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Mutations socioprofessionnelles et enjeux citoyens du cyber -journalisme dans l’espace public au Cameroun

15 Jan, 2011

Résumé

Le champ médiatique camerounais connaît une réelle mutation dans la production et la diffusion de l’information. La production de l’information n’est plus réservée aux journalistes, tandis que la diffusion cesse d’être l’apanage des médias classiques.
Ce changement de cap est lié à la multiplication des outils technologiques, qui facilitent la diffusion de l’information et consacrent l’ipséité et l’individualisation de l’En-Soi, (one to one) et non plus seulement la dialectique plurielle du Moi-Pour-Soi, (one to many).

Autant les citoyens se désintéressent de la « res publica », autant leur participation explose dans le champ numérique, comme si le cyber-journalisme régénérerait la démocratie en crise.

In English

Abstract

The Cameroonian media environment has undergone a real transformation, both in terms of production and diffusion of information.
The production of information is no longer kept for journalists alone. Likewise the diffusion does no longer involve only the classical.
This change of orientation is in relation with the increase of technological tools that facilitate the diffusion of information and establishes the era of a “one to one” relationship between the information and the people, as posed to the “one to many” relationship that characterises mass communication.

It seems as if the cyberjournalism brings a new form of participation in order to revive the democracy which is in crisis.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Madiba Georges, « Mutations socioprofessionnelles et enjeux citoyens du cyber -journalisme dans l’espace public au Cameroun« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°11/3A, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2010/supplement-a/04-mutations-socioprofessionnelles-et-enjeux-citoyens-du-cyber-journalisme-dans-lespace-public-au-cameroun

Introduction : Internet, un média qui libéralise la parole

Au-delà des agences mondiales de presse, qui fragmentent le regard sur le monde, l’avènement de l’Internet est perçu comme un média correcteur des déséquilibres sociaux politiques et géopolitiques.
Le développement de ce nouveau média a introduit un nouveau paradigme dans les rapports informationnels Nord/Sud et a entraîné des mutations dans la pratique du journalisme.
Avec l’Internet comme média, la pratique du journalisme se trouve modifiée par un style d’écriture nouveau, par l’interactivité, par la diffusion de l’information en temps réel, mais surtout par le fait que tout citoyen, spécialiste ou non, peut se muer en agent d’information d’une rédaction cyber-média.
Ce cyber -journalisme citoyen entraîne une reconsidération des pratiques normatives de l’écriture journalistique, de la communication en général dans une société dite de l’oralité et une reconfiguration de l’espace public de participation, dans la mesure où il fait du public des citoyens numériques.  Il appelle de facto à une reconsidération de la notion de citoyenneté, dans un espace territorial où la démocratie participative (à travers un espace public médiatique) et de représentation (à travers le vote) sont en plein balbutiement, après une émergence tumultueuse dans les années 1990.
Ces mutations laissent apparaître quatre tendances majeures du journalisme numérique : l’interactivité (la relation One to Many passe au One to One), la participation citoyenne (déterritorialisation de l’espace de débat démocratique), la « démassification » des médias (émergence des self media sur la base d’une relation One to One) et l’essor du marketing éditorial.
Quelle conséquence cette nouvelle donne communicationnelle, qui libéralise la source de production (tout le monde peut devenir informateur) et déterritorialise le lieu de diffusion  (les autorités publiques et institutionnelles ne détiennent plus le monopole de la diffusion de l’information)  peut-elle avoir sur la dimension technique et éthique de la communication, de l’information et de la démocratie ?
Nous formulons l’hypothèse que la transformation de la pratique du journalisme classique,  considéré comme espace de participation à la vie citoyenne, entraîne une déterritorialisation des topoïs d’expression et reconfigure de nouvelles modalités de participation démocratique.
A partir d’une analyse dynamique des cyber-journaux et des webzines camerounais, et des entretiens avec les cyber-journalistes, nous nous interrogeons sur les normes de production et les mécanismes de diffusion de l’information, ainsi que sur la profondeur de ces mutations professionnelles dans l’espace public au Cameroun(1).
Pour y parvenir, il nous semble nécessaire dans un premier temps de resituer le contexte politique dans lequel se développe ce cyber-journalisme, considéré comme un idéal-type.

