’observateur se heurte toutefois à des paradoxes. En Afrique subsaharienne où les subventions de terminaux ne sont que peu répandues, nombre de jeunes gens s’arrachent à prix fort des téléphones mobiles disposant des fonctionnalités les plus récentes. L’effet de mode est tel que des portables de contrefaçon se propagent tandis que d’autres, importés de Dubaï ou de Chine, trouvent preneurs à des tarifs représentant plusieurs dizaines d’euros.
Quant au marché de l’ordinateur d’occasion, il semble poser de graves questions liées à la santé des individus et aux atteintes à l’environnement dans certains pays du continent. Plusieurs tendent à devenir les destinations favorites des machines hors d’usage ou devenues obsolètes dans les pays du Nord, au point que l’OCDE s’alarme de « l’expédition d’ordinateurs d’occasion réhabilités vers l’Afrique [ce qui] suscite des inquiétudes croissantes pour l’environnement, dans la mesure, où une grande partie du matériel importé, hors d’usage, est jeté n’importe où » (BAD/OCDE , op. cit.). Ces expéditions se font donc au mépris de la Convention de Bâle sur le contrôle des mouvements transfrontières de déchets dangereux et leur élimination, entrée en vigueur en mai 1992, complétée par un amendement de 1995 qui interdit l’exportation de déchets dangereux même à des fins de recyclage.

Le poids relatif de l’État et des organismes de régulation

Dans un environnement marqué par l’insuffisance des ressources financières et par l’importation des Tic, divers Etats ont vu comme une aubaine dans la privatisation des opérateurs historiques : la vente des licences d’exploitation a constitué un moyen d’engranger des fonds. Le processus de privatisation leur a également permis de s’affranchir des contraintes de la modernisation des infrastructures. Aujourd’hui, cependant, plusieurs États rencontrent des difficultés dans l’application du cahier des charges que les opérateurs ont pourtant accepté, au moment de l’ouverture à la concurrence. Les opérateurs de télécommunications se sont en effet prioritairement installés dans les villes les plus peuplées, laissant ainsi à l’écart les zones rurales, nettement moins génératrices de profits.
Si en 2001, 33 Etats africains sur 55 avaient créé une autorité de régulation (ART), ils sont aujourd’hui 44 à s’en être pourvus. La mission de telles instances est autant de veiller à la transparence des marchés que de préserver la confiance des investisseurs. Les organismes de régulation sont donc censés favoriser le développement de la concurrence. Mais les ART ne peuvent pas toujours agir en toute indépendance. Les liens que certaines d’entre elles entretiennent avec le politique sont parfois extrêmement ténus. Tantôt les nominations au sein de l’autorité sont décidées par le pouvoir politique, et assujettissent du même coup le régulateur à un gouvernement. Tantôt le financement des organismes est soumis au bon vouloir de l’État. En effet, si, en principe, les instances sont financées par le produit des redevances des licences, elles ne sont pas toutes logées à la même enseigne, et force est de constater que des disparités existent entre les pays. On voit donc bien que malgré la mise en place des ART, prévue à l’origine dans le but de faciliter l’investissement privé, de fortes pressions de nature à remettre en cause la libre concurrence peuvent être exercées. Ainsi, au début des années 2000, le gouvernement sénégalais a-t-il arbitrairement retiré sa licence d’exploitation à l’opérateur Sentel. Au Sénégal, comme dans quelques autres pays, des litiges, liés à l’interconnexion de réseaux ou au développement de la voix sur IP, se sont également posés. Ces problèmes n’existent pratiquement plus aujourd’hui, mais les difficultés n’ont pas disparu, qui montrent que les ART n’ont pas forcément les coudées franches pour résoudre les affaires relevant de leur compétence.
Dans un autre registre, la notion de service universel est aussi toute relative. Comme l’écrit Serge Mas, « le passage du service public au service universel a été présenté comme une modernisation, un affinement du service public devenant plus performant et ouvert, permettant de mieux répondre aux besoins spécifiques de chaque citoyen » (Mas in Benamarane et alii., 2005). Or, en Afrique, le développement du service universel, permettant de mettre la téléphonie ou l’Internet à la disposition des ménages, bute sur la réalité économique, qui rend difficile l’émergence d’un poste de dépenses Tic dans les foyers. Dans ce contexte, il est selon l’UIT « essentiel d’assurer l’accès communautaire ». S’il est vrai que nombre d’initiatives de ce type ont été mises en œuvre pour accroître les points d’accès à Internet ou pour augmenter le nombre de cabines téléphoniques, celles-ci s’inscrivent rarement dans la durée, car très vite confrontées à un essoufflement des aides financières. Ainsi, le déploiement des Tic se trouve-t-il compromis dans un contexte de politique libérale où la priorité n’est pas pensée en termes de service public ou universel, mais en termes de marché. A bien des égards, ces politiques de diffusion semblent imprégnées de la formule de R. Reagan selon laquelle « l’État n’est pas la solution mais le problème ».

