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Pour une approche de la médiation par ses usages professionnels : le cas de l’art comme médiateur en psychiatrie

21 Déc, 2010

Résumé

L’utilisation de l’art comme outil de communication en psychiatrie est le terrain de recherche à partir duquel nous allons envisager la notion de « médiation » en tant que pratique professionnelle, telle qu’elle est apparue récemment dans divers champs et disciplines. L’angle des usages, loin de se confiner à des descriptions d’expériences, sera ici mis à profit pour investir la médiation en tant que concept (Rasse, 2000). D’ « objet concret » à « objet scientifique » au sein des SIC (Davallon, 2004 a), la notion sera ainsi envisagée dans toute sa complexité.

In English

Title

An approach to mediation via its occupational uses: the case of art as a mediator in psychiatry.

Abstract

The use of art as a tool for communication in psychiatry is the research field that we will take as our starting-point in considering the notion of mediation as a professional practice, which has emerged recently in various fields and disciplines. The focus on uses, far removed from any restriction of the enquiry to descriptions of experiments, will be benefited from here to examine mediation as a concept (Rasse, 2000). From ‘concrete object’ to ‘scientific object’ in information and communication sciences (Davallon, 2004 a), the notion will thus be considered in all its complexity.

En Español

Título

Aproximación a la mediación en sus usos profesionales: el caso del arte como mediador en psiquiatría.

Resumen

El uso del arte como herramienta de comunicación en psiquiatría es el terreno de investigación a partir del cual vamos a distinguir el concepto de “mediación” como práctica profesional, tal como aparece recientemente en distintos campos y disciplinas. El ángulo de los usos, lejos limitarse a una descripción de experiencias, se aprovechará aquí para integrar la mediación como concepto (Rasse, 2000). De “objeto concreto” a “objeto científico” en Ciencias de la Información y la Comunicación (Davallon, 2004 a), dicho concepto se distinguirá así en toda su complejidad.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Vandeninden Elise, « Pour une approche de la médiation par ses usages professionnels : le cas de l’art comme médiateur en psychiatrie« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°11/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2010/dossier/08-pour-une-approche-de-la-mediation-par-ses-usages-professionnels-le-cas-de-lart-comme-mediateur-en-psychiatrie

Introduction

L’utilisation de l’art comme outil de communication en psychiatrie est le terrain de recherche à partir duquel nous allons envisager la notion de « médiation » en tant que pratique professionnelle, telle qu’elle est apparue récemment dans divers champs et disciplines. L’angle des usages, loin de se confiner à des descriptions d’expériences, sera ici mis à profit pour investir la médiation en tant que concept (Rasse,  2000). D’ « objet concret » à « objet scientifique » (Davallon, 2004 a) au sein des SIC la notion sera ainsi envisagée dans toute sa complexité.
Notre ligne de recherche empruntera donc ses cadres théoriques et méthodologiques à la sociologie d’une part, pour l’approche par les discours professionnels (entretiens) et l’étude des dispositifs « en situation » (terrain), aux SIC, d’autre part, de manière à envisager les pratiques selon des cadres théoriques autres que ceux dans lesquels elles se conçoivent. A cette dernière perspective correspond la particularité d’un regard « multidimensionnel » qui articule « techniques », « représentations » et « usages » dans l’appréhension de ses objets (Perret, 2004 : 125) ; tels sont donc les trois angles d’analyse qui ponctueront successivement cet article.
Il sera d’abord question d’expliciter la nature des différents dispositifs médiateurs en art-thérapie tout en observant, dans un deuxième temps, la façon dont les acteurs leur donnent du sens en termes d’enjeux et de visées. Une enquête de terrain nous incitera enfin, à considérer les dispositifs « en situation » (en référence à Erving Goffman in Thonon, 2004 : 132) et à prendre en compte le récepteur dans l’analyse.