La permanence d’une « révolution passive »

Crise de légitimité et représentativité démocratique

Comme un peu partout dans les pays africains, la crise de la représentativité démocratique s’accompagne d’une crise de confiance à l’égard des journalistes et des médias en général.
Au Cameroun, le dévoiement du multipartisme a brisé l’espoir de la démocratisation pour créer une « démocratie de transit » (Eboussi Boulaga, 1997), tout en consolidant un « État rhizome » (Bayart, 2006 : 272) qui se déploie à travers une multiplicité protéiforme de réseaux tapis dans la société, transformant l’espace politique en « Cour ».
Malgré la multiplication des partis politiques, la structure de l’espace politique est restée inchangée, en ce qu’elle s’apparente plus à une sphère curiale où les membres tentent de perpétuer la satisfaction des intérêts particuliers du « Roi » (du Président) et obtenir ses faveurs pour leur positionnement sur l’échiquier politique. Dans les relations curiales, cette interdépendance est le fondement même de la politique, en ce sens qu’elle structure et codifie tout acte du « Prince » en modelant le dire et le faire politique (Bidima, 2000 : 98-99.).
En rapport avec l’espace politique curialisé, le champ médiatique (la presse en particulier) à son niveau, subit les répercussions négatives de la décrédibilisation du politique, qu’elle a contribué à discréditer.
Déçues par un changement qu’elles espéraient comme une « révolution passive(2) » (Sindjoun, 1999), les populations s’éloignent de plus en plus de la presse, évoquant à la fois sa collusion avec le pouvoir en place, son parti pris, son sensationnalisme, son manque de professionnalisme…, etc(3).
Considérée dans les années 1990 comme un acteur qui accompagnait le processus de démocratisation vers une transition, la presse s’est depuis lors essoufflée, tant dans ses aspirations démocratiques que dans ses pratiques normatives. Vassalisée ou victime de « la gouvernementabilité du ventre(4) », le journalisme au Cameroun épouse l’ère du temps politique. Il est victime, depuis la décennie 1990, d’un acharnement qui témoigne de sa place et de son rôle que ne semblent pas apprécier les autorités gouvernementales (Atenga, 2007: 80-83).
Le sentiment que la politique est un « jeu de vilains » (Toulabor, Comi(5)) dans lequel le plus cynique finit par l’emporter, la lassitude de voir un réel changement s’amorcer à quelque niveau de la représentativité locale ou nationale, ajoutés aux problèmes de survie, ont poussé la majorité des Camerounais à se détourner du politique et des canaux classiques d’expression et à se replier dans la sphère privée. La minorité qui tient à s’exprimer sur les problèmes publics, s’investit désormais dans l’espace numérique, notamment à travers Internet pour en faire un outil d’expression publique.