Conclusion

Les discours incantatoires tenus tant par les institutions internationales que par les Etats en Afrique, sur les nouvelles perspectives de développement qu’autorisent les Tic ne résistent pas aux faits ni à leur analyse. L’Afrique demeure un continent où les Tic progressent à un rythme tel que la fameuse « fracture numérique », caractéristique des pays en développement, a peu de chances d’être comblée dans les années à venir. C’est le sens de notre contribution à ce débat qui devrait en sus intégrer une lecture, peu explorée à ce jour, sur le rôle des acteurs de ces technologies : au-delà des États et des grands opérateurs internationaux, il conviendrait de prendre en considération une réflexion sur les sociétés, les rapports de coopération et de conflits qui les relient et/ou les opposent.

Notes

(1) Ces technologies sont définies comme celles qui autorisent le traitement de l’information et facilitent différentes formes de communication entre êtres humains et systèmes électroniques. Elles ont en commun l’utilisation de données numériques et englobent l’informatique, la téléphonie mobile et l’Internet.

(2) K. Annan, Secrétaire général de l’ONU, semble plus circonspect : « Les technologies nouvelles ne sont pas une panacée. Certes elles peuvent aider à diffuser les connaissances, mais elles ne peuvent remplacer l’enseignement fondamental et les programmes d’alphabétisation. Certes elles peuvent favoriser les progrès de la médecine, mais elles ne peuvent se substituer à une solide politique sociale. Certes elles peuvent favoriser les échanges commerciaux, mais elles ne peuvent prendre les décisions difficiles dont dépend l’équilibre budgétaire d’un pays », in Le Monde du 9 mai 2001.

(3) Cette idéologie touche  jusques et y compris la pensée de certains chercheurs  qui considèrent que les TIC « contribuent au développement économique des pays au même titre que des services comme l’accès à l’eau potable, l’électricité ou les transports ». C’est en tout cas, ce qu’écrivent Tcheng. H, Huet. J-M., Viennois. I., Romdhane. M., dans « Télécommunications et développement en Afrique », Futuribles, n°349, février 2009.

(4) Dans son rapport 2003, le PNUD n’évoque plus cette question et s’alarme plutôt de la situation de nombreux PED : « Le développement humain avance encore trop lentement. Pour de nombreux pays, la dernière décennie du XXe siècle a été désespérante. Quelque 54 pays sont aujourd’hui plus pauvres qu’en 1990. Dans 21 pays, une proportion plus importante de la population souffre de la faim. Dans 14, les enfants sont plus nombreux aujourd’hui à mourir avant l’âge de cinq ans. Dans 12, les inscriptions dans l’enseignement primaire reculent. Dans 34, l’espérance de vie décline. De telles inversions de tendance étaient rares jusque-là », in 2003 : 2, Rapport sur le développement humain, Paris : Economica.

(5) Si les Etats-Unis ou le Royaume-Uni l’ont fait de leur propre chef, la France, le Japon ou l’Allemagne ont ouvert leurs marchés dans le cadre des accords de l’OMC. Notons que la libéralisation des télécommunications dans les pays développés obéit en grande partie à une mutation de certaines filières technologiques (l’informatique et l’audiovisuel principalement) et la présence de plus en plus importante des acteurs privés dans ces filières.

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Auteurs

Ahmed Dahmani

.: Maître de conférences en économie et en sciences de l’information et de la communication, Ametis, Université Paris-Sud11.

Jean-Michel Ledjou

.: Maître de conférences en économie et en sciences de l’information et de la communication, Ametis, Université Paris-Sud11.