Les différents agencements médiateurs en art-thérapie : les aspects « techniques »

Notre première approche consiste à définir les différentes acceptions de la médiation dans le monde des professionnels de l’art-thérapie par l’analyse des discours tenus sur les pratiques : discours « inscrits », d’une part, c’est-à-dire les textes (1) publiés par les spécialistes contemporains de l’art-thérapie ; discours « non-inscrits » d’autre part, recueillis lors d’une série d’entretiens menés parmi les art-thérapeutes belges entre novembre 2007 et août 2008.
Ces deux types de discours, aux statuts communicationnels distincts, ont en commun leur caractère normatif : leur enjeu est de définir « ce que doit être » l’art-thérapie tout autant que de porter un discrédit sur « ce qu’elle n’est pas ». Aujourd’hui, l’art-thérapie est en effet un champ en lutte dans lequel aucun accord n’a encore été conclu sur la « bonne » définition de l’art-thérapie, sur la légitimité d’un type d’approche plutôt qu’une autre : l’appellation regroupe des pratiques très différentes les unes des autres qui varient en fonction de multiples paramètres (tels la catégorie de public visé (psychiatrie adulte ou pédopsychiatrie, gériatrie, soins palliatifs, assuétudes, etc.), la technique artistique privilégiée (arts plastiques, arts de la scène, etc.), le caractère individuel ou collectif de la prise en charge, la formation de l’art-thérapeute (artiste professionnel ou psychologue par exemple) ou encore, les obédiences dont il se réclame (psychanalyse, systémique, psychothérapie institutionnelle, etc.). Des controverses divisent les praticiens aussi bien autour de l’appellation (certains, par exemple, récusant le terme « art » en revendiquant des aspirations bien plus modestes, préfèrent parler d’ »ateliers d’expression ») que sur le statut ou la formation de l’art-thérapeute (2).
Notre objectif est donc de comprendre en quoi ces multiples approches « art-thérapeutiques » ont néanmoins en commun de pratiquer une forme de « médiation », en tant que pratique professionnelle. Tous les art-thérapeutes reconnaissent en effet une « valeur communicationnelle » à la création et tous s’accordent, plus précisément, sur les bénéfices de cette thérapie dite « médiatisée ». Mais en quoi l’emploi de cette notion est-il pour eux pertinent ? Comment la caractérisent-ils et à quels usages renvoie-t-elle dans la pratique ? Des discours des professionnels se dégage un consensus autour de la signification de la notion de médiation : elle se définit par le recours à la notion de « tiers », se caractérise par un fonctionnement à structure ternaire. Mais cette vision consensuelle éclate dès qu’il est question de préciser la nature de ce « tiers » ainsi que celle des éléments disjoints qu’il a pour fonction de relier. La tâche qui nous incombe ici est donc, avant tout, d’expliciter les différents processus tripartites identifiables parmi la diversité des pratiques art-thérapeutiques (3). C’est ce que nous reprenons dans le schéma suivant :