Le journaliste se confond d’emblée avec le politique, oeuvrant pour l’émancipation des peuples sous la domination du pouvoir colonial (années 1950). Puis, sous le parti unique, le journaliste est fait agent de développement (1970-1980), avant de se poser en héraut de la lutte pour les libertés politiques et civiques pendant les années 1990 (Bayemi, 1989 : 13-22).
Avec l’avènement des nouvelles technologies d’information, notamment Internet, le travail du journaliste se trouve à la fois facilité et complexifié ; son identité aussi. Dans quels sens, ces changements dans la pratique du journalisme influent-ils sur l’espace public ?
Le concept d’espace public correspond symboliquement à un champ d’action où les différents acteurs participent, à travers la discussion et le débat contradictoire à la fondation des cadres institutionnels de l’interaction politique et sociale. Il s’agit en fait d’un espace de médiation entre la Société civile et l’État (Wolton, 1997 : 379 ; Miège, 1995 :51).
Dans la multiplicité de perspectives et des critiques, nous ne retiendrons que la définition canonique de Jurgen Habemas(6). Pour lui c’est l’exigence de transparence entre l’action ou la non-action du politique dans la gestion de la res publica et la volonté des populations de participer directement à la vie publique qui donne naissance à l’espace public (Habermas, 1997 : 89-92).
Mais l’idéal type d’Habermas fait fi de l’idée que le champ de communication n’est pas seulement un lieu d’argumentation, il peut aussi être un espace de rapports conflictuels entre les différents acteurs (Quéré, 1982 :75-82). C’est un peu aussi cette dernière perspective qui dessine la structure de l’espace public au Cameroun.
Historiquement au Cameroun, l’espace public se constitue par la volonté d’une minorité agissante de participer à la gestion des affaires publiques, en transformant la sphère politique en micro-sphères de discussion. Cette sphère de dissidence se forme parallèlement à l’État et sa Cour et contre la noblesse en robe (police, armée et les corps de la magistrature). Se forme alors de nouveaux topoïs d’expression d’une parole débridée sur la gestion de la « res publica»(7), qui mêle raison et foi (Banegas, 2003 : 294-295).
Ainsi, apparaît une nouvelle catégorie d’influence dans l’espace politique : les médias. Le nouvel espace public qu’ils contribuent à constituer devient alors une arène, dans laquelle la lutte pour l’influence de l’autorité suprême de l’État se réalise à travers la production des discours par les journalistes et par le public (la société civile ou les citoyens en général).
Cette « matrice d’intelligibilité » du logos social tient l’espace public comme un lieu central de l’expression de la raison collective, un espace inégalitaire où les classes sociales supérieures et la diaspora sont présentes, les classes populaires un peu moins. C’est en cela que l’espace public numérique, malgré sa liberté de participation plus large et plus directe reste aussi inégalitaire ; pire,  au lieu d’être un correctif du déséquilibre de participation au jeu démocratique, il contribue à creuser davantage le fossé qui existe entre les classes sociales, à travers l’appropriation et l’utilisation de l’Internet.

Caractéristiques et normes d’un journalisme virtuel

Au Cameroun, la réalité de la presse en ligne est encore embryonnaire. L’acceptation et l’appropriation d’Internet par les journaux ont été difficiles. Les journalistes ont d’abord perçu en ce média un concurrent, avant de le considérer comme une vitrine pour la promotion de leur production. Et depuis, les cyber-journaux se multiplient mais sont toujours à la recherche de la formule gagnante, d’autant plus que la cyber-presse fonctionne majoritairement à fonds perdus. C’est donc une activité tiraillée entre une logique citoyenne de la gratuité de l’information auprès d’un public numérique (essentiellement de la diaspora) et une perspective économique, plutôt peu rentable(8).

