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Des médias aux médiations : quelles médiations, quels objets, quels enjeux ?

21 Déc, 2010

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Rueda Amanda, « Des médias aux médiations : quelles médiations, quels objets, quels enjeux ?« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°11/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2010/dossier/07-des-medias-aux-mediations-quelles-mediations-quels-objets-quels-enjeux

Introduction

Comprendre la complexité des pratiques communicationnelles – ce qu’elles représentent en termes de construction d’imaginaires, mais aussi de mise en œuvre des rapports sociaux – exige de les étudier à partir de la convergence entre culture et communication. Cela signifie, dans l’esprit de Jean Davallon et d’Yves Jeanneret, « prendre au sérieux l’épaisseur des différentes médiations dont la communication peut faire l’objet » (Davallon et Jeanneret, 2005). J’entends démontrer ici dans quelle mesure, sur le terrain des industries culturelles, la notion de médiation permet de comprendre à la fois les pratiques de production, de diffusion et de réception des objets culturels inscrits dans les médias de masse, mais également les processus de fabrication des imaginaires et des représentations.
Les Sciences de l’Information et de la Communication (SICs) ont souvent recours, notamment en France, à la notion de médiation pour comprendre l’expérience de réception et d’appropriation des objets artistiques ainsi que les dispositifs qui la rendent possible. D’un point de vue empirique, la médiation constitue une pratique professionnelle qui s’inscrit dans un processus de démocratisation culturelle. Largement utilisée dans le domaine culturel, elle oscille, d’après Elisabeth Caillet et Daniel Jacobi, entre deux pôles bien distincts : « d’une part, la chaîne des différentes catégories d’acteurs et leurs dispositifs techniques qui gravitent autour de la création artistique et conditionnent le produit culturel qui sera, à une période donnée, proposé au public ; et d’autre part, dans la tradition de l’action culturelle ou de l’animation, les formes d’intervention que les médiateurs mettent en place et organisent, dès lors que l’exposition est inaugurée, pour favoriser l’appropriation de l’art par les visiteurs » (Caillet et Jacobi 2004, p. 16).
Mais c’est sous l’angle des médias de masse que je souhaite aborder ici la notion de médiation. Si, comme le soulignent encore Caillet et Jacobi à l’égard du musée, la médiation doit être « entendue comme ensemble d’actions ou de dispositifs propres à faciliter l’appropriation de l’exposition par ses visiteurs » (Caillet et Jacobi 2004, p. 16), de quelles actions, de quels objets, de quels visiteurs-spectateurs parle-t-on dès lors qu’il s’agit d’appliquer cette notion au contexte des médias de masse et de l’industrie culturelle ? En quoi la notion de médiation, proposée dans le champ des pratiques artistiques, est-elle susceptible d’éclairer les multiples médiations mises en œuvre à l’intérieur de ces espaces de communication ?
Dans sa tentative d’approcher les médias et l’objet muséal, Davallon (1999) propose de définir le média en tant que médiation et introduit par là une double rupture avec, d’une part, la définition techno-scientifique des médias, et, d’autre part, l’opérationnalisation économique et sociétale propre aux technologies de la communication. Le média ne peut, selon lui, être détaché de son support matériel et n’a pas d’existence en dehors du « dispositif médiatique ». Ce dernier se définit comme l’espace de rencontre et d’interaction entre le public – le récepteur – et les œuvres : « L’action du récepteur fait partie intégrante du média » (Davallon, 1999, p. 103). Il y a de toute évidence mise en communication du public avec un savoir. Le média est par ailleurs un lieu de production du discours social, « à la fois produit et producteur de langage et de lien social » (Davallon, 1999, p. 103). La dimension culturelle, considérée comme « production de sens sous la forme d’un rapport social » (Caune, 1995, p. 110) lui est donc intrinsèquement liée. Dispositif médiatique, relation sociale, instauration d’un espace-temps social, voilà les trois niveaux qui, selon Davallon, définissent le média. Celui-ci se situe en outre au carrefour d’enjeux économiques, politiques, artistiques et communicationnels complexes.
En ce qui concerne les études sur les médias, l’un des premiers à avoir introduit en France la notion de médiation a été Pierre Schaeffer (1970). Réfutant le modèle linéaire « causal » de la communication et son schéma classique et réducteur d’émetteur-message-récepteur qui fait peu de cas du producteur pourtant responsable des aspects techniques, économiques mais aussi politiques, son analyse s’attache au tissu complexe des acteurs médiateurs impliqués dans les processus de communication médiatique. À la célèbre formule de Lasswell « qui dit quoi, par quelle voie, avec quel effet », Schaeffer ajoute pléthore de « qui » (auteurs, régisseurs, sponsors, «etc.), de comment et de pourquoi. D’après Schaeffer, la machine médiatique se définit par un triangle de rapports complexes entre producteur, auteur et public mis en oeuvre par la figure du médiateur.
L’intérêt se porte dès lors sur les médiations multiples qui sous-tendent les processus communicationnels de construction de sens et de sociabilité. Cet éclatement du schéma linéaire va fonder la notion de médiation et ouvrir la voie aux travaux de Paul Beaud et d’Antoine Hennion.
D’après Hennion (1993), l’analyse des médiations « par les biais » (par rapport à quoi ?) que propose Schaeffer se révèle insuffisante, car la dimension « instrumentale » des intermédiaires de la représentation – idéologies, marché, professions, organisations, etc. – appartient encore au modèle linéaire. L’expression médiation (média – action) permettrait justement, selon lui, d’aborder les représentations que se forgent les acteurs d’une réalité : « ce n’est plus la représentation comme chose représentée qui importe – elle est arbitraire ; ni même son émetteur ou son récepteur […]; c’est la représentation comme pratique représentante, le social lui-même qui se met en forme » (Hennion, 1993, p. 691).
S’éloignant de la sociologie durkheimienne, Hennion va s’inspirer des travaux sur la médiation conduits par les historiens d’art, notamment dans le domaine de l’histoire sociale : l’interprétation sociale des œuvres y prend le pas sur l’expertise technique là où l’opacité du matériau rend malaisée la lecture sémiologique qui « dépeuple la zone intermédiaire entre les signes et les choses » (Hennion, 1993, p. 692). Ainsi propose-t-il d’appliquer la question « comment donne-t-on sens aux choses ?» aux médias, lesquels mettent en jeu, selon lui, une forme spécifique de médiation par laquelle les objets, les pratiques et les représentations sont socialement configurés. Ce détournement lui permet de résoudre l’épineuse question des intermédiaires à travers la mise en évidence d’une multiplicité de médiations croisées, « aucune ne pouvant être sortie du lot sans s’appuyer sur la série des autres » (Hennion, 1993, p. 693). Il montre par là que l’indispensable « présence » de tous les médiateurs réels, humains et matériels, institutionnels, langagiers, est une condition première de la représentation.
En tant que médiations fondamentales du mode d’être ensemble proprement moderne, les médias se voient attribuer, d’après Hennion, le rôle de « faire lien en représentant ». Dans le même esprit, Jesús Martín Barbero affirme : « C’est la reconfiguration des médiations selon lesquelles se constituent de nouveaux modes d’interpellation des sujets et de représentations des liens qui donne sa cohésion à la société » (Martín Barbero, 2004, p. 60). Cette question de la représentation sociale trouve un écho chez un autre théoricien de la médiation, Paul Beaud (1984), qui propose deux perspectives d’analyse : d’une part, les médias entendus comme des moyens à travers lesquels « prend forme la représentation que la société se fait d’elle-même » ; d’autre part, le besoin qu’ont les phénomènes médiatiques de s’inscrire au cœur des rapports de pouvoir.
Ainsi, le déplacement des médias aux médiations permettrait :

