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La « sensibilisation » au détriment de « l’information » : effet collatéral de la mobilisation des radios africaines en faveur de la communication pour le changement social

15 Jan, 2011

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Capitant Sylvie, « La « sensibilisation » au détriment de « l’information » : effet collatéral de la mobilisation des radios africaines en faveur de la communication pour le changement social« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°11/3A, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2010/supplement-a/05-la-sensibilisation-au-detriment-de-linformation-effet-collateral-de-la-mobilisation-des-radios-africaines-en-faveur-de-la-communication-pour-le-changement-social

Introduction

« Pour que les individus puissent jouer leur rôle de citoyens responsables, il faut qu’ils soient informés afin de fonder des jugements rationnels sur des données en nombre suffisant ». (Unesco, 1986, p. 134) Ce constat, dressé en 1980 par les auteurs du Rapport Mac Bride, soulignait l’importance de l’information dans le Nouvel Ordre Mondial de l’Information et de la Communication, tout particulièrement pour les médias des pays en développement. Il insistait déjà sur le rôle crucial de l’information dans l’émergence de « citoyens » à même de prendre part au débat public. Trente ans plus tard, cette rhétorique de l’information n’a guère faibli. Le 3 mai 2008, l’Unesco organisait la Journée mondiale de la liberté de la presse sur le thème de la « Liberté d’information, accès à l’information et autonomisation des populations ». (Unesco, 2009, p.109) Dans sa déclaration finale dite de Maputo, l’Unesco reconnaissait « que la liberté d’expression et l’accès à l’information sont des conditions essentielles d’un discours démocratique et d’un débat ouvert et éclairé, et favorisent de ce fait la transparence et la responsabilité dans la conduite des affaires publiques, l’autonomie des personnes et la participation des citoyens ». Elle demandait aux médias de « signaler au public l’information disponible et d’œuvrer pour en élargir l’accès en vue de faciliter la participation des citoyens au débat public » (Ibid, p.111). Elle demandait enfin aux Etats membres de « reconnaître que l’accès à l’information est un facteur essentiel de l’efficacité de l’aide au développement, du point de vue des donateurs comme des pays bénéficiaires ». (Ibid, p.112) Cette dernière recommandation permet de souligner le lien implicite systématiquement suggéré pour les pays en développement entre information et développement. Bien que les institutions internationales insistent dans leur discours aussi bien sur l’accès à l’information que sur la participation des médias au développement, dans la pratique les mécanismes mis à l’œuvre par ces mêmes institutions favorisent très largement les activités médiatiques en faveur du changement social au détriment notamment du travail de médias en matière de production de l’information, susceptible de donner aux citoyens une plus grande capacité d’analyse des questions publiques. L’étude sur le long terme du fonctionnement des radios africaines, et des radios burkinabè en particulier, tend en effet à montrer que la « mission » de sensibilisation se fait souvent au détriment de celle d’information. Depuis les années 60, les radios africaines sont encouragées par les institutions internationales, par les ONG et par les organismes de coopération à œuvrer pour le développement  au gré des changements d’acceptions de ce terme. Cette  « assignation » de rôles a tendance à neutraliser l’activité d’information pourtant tant louée par ces mêmes acteurs.

Des médias africains envisagés historiquement comme des « outils »

Des outils de développement, de libération culturelle, de démocratie, de résolution de conflits

Une lecture approfondie des travaux académiques consacrés aux médias africains laisse apparaître une tendance récurrente à attribuer des rôles aux médias africains. Dès les années 50, les travaux de Lerner et de Schramm, largement relayés par l’Unesco, voient les radios africaines comme des « multiplicateurs de développement ». L’Afrique étant considérée comme en retard  sur la voie de la « modernisation », elle doit opérer une transition entre la société traditionnelle et la société moderne, caractérisée par un taux d’urbanisation au moins supérieur à 25% et un taux d’alphabétisation d’au moins 61%. (Lerner, 1958)  Dans ce schéma, les radios sont censées soutenir l’alphabétisation et encourager l’abandon des comportements économiques, techniques ou sociaux, contraire à la modernité. L’Unesco s’est largement appuyé dans les années 60 sur cette vision en encourageant les programmes radiophoniques de sensibilisation, les radios rurales et les clubs d’écoute. Les résultats ont été peu probants.