Figure 1

Outre l’entente autour de l’identification du patient en tant que destinateur (4) (colonne de gauche), notre analyse des discours des professionnels révèle de multiples représentations du dispositif médiateur en art-thérapie. Elles se divisent, en premier lieu, selon deux recours distincts à la notion de « tiers » (colonne suivante) : pour certains, c’est l’art, la création, qui intervient tel un « médiateur » dans le processus thérapeutique tandis que pour d’autres, c’est le thérapeute lui-même, sa personne, qui tient le rôle de « tiers ». Les visions se multiplient ensuite en ce qui concerne les destinataires (deux colonnes de droite), parfois elles peuvent se combiner, parfois elles s’excluent. Nous les regrouperons ici, pour les résumer, selon qu’elles orientent la médiation en interne ou en externe. Avec la médiation en interne (qui relie le patient à « lui-même » (conscient/inconscient), à son art-thérapeute, aux autres patients ou encore à l’équipe médicale), on se situe dans le registre que Bernard Lamizet a appelé « (…) le registre de « la communication intersubjective [qui] est le lieu dans lequel se posent des questions d’identité et dans lequel s’instaurent des relations de filiation (…) » (Lamizet, 1995 : 137). Grâce au pouvoir expressif de l’art, les art-thérapeutes espèrent en effet, dans une perspective thérapeutique, que le « moi » du patient va pouvoir se révéler aux autres, mais aussi à lui-même. Le rôle du médiateur est donc ici semblable à celui d’un interprétant, d’un « traducteur », qui révèlerait, par le détour du symbolique, l’identité profonde du créateur. Avec la médiation qui se dirige hors de l’institution, vers l’extérieur (soit : la famille, le public, le « champ artistique » c’est-à-dire les autres artistes, les différents courants, etc.), on est alors dans ce que Bernard Lamizet encore appelle « la communication « médiatée » [qui] est le lieu dans lequel se posent des questions de culture et dans lequel s’instaurent des relations d’appartenance (…) » (Lamizet, 1995 : 137), où l’enjeu est celui d’un statutsocial que les autres doivent reconnaître, attribuer. C’est pourquoi, par exemple, des théoriciens vantent les bénéfices de l’exposition des oeuvres des patients. Ils perçoivent l’art comme un moyen de remettre en contact les malades avec le monde « extérieur » dont ils sont exclus. Le rôle du médiateur dans ce cadre-ci est donc davantage celui d’un « intermédiaire », dont l’objectif serait de résorber le conflit, l’écart, qui sépare les malades de l’espace public.
Ce modèle schématique présente donc l’avantage d’expliciter les différents processus médiateurs possibles en art-thérapie. Qu’il s’agisse du thérapeute ou de la création, que le destinataire soit « interne » ou « externe » à l’institution, la fonction du « tiers » est tantôt celle d’un « traducteur » favorisant la communication entre les deux parties, tantôt celle d’un « intermédiaire » résorbant les conflits. Au-delà de l’exposé de ces différentes « techniques » possibles d’utilisation de la médiation, il reste à envisager les « représentations » liées à ces procédés ; les dispositifs étant, comme l’a souligné Michel Foucault, bien plus que de simples agencements matériels (Charlier, Peeters, 1999 : 17). Au-delà de ces aspects techniques, doit donc se poser maintenant la question du sens attribué aux pratiques.

La fonctionnalité des dispositifs : étude des « représentations »