Le cyber-journalisme : un idéal-type

Le cyber-journalisme, considéré comme un nouveau paradigme du journalisme d’information, est caractérisé par une intégration plurielle des supports audio, visuel, et écrit en un seul média.
Ce passage, de l’analogique au numérique à travers les réseaux électroniques, entraîne une nouvelle méthodologie dans la collecte, le traitement et la diffusion de l’information. Daniel Cornu distingue trois dimensions dans l’écriture journalistique classique : la dimension technique, la dimension pragmatique et la dimension éthique(9).
Avec Internet, on réinvente le journalisme, avec ses méthodes de production et de diffusion, mais aussi avec de nouveaux terrains de défaillance éthique et de nouvelles frontières mouvantes entre le droit et les devoirs qu’exige la profession.
Ce qui caractérise fondamentalement le cyber-journalisme est la mise on line et en continu de l’information, en s’appuyant sur un langage multimédia qui favorise le développement de l’interactivité et constitue, en même temps, une importante source de documentation.
Etant donné que les mécanismes de lecture d’un article sur écran sont différents du support papier, l’écriture du online doit donc être dépouillée et simple, afin de correspondre au survol qui est le propre de la lecture sur Internet.
Au Cameroun, ce principe est loin d’être acquis. Ce, d’autant que la version électronique des quotidiens n’est rien moins que le support papier, sans les publicités et les annonces. Même les webzines les plus crédibles (Cameroon-online et Cameroun–info) sont pourvus pour plus de la moitié des articles publiés par les journaux en papier, dont ils ne font qu’une revue thématique.
Internet est un support électronique, avant d’être un média. En cela le journal en ligne, en multimédia véritable, combine plusieurs supports : textes, sons, images fixes et animées. Au Cameroun, le son et les images sont très peu utilisés dans les journaux en ligne à cause du temps de téléchargement important qu’ils impliquent.
Ce multimédia se caractérise par  un triptyque : l’hypertexte, l’interaction et l’instantanéité.
Avec l’hypertexte, le lecteur a la liberté de lire un article ou pas, mais d’aller vers  un autre document. Habitué à rédiger selon la règle des « 5 W » ( Who, What, Where, When, Why) ou la pyramide inversée, le cyber-journaliste doit tenir compte de cette donne technologique et  maîtriser l’écriture hypertextuelle. On constate à l’observation de notre corpus que cette donne n’est que partiellement intégrée par les cyberjournalistes. A peine 2 articles sur 10 des Webzines répondent à ce critère. Les 8 autres n’étant que des reprises de la presse papier mise en ligne.
L’autre propriété d’Internet, c’est l’interactivité. Elle permet au public d’être plus actif dans la présentation de l’information, et même d’en être co-constructeur : la communication de l’information entre le journaliste et le public devient moins verticale. Ce qui exige du journaliste un investissement par rapport aux sollicitations des lecteurs. Cette caractéristique est encore négligée dans les cyber-journaux camerounais. C’est au webmaster que revient la charge de répondre aux messages du public. Aucun quotidien papier ne s’intéresse à prolonger le débat sur le net en rendant fonctionnel les espaces dédiés aux échanges (« Forum », « Webmail », « Débat» etc). Seuls les webzines en font un véritable espace de discussion, un prolongement du débat public. La Rubrique «  Diaspora » de Cameroon-info.net est caractéristique de cette excroissance virtuelle de l’espace public. Les internautes, essentiellement de la diaspora, y traitent prioritairement des thématiques liées à la politique, au sport (61,8%) et aux faits de société (26,5%)(10).
L’instantanéité est le dernier élément du triptyque. Elle permet la diffusion en temps réel. C’est un trait important, parce que le journaliste de presse, qui travaille selon un planning déterminé (bouclage, impression, distribution…, etc), se retrouve dans une autre logique, où la diffusion est instantanée et l’information souvent réactualisée.
Cette triple contrainte technologique et professionnelle nécessite du journaliste une mise en abîme des informations dans un traitement contextuel, référentiel et technologique. Dans le contexte camerounais, l’information est diffusée en continu uniquement par lemessager.net, et cameroun-info.com, pour le reste la notion de continuité est lâche, au point de trouver des informations à J-5.
De l’avis des cyber-journalistes interrogés pour une étude sur l’impact quotidien de l’Internet dans leur rédaction(11), il ressort que cette nouvelle technologie exige une double compétence pour en tirer profit : d’une part la maîtrise de l’utilisation de l’ordinateur (ce qui n’est pas le cas de tous les journalistes), et la connaissance poussée de la technologie pour la recherche de l’information ; d’autre part  l’arrimage au standard international de qualité que représente Internet pousse le journaliste à s’améliorer de même que l’authentification de l’information, dans la mesure où la Toile regorge de pirates qui sèment la propagande.
Par ailleurs Internet facilite la circulation circulaire de l’information, à travers la reprise d’articles des journaux et sites étrangers. Cela a été le cas de l’information sur l’affaire dite des « vacances du président Paul Biya à La Baule ». Tout part de l’article d’Antony Torzec correspondant de radio Fidélité dans la région nantaise, relayé par David Servenay (référencé Rue89 du 28/08/09 à 17h51) avant d’être repris peu après par Yahoo.fr et Camer.be. L’information a été reprise par Le Messager et Mutations, avant de connaître un emballement médiatique au Cameroun à travers le net (Boyomo Assala, 2009 : 28-40).
Ce qui, en soit, est un facteur stimulant peut s’avérer contreproductif et entraîner une tendance au journalisme « assis ». Car on ne peut pas considérer la production d’un confrère comme vérité d’évangile, et la reprendre à son compte sans effectuer une vérification minimale.
Sur le plan politique, cette circularité de l’information peut susciter la création de webzines et sites ayant pour mission la manipulation des journalistes. À tel point que les journalistes interrogés ne sont pas seulement enthousiastes des mutations sur le plan professionnel, ils sont aussi inquiets, quant aux contrecoups de ces avatars du cyber-journalisme vis-à-vis du public.