Dans les années 70, à la suite de la publication, sous l’égide de l’Unesco, du rapport McBride appelant à la construction d’un Nouvel Ordre Mondial de l’Information et de la Communication, les médias du Tiers Monde ont été appelés à se libérer de l’influence occidentale pour faire de leurs médias des outils d’affirmation culturelle. L’indépendance culturelle a été affirmée, bien que rarement mise œuvre, alors que la question de l’indépendance éditoriale était occultée. A l’époque en effet, presque l’ensemble des Etats d’Afrique de l’Ouest se caractérisait par un monopole étatique sur les médias. En 1990, la région traverse un profond bouleversement politique et social qui voit la libéralisation du pouvoir et la renaissance foisonnante des médias privés. Les Etats perdent leur monopole. Des journaux privés puis, à partir des années 95, des radios privées, se créent selon un rythme effréné. La recherche sur les médias africains connaît elle aussi à cette période une renaissance. Après les indépendances, comme le souligne Goran Hyden, « le sujet d’étude avait de toute évidence perdu son attrait » (Hyden, 2002a, p.6) car les gouvernements exerçaient  un contrôle sans partage sur les médias. Mais à partir des années 90, l’intérêt se renouvelle, les chercheurs suivent et commentent l’impressionnant dynamisme des médias africains. Nombreux sont les ouvrages annonçant les médias africains comme des « outils de démocratisation », des « outils de citoyenneté »(1). Cependant, la structuration du système médiatique africain aurait dû conduire à plus d’incertitude. Il a fallu attendre les années 95, le rôle des médias dans la tragédie rwandaise, la fermeture d’un grand nombre de journaux et les dérapages de certains médias pour que l’enthousiasme envers les médias africains se tempère et que les obstacles à ce que les médias soient des « outils de démocratie » soient pris en compte : faiblesse structurelle du lectorat,  faiblesse de la rentabilité économique nécessaire à la pérennisation de toute entreprise de presse, la « démocratisation » partielle des régimes, la tentation de la corruption, la faiblesse de la formation etc. Depuis les années 2000, une nouvelle thématique émerge : les médias comme outils de résolution de conflits. Sous l’influence d’ONG spécialisées dans la résolution des conflits,  de plus en plus d’analyses se développent aujourd’hui autour du pouvoir des médias, essentiellement des radios, à réconcilier d’anciens ennemis. (Howard 2005)

Le « complexe du tailleur »

Cette tendance récurrente dans l’analyse à donner des rôles, à attribuer des missions aux médias africains pose le triple problème de la pertinence de cette assignation, celui de son extraversion et celui de son ambition.  De sa pertinence car, au vu de la revue de littérature ébauchée  plus haut, il semble que les rôles attribués aux médias africains relèvent plus de la prescription que de l’analyse. Les médias africains, et tout particulièrement les radios, ont été successivement décrits comme des outils de développement, de libéralisation culturelle, de démocratisation et de médiateur de conflits. Or la réalité du terrain s’est avérée plus rétive que l’analyse. On l’a vu, les déceptions ont été nombreuses. Mais rétrospectivement, cette déception n’était que prévisible car le chercheur déçu ne peut s’en prendre qu’à lui même si, au lieu de traduire une réalité, il tente de la prescrire. Nyamnjoh développe une réflexion similaire au sujet de l’afropessimisme selon lequel l’Afrique serait incapable de construire une démocratie véritable. Il propose à ce sujet une métaphore originale que j’ai nommée « le paradoxe du tailleur » : un tailleur coud une robe pour une cliente mais la robe n’est pas à sa taille. Au lieu que ce soit la cliente qui se plaigne, c’est le tailleur qui lui reproche de ne pas être adaptée au modèle. Or, le tailleur n’a pas laissé la dame choisir le modèle ni le tissu. Il n’a pas non plus jugé utile de prendre ses mesures. Mais c’est néanmoins à la dame qu’il s’en prend lorsqu’il il constate que la robe est trop lâche à la taille, trop serrée à la poitrine et trop longue. (Nyamnjoh 2005a) De même, beaucoup de rôles ont été attribués aux médias africains sans pourtant se demander au préalable quels étaient ceux que les médias africains pouvaient et voulaient assumer.