1. De réinscrire des phénomènes dans des tissus de relations et d’interdépendances, de rétablir des ponts entre plusieurs médiations.
2. De réintégrer les productions socio-historiques dans le champ de l’action individuelle et collective.
3 D’élargir les problématiques des pratiques et des acteurs à celle des représentations et des imaginaires qui fondent la construction sociale du sens et le lien social – générationnel et communautaire.
4. De relier l’infra au global, le particulier au général. L’analyse des médiations impliquerait un mouvement dialectique, un va-et-vient du singulier au général. Loin de l’idée déterministe de « totalité », cette perspective établit des logiques transversales. Il s’agirait, d’après Hennion, « d’établir cas par cas l’infinie complexité et unicité de chaque fait mais aussi la façon dont certains se stabilisent, se généralisent » (Hennion, 1993, p. 696).
5. De relier les processus aux acteurs, de repenser la place de chacun de ces acteurs dans les processus structurants et les logiques qui les mobilisent.
6. De rendre visible les relations et les logiques de pouvoir qui sous-tendent le fonctionnement des médias de masse.

La médiation de masse

Médiatisation de la culture, culture médiatique, imaginaire médiatique, pratiques médiatiques, médiation médiatique, sont des notions que l’on trouve de façon parfois indifférenciée dans les travaux qui tentent d’analyser les rapports entre les médias et la culture. Cette indécision conceptuelle a peut-être à voir avec les tiraillements qui agitent les SICs entre, d’une part, l’étude des objets médiatiques, et, d’autre part, l’étude de leurs publics, entre, d’un côté, l’analyse des acteurs de la production – producteurs, créateurs, médiateurs – et, de l’autre, les usages et appropriations qu’en fait le public. Le glissement des médias aux médiations propose une tentative théorique de dépassement de ces clivages artificiels et fait émerger des problématiques neuves qui se situent au croisement de multiples médiations.
Mais la médiation, telle que nous l’envisageons, emprunte plutôt à l’héritage de Jesús Martín Barbero et à sa principale expression, la médiation de masse (1), présentée pour la première fois dans un ouvrage paru en 1987 et intitulé « Des médias aux médiations ». Parce qu’elle ne réduit pas la médiation aux seuls acteurs médiateurs, cette notion rend possible une extension problématique en élargissant le champ d’étude non seulement aux pratiques de production, de diffusion et de réception des objets culturels inscrits dans la logique du marché, mais également aux processus complexes de façonnement des imaginaires et des représentations au sein de l’industrie culturelle. Comme l’affirme Barbero lui-même dans son introduction, l’expression de « médiation de masse » induit un déplacement de focale et permet d’ »envisager les processus de communication du point de vue des médiations et des sujets, c’est-à-dire, du point de vue de l’articulation entre pratiques de communication et mouvements sociaux » (Martín Barbero, 2002, p. 21) (2).