Virtualité et interactivité : l’illusion participative et le leurre de l’instantanéité

Les dispositifs techniques, proposés au public, sont la traduction d’une priorité accentuée à l’interactivité et à la volonté de tout montrer tout de suite.

Le leurre de l’interactivité et de l’instantanéité

On peut cependant remarquer que la participation interactive du public dans les cyber-journaux n’est qu’un leurre, même si l’engouement à la participation citoyenne est réel : « le nombre de visiteurs est passé de 8000 à 12000 internautes par jour en une année. Selon nos études, les visiteurs sont issus de toutes les classes sociales, des jeunes, des vieux, mais surtout de la diaspora »(12). Il s’agit plus d’une interactivité de débit, de principe, que de contenu (Thierry, 2002 : 91). En ce sens  que la priorité est accordée aux espaces d’expression, de débat, bien plus qu’au contenu de cette expression(13).
Pour le cyber-lecteur citoyen, ce formatage techno-commercial aboutit à un appauvrissement de l’information. Aussi la capacité de co-construction de l’information du public-lecteur ravale celui-ci au rang de faire-valoir (Dalhgren, 1999 : 89). Les rares échanges dans les forums de discussion entre journalistes et lecteurs(14) ne sont pas nécessairement porteurs d’une valeur ajoutée informationnelle, ce qui peut s’expliquer par une faible capacité des journalistes à prendre de la distance par rapport à la routine.
L’interactivité entre le cyber-lecteur et le journaliste n’est pas totalement établie dans la plupart des webzines (JournalduCameroun.com, Cameroun-info.com) encore moins dans les quotidiens en ligne étudiés (cameroon-tribune.cm, lanouvellexpression.info, lejourquotidien.net, lemessager.net et quotidienmutations.info). Les sites sont construits de telle sorte qu’il n’existe pas d’espace réservé à l’échange entre le lecteur et le journaliste. A croire que ces cyber-journaux mettent  plus l’accent sur la diffusion et la circulation de l’information, que sur la valorisation des produits informationnels et la relation citoyenne qu’ils peuvent créer avec le lecteur.
On observe aussi un problème avec la diffusion instantanée et en continu de l’information. De la dizaine de cyber-journaux et webzines étudiés, seuls deux (Cameroun- online et lemessager) diffusent des informations en continu et en léger décalé.
Pour la majorité, on fait cohabiter dans le même espace des informations en flux continu avec celles ayant une périodicité complètement décalée, arythmique, qui suspend le temps plus qu’elle ne l’accélère (Pélissier, 2003 : 100).

L’illusion de la fonction référentielle du journalisme

Utilisé souvent comme outil de recherche documentaire (photo, liens, etc.), Internet facilite la collecte de l’information, notamment sur des sujets complexes et intemporels, l’accès aux bases de données, aux archives, à la littérature spécialisée, en mettant à la disposition du journaliste des sites spécialisés.
7 journalistes sur les 9 interrogés(15) reconnaissent utiliser Internet avant tout comme un éclaireur de la direction dessources « crédibles », notamment les agences d’information (Panapress, AFP, Reuters), les médias de référence (rfi.fr, lemonde.fr, jeuneafrique.com, pour l’information générale et lequipe.fr, marca.es pour l’information sportive). Ils se servent aussi des sites des institutions publiques (FMI, Banque mondiale, BEAC) et des organisations non-marchandes (Transparency International, CCFD etc.) pour traquer l’information qui pourrait intéresser leurs lecteurs. Cela traduit, par ailleurs, de leur part une certaine prudence, pour ne pas s’aventurer vers des sites peu « sûrs ».
Une des faiblesses actuelles du cyber-journalisme au Cameroun reste le renouvellement du contenu, pour rendre effective la fonction référentielle du journalisme. Malgré d’énormes efforts accomplis, l’actualisation de l’information reste une gageure pour les magazines et les journaux virtuels. François Bimogo de Cameroon-online estime qu’en « l’absence d’une agence de presse nationale et de moyens financiers, l’accès aux banques de données en continu leur reste difficile d’accès ; il est par conséquent difficile de servir l’information la plus fraîche au lecteur »(16). Malgré les normes éditoriales numériques rigoureuses, on se rend compte de la résistance du modèle canonique du journalisme écrit, qui laisse transparaître la subjectivité de l’auteur, même si de manière intrinsèque, Internet remet en cause la posture magistrale du journaliste.