On touche à la deuxième difficulté annoncée : l’extraversion dans l’assignation des rôles.  Toujours selon Nyamnjoh, la compréhension du fait médiatique africain a été largement influencée par les visions occidentales qui prévalent dans ce domaine. Pour lui, le journalisme africain est même « un journalisme de suiveurs dont l’ordre du jour est l’imitation » et les journalistes ont été forcés « d’opérer dans un monde où tout a été prédéfini pour eux par d’autres […] et dans lequel on attend d’eux qu’ils respectent les règles et non pas qu’ils y réfléchissent. »  (Nyamnhoh 2005b, p.3 – traduit par l’auteur) Critique sévère mais qui laisse bien transparaître la portée prescriptive de certaines analyses des médias africains.

Enfin, les tâches assignées aux médias africains frappent par leur ambition. Bien que la situation économique, politique et sociale des médias a été et demeure toujours difficile, les médias africains et tout particulièrement les radios se sont vues investis de rôles sociaux dont beaucoup n’oseraient pas charger les médias européens. Alors que les radios africaines sont censées contribuer à la lutte contre l’excision,  à l’éradication de la pauvreté, à la participation des masses rurales, il est rarement attendu de leurs consœurs d’Europe qu’elles luttent  contre le chômage, la délinquance ou la précarité. Spécificité des radios africaines qu’il convient d’interroger.

Des radios comme agents de développement

La vision des radios africaines comme « outils de développement » date des années 60, mais perdure toujours aujourd’hui sous la forme de leur contribution attendue aux « changements de comportements ». J’en prendrai comme illustration succincte le Programme Intégré de Communication (PIC) de l’UNICEF utilisé comme cadre d’action de l’organisation au Burkina Faso depuis une dizaine d’année.

Les animateurs de radios comme excellents « communicateurs sociaux »

Le PIC peut toucher tous les domaines d’activité de l’Unicef. Il ne consiste pas en un contenu mais en une méthode, gérée par la section Communication de l’Unicef. Mouhmouni Sanogo, responsable de la section Communication de l’Unicef au Burkina dans les années 2000, détaille cette méthode en trois stratégies : le plaidoyer, la mobilisation sociale et la communication pour le changement de comportement, la CCC. Le plaidoyer consiste à rencontrer les personnes influentes, décideurs politiques, administratifs, chefs coutumiers et de les convaincre du bien fondé de leur action. La mobilisation sociale consiste à mobiliser les associations et structures collectives des villages autour de la thématique choisie par l’UNICEF. La CCC concerne quant à elle les individus. Elle vise à interagir directement avec les individus pour les inciter à abandonner certaines pratiques jugées nocives. Pour Mr. Sanogo, la CCC c’est « tous les messages qui s’adressent à des individus dans l’espoir de déclencher chez ces individus une dynamique de changement de comportement. Comme vous le savez, quand on analyse la base des problèmes, il y a des substrats comportementaux. Par exemple, quand une mère fait exciser son enfant, c’est comportemental. Ce sont des comportements issus de la tradition et nous, nous voulons qu’il y ait un nouveau comportement ». (M.S., entretien personnel, 2005) Dans cette CCC, les radios jouent un grand rôle.

En 2004-2005, l’Unicef a ainsi mobilisé contre l’excision 24 radios du pays.  Selon Mr Sanogo, les radios sont centrales dans ce dispositif à trois titres. Tout d’abord pour une question d’échelle : « la communication médiatique a pour objectif la communication de masse. […] Elle pare aux limites de la communication interpersonnelle. […]Ca permet de toucher plus de gens en même temps et ça donne de l’envergure au message ». Ensuite, du fait de la crédibilité que les populations rurales accordent aux radios : « la radio occupe en Afrique une place de choix. Tout ce qui est dit à la radio est vrai. Les gens continuent à avoir ça dans la tête. Ca veut donc dire que c’est un médium extrêmement puissant ». Enfin, pour la connaissance que les animateurs des radios locales ont de leur milieu : les animateurs « connaissent leur milieu, ils connaissent les problèmes comportementaux. Par exemple, ils savent pourquoi les femmes continuent d’exciser leurs enfants puisqu’ils sont du milieu. Sachant cela, ils savent quels messages adresser à ces personnes là.» (M.S., EP, 2005)