Cette pensée représente une rupture avec les études et les théories de la communication latino-américaines marquées, jusque dans les années 1980, par un paradigme fondé sur deux postures : d’une part, la dénonciation des stratégies idéologiques de domination en jeu dans les processus de communication, et cela à travers notamment l’analyse des aspects économiques et idéologiques des médias ; d’autre part, un scientisme qui délimite ses objets d’étude en excluant les conditions sociales de la production du sens, les luttes pour l’hégémonie et tout ce qui se situe dans les interstices de la communication.
Une inversion épistémologique sous-tend cette rupture. Au paradigme de la théorie de la domination qui dominait fortement les études en communication en Amérique latine, Martín Barbero répondra, dans la continuité des pionniers des cultural studies, avec la lecture de la notion gramscienne d’hégémonie, sur laquelle nous reviendrons ci-dessous.
Dédaignant ainsi la « tradition » continentale, la pensée de Martín Barbero s’organise à partir de deux notions centrales : celle de médiation de masse et celle de matrice culturelle. Plus qu’à une réalité ou à un concept, la médiation de masse s’apparente davantage à une stratégie intellectuelle visant à tisser une carte à partir d’éléments jusque-là disjoints. La saisir, d’un point de vue théorique et méthodologique, exige un triple déplacement : premièrement, celui qui va du terrain des pratiques artistiques à celui de la culture de masse ; deuxièmement, celui qui va de la vision de la culture comme production et diffusion des pratiques artistiques et culturelles à la vision anthropologique de la culture qui propose, d’une part, d’étudier ces pratiques comme des expériences à travers lesquelles une configuration culturelle se pense, se met en scène, se transmet, se façonne – c’est-à-dire, en tant que production de sens social et espace d’expérience créatrice -, et d’éclairer, d’autre part, les relations qu’entretiennent les objets culturels avec des pratiques et des trajets de consommation complexes ; enfin, celui qui va de l’étude des acteurs à l’étude des processus (ou des relations médiatisées par l’objet) mis en œuvre dans la fabrication et la circulation des imaginaires médiatiques. Ces processus engagent les acteurs de la production, les créateurs, les objets et les publics, mais aussi l’expérience esthétique de la réception : « ce qui va se passer entre la mise en forme technique et sémiotique de l’objet et le récepteur » (Davallon et Jeanneret, 2005) et ce que cette expérience représente en termes de configuration culturelle.
Ainsi, la médiation de masse se définit :
– Comme médiation sociale. Le média est ainsi pensé en tant que médiation dans le mode opératoire de l’hégémonie, la médiation de masse permettant une intégration sociale considérée comme manifestation de la recomposition de l’hégémonie dans les processus de massification du populaire. Penser l’industrie culturelle en termes d’hégémonie revient à penser la médiation sociale que cette industrie met en œuvre, et replace la question du pouvoir dans l’espace historique de déplacement de la légitimité sociale du « haut vers l’intérieur », c’est-à-dire, « le passage des dispositifs de soumission à ceux du consensus (2002, p. 125). Elle permet aussi de penser la culture en tant que champ stratégique du monde social. Il n’y a pas d’hégémonie sans circulation culturelle et celle-ci est autant faite de rapports de force que de processus d’appropriation du sens.
Au-delà de la critique courante du caractère réactionnaire de la culture de masse, Martín Barbero s’attache à montrer en quoi ses objets – comme le feuilleton – participent d’un dispositif idéologique. « C’est là, dans la fonction intérieure entre intrigue et morale conventionnelle […] que se déploie l’idéologie, que se produit la consolation » (2002, p. 145). La redécouverte d’Antonio Gramsci lui permet de penser « la transformation incessante des rapports des forces et de significations formant la trame sociale » (p. 97). Reconnaître la complexité de l’osmose, dans le feuilleton, entre courant bourgeois et imaginaire populaire (Morin, 1969), permet d’y voir non seulement un piège populiste et une image réactionnaire du populaire, mais également la convergence entre « l’originalité narrative du feuilleton et l’effet le plus secret de l’idéologie » (Martín Barbero, 2002, p.145).
– Comme fait culturel. La définition de la médiation de masse en tant que fait culturel s’inspire de l’analyse du feuilleton proposée par Gramsci. Ce dernier situe la problématique du côté du public, tout en s’interrogeant : pourquoi un tel succès populaire ? Il montre comment cet objet culturel permet de rompre avec le mythe de l’écriture pour ouvrir l’histoire à la pluralité et à l’hétérogénéité des expériences littéraires développées dans les sociétés modernes : le feuilleton représente une expérience unique pour les classes populaires qui « n’accèdent à la littérature qu’au moyen d’une opération commerciale » (2002, 143). Comme pour Benjamin, il s’agit, non pas d’une culture dégradée, mais bien d’une émancipation à travers l’ouverture à l’expérience esthétique des masses – « des gens », selon la terminologie de Martín Barbero.
La notion sociologique de configuration sociale formulée par Norbert Elias (1991) nous est ici d’un grand secours pour penser la configuration culturelle résultant des pratiques médiatiques des individus (3). C’est à travers la somme des médiations symboliques, sociales, techniques que chaque société se configure elle-même du point de vue culturel. La notion de configuration permet de penser le monde social comme un tissu de relations, mais le complément culturel permet d’affirmer que ce qui code les relations humaines ne se résume pas au seul « social » mais englobe les langages, les goûts, les objets, les pratiques, les représentations, les imaginaires, les genres, les formes culturelles partagées.

Cette configuration culturelle, en partie socio-technique – les relations entre les individus sont médiatisées par des objets ou dispositifs techniques -, opère dans l’ordre du partage des représentations et des imaginaires. Elle permet de comprendre ce qu’il y a d’englobant et d’interdépendant dans les processus de fabrication et de circulation des représentations et des imaginaires, ainsi que les liens d’appartenance, de différenciation ou de distinction que ces processus rendent possibles.
Les représentations ne seraient pas uniquement le produit des rapports sociaux en cela que le processus de leur gestation et de leur communication façonne à la marge une configuration culturelle (en train de se faire). En outre, la configuration englobe les réseaux et les liens d’appartenance entre individus, les communautés imaginaires qui en résultent. Ces réseaux de relations sont concrets, mais la matrice qui les sous-tend est plus abstraite, instable, car elle est imaginaire. Les processus symboliques apparaissent ainsi comme constitutifs du lien social.
Les configurations culturelles en tant qu’expérience du monde social élaborée dans et par l’espace des médias de masse relèvent de l’imaginaire configuré et configurant de la culture de masse. Celui-ci peut se définir en tant que partage culturel (Chartier, 1989) – univers de représentations désigné communément comme « imaginaire », « connu de tous » (Macé, 2006), significatif de cet « esprit du temps » cher à Morin.
Penser la production de masse comme un fait culturel permet de rendre visible la multiplicité des logiques qui traversent les expériences culturelles et les tensions qui les sous-tendent, de montrer les dynamiques conflictuelles des médiations à l’œuvre dans les médias de masse. Par ses modes d’inscription dans le quotidien, la culture de masse remplirait jour après jour une fonction de médiation.