Conclusion

Bien plus qu’une mode, l’appropriation d’Internet par les médias au Cameroun répond à un besoin de visibilité et à une logique de participation citoyenne ; mais pas encore à un modèle économique.
La révolution de l’information, via la Toile, intervient au moment où la presse connaît une crise liée à la perte de confiance de la part des lecteurs ; celle-ci est à mettre en rapport avec la crise de la représentativité politique. Avec Internet, les citoyens pensent alors qu’ils disposent d’un moyen efficace de contrôle de la véracité de l’information, et de contournement des restrictions politiques pour influer sur la gestion de la chose publique.
Même si Internet n’est pas appréhendé par une large frange de la population comme un instrument intégrateur à la vie publique, son apport est considérable, dans la communauté virtuelle qu’il parvient à instaurer avec la diaspora. La participation de celle-ci à la vie publique, à travers les forums citoyens, traduit un réel changement de perspective citoyenne.
Aussi, le modèle classique du journalisme de masse est battu en brèche, au profit d’un journalisme de relation, qui s’appuie sur les potentialités de la technologie et consacre l’ipséité et l’individualisation de l’En-Soi, de l’un pour l’un (one to one) et non plus seulement la dialectique plurielle du Moi-Pour-Soi, l’un pour la masse (one to many) (Sartre, 1976 : 681-682).
Accélérateur du temps et destructeur des barrières tant géographiques que sociales, Internet a transformé la pratique du journalisme, ainsi que la perception même de la citoyenneté. C’est en cela que nous estimons que le journalisme en ligne est également une « extension » numérique de l’espace public cloisonné dans les territoires géographiques.

On peut néanmoins souhaiter que les tares constatées dans le réseau classique ne se déportent pas dans l’espace numérique. Caractérisée par l’instantanéité et la circulation circulaire de l’information, Internet peut être un marché, où s’exprime dans toute sa plénitude la tentation à une instantanéité concurrentielle ; avec  ce qu’elle comporte comme manquements à l’éthique de l’information : sensationnalisme, inexactitude, course au scoop, approximation…, etc.

Notes

(1) Notre étude a porté sur 5 quotidiens nationaux (Cameroon Tribune, La Nouvelle Expression, Le Jour, Le Messager et Mutations), qui ont tous des versions électroniques du journal papier. Nous nous sommes par ailleurs intéressés au processus de production et de diffusion de l’information dans 3 webzines (Cameroon Online, Journal du Cameroun, Cameroun info). Nous nous sommes entretenus avec 9 cyber-journalistes et 3 webmasters. Avec eux, nous avons sondé les mutations socioprofessionnelles liées à l’utilisation de l’Internet au quotidien. L’observation des pratiques des internautes et des thématiques discutées dans cet espace virtuel s’est déroulée en Août et Septembre 2009.

(2) Nous utilisons le concept de « Révolution passive » au sens de Gramsci, qui l’entendait comme « transformisme », c‘est-à-dire un processus d’assimilation, par la classe dominante, des « intellectuels » capables de conduire politiquement et idéologiquement les classes dominées. Voir Sindjoun, p.3.

(3) Christian L. Wangué, « Et  vint Mutations », Mutations n°500 du 18 juin 2001, p.13.

(4) Terme utilisé par Jean François Bayart pour désigner un ensemble de pratiques de prédation dans les régimes politiques africains. Inspiré de Foucault, ce terme, désigne les phénomènes de corruption, de clientélisme, de népotisme mettant en exergue l’éthos et en jeu les règles de l’économie morale de la politique en Afrique. Voir L’Etat en Afrique, la politique du ventre, Paris, Fayard, 2006, 2e édition.

(5) Cette expression fait référence à l’article de Comi Toulabor, « Jeu de mots, jeu de vilains. Lexique de la dérision politique au Togo » in Jean François Bayart,  Achille Mbembé, Comi Toulabor, Le politique par le bas en Afrique noire. Contribution à une problématique de la démocratie, Paris, Khartala, 1992.