Les discours professionnels sur la médiation, à partir desquels nous travaillerons ici encore, se caractérisent également par leur fonctionnalité, l’efficacité qu’ils concèdent aux procédures mises en place. Cette question des visées est l’axe à partir duquel il convient de différencier à présent les deux types de discours analysés : les « inscrits » (textes) et les « non-inscrits » (entretiens).
Les discours écrits présentent en effet la particularité de conférer un certain pouvoir aux pratiques qu’ils décrivent. Pour les professionnels producteurs de texte, l’enjeu est d’inscrire leur approche comme étant représentative de l’ensemble du champ, d’affirmer, grâce à la visibilité que confère l’inscription, la légitimité de leur point de vue. Toutes les pratiques ne sont cependant pas représentées par les publications ; c’est ce qu’ont révélé nos entretiens menés parmi les art-thérapeutes belges. Bien qu’une majorité d’entre eux se réfèrent à la tendance dominante telle qu’elle s’exprime à travers les écrits, il existe une certaine frange d’individus isolés qui se réclament d’autres intentions. Ce sont elles qu’il va s’agir de restituer à présent.
Dans les publications ainsi que dans la plupart des discours recueillis, c’est une visée à caractère « thérapeutique » qui est attribuée aux ateliers. Lors des entretiens, une minorité de praticiens s’est néanmoins distinguée de cette orientation en se revendiquant d’objectifs purement « esthétiques ». Ils ne parlent pas de « patients » mais d’élèves, d’artistes ou de participants. Plutôt que d’un atelier thérapeutique, il est question, avec eux, d’un « cours », semblable à ceux dispensés en académie, centré autour de l’acquisition d’une technique et dont l’enseignant attend, avec exigence, un résultat. Une art-thérapeute, lors d’un de nos entretiens, a très bien résumé les enjeux de cette autre perspective : « Je ne veux pas qu’ils viennent à mon cours comme on vient en thérapie occupationnelle. Je veux une dynamique, je veux qu’ils se disent ²on attend quelque chose de moi, quelque chose d’autre qu’un bête petit dessin². Je suis moi-même une artiste et dans mon travail personnel, je cherche à obtenir un résultat qui me plaît ; j’attends d’eux la même implication dans leur travail, je souhaite qu’ils réfléchissent, qu’ils prennent ça au sérieux » (professeur de dessin en école pour enfants hospitalisés, Bruxelles, 27/02/08).
Les entretiens avec cette minorité de praticiens ont donc révélé une autre finalité – la finalité esthétique – attribuée à la médiation. Ce qui nous a conduite à dégager deux tendances dans l’art-thérapie : l’une, dominante et institutionnalisée, appartenant au champ médical ; l’autre, marginale, qui relève du champ artistique. Il reste à investiguer ce que la médiation, opérée dans ces différents champs, recouvre en termes de « représentations » et d’enjeux idéologiques.
Le problème que pose l’inscription de la médiation par l’art-thérapie dans le champ médical est que, malgré la qualité de son travail, l’art-thérapeute place le patient dans une situation paradoxale, et ce, de par le contexte dans lequel il exerce. Il y a en effet une contradiction dans ce dispositif qui consiste à encourager le patient à s’exprimer librement  (ce qui, en soi, est déjà une injonction paradoxale puisque « soi spontané » est un exemple typique de « double contrainte » (5)) alors qu’il sait qu’il sera jugé sur ses productions voire même sur son consentement ou non à participer – si ce n’est pas par l’art-thérapeute lui-même, ce sera par l’équipe médicale à laquelle ce dernier est souvent tenu de faire rapport. Ainsi de nombreux dessins sont-ils susceptibles d’être réinterprétés par le corps médical et intégrés ensuite au dossier du patient. Idem en ce qui concerne la médiation médicale dirigée vers l’extérieur de l’institution : la finalité revendiquée ici, conjointe à la guérison, est celle de « l’intégration » ; terme qui renvoie à une perception de la réalité sociale d’où la lutte, le conflit et le dissensus sont absents (Corcuff, 2005).
Examiner le dispositif selon les visées auxquelles il prétend revient donc, on le voit, à s’interroger sur l’effectivité de la dimension « tierce » attribuée au médiateur : l’art, tel qu’il est employé dans le champ médical, apparaît finalement comme étant tout le contraire d’un neutre, d’un « tiers » que Louis Quéré définit comme « quelque chose d’objectif qui n’est pas eux-mêmes » (Quéré, 1982 : 32) et qui permet aux sujets de préserver leur altérité dans leurs relations. Loin d’être un pôle d’extériorité, le troisième élément de la perspective thérapeutique ne répond au service que d’un seul souci : celui, politique, de l’institution psychiatrique. On perçoit donc ici toute l’ambiguïté du rôle du médiateur (qu’il soit « humain » [Thonon, 2004] ou artistique) dans ce champ médical: il est inévitablement pris en tension entre deux intérêts contraires – ceux de l’institution, garante du « normal » et ceux du patient défini comme « pathologique ».  Dans un tel contexte, l’art-thérapeute ne semble avoir d’autre choix que de se placer du côté de l’institution qui l’emploie.
La médiation effectuée dans le champ artistique apparaît, elle, en revanche, apte à défendre l’intérêt du patient. Mais l’analyse de cette médiation a demandé un réel travail d’investigation puisque peu de praticiens la représentent et qu’elle est absente de la plupart des discours sur l’art-thérapie appartenant majoritairement au champ médical. Afin de pouvoir rendre compte de son fonctionnement de façon précise, un travail d’observation participante a donc été réalisé dans un double objectif : celui de décrire cet autre type de médiation mise en place par l’art-thérapie mais aussi, celui de rendre compte du point de vue des patients, destinataires des dispositifs, trop souvent absents des discours professionnels focalisés sur les intentions des destinateurs.