La spécificité des pays d’Amérique latine et le populaire urbain

La médiation de masse, ainsi que les rapports entre communication et culture, massif et populaire, ont permis à Martín Barbero de comprendre les processus sociaux et culturels à l’œuvre en l’Amérique latine. L’énonciation de cette expression n’est pas le fruit du hasard historique, mais le résultat d’une nécessité épistémologique. L’Amérique latine, dans ses rapports avec la tradition, la modernité et la trame de discontinuités culturelles et de métissages qui la définit, sera scrutée par Martín Barbero à partir de l’étude de la place des médias de masse et de l’industrie culturelle dans les processus d’intégration des pays de la région à la modernité industrialisée et au marché international comme dans la formation des cultures nationales (4).

L’entrée de l’Amérique latine dans la modernité ne se sera pas faite à travers le livre et la lecture – ni par le biais de leur corolaire, le projet illustré -, mais à partir de l’émergence du populaire urbain, une expression de l’expérience culturelle du continent qui va prendre forme à partir des années 1930, sous l’impulsion et la légitimation des industries culturelles. À travers une relecture des travaux sur le cinéma mexicain, le théâtre radiophonique argentin, les musiques des Noirs au Brésil, la presse sensationnaliste au Chili, et de ses propres travaux sur le mélodrame, Martín Barbero étudie les processus de construction du massif à partir des matrices du populaire et interroge la complexité de ses expressions qui sont à la fois profondément populaires, de masse et nationalistes.

La trame de cette modernité, tissée des discontinuités entre les nombreuses formations culturelles qui la composent, est définie comme hétérogène : trame de mémoire et d’imaginaire qui connecte et mélange l’indigène et le rural, le rural et l’urbain, le populaire et le massif… C’est cet objet hybride que l’auteur va nommer populaire urbain, trait essentiel dans sa redéfinition de la culture à la fois populaire et de masse en Amérique latine. L’émergence du populaire urbain en tant qu’expression culturelle viendra de l’impulsion du marché du disque, de la radio, de la presse, du cinéma – des médiations qui s’y instaurent avec les traditions culturelles – et de l’expérience urbaine.
Contre la vision classique, élitiste ou romantique du populaire, qui attribue à cette expression le sens de l’anachronique et du clos, ou alors du subalterne ou de l’alternative, émerge un sens nouveau, lié à la modernité et à la complexité de l’urbain, celui de l’expérience et de la production, de la réappropriation qui se fait et se refait en permanence : « le populaire en devenir », une trame faite de soumissions et de résistances, de complicités et de contestation.

L’imbrication du populaire urbain à la culture de masse fait apparaître la notion de matrice culturelle du « populaire », un populaire tout à la fois déformé, désintégré ou fonctionnalisé, interprété, activé, actualisé et rendu complice de l’imaginaire de masse. Mais la notion de matrice culturelle permet aussi de rendre compte de « ce que les gens font avec », ce qu’ils regardent et écoutent mais aussi ce qui, dans les récits massmédiatiques, « connecte avec la vie des gens »(5). « Évacuée hors du monde de l’éducation officielle et de la politique sérieuse, [la matrice culturelle] survit dans le monde de l’industrie culturelle en tant que puissant dispositif d’interpellation du populaire » (Martín Barbero, 2002, p. 171).

La notion de médiation de masse trouve donc son fondement dans la redécouverte historique et épistémologique du « populaire », non en tant que thème, mais en tant que posture méthodologique. C’est dans ce positionnement que réside la dimension politique de la théorie barberienne : la reconnaissance du populaire comme sujet culturel et l’importance attribuée à ce qui se passe culturellement dans les masses. Autrement dit, l’inscription de la communication à l’intérieur du champ culturel et de la question culturelle à l’intérieur du politique.

D’une approche communicationnelle de la culture à une approche culturelle de la communication

Le déplacement de l’objet d’étude des médias aux médiations engage ainsi une vision de la culture qui joint à la question de la production et de la diffusion culturelle celle des processus complexes de fabrication et de reconfiguration des imaginaires (populaires et de masse). « Tout acte de médiation est avant tout un acte culturel », écrit Beaud en 1984. C’est dans cette même perspective que s’inscrit le travail de Roger Chartier qui, en 1989, propose un nouveau déplacement : de l’histoire sociale de la culture à une histoire culturelle du social. Aller des médias aux médiations signifierait, pour Martín Barbero, le renversement de l’approche qui propose de penser la culture à partir de la communication, pour envisager la communication et, en ce qui nous concerne, les médias de masse, à partir de la culture.
Cette posture témoigne d’un point de vue singulier sur les industries culturelles et la communication de masse, comprises ici comme « les noms de nouveaux processus de production et de circulation de la culture qui correspondent aussi bien à des innovations technologiques, à des nouvelles formes de sensibilité, à des nouvelles formes de sociabilité et à une nouvelle trame des acteurs et des stratégies de pouvoir » (Martín Barbero, 2009). L’industrie culturelle n’y est pas uniquement vue comme un phénomène économique et social fondateur, celui du développement du capitalisme, mais en tant que source culturelle de type anthropologique, à partir de l’entrecroisement de plusieurs logiques disjointes et de l’épaisseur de leurs relations. De la même façon que l’histoire sociale de l’art propose le croisement de plusieurs causes intermédiaires spécifiques pour comprendre la culture des élites – goût, rapports entre les commanditaires, organisation du marché…- (Hennion, 1993), Martín Barbero propose une approche communicationnelle et culturelle des médias qui fait s’entrecroiser plusieurs types de médiations : goût et pratiques culturelles des masses, logiques de production et exigences du marché, professions et pratiques des créateurs, etc.
Les relectures auxquelles se livre Martín Barbero, depuis Edgar Morin jusqu’au tournant gramscien et aux cultural studies qui instruisent les industries de la communication et de la culture comme matrices de réorganisation de l’expérience sociale -, renvoient à une définition des industries culturelles qui se détourne des acteurs – producteurs, médiateurs, usagers -, pour s’attacher aux médiations – considérées comme l’espace de création et d’appropriation culturelle, d’activation de l’expérience « créatrice de gens ». Ce qui fait la force de l’industrie culturelle et ce qui donne sens aux récits qu’elle fabrique réside dans la culture, dans la dynamique profonde de la mémoire et de l’imaginaire.
Dans Des médias aux médiations, Martín Barbero entreprend de révoquer une opposition pensée comme évidente : celle qui sépare la production industrielle de la culture de la consommation culturelle des masses. Ce clivage est à l’origine des modèles traditionnels d’analyse évoqués ci-dessus. « Il n’est possible de réinscrire les pratiques de loisir dans la culture qu’à la double condition de critiquer leurs perversions, mais aussi de comprendre la double articulation qui relie dans nos sociétés les demandes et les dynamiques culturelles à la logique du marché, et qui, en même temps, imbrique l’attachement à certains formats, la fidélité à une mémoire et la survivance des genres, à partir desquels fonctionnent de nouvelles manières de percevoir, de raconter, de faire de la musique, de jouer avec les images » (Martín Barbero, 2009, p. 63).
Il est indispensable, pour comprendre ce phénomène, de revenir à la genèse historique de cette médiation de masse. Premièrement, le long processus de constitution du massif qui accompagne la montée en puissance du capitalisme entre le XVIe et le XIXe siècle. En effet, l’émergence de la culture de masse serait liée non seulement au développement des médias, mais également aux mouvements de centralisation politique et d’homogénéisation culturelle induits par la constitution des États nations, avec pour principal corollaire le déplacement de la légitimité sociale de l’imposition au consensus. Ce qui se passe dans la culture quand les masses émergent dans la vie sociale doit être pensé en relation avec les réajustements de l’hégémonie qui, depuis le XIXe siècle, font de la culture un espace stratégique de réconciliation des classes et de réabsorption des différences sociales. Elle sert à réconcilier les goûts en les résolvant dans l’imaginaire. Martín Barbero montre combien le long processus de configuration de la culture de masse introduit un changement dans la fonction sociale de la culture elle-même.