L’originalité du PIC tient au fait qu’il ne fait pas seulement participer les radios mais qu’il délègue aux animateurs des radios locales les activités dites de sensibilisation sur le terrain. Le partenariat PIC demande aux radios de se déplacer dans les villages et de réaliser dans chacun d’entre eux une animation sur le thème demandé. Dans le PIC sur l’excision, les animateurs étaient accompagnés d’un représentant de la direction régionale de l’action sociale et d’une troupe théâtrale. Les animateurs de la radio présentaient le thème, organisaient des jeux radiophoniques dans chacun des villages, enregistraient les animations, puis, après un rapide montage, les diffusaient à l’antenne. Ces partenariats demandent aux radios un travail considérable que j’ai pu observer sur le terrain auprès de La Voix du Paysan, radio associative de Ouahigouya, ville de 80 000 habitants au nord du Burkina Faso. Les animateurs ont été mobilisés pendant six semaines de suite sur le PIC de l’excision. Chaque jour, deux animateurs étaient en mission dans les villages pour le compte du PIC. La zone couverte était très étendue et demandait aux animateurs de rester plusieurs jours en mission.

Les animateurs de radios sont donc encouragés à prendre le bâton de pèlerin de la Communication pour le Changement de Comportement non seulement parce qu’ils sont jugés « bon communicateurs », ils savent parler aux populations rurales, mais aussi parce que ces dernières les connaissent car elles les entendent tous les jours. Ce dispositif soulève de nombreuses questions qui ne pourront pas être toutes abordées ici. Leur évocation s’avère nécessaire. Est-il naturel de transformer les animateurs de radio en agents de développement? Sensibiliser est un métier, animer une radio en est un autre. Se posent des problèmes de compétences, mais aussi de déontologie. Une radio, bien qu’elle soit associative, a-t-elle à devenir le porte-voix et la cheville ouvrière d’institutions de coopération ? Le but d’une radio associative est-il d’encourager un processus de communication vertical de haut en bas dans lequel les instances de coopération prennent l’initiative ou bien d’inciter à une communication horizontale dans lequel les auditeurs n’entendent pas toujours ce qu’ils « est bon de faire » mais dans lequel ils peuvent aussi témoigner de leur réalité et de leurs difficultés ?
Loin de pouvoir aborder tous ces enjeux (CAPITANT, 2008), je me contenterai d’aborder les effets de cet engagement des radios dans de telles activités de développement sur leur activité d’information en montrant l’opportunité que représente l’activité se sensibilisation par rapport à l’activité d’information. Cette dernière étant entendue comme le travail de « reporting » sur l’environnement social, politique et économique dans lequel évolue le média.

L’opportunisme de la CCC par rapport à l’activité d’information

Les activités de sensibilisation représentent en effet pour les radios une opportunité économique considérable. Les radios s’engagent dans des programmes de sensibilisation dans le cadre de contrats passés avec des opérateurs de développement de nature d’ailleurs très diverses : organisation internationales (UNICEF, PAM), des agences de coopération bilatérale (GTZ, SIDA, AFD), des ONG internationales ou locales. Ces opérateurs de développement rémunèrent les radios pour le travail fourni. Elles leurs délèguent une part de leur travail opérationnel selon des partenariats plus ou moins directifs. Deux types de partenariats existent. Le premier consiste à user des radios uniquement comme moyen de diffusion de masse. Au lieu de se déplacer dans les nombreux villages et d’organiser dans chacun d’entre eux des sensibilisations, les partenaires demandent aux radios d’user de leur temps d’antenne pour réaliser une animation à la radio. Soit l’ONG partenaire réalise l’émission elle-même, soit elle demande à la radio d’organiser en studio une émission en invitant des personnes ressources. La radio est rétribuée pour ce travail ainsi que pour la diffusion. Ce format d’émission équivaut à la pratique de « délégation payante d’antenne ». Il demande peu de travail à la radio au contraire du deuxième type de partenariat, le plus pratiqué. La radio se voit non seulement chargée de réaliser des émissions sur le terrain et de les diffuser mais aussi de mener elle-même le travail de sensibilisation. C’est l’exemple donné du PIC. Le travail demandé étant plus conséquent, la rétribution est plus importante.
Dans le cas de la Voix du Paysan, radio associative importante, créée en 1996, professionnelle et bien établie techniquement et économiquement, la part de ces «partenariats de développement » représente 54% du budget annuel. Cette source de revenus est donc considérable et la radio ne pourrait s’en passer économiquement.