Observer la médiation « en situation » : les « usages » plutôt que les intentions

L’enquête de terrain présente l’avantage d’aborder la médiation en tant que produit, résultat et non plus seulement tel un processus se préfigurant lui-même. Les discours professionnels, matériaux à partir desquels nous avons travaillé jusqu’ici, en se concentrant essentiellement sur les intentions des destinateurs (les agencements mis en place, leurs visées, etc.), aboutissent à une définition fonctionnelle de la médiation qui semble dès lors « programmable ». Une telle acception ne peut manquer d’interroger le chercheur en SIC : vouloir prédire ainsi les effets des dispositifs ne revient-il pas à présupposer les réactions du récepteur? Une semblable maîtrise du sens dans la conception des processus ne correspond-elle pas, en définitive, à une négation du destinataire, à l’incapacité de prendre en compte sa vision, sa différence, son imprévisibilité  (Servais, 2009) ?  Pour ces raisons, du point de vue des SIC, les discours professionnels sur la médiation semblent d’emblée condamnés à la manquer (Caune, 1993 ; Hennion, 2004). Mais il ne s’agit pas, pour autant, de se désintéresser de ces métiers et d’opposer trop vite la médiation telle qu’elle est perçue dans les milieux professionnels et la médiation définie au sein des SIC. Cette articulation entre l’ »objet concret » et l’ »objet scientifique » (Davallon, 2004 a), qui peut de prime abord sembler problématique, trouve un éclairage nouveau lorsqu’on la considère sous l’angle des « usages ». Il nous est en effet apparu que l’observation de la médiation « en situation » (en référence à Erving Goffman in Thonon, 2004 : 132)  pouvait, davantage que l’analyse des discours des professionnels, constituer le point de convergence entre la médiation comme « idéal théorique » et « application pratique » (Rasse, 2000).
Pendant six mois, des observations participantes ont donc été réalisées lors de cours de dessin dispensés à des adolescents hospitalisés dans le service psychiatrique de deux hôpitaux généraux bruxellois. Les paramètres de ces ateliers ont retenu notre attention parce qu’ils s’écartent sans ambiguïté du champ médical : les cours s’y déroulent dans des locaux distincts de ceux des soins et l’art-thérapeute est indépendante de l’équipe médicale tant sur le plan de la rémunération financière que de l’éthique puisqu’elle est rémunérée par la Ville de Bruxelles en tant qu’enseignante dans le cadre de l’école à l’hôpital. Elle ne participe pas aux réunions d’équipe sur les patients ; elle ne parle d’ailleurs pas de « patients » mais d’ »élèves » et l’objectif des ateliers est clairement défini par l’exigence d’un résultat esthétique puisqu’il s’agit de cours de dessin dispensés par une artiste professionnelle ayant suivi une formation complémentaire en pédagogie.
Le dispositif méthodologique selon lequel nous avons observé les ateliers a été mis au point de façon à s’intégrer au mieux à l’organisation des cours sans en perturber le déroulement ordinaire. Il était donc distinct selon les deux hôpitaux investigués : dans l’un, la classe était grande, les adolescents nombreux et la période de cours s’étalait sur trois ou quatre heures ; la présence d’autres instituteurs les encadrant simultanément était donc nécessaire. Là, nous étions plus « observatrice » que « participante », semblable à une « stagiaire » prenant des notes. L’autre classe, quant à elle, était bien plus petite, les élèves y étaient accueillis souvent individuellement, pour un cours d’une heure, en tête à tête. Ici, il fallait donc être plus « participante » qu’ « observatrice » et co-animer l’atelier (création d’un atelier d’écriture conjoint au dessin).  Deux rôles différents donc, mais une implication identique – en termes d’interactions courantes – dans l’un et l’autre endroit, avec les adolescents.