Deuxièmement, les processus historiques et sociologiques de transformation du populaire dans et par la culture de masse, ou bien, en inversant la proposition, de configuration historique des masses dans la culture, de la culture de masse dans le populaire : de la littérature de colportage du XVIIe siècle au roman-feuilleton du XIXe siècle, en passant par le cinéma mexicain des années 30 et 40 et le feuilleton ou la télénovela latino-américaine d’aujourd’hui. « La culture de masse n’apparaît pas soudainement, le massif est conçu lentement à partir du populaire » (Martín Barbero, 2002, p. 127) (6). Ces matrices historiques concernent autant la production culturelle née au XVIIe siècle (littérature de cordel…) et les multiples dispositifs qui rendent compte de sa « fonction » de médiation (dispositifs de composition typographique, de fragmentation de la lecture, de séduction, de reconnaissance…), que les formes d’usages populaires de ces récits – le « peuple », « déforme les grands thèmes, redonne du sens », construit un langage nouveau fait de mélanges et de métissage -. Seule une approche historique des genres permet d’échapper à une vision manichéenne incapable de reconnaitre l’épaisseur des complicités entre l’hégémonie et les processus complexes de constitution des grammaires discursives.

L’approche de la culture de masse à travers l’analyse des médiations permet ainsi de découvrir les connexions culturelles entre des formes narratives et esthétiques – le mélodrame, par exemple – et une matrice culturelle populaire. Dans une perspective communicationnelle, ce serait donc aux médiations instaurées par les médias et aux processus de configuration culturelle que devrait s’intéresser le chercheur.
Penser la communication depuis la culture et en tant que culture sera donc l’idée essentielle de la pensée barberienne. Mais encore faut-il préciser de quoi il est question : il s’agit de penser la communication en tant que culture du point de vue du populaire ou, pour reprendre une de ses belles expressions, du point de vue des marges et des cultures subalternes (vis-à-vis de la culture officielle, cultivée, lettrée…).