Face à une telle structuration du marché, l’activité d’information parait beaucoup moins attractive. L’exemple de la Voix du Paysan est sur ce pont intéressant. Radio bien établie, elle dispose de plages de journaux parlés réalisés en interne, ce qui n’est pas à la portée de toutes les radios associatives. Elle réalise un journal en français et un journal en mooré (langue majoritaire de la région) par jour. La cohabitation au sein de cette radio d’émissions de développement et de plages d’information a permis de constater les effets collatéraux sur l’information de l’engagement de ce média dans les partenariats de développement. J’en avancerai trois.

Le premier, sans doute le plus important, est d’ordre économique. Alors que la radio est rémunérée pour aller sensibiliser, il lui faut dépenser pour informer. L’information a un coût alors que les programmes de sensibilisation constituent une ressource financière. Dans le contexte économique toujours fragile des radios (faibles subventions, marché économique réduit de la publicité, concurrence accrue ces dernières années avec une « deuxième vague » de créations de radios due à la baisse des coûts de l’équipement numérique), ce facteur s’avère souvent essentiel pour les directeurs de stations plus enclins à soutenir une activité rémunératrice de revenus qu’à encourager une activité coûteuse. De ce fait, les émissions d’informations ne bénéficient d’aucune ligne budgétaire. Les animateurs sont souvent contraints de payer leur « essence » pour se rendre sur le lieu du reportage.  De plus, si les radios sont à l’initiative du reportage, l’animateur ne peut espérer bénéficier d’une rétribution sur place, nommée au Burkina Faso « gombo » du nom du légume servant à faire la sauce du riz ou du « to ». Or, les « partenariats de développement » prévoient une indemnité pour l’animateur. Aussi, l’usage des radios en faveur des programmes de sensibilisation a pour effet collatéral induit de rendre économiquement le travail d’information moins attractif.

Le deuxième effet touche à la disponibilité des agents. Les ressources humaines des radios sont souvent modestes. L’exemple du PIC a montré qu’il impliquait de mobiliser l’ensemble de l’équipe de la radio pendant six semaines. La participation de la Voix du Paysan  au PIC de l’Unicef a ainsi eu pour conséquence l’absence tournante mais continue de deux des sept agents de la radio. Cette mobilisation a conduit à ne pas pouvoir assurer certains des programmes de la radio, notamment les plages d’information que seuls certains animateurs étaient en mesure d’assurer. Or à cette période la radio était engagée dans six partenariats de ce type. Ainsi le recours aux animateurs de radios comme agents de développement induit des risques de désorganisation de la grille des programmes dont le respect est toujours avancé par les partenaires internationaux des radios comme un signe de professionnalisme.

Le troisième effet touche la nature consensuelle des activités de développement. Aller sensibiliser pour l’alphabétisation ou pour l’inscription des nouveaux nés aux registres d’état civil ne représente aucun risque politique pour les radios. Elle s’inscrit par ces actions dans un consensus établi depuis plus de 50 ans convenant de la mission des médias africains en faveur du développement. Consensus aussi bien international que national comme l’atteste la littérature de l’Unesco par exemple. L’enthousiasme des Etats Africains des années 60 en faveur des radios rurales et des micro -programmes de développement devait aussi se comprendre dans ce sens : le développement plutôt que la liberté d’expression. Bien que le contexte actuel ait changé, bien que la liberté des ondes soit aujourd’hui une réalité, complexe et nuancée mais néanmoins réelle, des entretiens avec les journalistes témoignent toujours de l’aspect « sensible » de l’information, notamment l’information politique. Les animateurs interrogés à ce sujet avancent ainsi toujours que « l’information attire des problèmes » contrairement aux activités de sensibilisation moins polémiques. J’en donne pour exemple les remous qu’ont entrainé les commentaires diffusés par la Voix du paysan à la suite de la destitution du maire de la ville et qui se sont traduits par la mise à pied d’un des animateurs.

L’incitation faite aux radios africaines de travailler à la communication pour le changement social, aux changements de comportements, et aux partenariats pour le développement influe sur la volonté, la motivation, et la capacité de ces mêmes radios à développer leurs activités d’information. Ces effets indirects se comprennent dans une perspective comparative : au regard de l’opportunité que représente le travail de sensibilisation, l’information se révèle moins attractive. Pourtant, ce travail d’information, et sans vouloir assigner de manière exogène aux radios une nouvelle mission, s’avère être l’activité la plus prisée par les publics, mettant ainsi en évidence un défi important à relever, souvent souligné par les organismes internationaux mais bénéficiant d’un plus faible soutien.