(6) Ce qui nous permet d’éviter les interrogations sur les différentes évolutions de l’espace public « moderne », qui se serait vidé de son sens, ainsi que les critiques que ce concept a suscitées (à propos de la qualité et non la quantité des participations, voir Schudson, Michael, 1995 : 192-193 ; concernant la perversion née de la culture de masse, voir Neveu, Erik ,1995 ; ou alors la discrimination liée aux particularismes des identités culturelles, voir Garnham, Nicholas, 2000 :170).

(7) Pour une historicité de ce concept dans le champ social et médiatique camerounais, voir Georges Madiba Oloko, « Médias, Médiations et Constitution d’un espace public- Une analyse socio-sémiotique des stratégies discursives des acteurs de la société civile au Cameroun (1992-2000) », Paris, Thèse de doctorat, Paris III, 2004 ou  Claude Abé  « Espace public et recomposition de la pratique politique au Cameroun », Yaoundé, Polis, Vol 13, n°1&2, 2006, notamment les pages 43-48.

(8) Le quotidien « Mutations » supporte près de 3.000.000 FCFA (soit 4500 Euros) mensuels de charge (connexion au réseau wireless, salaires et autres charges incompressibles) pour alimenter sa version électronique quotidienmutations.info. Tandis qu’il ne perçoit en moyenne que 400.000 FCFA (soit 600 euros) de publicité.

(9) Pour Daniel Cornu  La dimension technique porte sur les voies, les moyens et les procédures (les sources sont-elles bien citées, les informations bien recoupées ?) de production et de diffusion d’une information ; la dimension pragmatique, elle, met en évidence la finalité d’une information médiatisée par rapport à la définition admise d’une bonne information ; la dimension éthique est celle qui va questionner la finalité d’une information, par rapport aux valeurs normatives et critiques de la profession. C’est celle qui indique si une information est vraie et exacte. Voir Daniel Cornu, Journalisme et Vérité, Genève, Labor et Fides, 1994, p.135

(10) En se référant aux dernières actualités, les « vacances onéreuses du président Biya à La Baule» (Mutations du jeudi 3 Septembre 2009), les sujets sur la corruption et la récupération politique de la qualification de l’équipe nationale à la Coupe du monde 2010 (en Novembre 2009) en Afrique du Sud, ont suscité  les pics de lecture les plus importants en une journée sur  les sites de Cameroun-online.com (39109 visiteurs) et lemessager.net (53275 visiteurs)

(11) Dans le cadre des programmes de réflexion de l’Association des Journalistes Camerounais Médiations, nous avons initié en Avril 2008 une étude sur l’impact d’Internet sur la pratique du journalisme au quotidien. Une des conclusions révèle que certains journalistes ne maîtrisant pas l’outil informatique sont handicapés par les ressorts documentaires qu’offre Internet.

(12) Entretien formel avec Jean Baptiste Essissima, Webmaster de Cameroon Tribune.fr le 17 mars 2009 à Yaoundé.

(13) La plupart des journaux en ligne et les webzines ont une rubrique « Sondage » dans laquelle les cyberlecteurs sont interrogés toutes les semaines concernant un sujet d’actualité sans qu’on ne donne une suite aux résultats de cet échange.

(14) Nous participons régulièrement aux échanges avec les journalistes en tant que lecteur et observateur des évolutions de leur métier. Ces discussions sont relativement pauvres dans la mesure où les journalistes sont très peu ouverts à une critique ne relevant pas de leurs pairs. Et encore !

(15) Nous avons interrogé 6 journalistes, responsables de la mise en ligne des quotidiens (2 à La Nouvelle Expression, Omer Mbadi et Mbog Pibasso, 1 au Messager, Frédéric Boungou, 1 à Cameroon Tribune, Eric Vincent Fomo, 1 au Jour, Muriel Edjo, 1 à Mutations, Monique Ngo Mayag) et 3 cyberjournalistes des 3 webzines de notre étude (1 de Cameroon-Online, François Bimogo, 1 du Journal du Cameroun, Guy Nsigue et1 de Cameroun- info, Romuald Akono) en Février /Mars 2008, en Mars et en Juillet 2009.

(16) Entretien à Yaoundé le 22 février 2008

Références bibliographiques

Ouvrages

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Auteur

Georges Madiba

.: Maître de Conférences, chercheur au LACREM, Université de Douala, Cameroun