De la médiation de masse aux médiacultures

L’expression médiation de masse, proposée par Martín Barbero, entre aujourd’hui en résonance avec les notions d’imaginaires médiatiques et de médiacultures, formulées dans les ouvrages « Penser les médiacultures.Nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde » (2005) signé par Éric Macé et Éric Maigret et dans Les imaginaires médiatiques, une sociologie post-critique des médias, de Macé. Vingt ans après la publication du livre de Martín Barbero en Amérique latine, Macé et Maigret font écho à sa proposition en important en France la notion de médiation culturelle sur le terrain de la production industrielle de la culture, et ce, sous trois aspects.
Tout d’abord, l’emprunt théorique : les deux approches décloisonnent l’étude des médias et des cultures, en faisant appel, d’une part, à l’approche anthropologique développée dès 1962 par Edgar Morin, « montrant en quoi [la culture de masse] constituait dorénavant une ressource culturelle de première importance dans la formation des imaginaires individuels et collectifs » (Macé, 2006, p. 52), d’autre part, aux cultural studies et à leur tournant gramscien. Le projet, à la fois épistémologique et politique, consiste à articuler l’approche anthropologique des médiacultures avec l’analyse des expressions culturelles qui met en jeu des « conflits de définition » entre mouvements culturels et contre-mouvements culturels, entre points de vue hégémoniques et points de vue contre-hégémoniques. En saisissant les médias comme une ressource culturelle de type anthropologique, ces auteurs esquissent un espace théorique qui réinsère la question des représentations et des imaginaires collectifs dans une problématisation plus générale du monde social.
Ensuite, les questions formulées : celle des représentations médiatiques qui permettent « d’accéder à la manière dont se « disent » elles-mêmes les sociétés, à un moment donné et sous une forme évidemment spécifique qu’est celle de la médiation médiatique » (Macé, 2006, p. 11) ; celle du rapport entre médiation et pouvoir dans les médias, en pointant les opérations d’interprétation, d’appropriation et de résistance aux messages et discours circulant dans les médias de masse ; enfin, celle de la place de la culture de masse et des médiacultures dans la fabrication de configurations culturelles agissant dans la sphère publique.
Dans cette perspective, Macé propose le concept de médiacultures pour nommer à la fois la composante de média et d’industrie culturelle, la dimension de médiation, et le rapport « anthropologique au monde à travers des objets à l’esthétique relationnelle spécifique… » (Macé, 2006, p. 135). Le pluriel souligne la prolifération des objets et de leurs usages. « Le terme médiacultures renvoie à la fois aux terrains concrets que sont les industries culturelles, leurs produits et les usages qui en sont faits, et à la forme spécifique de construction sociale de la réalité qu’est la médiation médiatique » (2006, p. 31), autrement dit, le terrain de l’expérience médiatisée par les représentations médiatiques et leurs usages.
C’est dans sa définition des médiacultures en tant que configurations culturelles – déterminées par la production industrielle des objets culturels – que la proximité entre Macé et Martín Barbero devient évidente. Pour Macé, il s’agit de montrer « que les objets médiaculturels, en tant que représentations culturelles collectives et publiques, sont d’un côté (en production) le produit d’un conflit de définitions, et d’un autre côté (en réception) l’objet d’une querelle d’interprétations, dont l’enjeu est bien la définition de la « réalité » du monde et l’orientation culturelle (par légitimation vs disqualification ou par invisibilisation vs problématisation) des actions publiques et individuelles » (Macé, 2006, p. 110).
À cette définition commune des objets médiaculturels serait rattachée une approche qui dépasserait l’analyse sémiologique des objets isolés pour aller vers l’analyse de ce que ces objets représentent en tant que traces d’une action collective ou d’une configuration culturale. Si ces objets mobilisent des représentations et des imaginaires, ils renvoient aussi à des expériences de réception qui mettent en jeu plusieurs échelles d’appartenance sociale – nationales, ethniques, familiales, individuelles, etc.
Si pour Macé, le terme médiacultures vient remplacer celui de « culture de masse » – « surchargé de significations dépréciatives » et « insuffisamment descriptif » (Macé, 2006, p. 131) -, celui de médiation de masse définit pour Martín Barbero les multiples médiations qui sous-tendent la culture de masse. Si, d’après Macé, « la porosité des médiacultures aux conflits de définition au sein de la sphère publique » semble moins évident en ce qui concerne les fictions, la publicité ou le divertissement », notamment au regard des produits journalistiques (Macé, 2006, p. 97), c’est là pour Martín Barbero que se trouve l’un des enjeux méthodologiques majeurs des SICs.
Plusieurs éléments de divergence empêchent pourtant d’assimiler complètement les deux systèmes de pensée. Même si l’ouvrage de Macé et Maigret semble partager avec Martín Barbero une bonne partie de son assise philosophique et sociologique, il réfute en revanche les arguments d’auteurs comme Pierre Bourdieu, qui a beaucoup apporté à la pensée barberienne, notamment en ce qui concerne la question du goût des classes populaires.
Une différence essentielle se fait jour dès lors que l’on se penche sur le rapport que les médias entretiennent avec la culture. Alors que pour Martín Barbero, il s’agit de comprendre l’ancrage de la culture dans les médias, Macé et Maigret s’intéressent davantage à l’émergence des nouvelles cultures dans les médias. Si, d’après Martín Barbero, la culture est une dimension constitutive des médias, il s’agit en revanche pour Maigret et Macé de nouvelles cultures « extérieures ».
Macé et Maigret ont adopté une démarche proche de celle de Martín Barbero sur le plan théorique, mais s’en sont éloignés sur le plan de la méthodologie. Leurs travaux et ceux des auteurs qui ont contribué à leur ouvrage s’attachent au point de vue des « usagers », tout en délaissant les processus complexes de fabrication des produits culturels eux-mêmes. En outre, les corpus d’objets et de pratiques qui fondent leurs concepts ne sont pas tout à fait les mêmes. Alors que Martín Barbero s’attache à l’analyse culturelle d’objets médiatiques comme le mélodrame, Macé nourrit son travail de références sans fournir pleinement la démonstration de leur portée empirique. La conceptualisation à laquelle il aboutit, nécessaire pour une approche culturelle des médias, reste inexploitable dans le champ de ses propres travaux de recherche. Contrairement à son projet initial, il privilégie l’analyse de contenu au détriment de la médiation (7).

Quels objets, quels dispositifs ?

La spécificité de la proposition de Martín Barbero réside dans le statut des objets étudiés. Ce ne sont pas les objets de la Culture qui sont interrogés (l’œuvre elle-même), mais les objets de la culture de masse et leur matrice culturelle.
L’approche par la médiation prétend décrypter les objets culturels qui circulent dans les médias, participent à la fabrication des imaginaires et sont à la fois habités par eux, et dont la réception entraîne des pratiques culturelles collectives et des processus identitaires. Ces objets ne sont pas analysés en tant qu’ »artefacts » – « non pas le face à face des objets », comme dirait Hennion (Hennion, 1993, p. 691) – mais comme « traces figées d’une action collective », réanimées à chaque fois que quelqu’un se les approprie (Macé, 2006, p. 152). Rendus à leur singularité, ces objets témoignent de l’expérience d’une époque et des médiations à l’œuvre dans la construction du lien communicationnel. S’intéresser aux objets revient à leur reconnaître le statut de jalons que le public leur attribue, à explorer leur opacité et les trajets qu’ils parcourent, leur singularité et leur complexité, ainsi que celle des regards qui les saisissent. « Comment avons-nous pu passer tant de temps à chercher à comprendre le sens des changements dans la communication […] sans les raccrocher aux transformations du tissu collectif, à la réorganisation des formes de l’habitat, du travail et du loisir ? » (Martín Barbero, 2009, p. 63).
Au-delà de « l’ici et maintenant » de l’acte de réception, il s’agit, d’une part, d’interroger la manière dont les médias s’insèrent dans la vie quotidienne des gens, d’autre part, d’observer les situations qui interpellent la subjectivité des lecteurs, de porter une attention particulière aux réseaux de pratiques – les trajets de consommation – « qui organisent les modes, historiquement et socialement différenciés, du rapport aux textes » (Chartier, 1989, p. 1512) (8).