Nos premières observations nous ont très rapidement portée à constater l’effectivité des différents agencements médiateurs possible en art-thérapie, ceux synthétisés plus haut sous forme de schéma. Nous avons observé par exemple la création de liens entre les différents adolescents participant au cours, mais aussi et surtout avec l’art-thérapeute, le contact qui reprend avec la famille en visite emmenée en classe, avec le personnel soignant auquel on montre ses réalisations affichées dans sa chambre, ou encore avec des inconnus interpellés au sujet d’un dessin exposé dans le couloir. Après l’hospitalisation, certains adolescents reviennent même à l’atelier pour dire bonjour, donner des nouvelles et, parfois même, dessiner un peu. Cette correspondance au modèle élaboré à partir des discours des professionnels constitua donc pour nous, dans un premier temps, autant de preuves attestant de la réussite du dispositif mis en œuvre.  Mais, très vite, ce modèle depuis lequel nous observions et décrivions les interactions s’est révélé obsolète : la variété et la complexité des situations étudiées devenaient de plus en plus difficiles à décrire selon sa linéarité.
Les apports réels de ces cours de dessins dispensés en psychiatrie nous semblaient en effet aller bien au-delà d’une simple (re)prise de contact (que ce soit avec la famille, le personnel soignant, etc.) fonctionnant grâce à la valeur communicationnelle attribuée à l’art ou à l’art-thérapeute. Ce qui, à nos yeux, importait surtout dans ce contexte artistique, ce n’était pas tant de « rétablir » la communication entre tel et tel destinataire, grâce à tel ou tel intermédiaire, mais c’était, de façon générale, de proposer un autre « cadre » (Goffman, 1974) à la relation. En observant la particularité des liens qui se nouaient dans ce contexte artistique,  nous avons pu mesurer l’écart qui séparait ces contacts effectifs du modèle schématique censé les décrire et les représenter : quand l’art-thérapeute médical ne fait que reconduire, si ce n’est redoubler, le rôle de « malade » attribué par les médecins aux participants des ateliers, l’art-thérapeute artiste propose, lui, un autre rôle à jouer et rend ainsi visible la construction de l’identité du patient comme « déviant » (6) par rapport aux normes définies par le corps médical. C’est parce que l’artiste porte un autre regard sur le patient et la norme qui le définit comme tel, qu’une différence se marque entre monde médical et champ artistique : les gens de la science évoluant dans une distinction salutaire entre le normal et le pathologique alors que l’un et l’autre semblent s’éclairer mutuellement pour les artistes – la déviance étant, selon Howard Becker (Becker, 1963 : 110), « plus qu’une attitude, une valeur essentielle à la profession ». Le passage du champ médical au champ artistique correspond donc, en art-thérapie, à deux conceptions distinctes de la médiation : la première la décrit telle une opération de « transmission », chargée de faire passer un message de l’émetteur au récepteur, dans un souci d’efficacité alors que la seconde s’oppose à cette vision fonctionnaliste en défendant le  « primat de la relation » (Caune, 2004 : 12).
Observer la médiation « en situation » (en référence à Erving Goffman in Thonon, 2004 : 132), à travers l’angle de ses « usages », a donc permis de mesurer l’importance du « contexte » dans lequel se déroulent les interactions : c’est la « relation » qui fait que la médiation fonctionne, non le processus tripartite. Il ne suffit donc pas d’utiliser l’art comme troisième élément pour que « quelque chose  se passe » mais bien de prendre en compte le destinataire dans la production du dispositif. C’est d’ailleurs parce que l’art-thérapeute observée envisage la médiation tel un processus « co-construit » – en renouvelant son approche différemment en fonction de chaque adolescent, en revalorisant le monde de chaque « patient » non perçu comme « déviant » -,  que sa médiation réussit. Pour décrire ce processus, il faudrait donc substituer au modèle linéaire représentant une vision unique, cette perspective interactionniste (Servais, 2009 : 40) qui rend possible une double lecture de la communication et fait place à la vision de chacun :