Le défi de l’information

Les rares études d’audiences conduites en Afrique de l’Ouest indiquent que les programmes d’information  tels que les bulletins locaux d’informations, les revues de presse en langues nationales sont les plus prisés par les auditeurs de radio. (Balima, 2003) Dans une étude qualitative que j’ai menée en zone rurale dans la Région du Nord du Burkina Faso en 2005 et en 2009, mes interlocuteurs, fidèles auditeurs de la Voix du Paysan, étaient capables de citer le nom de la moitié des animateurs, d’indiquer le nom et l’heure de leurs programmes préférés. Le programme le plus souvent cité était celui du « Pays », tranche d’information locale en mooré réalisée tous les soirs à 19h par la Voix du Paysan. Cette tranche consiste essentiellement en une revue de presse en mooré des journaux du jour, revue de presse à laquelle s’ajoutent selon l’actualité et la disponibilité des agents de la radio des reportages sur l’actualité locale. Ce programme existe depuis la création de la radio en 1996. Il  est le fruit d’une création éditoriale endogène et non pas le produit d’un partenariat extérieur. Ce programme rencontre un grand succès car il est pour les habitants des zones rurales le seul moyen d’apprendre ce qui se passe dans la région, mais aussi dans le pays et dans le monde.  L’ensemble des autres moyens d’information mis à leur disposition diffusent essentiellement en français, langue qu’ils ne comprennent pas. Il est intéressant de noter qu’aucun programme de sensibilisation n’a été cité par les auditeurs. Plusieurs facteurs permettent d’expliquer ce silence : l’irrégularité de ces programmes (aussi bien dans le temps qu’en termes d’heure de diffusion, la radio adaptant son programme au fil des besoins de diffusion de ces programmes de sensibilisation) ; l’hétérogénéité du format radiophonique (jeux radiophoniques pour l’excision, tables rondes sur l’environnement, spot pour l’inscription des filles à l’école etc.) ; enfin la pertinence des contenus. En effet, faire des radios un canal de prescription des « bons comportements »  ou des « nouveaux comportements » pour reprendre l’expression du responsable de l’Unicef interroge sur le statut même de ces radios. Une radio associative, censée être la « Voix des sans voix » pour reprendre un des leitmotivs de la Voix du paysan, peut-elle sans dommage se transformer en outil prescripteur de « bons comportements » ? Doit-elle se faire l’écho de ses publics ou bien, selon un processus de communication plus vertical, « agir » sur eux ? Enfin, un reportage sur les conséquences de l’excision auprès d’une femme victime ne serait-il pas plus porteur que la diffusion du même jeu radiophonique de sensibilisation réalisé dans dix villages différents ?

Questions délicates qui impliquent des réponses nuancées. Il n’est point ici le lieu de dénier aux radios leur légitimité ni même leur efficacité dans ces actions de changements de comportements. Bien que les études d’impact soient très peu diligentées dans ce domaine  (le PIC sur l’excision ne prévoyait ainsi aucune étude d’impact), les acteurs impliqués s’avèrent tous convaincus de l’effet de leur action. Les arguments avancés ici ambitionnent simplement de reconnaître la diversité des activités radiophoniques et de rappeler que l’incitation exogène faite aux radios africaines de s’engager dans l’activité de sensibilisation n’est pas sans conséquences sur les autres types de programmes, notamment ceux d’information. Or ces derniers s’avèrent être les plus prisés par les publics, leur logique de communication est plus horizontale (non diligentée par l’extérieur) et ils ne cherchent pas à convaincre mais à donner matière à « fonder des jugements rationnels » susceptibles d’encourager la participation au débat et à l’action publique.

Pour conclure, je signalerai le défi que représente toujours pour les radios africaines le domaine de l’information,  trente ans après le rapport Mac Bride. L’information constitue toujours un risque politique. Les questions de déontologie sont épineuses comme l’atteste la question des « couvertures médiatiques ». La pratique journalistique est en effet extrêmement influencée par les pratiques des reportages payants. La plupart des « actualités » couvertes dans les journaux d’information relèvent en fait d’une « commande » de l’organisateur de l’évènement. Pour le lancement d’un programme ministériel, pour l’ouverture d’une nouvelle école par une ONG, pour l’organisation d’un match de foot parrainé par des opérateurs économiques, le responsable de l’évènement va rémunérer le média pour qu’il vienne couvrir son actualité posant ainsi le triple problème de l’objectivité du média, de l’égalité d’accès aux médias et de la pertinence des informations délivrées. Ce problème commence à être publiquement examiné puisqu’en février 2009 l’autorité de régulation du Burkina Faso (Le Conseil supérieur de la communication) organisait un séminaire intitulé  « La problématique de la facturation des reportages par les médias. Facturer pour exister et non pas exister pour facturer ».