Interroger les objets culturels du point de vue des médiations – qu’ils soient le produit des médias ou bien de la création culturelle industrielle -, implique d’aller de l’objet à sa lecture, d’étudier sa place dans les trajets de consommation individuels et dans les tissus de relations qu’établissent les individus entre eux. Ces objets doivent être pensés comme des formes expressives et symboliques porteuses d’écritures, de discours, de valeurs et de représentations du monde, et, en fin de compte, de médiations qui visent à créer du lien : « perdre l’objet pour gagner les processus », écrit Martín Barbero (Martín Barbero, 1987, p. 220, traduit par nos soins). Ce questionnement renvoie aux écritures et aux formes narratives, aux logiques de production, aux publics, aux communautés discursives dont elles sont à l’origine, et à leurs « caractéristiques matérielles et signifiantes, techniques et sémiotiques».
Penser les médiations de masse induit donc un déplacement méthodologique dont le principe serait la dialectique de l’écriture et de la lecture. Bien que les objets y soient compris en tant que textes, le texte seul se révèle incapable de montrer comment le social configure l’expérience narrative, l’analyse dépasse donc l’approche textuelle pour faire surgir les univers du créateur, du texte et du lecteur.
Entre l’écrivant et le texte (en l’occurrence ici la littérature de cordel), il existe, d’après Martín Barbero, une double médiation : avec l’univers du lecteur et avec le marché qui réoriente « l’intentionnalité « artistique » de l’écrivain », celle de la production et celle du public. Martín Barbero parle de « …pulsations du social qui passent par la logique du marché, mais qui ne s’épuisent pas en lui… » (Martín Barbero, 2002, p. 132).
Il ne s’agit pas uniquement de reconnaître la place active du lecteur ou de parler de la lecture en tant qu’acte d’interprétation, mais d’introduire une opération essentielle au processus de production/réception de l’œuvre ; parallèlement à la médiation du marché, qui conditionne l’intentionnalité artistique de l’auteur, intervient en effet une deuxième médiation qui se situe dans l’espace d’interpellation du lecteur à l’auteur. Ce double mouvement conduit à analyser les processus d’écriture et de création en tant que processus d’énonciation marqués à la fois par la contrainte de la production – périodicité et pression salariale – et par l’univers du lecteur.
Le travail d’analyse se situe donc à la croisée de l’étude des pratiques, socialement et historiquement différenciées, et de l’étude des représentations, inscrites dans les textes ou produites par les individus. Il implique d’étudier les marques qui, dans le texte, renvoient à l’univers culturel du lecteur et d’un point de vue plus général au populaire ; ce sont elles qui organisent le rapport au public et rendent la reconnaissance possible. Dans son analyse du feuilleton, Martín Barbero formule les médiations matérielles et narratives « à travers lesquelles le processus de reconnaissances s’insère dans le processus de production laissant des traces dans la structure même de raconter » (Martín Barbero, 1987, p. 136). Il porte ainsi une attention particulière à plusieurs éléments comme la matérialité du texte ; les dispositifs de fragmentation de la lecture qui opèrent souvent en tant que dispositifs de séduction – organisation par épisodes et structure ouverte – et de reconnaissance ; les dispositifs formels – textuels ou matériels – en vertu desquels l’objet atteint son lecteur et qui « relèvent des stratégies d’écriture et des intentions de l’auteur, « résultent d’une décision d’éditeur ou d’une contrainte d’atelier » (Chartier, 1989, p. 1512).
Aller du populaire au texte et du texte au populaire – à ses conditions de réception comme à ses usages -, signifie rétablir la continuité entre le texte et la vie des gens, leur quotidien. Interroger les marques d’une matrice culturelle à partir de laquelle se modèlent les formes esthétiques et narratives est une tentative pour comprendre ce qui, dans les médias, entre en communication avec le populaire : la connexion culturelle et les dispositifs de reconnaissance que l’esthétique des genres et les formes narratives fabriquées par l’industrie culturelle mettent en branle.
En 1998, Martín Barbero dressera une cartographie des médiations qui constituent selon lui la trame des rapports complexes entre communication et culture, entre production culturelle et pouvoir. Cette cartographie s’articule autour d’un axe diachronique, composé à la fois par les matrices culturelles et les formats industriels, et d’un axe synchronique, composé par les logiques de production et les compétences de réception. Les interactions et entrecroisements entre ces deux axes montrent la place des médias en tant qu’espaces clés de l’expérience sociale. Quatre médiations y sont mises en évidence : l’institutionnalité, la socialité, la technicité et la ritualité.
À propos des études sur la télévision, Martín Barbero affirme : « … au lieu de commencer notre recherche par l’analyse des logiques de la production et de la réception pour chercher ensuite leurs relations d’imbrication ou d’affrontement, nous proposons de partir des médiations, c’est-à-dire des lieux d’où viennent les contraintes qui délimitent et configurent la matérialité sociale et l’expressivité culturelle de la télévision » (2002, p. 178). Dans le discours télévisuel lui-même, elles agissent à travers des dispositifs qui organisent le rapport avec le public. Elles sont à la fois matière première des formats commerciaux, où elles opèrent comme des dispositifs d’activation d’une compétence culturelle, et comme terrain de combat d’une négociation entre logique marchande et demande populaire. La série et les genres assurent, par exemple, la médiation entre le temps du capital et le temps du quotidien et constituent des formes narratives et esthétiques qui assurent la présence d’une matrice culturelle du populaire.
Quant aux dispositifs eux-mêmes, ils relèvent du mode opératoire de l’hégémonie en ce qu’ils introduisent des pratiques et des expériences qui cherchent à la fois à créer un sentiment de participation, à accroître le nombre de lecteurs et le volume des affaires… S’ils répondent évidemment à une stratégie commerciale de marketing, ils ne s’épuisent pas dans leur seule fonctionnalité commerciale. En fait, l’ensemble des dispositifs de médiation de masse se situe entre les exigences du marché et les formes culturelles qui permettent leur ancrage en tant qu’expérience sociale. Formes narratives et dispositifs conspirent pour rendre la mémoire populaire complice de l’imaginaire des masses.