Figure 2

Cette pratique professionnelle de la médiation comme processus « co-construit » est semblable, in fine, à la conception de la médiation promue dans le champ des SIC aujourd’hui: « il n’y a rien à transmettre, à faire connaître, à partager, que le partage lui-même » (Hennion, 2004 : 30).

Conclusion

En introduction à cet article nous annoncions notre ambition d’articuler la médiation comme « objet concret » et « objet scientifique » (Davallon, 2004a), c’est-à-dire d’examiner cette notion à l’interstice du champ professionnel et du champ de la recherche en SIC. Il s’agissait de voir en quoi ces pratiques professionnelles art-thérapeutiques pouvaient intéresser le chercheur en communication et enrichir le débat autour de la notion de « médiation ».
A partir des discours des professionnels,  nous avons, en première et deuxième partie de ce travail, procédé à l’analyse des dispositifs médiateurs mis en place en art-thérapie, dans leurs aspects techniques et idéologiques. S’en est dégagée une conception fonctionnaliste de la médiation, focalisée sur les intentions de ses destinateurs et devenant, de ce fait, « prévisible ». Du point de vue des SIC, de telles pratiques professionnelles semblent ne pas relever de la « médiation » puisque l’élément « tiers », privé de sa neutralité, y est vidé de sa substance.

L’angle des « usages », développé dans la troisième partie de cet article, a permis d’envisager la médiation telle un résultat et non plus comme processus se préfigurant lui-même. En observant la médiation « en situation », nous avons mis l’accent sur l’importance du « contexte » dans lequel se déroulent les interactions (thérapeutique vs esthétique) ainsi que sur la nécessaire prise en compte du destinataire du dispositif (Servais, 2010). L’enquête de terrain s’est donc révélée être l’outil essentiel d’appréhension de la médiation comme processus co-construit, rendant possible une évaluation de la communication en termes de « relation » plutôt que de « transmission » (Servais, 2010). Ainsi l’angle des « usages », l’observation de la médiation « en situation », peut-il constituer le point de convergence entre la médiation comme « idéal théorique » et « application pratique » (Rasse, 2000).

Notes

(1) Le corpus sélectionné ne se prétend pas représentatif de la totalité des écrits sur l’art-thérapie. Les ouvrages repris ici ont été retenus pour les positions contrastées qu’ils revendiquaient : M. Bareil Guerin (2003-2004), M. Barberis-Bianchi, M. Delage (2003-2004), A. Boyer-Labrouche (2000), J. Broustra (2007), J. Florence (1997), R. Forestier (1999), F. Granier, J.-P. Klein (2001), J. Rodriguez, J.-L. Sudres (2003-2004), G. Troll (1995).

(2) En France et en Belgique, les praticiens ne bénéficient pas de reconnaissance d’un statut spécifique dans les institutions : ils sont engagés sous des fonctions très diverses – infirmier, ergothérapeute, assistant social etc. – et ils n’ont donc pas de formation spécifique. En Grande Bretagne ou aux Pays-Bas à l’inverse  bénéficient, il existe un diplôme reconnu par l’état et des fonctions spécifiques dans les institutions.

(3) Les théoriciens étudiés ne partageant pas la même conception de l’art-thérapie, les  processus décrits par le schéma se répartissent entre eux de façons fort inégales. Certains dispositifs – comme celui qui unit par exemple le patient, la création et les autres patients – sont très minoritaires parce qu’ils impliquent une conception systémique de l’art-thérapie peu répandue en regard de la perspective psychanalytique, du moins dans le monde francophone.

(4) Dans les descriptions des séances d’art-thérapie, on passe souvent sous silence le rôle du médecin prescripteur comme pré-émetteur.

(5) Cf. Watzlawick, Helmick Beavin, Jackson Don, 1967 : 195-196. On doit à Florence J. (1997) de l’avoir déjà souligné.

(6) La déviance n’étant, selon Howard Becker, « pas une qualité de l’acte commis par une personne, mais plutôt une conséquence de l’application, par les autres, de normes et de sanctions à un « transgresseur » » (1963 : 33).

Références bibliographiques

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Auteur

Elise Vandeninden

.: Après des licences en Arts et Sciences de la Communication (Université de Liège, Belgique) et un DEA interuniversitaire en Art Actuel, Elise Vandeninden obtient, en 2006, une bourse de doctorat non-FRIA. Ses recherches portent sur la notion de « médiation » en tant que pratique professionnelle, telle qu’elle est apparue récemment dans divers champs et disciplines. A cette perspective correspondent les cadres théoriques et méthodologiques de la sociologie pragmatique et des SIC. Son terrain d’investigation est plus précisément l’utilisation de l’art comme outil de médiation en psychiatrie, sujet de sa thèse qui a déjà donné lieu à la publication d’articles.