Le champ de l’information médiatique reste en Afrique comme ailleurs, un domaine perfectible. De plus, des évolutions politiques récentes devraient conduire à revaloriser cette capacité des médias à informer. Les processus de décentralisation conduits dans la région d’Afrique de l’Ouest depuis une dizaine d’années sont en train de faire émerger de nouvelles  autorités publiques locales pourvoyeuses de pratiques politiques nouvelles demandeuses de publicité. Or, seules les radios locales sont capables de répondre à cette demande non pas seulement institutionnelle mais aussi citoyenne. Le Burkina Faso est ainsi passé en 2006 de 49 municipalités à 351, réparties sur l’ensemble du territoire et notamment en zone rurale. Depuis 2007, l’ensemble du territoire est désormais placé sous la juridiction d’une autorité élue. Or la radio est le média le plus décentralisé. L’ensemble des 45 provinces disposent d’au moins une radio locale. La radio est le média qui parle la langue que les gens comprennent s’adaptant du fait de sa décentralisation à la pluralité linguistique. Les spécificités du média radiophonique mises en rapport avec les processus politiques nouveaux à l’œuvre permettent d’affirmer que l’évolution de la place de l’information au sein de ces médias constituera une clé majeure de compréhension des pratiques politiques futures. La confrontation tout au long de cet article entre « sensibilisation » et « information » ne vise pas à les opposer, mais seulement à reconnaître la pluralité d’action des radios et à critiquer une spécialisation artificielle, réductrice et dommageable des radios africaines.

Note

(1) Il serait trop long de revenir sur les nombreux débats qui ont animé la recherche sur la question des médias et de la démocratie en Afrique à partir des années 90. Signalons seulement quelques contributions complémentaires et intéressantes ( HYDEN 2002; KASOMA 1995; TUDESQ 1998)

Références bibliographiques

Balima, Serge-Théophile; Frere Marie-Soleil, 2003, Médias et communications sociales au Burkina Faso. Paris: L’Harmattan.

Capitant, Sylvie, 2008, Médias et pratiques démocratiques en Afrique de l’Ouest : Usages des radios au Burkina Faso, Thèse de doctorat, http://www.scribd.com/doc/13732911/Medias-et-Pratiques-democratiques-en-Afrique-de-lOuest-Usages-des-radios-au-Burkina-Faso

Howard, Ross, 2005, « Journalistes et conflits: Débats théoriques et actions concrètes », in Frère M.S. (Ed.), Afrique centrale: Médias et conflits. Vecteurs de guerre ou acteurs de paix (pp. 15-48). Bruxelles: GRIP.

Hyden, Goran; Okigbo Charles; Leslie Michael, 2002. Media and democracy. Uppsala (Suède): Nordiska Institutet.

Kasoma, P. Francis, 1995, « The role of independant media in Africa’s change to democracy » ; in Media, Culture and Society, vol.17., 537-556.

Lerner, David, 1958, The passing of traditional society, Glencoe.

Nyamnjoh, Francis, 2005a, Africa‘s media, democracy, and the politics of belonging: Zed Books : Unisa press.

Nyamnjoh, Francis, 2005b, Journalism in Africa, Africa in journalism. Highway Africa, Rhodes University Conference.

Tudesq, André-Jean, 1998. L‘espoir et l’illusion : Actions positives et effets pervers des médias en Afrique subsaharienne. Talence: Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine.

Unesco, 1986, Voix multiples, un seul Monde, Rapport Mac Bride, Unesco : Paris (1ère édition 1980)

Unesco, 2009, Liberté d’expression, accès à l’information et autonomisation des populations, Unesco : Paris.

Auteur

Sylvie Capitant

.: Sociologue, Institut d’Etude de Développement Economique et Social – UMR 201 « Développement et Sociétés »: Université Paris I – IRD