Conclusion

Définir les médiations de masse comme objet d’étude suppose de situer l’analyse des industries culturelles sous le régime de la compréhension et de la pensée critique. Cela requiert du chercheur deux dispositions : celle du « nomade » – avec son projet de décentrement scientifique -et celle de l’esprit transdisciplinaire, qui permet de rendre compte de la multidimensionnalité des processus de communication et de leur poids dans le monde contemporain, défini entre autres par la déterritorialisation des démarcations culturelles, la fragmentation de l’expérience, le mélange et hybridation des traditions et des processus de construction identitaire, l’apparition de nouveaux médias et l’émergence de nouvelles formes culturelles.
Comme l’affirment Olivier Viorol et Laurence Kaufmann dans un texte cosigné à propos de Paul Beaud, « loin d’être un objet spécifique, clairement identifiable dans le monde social, [le concept de médiation] renvoie plus à un point de vue où à une posture épistémologique qui rapporte des phénomènes apparemment isolés aux configurations socio-historiques dans lesquelles ils prennent place. Une telle posture invite à délaisser la fragmentation des thèmes d’ores et déjà constitués de la sociologie classique (les médias, la culture, la technique, la mémoire nationale, etc.) pour se centrer sur les processus nécessairement hybrides, de leur constitution… » (Kaufman et Viorol, 2008, p. 21).
Dans cette approche des médiations, l’étude des pratiques de communication prend en compte les articulations entre ce qui se passe dans les médias et ce qui se passe dans d’autres espaces et processus politiques, artistiques, religieux, etc. dans lesquels le populaire exerce souvent une activité de résistance et de réplique. Penser ces modes de résistance et de réplique déplace les processus de la communication médiatique, avec ses médias et ses messages, au champ de la culture, et aux conflits entre culture et hégémonie. Dans le même mouvement, la reconnaissance du populaire inaugure une nouvelle conception des sujets politiques et de la subjectivité de ses acteurs.
Avec le mouvement de transnationalisation mis en œuvre depuis les années 1980, de nouvelles tensions semblent sous-tendre les processus de constitution du massif : différentes représentations nationales du populaire, une multiplication des matrices culturelles, l’émergence de sujets sociaux et d’identités culturelles nouvelles, d’une part ; l’émergence de modes de résistance dans des espaces non traditionnels et de nouveaux sujets politiques – religieux, sexuels, générationnels, artistiques -, d’autre part. La culture émerge au cœur de la scène sociale et politique alors que la communication devient un espace stratégique depuis lequel penser les contradictions de la société. Au croisement de ces deux rénovations – l’inscription de la question culturelle à l’intérieur du politique et de la communication dans la culture – apparaît un enjeu majeur pour les industries culturelles.

Une nouvelle trame communicative de la culture est en train de se tisser, nous dit Martín Barbero, et son principal enseignement aura été de montrer à quel point la culture et l’imaginaire jouent un rôle fondamental dans le quotidien des gens. Le défi intellectuel reste le même : il s’agit encore aujourd’hui d’interroger la trame complexe des médiations autour de laquelle se tisse la relation communication/culture/politique.

Notes

(1) Cette notion, proposée dans les années 1980, constitue, à mes yeux, l’apport fondamental de Martín Barbero aux études en sciences de la communication. Il traverse l’ensemble de son œuvre, depuis Des médias aux médiations (1987) jusqu’à El oficio del cartografo (2002).

(2) La citation est tiré de la traduction française de l’ouvrage, apparue en 2002 (Éditions CNRS).

(3) La notion de configuration permet de penser le monde culturel et social comme un tissu de relations (Voir l’avant-propos de Roger Chartier à l’ouvrage de Norbert Elias La société des individus [1991]).

(4) Associés à la rapidité des phénomènes d’urbanisation en Amérique latine, les processus culturels sont à l’origine de cet intérêt par les médiations opérées par les médias de masse dans les configurations sociales et culturelles propres à ce continent.

(5) Dans une posture qui prend le risque d’être taxée de populisme, Martín Barbero pense davantage aux « gens » qu’aux catégories traditionnelles de publics, usagers, récepteurs, consommateurs. Les « gens », avec son caractère générique, signifie pour lui l’expérience du populaire.

(6) A noter que le terme massif, tel qu’il est employé par l’auteur, concerne la médiation opérée par les médias de masse.

(7) Dans sa tentative d’exploration de l’imaginaire national contemporain, Macé analyse un corpus déjà constitué, celui d’une journée de télévision diffusée en France sur les cinq principales chaînes nationales. La prétention était de réaliser « une sociologie des rapports hégémoniques et contre-hégémoniques trouvant à s’exprimer jusque dans les représentations télévisuelles les plus ordinaires et les plus prégnantes… » (2006, p. 116).

(8) D’après Roger Chartier (1989, p. 1509), la réflexion s’organise autour de trois pôles : l’étude critique de certains objets, ordinaires ou littéraires, canoniques ou oubliés ; l’histoire d’un texte particulier, des livres ou, au sens de Martín Barbero, les matrices historiques des objets culturels médiatiques ; enfin, l’analyse des pratiques qui, diversement, se saisissent des biens symboliques, produisant ainsi des usages et des significations différenciées.

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Auteur

Amanda Rueda

.: Amanda Rueda est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication et chercheure au Gresec (université Grenoble 3). Ses travaux portent notamment sur les questions d’internationalisation, de construction identitaire ou encore sur les processus de création et systèmes de production du cinéma documentaire (rapports création/industrialisation).